Jacques Darriulat

 

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Master II, Paris IV, 2010-11
Mise en ligne : 1-11-11

 


PROUST

La relativité des espaces et des temps (2)

 

            I- Le côté de Méséglise : I, 135-165 (suite et fin)

            Gilberte se dresse à l’orée du côté de Méséglise, dans ce raidillon fleuri d’aubépines qui sort du village et émerge dans le « paysage de plaine », « l’immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages » (I, 138). Gilberte incarne ainsi le sphinx du désir, son énigme persistante et impénétrable, le monument qui commémore la distance infranchissable qui nous sépare des autres, et plus particulièrement de ces autres que nous voudrions faire nôtres, qui sont ceux que nous aimons (1). Comme le sphinx, Gilberte en effet, lors de cette première apparition, reste muette et n’est qu’un regard. Les yeux noirs de Gilberte symbolisent la nuit impénétrable où se trouve enfoui le chiffre du désir de l’autre, et pour lequel nous sommes toujours aveugles. Aussi définissent-ils moins la couleur des yeux que la fixité quasi hypnotique d’un regard qui se fixe sur l’objet du désir (car le saisissement est réciproque, et Gilberte désire aussi intensément le jeune garçon qu'il désire lui-même la jeune fille : « Le petit chemin que vous aimiez tant, confie Gilberte au narrateur dans Le Temps retrouvé, que nous appelions le raidillon aux aubépines et où vous prétendez que vous êtes tombé dans votre enfance amoureux de moi, alors que je vous assure en toute vérité que c'était moi qui étais amoureuse de vous… » : TR, III, 756), fixation qui interdit précisément de définir bien objectivement la couleur des yeux. Sartre le remarquait dans L’Etre et le néant : je ne vois la couleur que des yeux qui ne me regardent pas (2). C’est pourquoi les yeux noirs de Gilberte ne paraissent pas noirs, mais bleus (telle est la couleur des yeux d’Albertine), tant l’intensité du désir qui émane d’eux masque leur véritable couleur : « Ses yeux noirs brillaient et comme je ne savais pas alors ni ne l'ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je n'avais pas, ainsi qu'on dit, assez "d'esprit d'observation" pour dégager la notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d'un vif azur, puisqu'elle était blonde de sorte que, peut-être si elle n'avait pas eu des yeux aussi noirs – ce qui frappait tant la première fois qu'on la voyait – je n'aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus » (I, 140-141). La nuit du regard désirant, qui marque cette Distance dont l’empreinte est partout sensible du côté de Méséglise, laisse ainsi présager, dès sa première incarnation dans la figure de Gilberte, comme en surimpression, le visage d’Albertine.
            Mais Gilberte incarne encore le sphinx du désir en ce sens que, regard silencieux, elle tente pourtant de communiquer avec le narrateur, non par les mots, mais par le langage des gestes : « sa main esquissait en même temps un geste indécent, auquel quand il était adressé en public à une personne qu'on ne connaissait pas, le petit dictionnaire de civilité que je portais en moi ne donnait qu'un seul sens, celui d'une intention insolente » (I, 141). Le narrateur ne comprendra jamais de lui-même le sens de ce geste, qui contribue par son mystère à accroitre la Distance qui fait de Gilberte une énigme impénétrable, et par conséquent aussi le désir, qui se nourrit du travail que l’imagination dépense pour tenter – toujours vainement – de combler cette Distance. On peut dire que l’amour qu’il éprouvera pour Gilberte – puisque Gilberte sera le premier amour de son adolescence – naît tout entier de l’énigme d’un regard, du mystère d’un geste indéchiffrable, et du sanctuaire fleuri des aubépines dont la jeune fille est la métamorphose charnelle. Pourtant, comme le narrateur l’apprendra bien plus tard, ce geste était une invitation érotique, un appel sexuel. Il est inutile ici d'imaginer un signe obscène : Gilberte fait simplement signe au narrateur pour qu'il vienne auprès d'elle, « du côté de chez Swann », elle l’invite à transgresser la limite. Mieux encore : c'est de façon essentielle que le signe de Gilberte doit demeurer indéterminé. Il ne communique pas une signification, il inspire le désir de signifier en général, il est le point aveugle autour duquel le texte tisse le réseau infini de ses correspondances. Le signe de Gilberte ne dit rien parce qu'il doit pouvoir tout dire. On ne saurait l'imaginer distinctement puisque sa fonction est précisément de stimuler l'imagination pour tous les possibles, indistinctement. Lorsque, vieilli et désormais sans désir, le narrateur retrouvera Gilberte, devenue veuve de Robert de Saint-Loup, et que tous deux, tels Frédéric et madame Arnoux à la fin de L’Education sentimentale, rappelleront leurs souvenirs d’enfance et d’adolescence, Gilberte pourra alors lui confier – puisque le danger du désir est passé, l’aveu ne coûte plus rien – qu’elle avait voulu, par son geste, le persuader de l’accompagner dans des jeux sexuels auxquels se livraient les enfants du village, dans les souterrains du donjon de Roussainville, plus éloigné du côté de Méséglise : « La première fois à Tansonville, vous vous promeniez avec votre famille, je rentrais, je n’avais jamais vu un aussi joli petit garçon. J’avais l’habitude, ajouta-t-elle d’un air vague et pudique, d’aller jouer avec de petits amis, dans les ruines du donjon de Roussainville. Et vous me direz que j’étais bien mal élevée, car il y avait là dedans des filles et des garçons de tout genre, qui profitaient de l’obscurité. L’enfant de chœur de l’église de Combray, Théodore qui, il faut l’avouer, était bien gentil (Dieu qu’il était bien!) et qui est devenu très laid (il est maintenant pharmacien à Méséglise), s’y amusait avec toutes les petites paysannes du voisinage. Comme on me laissait sortir seule, dès que je pouvais m’échapper j’y courais. Je ne peux pas vous dire comme j’aurais voulu vous y voir venir; je me rappelle très bien que, n’ayant qu’une minute pour vous faire comprendre ce que je désirais, au risque d’être vue par vos parents et les miens je vous l’ai indiqué d’une façon tellement crue que j’en ai honte maintenant. Mais vous m’avez regardée d’une façon si méchante que j’ai compris que vous ne vouliez pas » (TR, III, 693-694). Ainsi Théodore, qu’on rencontre en partant du côté de Méséglise, est encore invisiblement présent auprès de la Sphinge Gilberte. Le malentendu est complet : Gilberte croit qu’il ne veut pas, alors qu’il ne demande pas mieux, et de son côté, le narrateur croit que Gilberte le méprise et le trouve indifférent au moment même où elle lui exprime son désir. Une lecture superficielle pourrait en conclure que la rêverie du désir, à laquelle l’œuvre de Proust consacre sa plus grande partie, est un délire sans réalité, que l’amour se nourrit d’une illusion, que nous sommes incapables de rencontrer effectivement les autres, puisque nous les ignorons quand ils nous sont indifférents et que nous leur substituons des figures imaginaires quand nous les aimons. Une fois l’illusion du désir dissipée, demeurerait alors seule la vérité de l’écriture, qui ne pourrait être que la longue dénonciation des « horreurs de l’amour », pour reprendre le titre d’un ouvrage que Nicolas Grimaldi a consacré à ce thème. Pourtant, quelle est cette prétendue vérité à laquelle se fait fort d’atteindre la conscience désillusionnée ? Et l’écriture proustienne n’est-elle pas davantage la résurrection de la cristallisation amoureuse, dans le moment essentiel où s’accomplit le prodige, que sa dénonciation comme une illusion vaine et dangereuse ? Proust n’est pas Schopenhauer, et la longue remémoration de l’écrivain est étrangère à l’idéal ascétique du sage de Francfort : elle veut être une célébration de la poésie intense du désir, et de sa vérité intime, plutôt qu’une dénonciation de sa monotone illusion. Qui dit la vérité du désir ? Gilberte vieillie, et désormais sans désir, qui parle comme d’une chose indifférente de la rencontre de deux enfants émerveillés par la découverte du désir réciproque ? Où l’enfant qui éprouve une sorte de saisissement cosmique, dans l’arrêt du devenir et la venue de l’éternité, quand le sphinx de son désir se présente « tout d’un coup » à sa vue ? L’imaginaire du désir n’est pas illusion, il scelle au contraire en lui le secret essentiel de notre être-au-monde, et c’est ce secret, qui constitue son trésor le plus précieux, que l’écrivain s’efforce, par la magie de la mémoire involontaire, de faire venir à la lumière du jour. Si Gilberte vieillie peut dire si aisément le sens de son geste, c’est précisément parce qu’elle en a totalement oublié le sens, qu’il n’en reste plus que la signification extérieure, celle que délivre la mémoire volontaire, l’agenda réfléchi de nos faits et gestes, et non la mémoire involontaire qui a le pouvoir de nous restituer intégralement les instants cruciaux qui nous ont fait ce que nous sommes. Certes, l’enfant ne connaît pas le secret du sphinx, ni le sens de son geste, mais il les vit intensément, si intensément même que ce saisissement interdit ses facultés de connaissance ; l’adulte désabusé ne le connaît pas davantage, lui qui ne ressent plus depuis longtemps le bouleversement intérieur que la rencontre a provoqué au plus intime de lui-même, et qui n’en connaît plus que l’enveloppe extérieure, vide de tout contenu véritable, et désormais sans signification. C’est ainsi toujours pour celui qui ne l’éprouve pas que l’amour est une illusion, et il a beau le savoir, ou prétendre le savoir, s’il lui arrive un jour de l’éprouver à nouveau, aussitôt lui apparaîtra vaine et vide la prétendue sagesse de son renoncement. Seul peut répondre à l’énigme du sphinx l’écrivain qui éprouve à nouveau le trouble du désir, non pas toutefois dans la rencontre saisissante, médusante de la présence réelle, mais par la résurrection d’une réminiscence, qui restitue tout le parfum du passé, la qualité de l’instant, et propose cette pépite d’or au travail de la réflexion et à la patience du style. C’est ainsi qu’il est vain de prétendre que le sphinx n’a rien à dire, sinon de très commun (mais le désir ne paraît commun qu’à celui qui ne l’éprouve pas), et qu’il est riche et véritable de penser que gît dans tout désir une énigme profonde, que nous avons ressentie en notre enfance et notre adolescence avec une intensité dont un âge plus rassis est incapable, et qu’il appartient à l’art seul de déchiffrer, ou du moins de lui donner toute sa mesure (car les énigmes sont moins faites pour être résolues, que pour nous rappeler ce qu’il y a d’énigme nécessaire et insoluble dans le fait de l’existence).
            La fixation du désir engendre cette compulsion de répétition qui fait l’enfer de la jalousie. Parce que « Un amour de Swann », ce récit à la troisième personne qui, placé entre « Combray » et « Noms de pays : le nom », définit en quelque sorte le modèle objectif, l’allégorie rigoureuse, presque l’observation clinique du délire amoureux (non du « désordre amoureux » : rien de plus rigoureusement déterminé que le destin de la pulsion amoureuse), tout amour sera condamné à répéter indéfiniment la souffrance de Swann jaloux trompé par Odette. C’est ainsi Odette de Crécy qui, dans La Recherche, prend le masque du sphinx primordial, la figure originelle que recommencent sans le savoir toutes les vamps, qui sont femmes vampires, qui envouteront le narrateur, comme le serpent sa proie. C’est pourquoi le premier amour du narrateur sera pour Gilberte, qui vaut ici comme un double adolescent d’une Odette devenue mûre (on la devine, « dame en blanc », non loin de sa fille, et l’on entend sa voix – sans doute tendue par l’angoisse de se sentir détrônée, sur le théâtre du désir, par l’enfant issue de ses entrailles : « Allons, Gilberte, viens ; qu’est-ce que tu fais ? » : 141). Un autre fantôme est auprès de Gilberte, par delà les aubépines : « Un monsieur habillé de coutil et que je ne connaissais pas, fixaient sur moi des yeux qui lui sortaient de la tête » (141). Qu’il s’agisse bien ici de Charlus, Proust tient à le préciser explicitement quand, bien plus tard (G, I), alors que le narrateur est incompréhensiblement aveugle devant les avances que lui fait le baron (le lecteur étant conscient de l’homosexualité de Charlus, bien avant que le narrateur accède à ce savoir ; il faudra, pour que cette révélation se produise, le flagrant délit qui ouvre de façon éclatante Sodome et Gomorrhe), il fait le lien entre l’intensité du regard que Charlus tourne vers lui et le « monsieur en coutil » de Tansonville : « M. de Charlus tantôt fixait ses regards sur mon visage avec cette fixité intense, cette dureté perçante qui m’avaient frappé le premier matin où je l’avais aperçu devant le casino de Balbec, et même bien des années avant, près de l’épinier rose (3), à côté de Mme Swann, que je croyais alors sa maîtresse, dans le parc de Tansonville… » (G I ; II, 286). En vérité, Swann, terriblement jaloux d’Odette, demande à son ami Charlus, dont il connaît les goûts et duquel il pense n’avoir rien à craindre, de jouer le rôle de duègne auprès de son épouse infidèle (4) ; mais l’odeur de soufre, que la bêtise bourgeoise des Combraisiens croit flairer autour de tout ce qui concerne Swann, les persuade que Charlus, qu’ils connaissent par son nom alors qu’il n’est encore qu’un inconnu pour l’enfant-narrateur, est l’amant d’Odette, et qu’il abuse honteusement de la naïveté de Swann (l’un des nombreux exemples qui démontrent qu’il y a tant d’interprétations possibles d’un même fait, qu’à moins d’être initié précisément à la vérité, l’herméneute a toutes les chances de se tromper) : « Mon grand père murmurait : ‟Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui font jouer : on le fait partir pour qu’elle reste seule avec son Charlus, car c’est lui, je l’ai reconnu ! Et cette petite, mêlée à toute cette infamie !” » (I, 142).
            On comprend ainsi que le sphinx Gilberte se dédouble en une série de présences latentes, de fantômes diffus qui viennent hanter son regard : Odette, la courtisane première, la Vamp emblématique qui est à la Séductrice ce qu’Eve est à la Femme ; mais encore Charlus, et l’homosexualité latente qui accompagne secrètement le désir de l’hétérosexualité ; enfin Albertine elle-même, dont les yeux bleus brillent dans la profondeur des yeux noirs de Gilberte. L’objet du désir ressemble ainsi, non à une image projetée par la lanterne magique, mais à plusieurs images superposées qui font apparaître en surimpression une série de visages fascinants, que le masque du sphinx condense. Ainsi se fixe « pour toujours, comme premier type d’un bonheur inaccessible aux enfants de mon espèce de par des lois naturelles impossibles à transgresser, l’image d’une petite fille rousse, la peau semée de taches roses, qui tenait une bêche et qui riait en laissant filer sur moi de longs regards sournois et inexpressifs » (I, 142). Proust, ici comme ailleurs excelle à mêler la majesté de l’Allégorie à la banalité d’une scène de la vie quotidienne (5) (cette leçon lui vient de Baudelaire) : la déesse fatale n’est qu’une petite fille aux regards inexpressifs, bien que l’inexpression ne soit pas due ici à l’indifférence, mais au contraire à l’extrême tension du désir qui fige et pétrifie. Le Sphinx est aussi Méduse, et Méduse n’est médusante que parce qu’elle est médusée elle-même. Cette fixation (ce pourquoi l’image, plus que le son, est à l’origine de l’amour : l’instantané fixe le regard, tandis que le son, nécessairement évanescent, disparaissant, doit se répéter, comme la « note » de « l’invisible oiseau », pour suspendre le temps) est à l’origine d’une mythification du réel, l’enfant, par l’intensité de ses désirs, de son être-au-monde, rencontrant la Légende et le Mythe là où les adultes n’aperçoivent que platitude et trivialité : « les parents et grands parents de Mlle Swann me semblaient grands comme des dieux. Ce nom, devenu pour moi presque mythologique, de Swann… etc. » (I, 144). La magie des yeux noirs rencontrés instille le nom propre qui les désigne, par une amplification qui est à la fois de l’ordre du signifiant (c’est là sans doute la raison pour laquelle c’est le nom de Swann, non celui de Gilberte, qui prend une résonance musicale : « … ce nom qui , au moment où je l’entendais, me paraissait plus plein que tout autre, parce qu’il était lourd de toutes les fois où, d’avance, je l’avais mentalement proféré » : I, 144) et du signifié (ce n’est sans doute pas un hasard, si « Swann » signifie en anglais – la langue à laquelle Odette croit chic d'emprunter à tout propos – « cygne » ; on sait encore que Cygne est le nom du yacht que le narrateur se propose à offrir à Albertine fugitive, pour mieux la persuader de revenir, et sur lequel il prévoyait de graver les vers de Mallarmé : « Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui / Magnifique mais qui sans espoir se délivre / Pour n’avoir pas chanté la région où vivre / Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui ») (6). Comme si le spectre de Swann continuait de hanter, longtemps après sa mort, les amours du narrateur, répétition inconsciente d’un modèle primitif qu’on ne peut refouler. C'est ainsi que la fixation amoureuse sur le point de regard (Gilberte) entraîne une prolifération à la fois musicale et sémantique du langage.
            De cette maladie du langage, en laquelle les anthropologues positivistes autour de 1900 discernaient l’origine des mythes (on aurait inventé des histoires invraisemblables à seule fin d’expliquer des mots dont le sens s’est perdu, ce qu’on résumait d’une formule : numina nomina, les divinités ne sont que des noms communs métamorphosés par la fable en noms propres (7). C’est ainsi que Christophe – « celui qui porte le Christ » – propagateur de la foi, devient un bon géant, passeur d’une rive à l’autre et portant l’enfant Jésus sur ses épaules), naît la métaphore, figure génératrice de toute poésie, que ce soit dans l’ordre du langage ou dans celui des images : l’art d’Elstir exploite une sorte de maladie des perspectives insolites, qui métamorphose la terre en mer et la mer en terre, équivalent à la cristallisation du mythe qui, d’un mot banal, fait un dieu surhumain. Ce thème est appelé à prendre une grande extension dans La Recherche, la rêverie sur les mots, ou plus particulièrement sur les noms propres (qui sont, selon les lois de la mythologie comparée contemporaine, des noms communs mythifiés), permettant une longue variation sur l’étymologie, que ce soit l’étymologie mythologique du curé de Combray ou l’étymologie scientifique de Brichot (la supériorité prétendue de la seconde sur la première n'étant nulle part démontrée).
            Et puisque nous sommes ici au pays des archétypes originaires qui projettent leur ombre sur le récit, et dont ils sont les maîtres latents, il ne faudra pas nous étonner si le texte de Proust passe, de façon apparemment décousue, de Gilberte à Léonie et de la haie d’aubépines au lit de la malade, de la petite fille rousse à la vieille Tante recluse : « Léonie, dit mon grand-père en rentrant, j’aurais voulu t’avoir avec nous bientôt. Si je l’avais osé, je t’aurais coupé une branche de ces épines roses que tu aimais tant » (142). La page alors consacrée à la Tante rappelle combien cette ancienne amie de Swann était attachée, comme est le narrateur depuis sa rencontre avec Gilberte, au parc de Tansonville, et tout particulièrement à cette haie d’aubépines ; mais la vieillesse, le renoncement à la vie, l’habitude désormais toute puissante qui la retient depuis longtemps prisonnière de sa chambre, bref, la fatigue de vivre, l’ont peu à peu convaincue de se détourner du monde, et de se désintéresser de tout ce qui serait susceptible de réveiller le bonheur des années enfuies : « … ce grand renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort, s’enveloppe dans sa chrysalide, et qu’on peut observer, à la fin des vies qui se prolongent tard, même entre les anciens amants qui se sont le plus aimés, entre les amis unis par les liens les plus spirituels, et qui à partir d’une certaine année cessent de faire le voyage ou la sortie nécessaire pour se voir, cessent de s’écrire et savent qu’ils ne communiqueront plus en ce monde » (143). Comment, en écrivant ces lignes, Proust ne penserait-il pas à lui, à son ami Reynaldo Hahn dont la vie l’a progressivement éloigné, lui qui, vieille « Tante » à son tour (8), ne quitte plus le lit, condamné au voyeurisme depuis le poste d’observation de sa chambre de malade, l’univers total du roman étant sous sa surveillance comme le microcosme de Combray est le territoire de l’espionnage permanent de Léonie ? L’affinité du narrateur avec Léonie n’est-elle pas suggérée de diverses façons, avec insistance, lui qui par exemple devient l’héritier de la vieille maniaque (9), et qui, d’abord indifférent à ce legs, donnera à la maquerelle du bordel où officie Rachel les vieux meubles qui ne lui sont plus rien (10). Au fur et à mesure que progresse le parcours initiatique de La Recherche, le narrateur s’identifie de plus en plus à sa vieille tante Léonie, reclus comme elle, non pas d’abord pour écrire, mais pour persuader l’insaisissable Albertine de vivre avec lui dans le même enfermement, comme si l’emprisonnement de la jalousie était une propédeutique à la claustration de l’écrivain : « Car, peu à peu, je ressemblais à tous mes parents, à mon père […] ; et pas seulement à mon père, mais de plus en plus à ma tante Léonie […] Ma tante Léonie, toute confite en dévotion et avec qui j’aurais bien juré que je n’avais pas un seul point commun, moi si passionné de plaisirs, tout différent en apparence de cette maniaque qui n’en avait jamais connu aucun et disait son chapelet toute la journée […] Or, bien que chaque jour j’en trouvasse la cause dans un malaise particulier qui me faisait si souvent rester couché, un être, non pas Albertine, non pas un être que j’aimais, mais un être plus puissant sur moi qu’un être aimé, s’était transmigré en moi, despotique au point de faire taire parfois mes soupçons jaloux, ou du moins de m’empêcher d’aller vérifier s’ils étaient fondés ou non : c’était ma tante Léonie » (P, III, 78). Mais tandis que tante Léonie, épuisée par la vie, se laisse mourir sans avoir la force de retrouver le parfum des aubépines, Tante Marcel recrée, par la force de l’art, le monde disparu de l’ancien Combray, et emporte comme une victoire sur le Temps et sur la mort en ressuscitant, dans les anneaux d’un beau style, cette chose si évanescente et insaisissable qui est le parfum d’une fleur. La force de la réminiscence qui, par l’artifice d’une métaphore, est au principe de l’art poétique, la « mémoire résurrectionniste » qui était déjà, pour Baudelaire, la vraie flamme du génie, sauve l’écrivain de l’immobilité funèbre qui s’est emparée de la vieille Léonie, qui l’engourdit doucement, la prépare au néant qui s’approche et « donnait pour elle à l’inaction, à l’isolement, au silence, la douceur réparatrice et bénie du repos » (S, I, 144). Et tandis que le silence du renoncement est celui, stérile, de la mort, le silence en lequel l’écrivain griffonne des milliers de pages lui permet de jouir de quelque chose qui ressemble à l’éternité.

            « Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant tout le reste de la promenade qu’on faisait du côté de Méséglise » (145). Proust pense sans doute à l’immense plaine de la Beauce où s’élève la cathédrale de Chartres, voisine d’Illiers, modèle de Combray que la fiction romanesque transporte dans le nord, près de la cathédrale de Laon, pour qu’il soit dévasté par la guerre, comme l'apprendra au narrateur une lettre de Gilberte, rendant plus sensible ainsi la violence extrême du temps destructeur : « La bataille de Méséglise a duré plus de huit mois, les Allemands y ont perdu plus de six cent mille hommes, ils ont détruit Méséglise, mais ils ne l’ont pas pris […] L’immense champ de blé auquel il [le raidillon de Tansonville] aboutit, c’est la fameuse côte 307 dont vous avez dû voir le nom revenir si souvent dans les communiqués. Les Français ont fait sauter le petit pont sur la Vivonne… » (TR, III, 756). Combray, petit monde clos, est niché dans une vasque ; mais le côté de Méséglise est ouvert à l’horizon immense, dans une plaine illimitée où souffle le vent, d’autant plus fort qu’il ne rencontre aucun obstacle : « Ils [les champs] étaient perpétuellement parcourus, comme par un chemineau invisible, par le vent qui était pour moi le génie particulier de Combray […] On avait toujours le vent à côté de soi du côté de Méséglise, sur cette plaine bombée où pendant des lieues il ne rencontre aucun accident de terrain » (145). Le vent (comme la guerre) est ici la force qui ouvre l’espace sur l’immensité, il abat les cloisons dont s’entoure l’enfance frileuse et fragile, et emporte le promeneur vers le large. Méséglise est le royaume de la Distance, de l’illimitation de l’espace, de l’horizon ouvert, de la solitude errante. A l’enceinte maternelle du jardin de Combray, il oppose « la profonde houle et l’océan des blés », et « l’immense horizon que le regard embrasse » évoqués par Péguy dans le célèbre poème Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres. Proust n’écrit-il pas : « … je voyais un même souffle, venu de l’extrême horizon, abaisser les blés les plus éloignés, se propager comme un flot sur toute l’immense étendue » (145). Ce n’est pourtant pas à Notre-Dame de Chartres que la vastitude de Méséglise est consacrée, mais à mademoiselle Swann, le double adolescent d’Odette, la courtisane première, la mère de toutes les séductrices, c’est le regard de Gilberte et le parfum des aubépines que le vent qui souffle sur Méséglise emporte jusqu’à l’horizon : « … cette plaine qui nous était commune à tous deux semblait nous rapprocher, nous unir, je pensais que ce souffle avait passé auprès d’elle [Gilberte], que c’était quelque message qu’il me chuchotait sans que je pusse le comprendre, et je l’embrassais au passage » (145-146). L’immensité venteuse de Méséglise, c’est à la fois l’inconnu du désir, son irrémédiable solitude et l’attente fiévreuse de son assouvissement. Là se feront les promenades solitaires de l’adolescent, à la recherche d’une femme qui l’apaiserait, en un texte qui se souvient des admirables errances du jeune aristocrate breton dans les bois de Combourg, en quête de la Sylphide. On remarquera en outre comment c’est à la suite de la mort de la tante Léonie que les parents, accaparés par la gestion de l’héritage, laissent le narrateur seul s’aventurer sur le territoire pluvieux, où menace la tempête, du côté de Méséglise : « Cet automne là, tout occupés des formalités à remplir, des entretiens avec les notaires et avec les fermiers, mes parents, n’ayant guère de loisir pour faire des sorties que le temps d’ailleurs contrariait, prirent l’habitude de me laisser aller me promener seul sans eux du côté de Méséglise » (I, 153). Tandis que la Beauce de Péguy est centrée sur la flèche de Chartres, la plaine de Méséglise, ouverte sur l’illimité, est dépourvue de centre, et sortir de Combray, ce qui signifie s’éloigner de l’enfance, c'est toujours selon Proust s’exposer au risque du décentrement, de la perte des repères, et du vertige que provoque chez le narrateur la découverte renversante du désir. Les demi-savants s’étonnent parfois de ce que, Illiers passant pour le modèle de Combray, et ne se trouvant qu’à quelques kilomètres de Chartres, la cathédrale de Chartres, sans doute l’une des plus célèbres de France, est pratiquement absente de La Recherche. C’est que « la flèche irréprochable et qui ne peut faillir » (Péguy) est le repère qui oriente la marche du pèlerin, tandis que sur le territoire illimité de Méséglise, le randonneur fait au contraire l’expérience d’une essentielle désorientation, Notre-Dame abandonnant l’enfant à la solitude et à l’errance. Il y a bien un clocher pour s’orienter du côté de Méséglise, « sur la droite, on apercevait par delà les blés les deux clochers ciselés et rustiques de Saint-André-des-Champs » (146), mais en cette église, ce n’est pas la Vierge que vient prier le narrateur, mais plutôt le Sort pour qu’il mette sur son chemin une fille facile qui se donnerait pour rien, et qui ne vient jamais : « Parfois à l’exaltation que me donnait la solitude, s’en ajoutait une autre que je ne savais pas en départager nettement, causée par le désir de voir surgir devant moi une paysanne que je pourrais serrer dans mes bras […] Je pouvais aller jusqu’au porche de Saint-André-des-Champs [André sera l’une des naïades de la petite bande, et deviendra l’amante du narrateur comme d’Albertine] ; jamais je n’y trouvais la paysanne […]. Je fixais indéfiniment le tronc d’un arbre lointain, de derrière lequel elle allait surgir et venir à moi ; l’horizon scruté restait désert, la nuit tombait, c’était sans espoir que mon attention s’attachait, comme pour aspirer les créatures qu’il pouvait recéler, à ce sol stérile, à cette terre épuisée » (157 et 158).
            L’ïambe de Méséglise : une brève, une longue. Rythme de la marche, celle du promeneur solitaire qui ne sait où il va.
            La brève : fixation sur le point de regard, yeux noirs de Gilberte ou chair blanche des aubépines. L’infinité de l’espace se condense en un point. Le temps se suspend dans l’éternité (éternel retour de la note chantée par l’oiseau). L’univers résumé en un point. L’espace-temps concentré dans une prunelle noire.
            La longue : ouverture sur l’illimité du paysage de plaine (« mon père parlait toujours du côté de Méséglise comme de la plus belle vue de la plaine qu'il connût »), de même que Guermantes est le modèle du « paysage de rivière ». L’espace se dilate dans le vide, il s’ouvre à toutes les directions, en perdant le centre il se fait désorienté. Le temps se dilate semblablement dans l’ennui, l’attente et l’errance. Le promeneur va, sans savoir où il va, et sans trouver le lieu de son repos, qui assouvirait enfin son désir, et déterminerait son indétermination. Il n’est plus de point fixe pour orienter l’itinéraire
            La longue ne s’ouvre à l’infini que par l’absence de la brève. L’ïambe de Méséglise figure « les intermittences du cœur » (Proust avait pensé à ce tire pour l’ensemble du roman ; c’est aujourd'hui le titre d’un chapitre : SG II, 1). L’absence de Gilberte (la jeune fille flotte dans le vent : « Je pensais que ce souffle avait passé auprès d’elle, que c’était quelque message d’elle qu’il me chuchotait sans que je pusse le comprendre, et je l’embrassais au passage » : I, 146) est partout palpable sur les chemins de Montjouvain, de Roussainville, de Saint-André-des-Champs et sous le patronage de Méséglise. L’infini de la longue phénoménalise la Distance infinie qui éloigne le désir de son objet. Royaume de la solitude désœuvrée.
            De même que, dans le parc de Tansonville, on devine latentes, fantomatiques, des présences appelées à se développer plus tard dans le roman (Odette et Charlus), de même dans la plaine de Méséglise se manifestent quelques présages qui annoncent la malédiction des deux villes bibliques Sodome et Gomorrhe, appelées à jouer un grand rôle dans la dramaturgie de La Recherche. Le narrateur, lors de ses promenades solitaires, voit en effet se profiler au loin la silhouette de Roussainville (dont le château sert de théâtre aux ébats sexuels des enfants délurés de la région, dont Gilberte, qui voudrait bien que le narrateur se joigne à leurs jeux), et les ruines de son château, sans toutefois jamais porter ses pas jusque là. Battu par la pluie et le vent, Roussainville prend alors dans le lointain la forme fantastique d’une cité maudite, foudroyée par le destin ; et quand le soleil revient, le même village semble indiquer mystérieusement le chemin d’une possible rédemption : « Devant nous, dans le lointain, terre promise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je n'ai jamais pénétré, Roussainville, tantôt, quand la pluie avait déjà cessé pour nous, continuait à être châtié comme un village de la Bible par toutes les lances de l'orage qui flagellaient obliquement les demeures de ses habitants, ou bien était déjà pardonné par Dieu le Père qui faisait descendre vers lui, inégalement longues, comme les rayons d'un ostensoir d'autel, les tiges d'or effrangées de son soleil reparu » (S, I, 152). Ainsi la mystérieuse beauté du visible, qui souvent saisit le narrateur et le tient à l’arrêt, provoquant réciproquement dans le texte un arrêt sur image sur lequel se fixe l’attention gourmande, presque cannibale du regard, vient-elle de ce qu’en lui scintillent des signes, qui sont comme les hiéroglyphes du désir, et mettent celui qui les rencontre en demeure de répondre. Le donjon de Roussainville fait signe vers la malédiction de Sodome et Gomorrhe, les clochers de Martinville, auxquels vient se joindre, par le jeu des perspectives, celui de Vieuxvicq, font un grand sémaphore qui oriente la course du voyageur, tandis que le clocher de Saint-Hilaire, l’église de Combray, qui est l’Eglise elle-même, marque à jamais, comme Jérusalem sur les cartes du moyen âge, le centre inébranlable des paysages du désir.
