Jacques Darriulat

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007



Winckelmann : beauté et désir
(décembre 2004)

            Le « ton hymnique » (Herder) de Winckelmann, qui a tant frappé les contemporains, tant il était nouveau, inaugure un nouveau rapport, proprement « esthétique », du spectateur à l’œuvre d’art. Aux visées purement spéculatives de « l’antiquaire » (dater, identifier, classer), Winckelmann substitue une relation quasi amoureuse avec les figures immobiles et muettes de la sculpture et de la peinture. La relation n’est plus immédiatement objective et scientifique (elle peut le devenir, une fois surpassée l’émotion première), elle est subjective et passionnelle. La fascination qu’exerce sur l’esprit de Winckelmann la nudité du corps antique, sa parfaite beauté produit un effet d’hallucination qui fait croire à la présence charnelle, sensuelle, de ce qui n’est pourtant qu’un simulacre de l’art. Un érotisme sublimé détermine désormais, plus ou moins secrètement, notre relation à l’art. Il joue un rôle essentiel dans le travail de réminiscence dont l’œuvre d’art est le prétexte, rendant présent ce qui est absent, non tant par le stratagème de l’artiste, c'est-à-dire la pure valeur mimétique de la représentation, mais plutôt par l’intensité du désir qui tend la contemplation esthétique. C’est ainsi qu’un passé fabuleux et irréversiblement révolu, celui d’une antiquité imaginaire, celui de l’utopie grecque, peut redevenir présent, franchissant les siècles et, par le stratagème de cette mémoire « résurrectionniste » qui, selon Baudelaire, appartient en propre à l’artiste, franchir les portes de la mort et paraître sous nos yeux. L’art devient alors une magie incantatoire qui permet de retrouver le temps perdu, une sorte de nécromancie qui fait parler les morts et les rappelle à la vie, un triomphe sur le révolu. Tout se passe chez Winckelmann comme si le renoncement de la règle de l’imitation, prônée dans l’écrit de 1755, se transposait dans une amoureuse résurrection du passé, véritable objet de la recherche historique dans l’écrit de 1764. Le but de l’art est toujours l’accomplissement d’une épiphanie, mais celle-ci ne s’effectue plus par la persuasion mimétique de l’œuvre, mais par sa puissance d’évocation, par la réminiscence qu’elle provoque dans l’esprit de celui qui la rencontre. En ce temps où les hommes s’apprêtent à entrer dans ce que l’historien nomme la « période contemporaine », abandonnant la consolation religieuse et confrontés seuls à la mort devenue irrémédiable, il semblent chercher dans l’émotion artistique l’expérience d’une sorte d’éternité immanente, qui certes transcende l’irréversibilité du temps, mais s’inscrit cependant dans le cercle de l’histoire et se réfère à une époque révolue de ce monde, sans ouvrir une quelconque porte sur un autre monde. L’œuvre d’art devient désormais un revenant qui vient témoigner pour un passé refoulé. Elle est un « médium » qui nous met en correspondance avec les génies du passé. L’apparition de ce fantôme produit alors un effet bouleversant sur les âmes sensibles. Cet effet est aujourd’hui cliniquement observable, il a même été catalogué dans la nomenclature médicale comme « syndrome de Stendhal », et selon un psychiatre florentin, Graziella Magherini qui lui a consacré un livre en 1989, les hôpitaux de Florence enregistrent annuellement une dizaine de cas depuis près de trente ans. Il doit son nom à un texte de l’écrivain français qui relate son émotion, lors de son voyage à Florence, après la visite de l’église Santa Croce : « J'étais dans une sorte d'extase, par l'idée d'être à Florence, et le voisinage des grands hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans la contemplation de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J'étais arrivé à ce point d'émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j'avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber » (1).
            Nous nous intéresserons à l’érotisme latent, et souvent même manifeste, des descriptions de Winckelmann. Il est étonnant que les spécialistes (Pommier comme Décultot) de l’historien d’art aient passé sous silence, ou presque, par discrétion peut-être, ou par mépris pour les commérages biographiques, cette dimension pourtant évidente de son œuvre. Une sensualité ouvertement homosexuelle inspire nombre des célèbres descriptions des chefs d’œuvre de la Grèce ancienne qui font les pages les plus fameuses de son Histoire de l’art dans l’antiquité. Dans un passage assez plaisant des Mémoires de ma vie, l’aventurier vénitien Giacomo Casanova présente ouvertement le savant érudit comme un pédéraste, celui-ci justifiant laborieusement son penchant pour les jeunes garçons par les nécessités de ses recherches sur l’antique, la fréquentation des anciens le conduisant à expérimenter la relation homosexuelle pour comprendre, prétend-il, pourquoi cet amour fut tant goûté autrefois. Malgré son ardeur en cette étude, non arrivo, confesse Winckelmann à Casanova, qui se garde bien de son côté de tout commentaire (2). De son vivant, l’homosexualité de Winckelmann semble avoir été, du moins pendant son séjour à Rome, de notoriété publique : le cardinal Albani, protecteur de l’archéologue, lui aurait ainsi fait don, non sans ironie, d’organes génitaux en bronze, fragment d’une statue représentant un jeune athlète dont seuls la tête et le sexe avaient été conservés (3). Mais c’est surtout la mort de Winckelmann, romanesque à souhait, qui a depuis toujours frappé les esprits. L’archéologue allemand, refusant de continuer plus avant un voyage qui devait le reconduire d’Italie en Allemagne et de Rome à Berlin (il n’aurait cessé de gémir, selon son compagnon de voyage : Torniamo a Roma), fait demi-tour à Ratisbonne, passe par Vienne où il est reçu avec les honneurs par la cour impériale, et arrive à Trieste le 1er juin 1768 avec le projet de prendre le bateau en direction de Rome. Là, il demeure de façon assez peu compréhensible une semaine dans le grand hôtel de la ville, l’Osteria grande, au terme de laquelle on le retrouve, le 8 juin à dix heures du matin, poignardé de sept coups de couteau dans sa chambre, où il meurt après une agonie de sept heures. Le coupable est vite identifié, un certain Arcangeli qui occupait la chambre voisine de la sienne, repris de justice qui s’était lié d’amitié pendant ce séjour avec l’archéologue dans le but, selon l’enquête policière, de s’emparer des médailles précieuses que lui avait données l’impératrice d’Autriche. On a toujours soupçonné une relation homosexuelle entre les deux hommes, et le crime crapuleux être en vérité un crime passionnel. L’essai de Dominique Fernandez, Signor Giovanni, publié en 1981 chez Balland et repris en novembre 2004 en poche, soutient cette thèse, sans mentionner toutefois son ancienneté. Mais ces quelques pages sont surtout plagiées, et sans que soit citée la source, sur le chapitre « Winckelmann » de l’ouvrage de Mario Praz, Goût néoclassique, traduction française Le Promeneur/Quai Voltaire, Paris, 1989 (p. 69-96), première parution en italien chez Rizzoli, Milan, 1974.