            Du côté de Méséglise se trouve encore, près de la grand mare de Montjouvain, que Proust ne manque jamais de citer et qui n’est pas sans faire songer à la mare au diable de George Sand, la maison de Vinteuil, ancien professeur de piano des sœurs de la grand-mère du narrateur, compositeur obscur dont la fin de la vie fut affligée par le couple homosexuel que formait sa fille adorée, image de sa chère épouse morte, avec une jeune fille qui s’était installée dans la maison familiale, contribuant ainsi à attirer sur le très respectable professeur toutes les médisances du village. C’est lors des longues promenades que fait le narrateur du côté de Méséglise après la mort de sa tante Léonie, à un âge où les premiers deuils commencent à ternir le monde de l’enfance, et où le jeune adolescent fait l’apprentissage de la solitude, qu’un soir, à l’heure où le soleil se couche, il assiste, comme un voyeur dissimulé dans la nuit, à une scène de sadisme (11) qui l’initie pour la première fois aux liturgies étranges de l’homosexualité. Mademoiselle Vinteuil et son amie paraissent, telles deux actrices, dans le rectangle lumineux de la fenêtre grande ouverte, comme sur la scène d’un théâtre : « la fenêtre était entrouverte, la lampe était allumée, je voyais tous ses mouvements sans qu’elle me vît… » (159). Cette mise en scène théâtrale – exhibition des rites sexuels sous les yeux d’un voyeur qui se cache dans l’ombre – se reproduira plusieurs fois dans le roman, et chaque fois avec la même signification : révéler les mystères de Sodome ou de Gomorrhe, faire paraître sous les feux de la rampe l’étreinte des corps qui se célèbre dans la nuit. La plus célèbre de ces scènes est celle qui ouvre Sodome et Gomorrhe, la rencontre amoureuse du baron de Charlus et du giletier Jupien dans la cour parisienne que partagent les Guermantes et la famille du narrateur, rencontre providentielle que le narrateur observe avec l’attention d’un entomologiste – la parade nuptiale des deux invertis (c’est le mot que préfère Proust à celui d’homosexuel qui, pour des raisons que nous aurons à penser, lui semble inapproprié) est en effet comparée à la fécondation de l’orchidée par le bourdon – retranché dans un petit réduit où il peut tout entendre et mais ne peut rien voir. Dans la compulsion qui le pousse irrésistiblement à épier les deux amants, le narrateur ne peut alors manquer de deviner « un obscur ressouvenir de la scène de Montjouvain, caché devant la fenêtre de Mlle Vinteuil » (II, 608). La scène de Montjouvain, la découverte par l’adolescent effaré de l’homosexualité féminine, marque donc dans le territoire de Méséglise, qui appartient à la géographie de l’enfance et de l’adolescence, le porche d’entrée du double royaume auquel Proust consacrera une part importante de son ouvrage, celui de Sodome et de Gomorrhe, comme si l’écrivain souhaitait introduire, dans le cercle de l’enfance, les germes de toutes les plantes, vénéneuses ou non, qui fleuriront plus tard, avec le temps, comme si les possibilités de notre vie étaient contenues dans nos premières années à l’état latent ou imaginaire (la scène de Montjouvain fait un peu l’effet d’un rêve, ou plutôt d’un cauchemar) (12), à la façon des fleurs exotiques qui éclosent lentement dans une tasse de thé. D’une façon assez semblable, dans la seconde partie du Temps retrouvé, le narrateur assistera, par un œillet dissimulé dans la tapisserie qui lui permet de ne rien manquer du spectacle, dans une maison de prostitution dont le même Jupien est le directeur, et qu’il n’entretient que pour les plaisirs de son amant le baron de Charlus, dans un Paris plongé dans la nuit noire en raison du couvre-feu imposé pendant la guerre, à la scène assez épouvantable de Charlus devenu vieux, et s’offrant aux coups de fouets que de jeunes gens, affectant l’air canaille, lui administrent avec violence. Auparavant, dans un bordel huppé de la côte normande (descendre à la station « Maineville-la-Teinturière »), le même Charlus avait assisté, à son tour voyant sans être vu, grâce au stratagème d’une vitre sans tain, aux ébats truqués de son amant Morel (le baron avait organisé cette rencontre pour surprendre son amant infidèle, mais la maquerelle ayant prévenu Morel, il n’assistera qu’à une scène décente et préparée pour éloigner les soupçons du vieux baron jaloux : SG II, 4 ; II, 1079-1081). La réalité de l’homosexualité ne peut ainsi paraître au grand jour que sous le soleil artificiel des projecteurs d’un théâtre imaginaire, et tend toujours à faire de l’étreinte une mise en scène apprêtée pour le plaisir d’un voyeur que nul ne doit voir.
            Il y a dans le sadisme, nécessairement impliqué dans le désir dément de la possession (13), une sorte de délire qui transporte l’attrait sexuel sur la scène d’un théâtre imaginaire, où les acteurs jouent leur rôle sans naturel, de façon contrainte et comme sous un éclairage artificiel : « Il n’y a guère que le sadisme, écrit fortement Proust, qui donne un fondement dans la vie à l’esthétique du mélodrame » 163). Cette nécessité d’un regard, sous la lumière duquel seulement deviennent visible les rites d’une sexualité que l’ordre social condamne au secret et à la clandestinité, elle n’est jamais aussi évidente que lors de la scène de Montjouvain. L’étreinte des deux jeunes femmes s’accomplit – du moins s’agit-il des rites préliminaires, le rideau tombant sur la scène avant que les deux amantes ne s’étreignent (« … Mlle Vinteuil, d’un air las, gauche, affairé, honnête et triste, vint fermer les volets de la fenêtre », 163) – en premier lieu sous le regard du narrateur, qu’elles pressentent obscurément, puisque c’est précisément pour cette raison que l’amie de Mlle Vinteuil souhaite que la fenêtre reste grande ouverte : « Oui, c’est probable qu’on nous regarde à cette heure-ci, dans cette campagne fréquentée, dit ironiquement son amie […] Quand même on nous verrait, ce n’en est que meilleur » (161). Mais ce regard une fois éteint par les volets fermés, il en est un autre sous lequel se joue le mélodrame amoureux : il s’agit du père mort qui, par un petit portrait que sa fille, alors qu’elle attend avec impatience la venue de son amante, a placé bien en évidence, est le témoin symbolique de l’étreinte interdite. L’humble professeur de piano, dont le texte nous a fait entendre la profonde bonté, doit donc assister, par la médiation de son effigie, aux ébats de sa fille avec son amante, lui, si convenable et si prude, qui était sans doute mort du chagrin dans lequel l’avait plongé le scandale suscité dans le village par le comportement de sa fille (14). De même que Mlle Vinteuil avait feint de se scandaliser de la fenêtre ouverte (« c’est assommant, quelque chose insignifiante qu’on fasse, de penser que des yeux nous voient », s’attirant alors la réplique désirée : « quand même on nous verrait, ce n’en est que meilleur » : 161), de même elle attire l’attention de son amie sur le portrait du père (« ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne sais pas qui a pu le mettre là », 162 ; nous savons pourtant que c’est elle-même qui a pris soin de placer le portrait, avant la venue de son amie, au centre de la scène) à seule fin d’éveiller en elle le désir d'une profanation : « Je n’oserais pas cracher dessus ? Sur ça ? dit l’amie avec une brutalité voulue » (163), le « voulue » traduisant ici l’artifice d’une excitation qui se joue à elle-même la comédie de la transgression symbolique. Le mal s’introduit ainsi dans le cérémonial secret de l’amour – un secret qui rêve qu’on le découvre – par une sorte de trucage volontaire qui force le sentiment et cherche, par artifice, à pimenter le désir : « Au-delà de l’apparence, dans le cœur de Mlle Vinteuil, le mal, au début du moins, ne fut sans doute pas sans mélange. Une sadique comme elle est l’artiste du mal, ce qu’une créature entièrement mauvaise ne pourrait être, car le mal ne lui serait pas extérieur, il lui semblerait tout naturel, ne se distinguerait même pas d’elle » (163-164). Le sadisme inspiré par le désir impossible de la possession amoureuse (15) n’est pas une perversion véritable, il est la forme étrangement défigurée, mais la forme tout de même, de l’amour même. La profanation de l’image du père par les deux « gomorrhéennes », comme Proust aime à les appeler, est une expression inversée de l’amour, plutôt que de la haine véritable : les deux jeunes filles n’auraient pas tant de plaisir à cracher sur le portrait si elles n’éprouvaient pas par cet acte le frisson d’une transgression fatale, si donc elles n’éprouvaient pour le père mort une grande admiration et un immense respect. Car elles sont, toutes deux, les seules – et sans doute est-ce le partage de ce trésor encore inconnu de tous, ou de presque tous, puisque Swann fait partie du petit nombre de ceux qui connaissent la sonate composée par Vinteuil, tout en ne pouvant imaginer une seconde que cet homme, si médiocre et si humble, puisse être le génie qui avait su enfanter une musique aussi puissante – les seules à connaître la grandeur de l’œuvre du professeur de piano qui n’inspirait à Combray qu’une pitié pleine de commisération. Le lecteur apprend en effet, dès les pages consacrée à la scène de Montjouvain, que Vinteuil avait composé de « pauvres morceaux » pour piano, « qui pour la plupart pas même notés, conservés seulement dans sa mémoire, quelques-uns inscrits sur des feuillets épars, illisibles, resteraient inconnus » (160), ce que Proust ne peut sans doute manquer d’écrire sans penser lui-même, à l’œuvre immense qu’il entreprend, qu’il n’aura pas le temps d’achever (« combien de cathédrales demeurent inachevées ! »), et dont il peut raisonnablement craindre qu’elle ne subsiste après sa mort qu’à l’état de fragments désordonnés et illisibles. Or, le lecteur apprendra plus tard, dans La Prisonnière, alors qu’on joue chez les Verdurin le Septuor longtemps ignoré de Vinteuil, l’un des moments musicaux les plus approfondis de La Recherche, qui annonce la révélation finale du Temps retrouvé, que c’est précisément l’amie de Mlle Vinteuil, qui joue pourtant dans la « scène de Montjouvain » (Proust lui-même la désigne par cette formule, laissant ainsi bien entendre qu’il s’agit d’une représentation de théâtre) (16) le rôle de l’initiatrice aux rites de la cruauté, qui a pourtant consacré une partie importante de sa vie à déchiffrer les manuscrits illisibles et désordonnés de Vinteuil, et que c’est grâce à son travail de bénédictin qu’on peut entendre aujourd’hui ce Septuor qui fait comprendre au narrateur qu’il est peut-être une vie qui n’est pas pure vanité, une vie qui se consacrerait à l’art : « L’amie de Mlle Vinteuil était quelquefois traversée par l’importune pensée qu’elle avait peut-être précipité la mort de Vinteuil. Du moins, en passant des années à débrouiller le grimoire laissé par Vinteuil, en établissant la lecture certaine de ces hiéroglyphes inconnus, l’amie de Mlle Vinteuil eut la consolation d’assurer au musicien dont elle avait assombri les dernières années une gloire immortelle et compensatrice » (La Prisonnière, III, 261-262). C'est alors qu’on apprend que la fille de Vinteuil et son amie connaissaient depuis toujours le génie du compositeur, qu’elles vouaient à son œuvre un véritable culte, que cette œuvre aurait été irrémédiablement perdue sans leur travail patient et aimant, et que c’est cette adoration qui était la véritable cause, en apparence paradoxale, de la profanation mélodramatique et forcée du portrait : « Comment se faisait-il que cette révélation, la plus étrange que j’eusse encore reçue, d’un type inconnu de joie, j’eusse pu la recevoir de lui [Vinteuil, compositeur du Septuor] puisque, disait-on, quand il était mort il n’avait laissé que sa sonate, que le reste demeurait inexistant en d’indéchiffrables notations ? Indéchiffrables, mais qui pourtant avaient fini par être déchiffrées, à force de patience, d’intelligence et de respect, par la seule personne qui avait assez vécu auprès de Vinteuil pour bien connaître sa manière de travailler, pour deviner ses indications d’orchestre : l’amie de Mlle Vinteuil. Du vivant même du grand musicien, elle avait appris de la fille le culte que celle-ci avait pour son père. C’est à cause de ce culte que, dans ces moments où l’on va à l’opposé de ses inclinations véritables, les deux jeunes filles avaient pu trouver un plaisir dément aux profanations qui ont été racontées. (L’adoration pour son père était la condition même du sacrilège de sa fille. Et sans doute, la volupté de ce sacrilège, elles eussent dû se la refuser, mais celle-ci ne les exprimait pas tout entières.) Et d’ailleurs, elles étaient allées se raréfiant jusqu’à disparaître tout à fait, au fur et à mesure que les relations charnelles et maladives, ce trouble et fumeux embrasement avait fait place à la flamme d’une amitié haute et pure » (La Prisonnière, III, 261).
            Que l’apparent sadisme de l’amour soit amour lui-même, c’est ce que le voyeur adolescent de Combray ne saurait encore comprendre. Il faudra pour cela qu’il devienne lui-même le maître despotique et féroce de la jeune fille qu’il retiendra prisonnière, qu’il cherchera vainement à asservir, dont il voudra faire sa « chose », pour que lui soient révélées cette dimension de l’amour qui ressemble si fort à la haine. Il reste qu’on peut se demander ce que vient faire ici la révélation de Gomorrhe du côté de Méséglise, révélation qui ne prendra tout son sens que bien plus tard, à la fin de Sodome et Gomorrhe, quand le narrateur apprend, terrifié, qu’Albertine est en quelque sorte la fille adoptive de l’amie de Mlle Vinteuil, grande prêtresse depuis l’enfance du narrateur des plaisirs qu’on célèbre du côté de Gomorrhe (17). L’ombre de Montjouvain se penche ainsi sur toute expérience amoureuse, comme la jalousie de Swann envers Odette trace le parcours d’un destin que tout amour est condamné à répéter : « … comme moi, hélas! en cette fin de journée lointaine à Montjouvain, caché derrière un buisson où (comme quand j’avais complaisamment écouté le récit des amours de Swann) j’avais dangereusement laissé s’élargir en moi la voie funeste et destinée à être douloureuse du Savoir » (SG II, 4 ; II, 1115).
            L’homosexualité est donc la révélation de ce qu’il peut y avoir d’incommunicable dans le désir, et le destin qui fait que tout amour est malheureux. L’homosexualité permet de penser le comble de la Distance. D’où la fausseté du mot : le désir de l’homosexuel n’est pas le désir du « même », mais de l’absolument autre, et c’est par l’expérience de cet absolu qu’il prend conscience de sa radicale impossibilité. L’homosexualité proustienne est ainsi la vérité de l’amour, l’aveu de son délire, de sa solitude profonde, de sa folie. Ce qui donne un sens universel à ce thème, qui apparaît alors autrement que comme une obsession toute particulière à l’auteur. « …ce qu’on appelle parfois fort mal l’homosexualité » (SG I ; II, 607). Il faut se garder ici d’un contresens : l’importance croissante que prend le thème de l’homosexualité dans le roman ne serait que le symptôme des obsessions du narrateur, et son insistance excessive finirait par détruire la composition pourtant si élaborée, sur laquelle Proust revient souvent dans sa correspondance, de La Recherche. Et le lecteur, sans doute superficiel, finit par éprouver une sorte de gêne devant l’intrusion de plus en plus envahissante des Sodomites et des Gomorrhéennes. Il n’est pas une femme aimée du narrateur – Gilberte, Albertine, Andrée – qui n’entretienne une liaison avec le monde clandestin de l’homosexualité et, à partir de Sodome et Gomorrhe, il est peu de personnage (de bas en haut de l’échelle sociale, de Morel jusqu’au prince de Guermantes) qui ne soit dévoué à ce « vice » (mais le mot est impropre et l’on ne parle ainsi que par commodité de langage) (18). Il serait toutefois bien étonnant que le très grand écrivain qu’était Proust, le critique radical de la méthode biographique de Sainte-Beuve, lui qui affirme si souvent, de son livre, qu’il est un appareil optique en lequel le lecteur peut lire en lui-même, et non dans les fantasmes de l’auteur, l’auteur qui doit bien au contraire disparaître dans l’architecture de l’immense télescope textuel à la construction duquel il a voué sa vie, apprenant à se dissoudre dans le miroir parabolique de telle façon qu’aucun reste ne vienne troubler la pureté de l’image, il serait bien étonnant qu’un tel écrivain compromette l’équilibre de l’œuvre tout entière en mettant en avant, par une insistance qu’il ne maîtriserait pas, une obsession qui ne serait que la sienne. On ne lira convenablement La Recherche qu’à la condition de redonner à l’homosexualité, ou plutôt au mythe de l’homosexualité, toute sa dignité littéraire : l’inversion est la vérité secrète de toute étreinte, la fusion des corps comme des âmes n’étant qu’une illusion que la vie, cruellement, se charge toujours de dissiper. Les deux sexes, par une malédiction qui n’est pas sans rapport avec la Loi suprême qui règne en ce monde, celle du Temps, sont condamnés à rechercher la satisfaction de leurs désirs en deux mondes radicalement étrangers l’un à l’autre, celui de Sodome et celui de Gomorrhe. Le vers de Vigny, placé en exergue de Sodome et Gomorrhe, l’énonce explicitement : « La femme aura Gomorrhe et l’homme aura Sodome », destin qui conduit aussitôt à l’énoncé du verdict irrémédiable : « Les deux sexes mourront chacun de son côté » (vers également cité par Proust lui-même : II, 616). Sodome et Gomorrhe dressent le théâtre grandiose de la folie du désir égaré dans le temps, chacun poursuivant éperdument un objet qui n’a d’existence que dans son imagination, et manquant ainsi la seule rédemption qui soit à sa portée, la recréation par l’art des figures fugitives de la lanterne magique, transportées par le travail du style dans l’éternité – qui, il est vrai, n’a elle-même qu’un temps – du Mythe et de la Poésie. Faute d’apercevoir cette transfiguration, le lecteur inattentif ne verra, dans l’affluence croissante des personnages homosexuels sur la scène du roman, qu’une monomanie de l’auteur, ou un trait d’époque aujourd’hui privé de sens.
            Anne Henry, Proust, Balland, 1986, p. 185-188 : « L’amour-maladie » : en revenant si souvent sur l’étrangeté de l’inversion sexuelle, Proust ne ferait que reprendre un thème devenu un lieu commun dans la littérature fin de siècle : « Proust n’a pas eu grand-chose à faire pour que le topos fin de siècle, l’amour-maladie, déjà passablement nihiliste, le devienne encore davantage. Il a seulement systématisé sur le plan anecdotique ce que ses prédécesseurs avaient fait valoir de façon plus occasionnelle : la maladie de l’amour, comme le notait le psychiatre Janet, consiste à succomber à un microbe dans un état dépressif » (186). Anne Henry rapproche alors une nouvelle fois Proust de Schopenhauer, comme si Proust était incapable d’une pensée originale, et comme si La Recherche n’était qu’un pot-pourri des idées qui traînaient à l’époque dans l’air du temps. L’homosexualité devient alors si insistante dans le roman que, du moins à en croire Anne Henry, elle en devient presque gênante : « Quant à Albertine, la sportive, si séduisante au début avec ses bonnes joues, son polo noir, sa bicyclette et sa vitalité, elle se gâte un peu en prisonnière et son aspect androgyne de plus en plus marqué entache d’invraisemblance les interminables soupçons qu’elle éveille chez ce Narrateur jaloux, qui rumine sur ses sorties avec la même constance que jadis Swann sur celles d’Odette » (186). Proust ne nous parlerait donc que de ses obsessions : « L’équivalence de l’amour-jalousie, imposée par toute la description proustienne, repose sur un cumul idéologique et obsessionnel qui lui donne sa saveur » (186). Anne Henry continue en ce sens, et le parti pris de la lecture est exprimé avec tant de cohérence qu’il vaut la peine de le citer longuement : « [187] Si étourdissantes que soient les toilettes de ces belles personnes, et si réussie leur psychologie féminine, dès qu’il s’agit de soupçons, Proust ne peut imaginer ceux-ci autrement que sous la forme qui lui est imposée par sa propre jalousie : crainte que le partenaire homosexuel le trompe parce qu’il est en réalité hétérosexuel. Aussi renverse-t-il ce rapport au prix d’une certaine vraisemblance : on ne voit vraiment pas pourquoi Odette qui aime tant les hommes succomberait aux avances de Mme Verdurin ni pourquoi Swann aurait plus à en souffrir que de ses fredaines précédentes. Les conditions de la prostitution masculine du temps qui obligent des garçons démunis à s’offrir comme ‟secrétaires” à la discrétion d’un maître, indépendamment de leurs prédispositions, expliquent la récurrence d’obsessions dont le caractère très personnel endommage la pertinence de l’analyse générale. Cette Albertine deuxième manière, hommasse et fugueuse, prêtée par sa tante – en cette époque de respect des conventions – à un garçon de même milieu pas encore décidé à l’épouser, qui sort seule toutes les heures de la nuit et siffle dans la salle de bain en s’étrillant joyeusement, ne nous convainc pas tout à fait, malgré [188] ses assommantes chasubles de chez Fortuny et son destin vaguement parallèle à celui de la délicate Esther cloîtrée par ordre de Vautrin dans Splendeurs et misères des courtisanes, ne se promenant que la nuit elle aussi…
            Bien que Proust, continue Anne Henry, n’ait pas décrit de façon directe l’expérience de l’amour homosexuel, toujours imputé à des tiers, il ne lui réserve pas un chemin différent. Et la scène où Charlus horrifié découvre dans un bordel Morel entourée de femmes est destinée à prouver l’identité des comportements. Il est hors de doute que le thème de l’homosexualité fait partie de la littérature nihiliste fin de siècle mais l’extension que Proust a prévue, quand finalement toute hétérosexualité s’efface devant son contraire, est si monstrueuse, fondée sur le seul soupçon et non sur quelque analyse scientifique, qu’un vent de folie souffle sur le livre. Les copieuses évocations de l’amour-maladie, les interminables justifications de Proust, ces analyses trop complaisamment répétées constituent la faiblesse de La Recherche, manquent parfois à la persuasion, Proust maintenant inlassablement sa peinture au niveau du boulevard où l’homme riche entretient des créatures de niveau inférieur, hommes ou femmes qu’importe, écornant tristement et vainement son patrimoine.
            Est-ce par respect des conventions, par timidité imaginative ou par aveuglement obsessionnel, conclut enfin Anne Henry, que Proust a raté comme Gide le thème, qui lui tenait tant à cœur, de Sodome ? Le De Profundis, ce superbe réquisitoire de adressé à Alfred Douglas, en attendant le lyrisme échevelé de Genêt, donne la mesure de ce qui aurait pu être ».
            Dans un autre chapitre du même livre, Anne Henry résumant le roman, fait allusion à la scène du bordel de Jupien où Charlus est un nouveau Prométhée : « Proust laisse longuement s’exprimer Charlus qui lui sert de porte-parole dans ses longues tirades. Les remarques cinglantes du baron sont infiniment plus intéressantes que l’épisode du bordel pour hommes, où le Narrateur, décidément voué au voyeurisme, cette dégénérescence du perspectivisme, assiste à la flagellation de celui-ci par de faux voyous tandis que Saint-Loup vient y chercher sa croix de guerre qu’il y a égarée » (265).