            Il serait sans doute possible, comme on fait mine de le faire, de se désintéresser de l’épilogue de ce mélodrame tragique, si l’homosexualité n’affleurait pas à tout moment dans les descriptions exaltées que Winckelmann fait des chefs d’œuvre de l’antiquité grecque. La sexualité sublimée de l’amoureux de l’œuvre d’art semble en effet une homosexualité, et l’érotisme latent de l’homosexualité masculine imprègne tout l’art que nous disons aujourd’hui néoclassique. L’objet du désir apparaît alors comme un double imaginaire qui se réfugie dans la fiction de l’art, et le beau idéal comme l’hallucination d’une sexualité sublimée qui se complaît dans l’adoration d’un double inconscient et sans réalité. Winckelmann en effet lie étrangement le sens inné de la beauté à l’admiration du corps viril, l’amour de la beauté féminine étant en revanche étranger à la pureté du goût esthétique : « J’ai remarqué que ceux qui ne sont frappés que par la beauté des femmes et qui ne sont pas émus, ou ne le sont que peu, par la beauté des hommes, ont rarement un instinct impartial, vital, inné de la beauté des œuvres d’art. Pour eux, la beauté de l’art des Grecs sera imparfaite, chez qui la plus grande beauté se trouve plus souvent dans l’homme que dans la femme » (à Friedrich von Berg le 10-2-1764, in Fernandez 69 ; Goethe, Esquisse d’un portrait de Winckelmann, 1980, introd. de John E. Jackson, p. 23 ; Mario Praz, Goût néoclassique, Le Promeneur, 1989, p. 72) (4). Ainsi apparaît pour la première fois la nature érotique et phantasmatique de la beauté que le canon classique prétendait définir objectivement, par une géométrie de l’harmonie et de la symétrie qui a longtemps pu passer pour science. Si la révolution esthétique dissipe l’illusion d’une connaissance objective de la beauté et révèle sa nature subjective et fantastique, désormais songe du désir et non plus objet de connaissance, alors l’homosexualité latente des écrits de Winckelmann n’est certes pas anecdotique, mais doit être au contraire considérée comme le premier, donc hautement significatif, symptôme de la relation qui lie les modernes à la poursuite du beau.
            Nous délaisserons les lettres de Winckelmann aux jeunes nobles fortunés de passage à Rome auxquels il servait de guide pour la visite des antiquités. On y trouve pourtant des déclarations passionnées d’amour qui sonnent curieusement chez un archéologue. Ainsi au baron Friedrich Reinhold von Berg : « Notre commerce a été court, trop court pour vous comme pour moi ; mais dès la première fois que je vous vis, les affinités de nos esprits me furent révélées ; votre culture me prouva que je n’avais pas tort ; et je trouvai dans un beau corps une âme créée pour la noblesse et douée du sens de la beauté. Quand je dus vous quitter, je ressentis l’un des plus grands chagrins de ma vie […] Mon très aimé, mon très bel ami ! Tous les noms que je pourrais vous donner ne sont pas assez doux et ne suffisent pas à mon amour, et tout ce que je pourrais vous dire est bien trop faible pour que mon cœur et mon âme s’y expriment […] Mon très cher ami, je vous aime plus que personne au monde, et aucun temps, aucun accident, aucun âge ne peut diminuer cet amour » (Fernandez 69-70 ; et Jackson, Goethe, Esquisse d’un portrait de W, Neuchâtel, 1980, p. 23). Mais ces lettres concernent les sentiments privés de Winckelmann et n’exercent pas nécessairement une influence sur ses recherches historiques. C’est donc dans les textes publiés par Winckelmann lui-même qu’il faut chercher la trace, il est vrai assez manifeste, d’une homosexualité sublimée dans l’amour de l’antique.