            Ce cri du cœur, tout de même un peu étonnant de la part d’une universitaire qui a consacré une partie non négligeable de sa vie à l’étude de A la recherche du temps perdu, a du moins le mérite de poser franchement la question : s’il en est bien ainsi, La Recherche est un symptôme plus qu’une œuvre d’art véritable, qui intéresse la psychiatrie et non la littérature ni la philosophie. Car si tout ce qui est dit ici de l’amour relève d’une obsession maladive, alors il faut bien reconnaître qu’il ne reste plus grand-chose de ce vaste roman… Cela dit, si nous souhaitons légitimer le génie de Proust, nous devons répondre à l’attaque frontale d’Anne Henry : pourquoi en effet cette obsession de l’homosexualité, n’est-ce que le symptôme d’une névrose (mais pourquoi l’homosexualité serait-elle davantage une névrose que l’hétérosexualité ?) ou le signe d’une volonté artistique dont le dessein échappe manifestement à Anne Henry ? Rien de moins naturel que l’humaine sexualité, rien de plus fantasque, de plus envoûté par les fantômes de l’imagination, rien de mieux susceptible des plus extravagantes variations.
            Remarquons tout d’abord que le nihilisme de l’amour n’est pas seulement un trait « fin de siècle » ou schopenhauerien, mais qu’on le trouve aussi, et avec une tout autre grandeur, dans la littérature de l’âge classique, chez les moralistes ou dans l’admirable roman de Mme de la Fayette, La Princesse de Clèves (mais aussi bien chez un Stendhal, dans La Chartreuse de Parme), et que ces textes ont certainement eu une tout autre influence (si tant est qu’on peut admettre cette notion confuse) sur Proust que les « topoi » fin de siècle…
            Ensuite et surtout, il faut redonner à l’homosexualité dans La Recherche toute la dimension qui est la sienne. Proust ne le laissait-il pas clairement entendre en faisant référence aux vers de Vigny (« Samson », Les Destinées, 1864) :
                        Bientôt, se retirant dans un hideux royaume,
                        La Femme aura Gomorrhe et l'Homme aura Sodome,
                        Et, se jetant, de loin, un regard irrité,
                        Les deux sexes mourront chacun de son côté.