            Goethe le notait lui-même, non sans une ironie voilée : Winckelmann, l’apôtre de l’imitation du génie classique, le contempteur de l’inspiration baroque du Bernin, est lui-même quelquefois étrange, et curieusement « baroque ».Goethe remarquait à propos des Réflexions de 1755 : « Si prometteur qu’y paraisse le chemin de Winckelmann, si beaux qu’en soient certains passages, si justement qu’y soit déterminé le but ultime de l’art, ces écrits restent toutefois, tant pour le fond que pour la forme, à tel point baroques et étranges qu’on chercherait en vain à en dégager entièrement le sens à moins d’être averti de la personnalité des connaisseurs et des critiques d’art de la Saxe de cette époque, de leurs compétences, de leurs opinions, de leurs penchants et de leurs lubies » (Colloque 1994 p. 6 ; Tombeau de W, p. 83 ; Réflexions p. 68). L’amour passionné qui vibre parfois dans la voix de Winckelmann peut en effet déconcerter. Nous savons déjà que la beauté de la statuaire antique n’est pas selon l’archéologue allemand une interprétation idéalisée du corps humain, mais le témoignage de l’authentique beauté d’une race favorisée des dieux, et dont l’existence historique est attestée. La Grèce est le paradis des athlètes, non celui des philosophes, et Socrate passait le plus clair de son temps à admirer les nudités du gymnase : « L’école des artistes était dans les gymnases où les jeunes gens, protégés par la pudeur publique, se livraient tout nus à leurs exercices corporels. Le sage et l’artiste s’y rendaient : Socrate, pour instruire Charmide, Autolycos, Lysis ; Phidias pour enrichir son art en contemplant ces belles créatures. On y apprenait les mouvements des muscles, les attitudes du corps ; on y étudiait les contours des corps, ou bien la silhouette d’après l’empreinte laissée dans le sable par de jeunes lutteurs » (Réflexions 109). La silhouette devient ainsi la trace d’un corps absent que la rêverie érotique s’efforce d’incarner et de rendre présent, à la façon de l’archéologue qui croit toucher la chair vivante de la statue, relique d’une beauté aujourd’hui disparue. Goethe n’avait pas manqué de remarquer l’accent pédérastique des évocations de la Grèce par Winckelmann : « On remarquera la différence étrange qui sépare l’époque ancienne de l’époque moderne. Les rapports avec les femmes qui, chez nous, sont devenus si tendres et si spiritualisés, n’allaient guère au-delà du besoin le plus commun […] Plus que ces sentiments, c’est l’amitié masculine qu’ils appréciaient, même si Chloris et Thya sont inséparables jusque dans l’Hadès (5). La passion mise à accomplir les devoirs de l’affection, les délices de se sentir inséparables, le dévouement réciproque, la détermination affirmée pour toute la vie, l’accompagnement nécessaire jusque dans la mort ne peuvent que nous étonner quand on voit que c’est d’une liaison entre deux jeunes gens qu’il s’agit » (Tombeau de Winckelmann, 1993, p. 77). On peut se demander alors si l’éloge litaniquement répété de « la noble simplicité et de la calme grandeur », ainsi que de l’ataraxie qui fait la majesté des figures antiques, ne dissimule pas une passion qui n’ose pas dire son nom : le masque apollinien refoule mal un désir dionysiaque que la loi condamne terriblement : les sodomites sont encore au XVIIIe siècle, du moins selon la lettre du droit, condamnés au feu (Fernandez 65). On peut deviner alors que la sérénité prétendument stoïcienne de Laocoon est un faux semblant destiné à masquer la gesticulation du furieux possédé d’une passion inavouable (6). De même, l’horreur que Winckelmann affiche pour le Bernin ne vient-elle pas de ce que le grand artiste baroque avait montré au grand jour ce que Winckelmann tenait à garder dans l’ombre : la transverbération mystique de sainte Thérèse (chapelle Cornaro à Santa Maria della Vittoria, 1647-52) n’est-elle pas clairement reconnue au XVIIIe siècle comme de nature érotique ? (7) En 1739, le prosaïque et malicieux président de Brosses, dans ses Lettres familières d’Italie qui seront si prisées de Stendhal, dit reconnaître cette pamoison et l’avoir déjà rencontrée… L’exaltation tout autant spirituelle que charnelle de sainte Thérèse ne trouve-t-elle pas son équivalent païen dans la pamoison de Ganymède ravi entre les ailes de Jupiter ? Et n’est-ce pas précisément l’image du tout jeune Ganymède, entièrement nu et offrant d’un même mouvement à Jupiter une coupe de nectar et ses lèvres d’enfant, que Anton Raphaël Mengs avait choisi de représenter à fresque sur le faux qu’il avait fabriqué (1759-60) en vue de mettre en défaut la vigilance de l’érudit ? (8) Winckelmann ne se laisse-t-il pas ainsi tenter par ce qu’il refoule ? La rigide majesté de l’Apollon du Belvédère n’a-t-elle pas surtout pour fonction de faire écran aux attitudes dansantes et exubérantes des extases du Bernin ?
            Dans l’ouvrage qu’elle publie en 1813, De l’Allemagne, Germaine de Staël, dans le chapitre qu’elle consacre à Winckelmann (moitié avec Lessing), après avoir noté l’ardeur et l’éloquence païenne de l’archéologue allemand (« Personne ne s’était fait pour ainsi dire un païen pour pénétrer l’antiquité. Winckelmann a les défauts et les avantages d’un Grec amateur des arts ; et l’on sent, dans ses écrits, le culte de la beauté, tel qu’il existait chez un peuple où si souvent elle obtint les honneurs de l’apothéose », GF, I, 185), remarque le ton sensuel de ses évocations : « Il étudie la physionomie d’une statue, écrit-elle, comme celle d’un être vivant » (II, 6 ; GF, I, 186). Et en effet, Winckelmann se compare lui-même, dans son adoration amoureuse pour la parfaite plastique du corps de l’antique éphèbe, à Pygmalion, ce jeune sculpteur qui, selon Ovide (Mét. X, 243 sq), se préserve de la perversité des femmes, « plein d’horreurs pour les vices que la nature a prodigalement départis à la femme » et tombe amoureux d’une statue d’ivoire qu’il a lui-même façonnée, et à laquelle Vénus en personne donnera la vie. Cependant la Galatée de Pygmalion se métamorphose, sous les yeux de Winckelmann, en Apollon, et c’est devant l’Apollon du Belvédère que l’archéologue, soulevé par l’extase, se sent devenir Pygmalion : « A l’aspect de ce prodige de l’art, j’oublie tout l’univers ; je prends moi-même une position plus noble pour le contempler avec dignité. De l’admiration je passe à l’extase. Saisi de respect, je sens ma poitrine qui se dilate et s’élève, sentiment qu’éprouvent ceux qui sont remplis de l’esprit des prophéties. Je suis transporté à Délos, dans les bois sacrés de la Lycie, lieux qu’Apollon honorait de sa présence ; car la beauté que j’ai devant les yeux paraît recevoir le mouvement comme le reçut jadis la beauté qu’enfanta le ciseau de Pygmalion. Comment pouvoir te décrire, ô inimitable chef-d’œuvre ! » (9). Et de la même façon que le Pygmalion d’Ovide dépose des offrandes devant la statue adorée (« Il lui apporte des présents qui sont bienvenus des jeunes filles, des coquillages, des cailloux polis, de petits oiseaux et des fleurs de mille couleurs, des lys, des balles peintes et des larmes tombées de l’arbre des Héliades »), de même Winckelmann dépose son incantation aux pieds d’Apollon, comme pour le prier de s’incarner et prendre vie : « Je dépose aux pieds de cette statue l’idée que j’en ai donnée, comme ceux qui, venant couronner des dieux, mettaient leurs couronnes à leurs pieds, ne pouvant atteindre à leur tête ». Le poète-archéologue est ainsi tel un athlète vainqueur aux jeux, qui sacrifie le prix de son exploit au dieu qui l’inspire (10). Ovide décrit merveilleusement comment l’ivoire de la statue se fait chair, par la grâce de Vénus, sous les doigts de Pygmalion : « Au toucher, l’ivoire s’amollit et, perdant sa dureté, il s’enfonce sous les doigts et cède, comme la cire de l’Hymette redevient molle au soleil et prend docilement sous le pouce qui la travaille toutes les formes, d’autant plus propre à l’usage qu’on use davantage d’elle ». De la même façon, Winckelmann ne contemple pas les statues antiques, il les palpe imaginairement : « Les artistes palpent le Torse, en laissant glisser la main sur les muscles qui serpentent sous la peau et s’écrient : "Oh, que c’est beau !" Je n’ai jamais entendu dire pourquoi » (lettre à Bianconi de juillet 1758, cité par Pommier, 2003, p. 95). Ces muscles qui serpentent sous la peau ne sont pas sans évoquer une autre statue idolâtrée de Winckelmann, le groupe du Laocoon. L’analyse de Winckelmann, puis de Lessing, a porté essentiellement sur l’expression de la souffrance (stoïque selon Winckelmann, esthétique selon Lessing), mais une autre lecture est possible et sera bientôt faite en effet. En 1787, Johann Heinse écrit un étrange roman, Ardinghello ou les îles bienheureuses, histoire italienne du seizième siècle, l’histoire échevelée d’un condottiere héroïque et chevaleresque qui veut conquérir un archipel de la mer Egée pour y créer une cité idéale qui renouvellera l’esprit du paganisme antique. Poème pré-nietzschéen de la passion et de l’excès, le roman de Heinse propose une interprétation dionysiaque, et non apollinienne, de la beauté antique. Dans le groupe du Laocoon, il voit non pas le martyre atroce de l’innocent, mais plutôt une sorte d’extase paroxystique, une transverbération païenne qui traduit l’extase berninienne en termes explicitement sexuels : « Les parties honteuses (Schamteile) du père se dressent elles-mêmes sous l’effet de la tension générale : les bourses et la verge sont collées et tendues. La main et le pied sont crispés » (11). Un extraordinaire dessin du peintre zurichois Johann Heinrich Füssli, fils du peintre Johann Caspar Füssli (1706-1782) qui fut l’un des correspondants de Winckelmann (Décultot 181) (12), représente une jeune femme figée d’admiration, tendue et serrant les poings, devant le torse athlétique et très sexualisé du Laocoon (1801-1805, Zürich). Quant au Torse du Belvédère, dont Winckelmann écrit qu’il ne faut pas le voir mais le « palper », il donne lieu chez Heinse, dans une variante du manuscrit qui ne sera pas publiée, à une interprétation franchement pornographique (Colloque 1994 p. 178). C’est ce même Torse que l’enthousiasme de Winckelmann transformait en paysage de chair : « Tout se présente comme un paysage qu’on découvre d’en haut, et sur lequel la nature a répandu toutes les richesses de ses beautés. On voit comme ces hauteurs riantes vont se perdre en pente douce dans des vallées profondes, qui tantôt se rétrécissent et tantôt s’élargissent ; voici les muscles qui s’élèvent et gonflent comme des collines divines et magnifiques, autour desquelles des profondeurs, qu’on devine à peine, comme le cours du Méandre, se révèlent, moins à la vue qu’au sentiment » (Pommier, 2003, p. 112). L’admiration de l’archéologue se perd ainsi dans la contemplation d’un corps cosmique que son désir amplifie démesurément. L’ambivalence de l’apollinien et du dionysiaque, de la calme majesté et du désir frénétique, qui sans cesse affleure sous le texte de Winckelmann, est devenue manifeste quelques années après la mort de Winckelmann, dès la fin du XVIIIe siècle.
            Nous avons vu que, en vertu de la transformation imaginaire provoquée par la contemplation de l’œuvre d’art, la blanche Galatée, statue d’ivoire, de jeune fille se transforme en Apollon devant Winckelmann-Pygmalion. A cette virilisation de l’objet du désir répond, du côté du sujet, une féminisation corrélative : Winckelmann lui-même, en vertu de la célèbre fable rapportée par Apulée, devient, devant l’Apollon, tel Psyché devant l’Amour. A l’ambiguïté sexuelle de l’objet, Apollon-Galatée, répond l’ambiguïté sexuelle du sujet, Winckelmann-Psyché : « Je reste saisi de tristesse, déclame Winckelmann devant le Torse du Belvédère, et de même que Psyché commença à pleurer l’Amour après l’avoir connu, de même je déplore l’irrémédiable altération de cet Hercule, après être parvenu à en percevoir la beauté. L’art pleure avec moi. Car l’œuvre qu’il pourrait opposer aux plus grandes inventions de l’esprit et de la réflexion, l’œuvre qui lui permettrait, même aujourd’hui, de relever la tête, comme à son âge d’or, afin de se hisser au sommet de la considération humaine, cette œuvre, qui est peut-être la dernière à laquelle il ait consacré ses forces efficaces, cette œuvre, donc, l’art doit la voir à demi détruite et cruellement mise à mal » (Décultot 276). De Pygmalion à Psyché, l’allusion mythique inverse sa valeur : Pygmalion voit son souhait exaucé, il est le témoin d’une apparition, d’une incarnation et célèbre ses noces avec sa bien-aimée. Psyché en revanche porte le deuil de l’Amour enfui, elle assiste, éperdue, à la disparition de l’objet de son désir. On sait que selon le conte que rapporte Apulée dans L’Ane d’or, Psyché, désireuse de voir l’amant