            Sodome et Gomorrhe ne sont pas les royaumes des homosexualités masculines et féminines, malgré ce qu’une lecture superficielle peut croire, mais plutôt les deux mondes impénétrables et incommunicables où l’homme et la femme rêvent, chacun de son côté, l’amour, sans qu’il ne leur soit jamais possible de se rencontrer. L’homosexualité n’est que la figure de la rêverie ou « folie » amoureuse en laquelle tout amour s’enferme et s’emprisonne, le monde nécessairement subjectif, privé de toute vérité objective, en lequel les humains, vainement, rêvent à l’amour en le rendant radicalement impossible. Ce « vent de folie » qui souffle sur La Recherche, il est moins celui de l’homosexualité que celui de l’amour même. « Un vent de folie souffle sur le livre », écrit Anne Henry. On ne saurait lui donner tout à fait tort. Mais ce qu’Anne Henry ne voit pas, et ce que le livre révèle, c’est qu’un vent de folie, en effet, souffle sur les hommes. Heureux ou malheureux, il n’y a surtout pas d’amour « raisonnable », et l’amour n’est pleinement lui-même qu’en devenant l’amour fou. L’homosexualité est surtout chez Proust le révélateur du destin chimérique auquel l’amour se condamne lui-même, la forme la plus visible, la plus évidente, de la folie amoureuse, du délire du désir.
            Telle est la raison pour laquelle la vérité de l’homosexualité ne peut se révéler que par delà la distance infranchissable qui sépare la salle de la scène, le théâtre, comme l’a montré Rousseau dans son admirable Lettre sur les spectacles, n’étant qu’un espace d’infinie distanciation. Ce que pense Proust par l’universalité de l’homosexualité, ce n’est pas l’homosexualité elle-même, c’est la solitude irrémédiable des désirs qui évoluent dans des mondes toujours parallèles, et qui ne s’intersectent jamais. L’homosexualité est, dans La Recherche, la figure en laquelle s’incarne le tragique de l’amour. Elle est la vérité de la Distance, dont la plaine venteuse de Méséglise est le royaume.
            Si, comme Proust prend soin de le préciser lui-même, « ce qu’on appelle parfois fort mal l’homosexualité » (SG I ; II, 607) ne répond guère au mot qui le désigne, c’est pour trois raisons essentielles :
1. Il n’y a pas une homosexualité, mais deux –Sodome et Gomorrhe – qui sont aussi distinctes l’une de l’autre que sont distantes les rêveries érotiques que l’un et l’autre sexe, chacun de son côté, tissent autour de l’objet de leur désir.
2. Le désir homosexuel n’est nullement l’amour du semblable, comme le mot le suggère (homoios), mais au contraire le désir de l’absolument autre, de l’interdit, de l’étrangement inquiétant (rien ne suggère davantage le sentiment de l’inquiétante étrangeté que la rencontre du double : voyez Edgar Poe). Le désir qui se maintient sagement dans le cercle rassurant du semblable, refoulant la menace de l’inconnu, c’est au contraire le désir hétérosexuel, étroitement réglementé par l’ordre social et l’institution du mariage.
3. L’homosexualité révèle d’autant plus violemment l’essence de tout désir que, elle-même interdite et nécessairement clandestine, elle fait de l’accomplissement du désir un acte de transgression par lequel se déclare de façon manifeste la charge subversive et latente qui détermine toujours, au plus intime d’elle-même, la fascination sexuelle. La société dissimule cette violence sous les rites et les convenances de la vie conjugale. Si le roman est le récit au cours duquel le caché devient apparent, et le latent manifeste, alors l’homosexualité est la vérité romanesque de l’amour, l’aveu le plus délirant de son romantisme échevelé, la folie d’un désir voué en effet à l’échec puisqu’il choisit délibérément l’irréalité du fantasme contre la platitude du réel : « Tous obligés à protéger leur secret, mais ayant leur part d’un secret des autres que le reste de l’humanité ne soupçonne pas et qui fait qu’à eux les romans d’aventure les plus invraisemblables semblent vrais ; car dans cette vie d’un romanesque anachronique, l’ambassadeur est ami du forçat ; le prince, avec une certaine liberté d’allures que donne l’éducation aristocratique et qu’un petit bourgeois tremblant n’aurait pas, en sortant de chez la duchesse s’en va conférer avec l’apache » (II, 617). Dans un monde où le code social régit tous les comportements, et dont l’unique passion, semblable à celle de Sidonie Verdurin, est de gravir un à un les degrés de vanité des hiérarchies sociales, l’homosexualité, qui transgresse ces cloisonnements hiérarchiques et fait s’accoupler le prince avec le gueux, est l’ultime refuge de la poésie de l’amour, de sa transfiguration dans le mythe littéraire. A l’heure de la modernité, Madame Bovary est homosexuelle, et Roméo et Juliette composent un couple d’invertis : « La haine des Capulet et des Montaigu n’était rien auprès des empêchements de tout genre qui ont été vaincus, des éliminations spéciales que la nature a dû faire subir aux hasards déjà peu communs qui amènent l’amour, avant qu’un ancien giletier, qui comptait partir sagement pour son bureau, titube, ébloui, devant un quinquagénaire bedonnant ; ce Roméo et cette Juliette peuvent croire à bon droit que leur amour n’est pas le caprice d’un instant, mais une véritable prédestination préparée par les harmonies de leur tempérament, non pas seulement par leur tempérament propre, mais par celui de leurs ascendants, par leur plus lointaine hérédité, si bien que l’être qui se conjoint à eux leur appartient avant la naissance, les a attirés par une force comparable à celle qui dirige les mondes où nous avons passé nos vies antérieures » (SG I ; II, 627-628).