merveilleux qui la visite chaque nuit dans le palais merveilleux où l’ont transportée les zéphyrs, allume une lampe pendant la nuit ; mais une goutte d’huile brûlante tombe sur le bel adolescent, qui s’éveille et s’enfuit. Comme l’écrit Schelling dans ses leçons de Philosophie de l’art (Iéna, 1802-1803 et Wurzbourg, 1804-1805) : « La mythologie prend fin dès que l’allégorie commence. La fin des mythes grecs est l’allégorie fameuse d’Amour et de Psyché » (13). Winckelmann-Psyché pleure donc, devant le Torse du Belvédère, la disparition chez les modernes de l’ineffable beauté de l’art des anciens Grecs. Nostalgique d’une définition, d’une présentation objective de la beauté, de sa parfaite proportion, il ne se résout pas à la voir se dissiper dans l’improbable fantasme d’un désir inavoué. Le mythe de Pygmalion tend vers l’étreinte et la possession. Il correspond assez au génie du style Régence ou rococo, abominé par Winckelmann, qui se complaît dans les images sensuelles et polissonnes. Galatée s’offrant à Pygmalion devient alors la version libertine du thème traditionnel du peintre et son modèle. La scène est en effet sculptée par Falconet en 1763, peinte par François Boucher en 1767, par Lagrenée en 1781 (Détroit). L’image procure l’illusion d’une jouissance érotique et, pour l’art rococo, le regard intéressé de Pygmalion est aussi celui du spectateur idéal. En revanche, le thème de Cupidon et Psyché connaît une assez extraordinaire fortune dans les dernières années du XVIIIe siècle, quand triomphe le style néoclassique : Greuze peint en 1786 le buste d’une Psyché éperdue, le sein à demi découvert et la gorge offerte ; Augustin Pajou sculpte en 1790, dans le marbre, la figure de Psyché abandonnée, esseulée sur son rocher ; Antonio Canova sculpte en 1796 le merveilleux et ailée baiser enveloppant de l’Amour à Psyché qui s’éveille à la vie ; François Gérard, élève de David, peint en 1798 une Psyché recevant le premier baiser de l’Amour, en fait deux adolescents perversement chastes, tandis que la même année 1798, Clodion imagine le groupe sculpté de l’Amour ailé enlevant avec élan Psyché pâmée entre ses bras ; en 1817, Jacques Louis David, réfugié à Bruxelles, compose un étrange Cupidon et Psyché, l’Amour étant un malicieux gamin qui profite du sommeil de sa compagne pour, une fois acquise cette bonne fortune, lui fausser compagnie ; et son élève François Edouard Picot, la même année, propose un Cupidon et Psyché semblable mais toutefois plus idéalisé, Cupidon quittant le lit où gît, pâmée, Psyché endormie. A cette abondante iconographie, il faudrait ajouter l’œuvre de deux sculpteurs danois, John Tobias Sergel (1740-1814) qui présente une sorte de « noli me tangere » païen, Psyché agenouillée tentant vainement de retenir l’Amour qui s’enfuit, et Bertel Thorvaldsen (1770-1844), une magnifique sculpture évoquant les ombres pétrifiées de Cupidon et Psyché, l’un et l’autre regardant mélancoliquement la lampe qui les sépare tandis qu’Amour ôte la main de Psyché sur son épaule. Si le thème de Pygmalion est rococo et libertin, par l’illusion de la jouissance érotique que promet l’œuvre d’art, en revanche le thème de Psyché est néoclassique par le deuil de la beauté enfuie, à jamais perdue. Pygmalion, comme le Winckelmann de 1755, croit encore à la magie mimétique de la représentation, croit possible d’incarner la beauté et de lui redonner vie ; Psyché, comme le Winckelmann de 1764, sait qu’une telle résurrection est impossible, et que la beauté est à jamais perdue pour les modernes, condamnés désormais à collectionner en historiens les fragments d’un passé irrémédiablement révolu.
            Tandis que la présence charnelle de l’objet du désir s’évanouit ainsi comme un songe, l’identité sexuée se trouble et devient indécise : Winckelmann-Psyché, homme-femme, adore l’image du dieu absent Apollon-Galatée, femme-homme. Cette androgynie marque profondément le goût de Winckelmann pour la beauté antique. Il est ainsi sensible à certaines figures ambiguës, mi garçon, mi-fille. Dans L’histoire de l’art dans l’Antiquité, il évoque la beauté alanguie des prêtres de Cybèle, les « galles », qui se mutilaient et s’émasculaient en l’honneur de la déesse : « Quelques figures de prêtres de Cybèle peu remarquées jusqu’à présent, attestent que les anciens Artistes indiquaient la taille des eunuques par des hanches de femmes. Dans une statue de grandeur naturelle qui a passé en Angleterre, cette ampleur des hanches est sensible même sous la draperie. Elle représente un jeune garçon d’environ douze ans : la courte veste et le bonnet phrygien ont fait croire que cette figure représentait un jeune Pâris, et pour la mieux caractériser on lui a mis une pomme dans la main droite. Un flambeau renversé et appuyé contre un arbre au pied de la figure, un flambeau de l’espèce de ceux qui étaient en usage dans les sacrifices et dans les cérémonies religieuses, paraît en indiquer la vraie signification » (1781, II, p. 47) (14). Il s’agit donc de la Mort, jeune adolescent assez semblable à Eros et frère du Sommeil, et non de Pâris, ce jeune homme efféminé que la sculpture néoclassique ne dédaigne pas de représenter. Comme le remarque Edouard Pommier « la beauté idéale du corps, selon Winckelmann, est celle de l’eunuque, qui réunit la perfection de la masculinité et de la féminité » (2003, p. 249). Et l’auteur de citer, à l’appui de sa thèse, un passage de l’Histoire de l’art en effet évocateur : « L’idéal participe des beaux corps masculins, écrit Winckelmann, mais aussi de la nature des beaux eunuques, et il est sublimé dans une forme qui s’élève au-dessus de l’humanité […] Pour les Anciens, l’idéal résulte de l’incorporation des formes d’une jeunesse, qui se prolonge davantage dans la féminité, à la masculinité d’un beau jeune homme, et ces formes sont plus pleines, plus rondes, plus douces, comme il convient au concept de la divinité. Les Anciens ont donné à certaines d’entre elles, avec une signification mystique, les deux sexes réunis en un seul. Les artistes de l’Antiquité auront observé cette silhouette idéale de la jeunesse dans les eunuques. C’est une forme moyenne entre les deux sexes. Ce caractère, chez les eunuques, nous apparaît d’une façon plus claire et plus compréhensible dans les hanches et le dos, qui sont féminins : les hanches sont plus pleines et ont une échancrure plus forte que dans les corps masculins ; et l’épine dorsale ne se creuse pas aussi fortement que chez nous, si bien que les muscles se montrent moins et que le dos a plus d’unité, comme chez les femmes […] De nombreux hermaphrodites montrent que les artistes, dans cette nature mixte qui unit les deux sexes, ont cherché à exprimer l’image d’une beauté plus élevée, et cette image est idéale, car des hermaphrodites, comme ceux que l’art a créés, n’ont sans doute jamais existé » (Pommier, 2003, 249-250). On aurait tort toutefois de faire l’ironiste et de dénoncer, sous le style étudié, un désir violemment homosexuel. L’androgynie de la beauté rêvée par Winckelmann est sans doute plus asexuée que sexuelle, elle accomplit une sorte de transfiguration de la sexualité en un corps sublimé, qui s’immortalise et se parfait en se rendant indépendant de la différenciation sexuée, une beauté qui n’atteint à la perfection qu’en devenant le songe d’un corps paradoxalement désincarné (15). On retrouvera cette mystique de l’androgynie dans un texte qui marquera de son empreinte les romantiques, et particulièrement Baudelaire, la Séraphita (qui fut d’abord intitulé Séraphitus), sorte d’ange swedenborgien, de Balzac (1834-35). On se souvient que le caractère propre de la beauté, selon Winckelmann, est l’indétermination (Unbezeichnung), qu’elle doit demeurer en quelque sorte pure de toute détermination, de toute caractéristique, et ressemble de ce point de vue à l’eau de source qui est d’autant plus pure qu’elle a moins de goût. On comprend alors que la première détermination que la beauté idéale de l’art nie et supprime, c’est la différenciation sexuée. Aussi le goût néoclassique sera-t-il particulièrement sensible au charme du corps adolescent, non encore trop marqué par le caractère sexuée, androgyne gracile et fragile, tels les nus presque enfantins qui représentent, sur le tableau de François Gérard de 1798, le chaste baiser de Cupidon à Psyché. Le refus du caractère sexué peut être aussi l’expression nostalgique d’une enfance heureuse que n’a pas encore troublée l’inquiétude du désir. Les amours ambigus, à la fois chastes et sensuels, de Paul et Virginie (1788, publié au tome IV des Etudes de la nature ; l’année précédente Sade avait composé à la Bastille Justine ou les infortunes de la vertu), répondent à la fin du siècle à ce goût pour un âge incertain, qui hésite entre deux identités, entre innocence et sexualité, entre l’idylle de l’enfance et les drames de la maturité. Evoquant un passage de l’Histoire de l’art chez les anciens, Edouard Pommier note cette incertitude qui angélise le corps et l’érotise curieusement en le désexualisant : « L’indétermination de la beauté, il faut encore la saisir dans ces états de passage et de transition, suspendus entre deux déterminations ; et Winckelmann nous suggère ici les images de l’aurore et de la rosée, ou encore, dans un autre ordre de réalité, l’adolescent ou l’hermaphrodite » (2003, p. 108).
            Toutefois si cette dimension spiritualiste, ou du moins en apparence désincarnée, n’est pas absente de l’inspiration de Winckelmann, elle marque aussi la préférence clairement voluptueuse pour des corps masculins que leur extrême beauté féminise. Il suffit de songer à la trouble volupté de l'Hermaphrodite endormi du Louvre, qui repose sur un coussin né sous le ciseau du Bernin, et auquel se rapporte, sans doute plus qu'à la future Séraphita de Balzac, le texte plus haut cité de Winckelmann. Il est vrai que l'archéologue n'est pas en peine de trouver, parmi les antiques, d'autres figures, tout aussi suggestives : tel le bel éphèbe Antinoüs, aimé de l’empereur Hadrien : « (à propos de l’Antinoüs du Belvédère) La grâce de la jeunesse et la beauté des années en fleur s’unissent avec une aimable innocence et une tendre charme en une seule image […] L’œil doucement arqué comme dans la statue de la déesse de l’amour, mais sans volupté, exprime l’innocence ; la bouche petite mais bien modelée sourit à de secrètes émotions ; les joues pleines et gracieuses dessinent avec le menton arrondi le contour parfait de ce noble visage d’adolescent » (16) ; ou bien encore la silhouette sensuelle du dieu Bacchus : « Cette jeunesse idéale, écrit-il encore, empruntée à la nature des eunuques, unie à la masculinité, apparaît dans Bacchus […] Les formes sont douces et fluides, comme animées par un souffle tendre, presque sans que soient indiquées les osselets et les cartilages du genou. L’image de Bacchus est celle d’un bel enfant qui franchit les frontières du printemps de la vie et de la jeunesse et chez qui un émoi de volupté commence à germer comme la tendre pointe d’une plante : entre le sommeil et l’éveil, encore à moitié immergé dans un rêve enchanteur, il commence à en rassembler les images et à prendre conscience ; ses traits sont pleins de douceur, mais son âme joyeuse n’apparaît pas encore sur son visage » (Histoire de l’art, cité par Pommier, 2003, p. 250) (17). Dans l’Histoire de l’art chez les Anciens, Winckelmann raconte encore comment les peintres de l’antiquité aimaient à donner des traits féminins aux héros de la légende : ainsi Achille déguisée en filles parmi les filles de Lycomède, et Thésée dont Pausanias nous raconte, en un passage qui n’a pas échappé à la curiosité de Winckelmann, qu’il fut pris pour une fille. Et c’est bien en ce sens qu’il émet des réserves à propos de la fameuse fresque d’Herculanum, récemment découverte, représentant Thésée vainqueur du Minotaure : « La figure de Thésée ne donne pas l’idée de la beauté de ce jeune héros, qui étant entré un jour dans Athènes, fut pris pour une jeune fille. Je voudrais le voir avec de longs cheveux flottants, tels que les portait aussi Jason, lorsqu’il vint pour la première fois dans la même ville : car Pindare nous apprend que Thésée ressemblait à Jason, dont la beauté frappa tellement les Athéniens lorsqu’il s’offrit à eux pour la première fois, qu’ils crurent voir Apollon, Bacchus ou Mars » (II, p. 125). Philippe Heuzé, qui cite cet extrait en effet éloquent, ajoute : « Si l’on se rapporte au passage de la quatrième Pythique qui chante la beauté de Jason, on verra que Jason y est bien blond et comparé aux trois dieux cités mais qu’en revanche il n’est pas du tout question de Thésée dans ce passage » (Colloque 1994, p. 70-72). Lapsus qui pointe dans le texte l’intensité d’un désir qu’on veut taire et dire à la fois.