            Et puisque Proust nous incite à penser, par le titre même de l’un de ses ouvrages, qu’il y a deux royaumes dans l’Empire de l’inversion, Sodome et Gomorrhe, peut-être pourrions-nous déjà préciser les traits qui sont propres à Gomorrhe, puisque c’est de ce côté-là que se joue la scène de Montjouvain. Proust fait de cette scène, en laquelle un rite de profanation de l’icône paternelle joue le rôle de préliminaire amoureux, la scène emblématique : « C'est peut-être d'une impression ressentie aussi auprès de Montjouvain, quelques années plus tard, impression restée obscure alors, qu'est sortie, bien après, l'idée que je me suis faite du sadisme » (S ; I, 159). Mais nous avons remarqué combien ce sadisme, qui ne s’exerce ici que de façon symbolique, n’est que l’envers de la très haute admiration que mademoiselle Vinteuil et son amie éprouvent en vérité pour le compositeur. Si l’on compare cette scène avec une autre, horrible cette fois, qui se joue du côté de Sodome, Charlus s’offrant au supplice de la flagellation que lui administrent de faux voyous (TR), il faut bien reconnaître que le théâtre de la cruauté est bien plus terrifiant du côté de Sodome que du côté de Gomorrhe : « "Je vous en supplie, grâce, grâce, pitié, détachez-moi, ne me frappez pas si fort, disait une voix. Je vous baise les pieds, je m'humilie, je ne recommencerai pas. Ayez pitié". "Non, crapule, répondit une autre voix, et puisque tu gueules et que tu te traînes à genoux, on va t'attacher sur le lit, pas de pitié" […] Enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d'un martinet en effet planté de clous que lui infligeaient Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d'ecchymoses qui prouvaient que le supplice n'avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus » (III, 815). En règle générale, nous verrons que la sexualité gomorrhéenne est toute de caresses superficielles et de jouissances heureuses, Albertine, que Proust compare souvent à un jeune chat toujours ronronnant, étant la Reine qui règne sur Gomorrhe ; en revanche, la sexualité sodomite est volontiers cruelle, son sadisme littéral et sanglant et non pas seulement symbolique, Morel, arriviste cynique et cruel, certainement l’un des personnages les plus antipathiques du roman, étant l’idole que tous adorent au royaume de Sodome.
            Entre Sodome et Gomorrhe, il existe une autre différence que le texte, ici, laisse deviner. Nous avons remarqué comment l’étreinte homosexuelle est toujours, dans La Recherche, un spectacle clandestin surpris par un voyeur dissimulé, qui voit sans être vu. Ceci contribue, disions-nous, à souligner le caractère théâtral et artificiel des rites du plaisir interdit, et par conséquent à mieux faire sentir la Distance infranchissable, que matérialise au théâtre la séparation de la salle et de la scène, qui éloigne de la réalité le fantasme du désir : « il n'y a guère que le sadisme qui donne un fondement dans la vie à l'esthétique du mélodrame », écrit ici Proust (I, 163). Il semble pourtant que cette même Distance ne soit pas de même nature du côté de Sodome et du côté de Gomorrhe. On se souvient que mademoiselle Vinteuil trouvait « assommant […] de penser que des yeux nous voient », s’attirant alors la réplique secrètement désirée : « quand même on nous verrait, ce n’en serait que meilleur » (I, 161). Le corps heureux de Gomorrhe semble jouir davantage de se savoir vu, à la façon d’un corps glorieux qui exhibe le plaisir qui le transfigure et le magnifie, et cela d’autant plus volontiers qu’un tel corps incarne l’accomplissement charnel qui peut seul suspendre le supplice du désir comme souffrance du manque. Cette transfiguration de la chair n’a pas lieu du côté de Sodome, où les rites de la cruauté devront se porter toujours plus loin, à la poursuite d’une volupté qui n’est jamais assez connue. Il n’y a pas de plaisir à être vu du côté de Sodome, mais bien davantage la secrète honte d’une violence nécessairement insatisfaite, et qui évoque, plus encore que le plaisir, l’assouvissement d’un désir de meurtre : « J’aurais pu croire qu’une personne en égorgeait une autre à côté de moi et qu’ensuite le meurtrier et sa victime ressuscitée prenaient un bain pour effacer les traces du crime. J’en conclus plus tard qu’il y a une chose aussi bruyante que la souffrance, c’est le plaisir » (SG I ; II, 609).