            C’est ainsi que la Grèce imaginaire chantée par Winckelmann hésite entre le corps spiritualisé de l’androgyne, qu’il faut entendre sans doute davantage comme une sexualité accomplie et parfaite, qui se suffit à elle-même, plutôt que comme une désexualisation, ou une infantilisation, et le phantasme homosexuel de l’homme-femme, Antinoüs, Bacchus, Ganymède ou Thésée. La beauté académique apparaîtra ainsi sur la scène néoclassique sous un éclairage ambigu, une lumière froide et lunaire qui fait des fantômes des dieux antiques les acteurs irréels d’un théâtre sur la scène duquel se déploie le simulacre des temps révolus. En se faisant sentiment du beau, de beauté qu’il était, le modèle canonique, par l’effet de la révolution esthétique, subit les attractions qui polarisent l’infinité de la vie subjective, les jeux de sens et les multiples renversements qui animent une toute neuve psychologie des profondeurs. Phantasme du désir, le rêve de la beauté devient insaisissable, fantasmagorie que tous poursuivent mais que nul n’étreint. C’est à la poursuite de ce fantôme que nous entraîne maintenant la quête de la beauté.

 

NOTES

1- Dominique Poulot, Musée, nation, patrimoine, 1997, p. 350-351.
2- Giacomo Casanova, Histoire de ma vie (vol. 7, chap. IX), « Bouquins », II, p. 610.  Le mémorialiste raconte qu’un jour, venant à visiter l’archéologue chez lui, « je le vois se retirer vite d’un jeune garçon accommodant avec rapidité le désordre de ses culottes » (II, 610). Winckelmann entreprend alors de se justifier auprès de l’aventurier vénitien de fort étrange façon : « Sachez, me dit-il, que non seulement je ne suis pas pédéraste, mais que dans toute ma vie j’ai dit qu’il était inconcevable que ce goût eût tant séduit le genre humain […] Dans mes longues études, je suis devenu d’abord l’admirateur, puis l’adorateur des anciens, qui comme vous savez ont presque tous été b… sans s’en cacher, et plusieurs d’entre eux immortalisant par leurs poèmes les gentils objets de leur tendresse, et même par des monuments superbes […] Dans la connaissance évidente de cette vérité, j’ai jeté un coup d’œil sur moi-même, et j’ai eu un dédain, une espèce de honte de ne ressembler en cela point du tout à mes héros. Je me suis trouvé, aux dépens de mon amour-propre, d’une certaine façon méprisable, et ne pouvant pas me convaincre de ma bêtise par la froide théorie, j’ai décidé de m’éclairer par la pratique, espérant que par l’analyse de la matière mon esprit acquerrait les lumières qui lui étaient nécessaires à distinguer le vrai du faux. Déterminé à cela, il y a trois ou quatre ans que je travaille à la chose, choisissant les plus jolis Smerdias de Rome ; mais c’est inutile : quand je me mets à l’entreprise, non arrivo. Je vois toujours à ma confusion qu’une femme est préférable en tout point, mais outre que je ne m’en soucie pas, je crains la mauvaise réputation, car que dirait-on à Rome, et partout où je suis connu, si on pouvait dire que j’ai une maîtresse ? » (II, p. 610-611). Le frère de Giacomo, Giovanni Battista Casanova (1730-1795), était élève de Mengs à Rome et connaissait bien Winckelmann : celui-ci recourut à son talent pour illustrer l’un des ses ouvrages, Monumenti antichi inediti, spiegati et illustrati (1767) de deux cent huit gravures sur cuivre représentant avec une grande exactitude des œuvres antiques.
3- Winckelmann, Histoire de l’art dans l’antiquité, « La Pochothèque », 2005, p. 22 ; p. 390 note a ; et p. 721 note 42.
4- Dans le même sens, cette citation de la Dissertation sur la capacité du sentiment du beau, dans Fernandez, Signor Giovanni, 2004, p. 67 (également Mario Praz, Goût néoclassique, Le Promeneur, 1989, p. : 72) : « Comme il est nécessaire que la beauté humaine, pour être comprise, soit représentée par une idée générale, j’ai observé qu’il n’était pas facile de trouver un sentiment naturel, général et vivace du beau dans l’art chez les personnes qui subissent le charme de la beauté féminine et ne sont pas touchés par la beauté de notre sexe. A ces personnes le beau dans l’art des Grecs restera toujours incompréhensible, parce qu’on trouve reproduites dans leurs statues et sur leurs vases plus de beautés de notre sexe que de l’autre ».
5- Si l'on veut se référer à la mythologie antique, ce passage de Goethe est bien obscur. Il est bien question d’une certaine Khlôris dans l’Odyssée, au livre XI, celui de la Nekya, vers 281 sq, épouse de Nélée, qu’Ulysse rencontre aux Enfers, mais pas de trace ici de Thya… On trouve par ailleurs chez Apollodore, La Librairie, la mention d’un couple de Titans, Hypérion et Thya (I, 1, 3), ainsi que de Khlôris, fille d’Amphion et épouse de Nélée (I, 9, 9). Cette voie est une impasse. Aussi ces deux nymphes doivent-elles être prises à la lettre, et non selon le mythe : Thya, de « thuias », la Bacchante, personnifie l'Ivresse et l'Extase, tandis que « khlôris », qui désigne la fraîcheur d'un âge encore vert et plein de sève, incarne la Jeunesse. Il faut donc comprendre que le poète voulait dire que jusque dans la mort, l'Enthousiasme et la Jeunesse sont inséparables...
6- « Par une ironie qui passa inaperçue, les partisans de l’équilibre classique, de la sérénité et de la santé olympienne se référeront à quelqu’un qui, pour être le dernier rejeton d’une famille épuisée, fils d’un père épileptique, ou pour n’importe quelle autre raison, avait une sensibilité malsaine et déséquilibrée, était dominé par une idée fixe, germée sur un fond ambigu : il était, comme dirait Diderot, "un fanatique, un enthousiaste charmant". L’incroyable Mort de Bara du très sain David (musée d’Avignon) ne s’explique qu’en remontant à l’idéal androgyne exalté par Winckelmann comme l’expression d’une grâce suprême » Mario Praz, Goût néoclassique, Le Promeneur, 1989, p. 73.
7- « Contemplant la Sainte Bibiane, le Saint Longin ou surtout la Sainte Thérèse, Winckelmann pouvait y voir déjà incarné la force érotique qu’il réservait pour sa part à l’acte d’adhésion visuelle […] Ce qui a peut-être profondément gêné W, c’est de se sentir ainsi contraint », prés. de J. E. Jackson, Goethe, Esquisse d’un portrait de W, Neuchâtel 1980, p. 21-22.
8- On trouvera une reproduction en noir et blanc de ce faux dans Winckelmann, Histoire de l’art dans l’antiquité, « La Pochothèque », 2005, p. 420. Winckelmann lui consacre un long développement (ibid. p. 419). L’attribution à Mengs n’a été établie que depuis une trentaine d’années. Deux autres peintures (trois ménades dansant devant un flûtiste d’une part, Athéna, l’enfant Erichthonios et les filles de Cécrops d’autre part), dues au pinceau de Giovanni Battista Casanova, ont également trompé la vigilance de Winckelmann. Elles sont représentées dans son Histoire de l’art dans l’antiquité par deux gravures (ibid. n° 98 et 99, p.  397-398). Elles sont également l’objet, de la part de Winckelamnn, de longues descriptions (p. 419-422).
9- A propos du même Apollon du Belvédère, Winckelmann écrit encore « Un printemps éternel, comme celui qui règne dans les Champs Elysées, verse sur les formes viriles dans la perfection de l’âge la gentillesse et la grâce de la jeunesse et folâtre avec une tendre suavité sur l’altière harmonie des membres » (Histoire de l’art chez les Anciens, cité par Fernandez, Signor Giovanni, 2004, p. 68).
10- Cet hymne amoureux provoqué par la beauté d’une œuvre définit sans doute durablement la qualité du regard que les Modernes portent sur l’art. C’est seulement à partir de Winckelmann qu’on « aime » vraiment une œuvre d’art. K. G. de Berkheim (Lettres sur Paris, 1806-1807, lettre VII, p. 155-156) rapporte l’anecdote suivante : « Une jeune et charmante Provençale, dans la fleur de l’âge, devint amoureuse du dieu de Delphes [l’Apollon du Belvédère au musée Napoléon] ; chaque jour la vit au pieds d’Apollon, lui porter des fleurs qu’elle déposait sur le perron où il est placé. Obligée de quitter la statue, elle fondait en larmes ; sa raison s’aliéna et elle crut être la prêtresse d’Apollon. Ses parents l’emmenèrent loin de Paris, mais sa raison ne revint plus, et elle mourut peu après dans cet état. » Poulot (Musée, nation, patrimoine, p. 351) voit en ce « cas » un « avatar déraisonnable du sentiment mis à la mode par Winckelmann dans ses dithyrambes de la statue ».
11- Jean-Paul Barbe, « L’Ardinghello de Heinse », Entretiens de La Garenne Lemot, 1994, p. 176-177 ; on lira une traduction complète du passage de Heinse consacré au Laocoon dans E. Décultot, J. J. Winckelmann ; De la description, Macula, Paris, 2006, p. 181-192 (c’est cette traduction que nous citons, p. 186). Le Bernin avait déjà remarqué le raidissement et la crispation des membres du prêtre d’Apollon, et Winckelmann lui-même, malgré l’hostilité qu’il nourrissait contre l’art du sculpteur baroque, le cite dans ses Réflexions de 1755 : « Bernini avait même prétendu découvrir le début de l’action du venin du serpent dans la raideur (Erstarrung) de l’une des cuisses de Laocoon » (Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture, Aubier, Paris, 1954, p. 144-145).
12- C’est au père de ce même Caspar Füssli, donc au grand père du peintre Johann Heinrich, que Winckelmann écrivait : « Pouvoir enseigner à un aussi noble jeune homme que votre fils m’est aussi précieux que d’avoir écrit quelque chose de valable. S’il m’était donné d’être un maître de la sagesse, en plus des Antiquités, je dirais avec Socrate qu’il vaut mieux écrire sur le cœur des jeunes gens que sur le papier » (Jackson, in Goethe, Esquisse d’un portrait de W, 1980, p. 24).
13- Schelling, Philosophie de l’art, « Partie générale de la philosophie de l’art », « Section II : Construction de la matière de l’art », § 39 (trad. C. Sulzer et A. Pernet, Jérôme Millon, 1999, p. 102).
14- Voir le commentaire de Mario Praz, Goût néoclassique, Le Promeneur, 1989, p. 77.
15- C’est pourquoi le ton railleur de Dominique Fernandez, qui prétend à la lucidité et se fait fort d’expliciter le refoulé, n’est certes pas totalement faux, mais reste cependant bien superficiel. Comment pourrait-on comprendre en effet, si l’on s’en tenait à cette interprétation, que la Grèce imaginaire de Winckelmann ait largement dépassé le cadre très personnel d’un simple goût pour hanter toute une époque et susciter l’art et la littérature néoclassiques ? Il y a une profondeur du texte winckelmannien que le diagnostic du psychologue est assuré de toujours manquer.
16- Fernandez, Signor Giovanni, 2004, p. 68.
17- Autre citation semblable dans Fernandez, Signor Giovanni, 2004, p. 14 : « L’idée la plus sublime de la beauté juvénile se rencontra dans les figures de Bacchus et d’Apollon. A cause des deux sexes que leur attribuaient les poètes, elles nous montrent une nature mixte et équivoque qui se rapproche, par les hanches grandioses et les membres arrondis et délicats, de celle des eunuques et des femmes ».
 

            Cette analyse se poursuit par la lecture d'une nouvelle de Balzac : Sarrasine. Pour lire cette suite, cliquer ICI