 

NOTES

1- On sait en effet combien les peintres symbolistes aiment à représenter la relation amoureuse par le face-à-face d’Œdipe et du Sphinx. Ainsi Gustave Moreau ou Fernand Khnopff. La tête de Méduse, et son regard hypnotisant, incarne alors également l’énigme du désir.
2- « Ce n’est jamais quand des yeux vous regardent qu’on peut les trouver beaux ou laids, qu’on peut remarquer leur couleur. Le regard d’autrui masque ses yeux, il semble aller devant eux », Jean-Paul Sartre, L’Etre et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 316.
3- Un « épinier » désigne un arbuste de la famille des Epineux, et le mot est, dans certaines régions, synonyme d’aubépine. Pourtant l’insistance du texte de Proust à mentionner cette « épine rose », en lui donnant la couleur de la chair, contribue à sexualiser la fleur : l’épine, dont le nom même, par sa sonorité, est évocateur, n’a-t-elle pas le pouvoir de pénétrer en blessant ?
4- A Jacques Rivière, début février 1914 : « Si Swann confie si bénévolement Odette à M. de Charlus (ce qui me donne l’air d’avoir voulu rééditer les banales situations de mari confiant en l’amant de sa femme) c’est que M. de Charlus bien loin d’être l’amant d’Odette est un homosexuel qui a horreur des femmes et Swann le sait. »
5- Ainsi Proust sourit, non sans tendresse toutefois, quand le narrateur évoque les grands parents de Gilberte, que ses grands parents « avaient eu l’ineffable bonheur de connaître », et qui exerçaient « la sublime profession d’agent de change » (I, 143). L’enfance mythifie le réel, mais sa naïveté n’est pas stupide, puisqu’elle a le pouvoir de rendre la vie plus intense et les apparences plus fascinantes.
6- On sait encore que la courbure de la hanche que prolonge la cuisse d’Albertine endormie devient un col de cygne (P, III, 79), et la jeune fille une sorte d’hybride de Léda frémissant de plaisir et du cygne qui la pénètre (AD, III, 527 et 528). Il existe par ailleurs une tradition controuvée qui fait des Guermantes les descendants fabuleux de l’accouplement d’une nymphe et d’un oiseau divin, qu’on ne peut guère imaginer que sous la figure d’un cygne : « …l’origine fabuleuse enseignée au XVIe siècle par le bon vouloir de généalogistes parasites et hellénisants à cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu’ils prétendaient quand ils lui donnaient pour origine la fécondation mythologique d’une nymphe par un divin Oiseau » (G, II, 439).
7- Anne Henry, Proust, 1986, p. 183 : « Proust a utilisé là une analyse fort connue à son époque et souvent résumée par la formule Numina nomina – les divinités se réduisent à des noms propres. Toute une école de mythologie comparée – Max Müller, G. W. Cox, Alfred Maury, Michel Bréal (1832-1915), le cousin de Proust, à ses débuts Emile Mâle – expliquait la prolifération des mythes par des mouvements linguistiques et non par la croyance au divin. L’humanité primitive, aux préoccupations rurales et pastorales, se serait complu, disaient-ils, à rendre grâce aux puissances naturelles, pluie, soleil, vent, si déterminantes dans une économie agricole, en fabriquant à leur louange des poèmes chargés d’images et d’épithètes. Avec la dissémination des Indo-Européens, les difficultés auraient commencé : coupés de leur racine culturelle, ces peuples, ayant progressivement oublié le sens et la fonction de ces qualifications, auraient voulu à toute force les justifier en brodant des histoires à dormir debout à partir d’une vague signification qu’ils croyaient saisir dans leurs syllabes redevenues obscures et imaginant une pluralité de divinités là où il n’y avait que des images louant le soleil. La richesse des mythes dans l’enfance de l’humanité reposerait sur une ignorance linguistique ressentie comme insupportable, sur un tissu de contresens. Le mythe provient d’un désir de signification, non de la saisie d’une essence sacrée ». On sait que Mallarmé, traducteur, ou plutôt adaptateur, du manuel de Georges William Cox, Les Dieux antiques, nouvelle mythologie illustrée, avait été très attentif à ces théories, et qu’il cherchait en elle l’origine de toute poésie. Voir  Bertrand Marchal, La religion de Mallarmé, José Corti, 1988, « 3. La révolution linguistique », p. 112-188, et « I- Mythologie et poésie : Les Dieux antiques », p. 450-456.
8- Charlus, évoquant devant Brichot ahuri, les célèbres invertis de l’histoire, fait allusion à « Madame », épouse de « Monsieur », frère du roi et notoirement homosexuel, qui fait l’objet d’un célèbre portrait dans Saint-Simon : « Vous avez probablement lu les lettres de Madame, les hommes ne l’appelaient que « Putana ». Elle en parle assez clairement. Et elle était à bonne source pour savoir, avec son mari. C’est un personnage si intéressant que Madame, dit M. de Charlus. On pourrait faire d’après elle la synthèse lyrique de la « Femme d’une Tante ». D’abord hommasse ; généralement la femme d’une Tante est un homme, c’est ce qui lui rend si facile de lui faire des enfants » (P, III, 304). On remarque qu’en ce sens, Proust écrit «Tante » avec une majuscule. Un pamphlet issu du petit clan Verdurin dénonçe l’homosexualité du baron sous le titre : Oncle d’Amérique et Tante de Francfort, désignant ainsi les Etats-Unis alliés et la germanophilie de Charlus (TR, III, 767).
9- « Ma tante Léonie m’avait fait héritier, en même temps que de beaucoup d’objets et de meubles fort embarrassants, de presque toute sa fortune liquide – révélant ainsi après sa mort une affection pour moi que je n’avais guère soupçonnée pendant sa vie » (JF, I, 454).
10- « Je cessai du reste d’aller dans cette maison parce que, désireux de témoigner des bons sentiments à la femme qui la tenait et avait besoin de meubles, je lui en donnais quelques-uns – notamment un grand canapé – que j’avais hérités de ma tante Léonie […] Je me rappelais seulement plus tard que c’était sur ce même canapé que, bien des années auparavant, j’avais connu pour la première fois les plaisirs de l’amour avec une de mes petites cousines avec qui je ne savais où me mettre, et qui m’avait donné le conseil assez dangereux de profiter d’une heure où ma tante Léonie était levée » (JF, II, 578). Ainsi l’ombre de Léonie se couche sur le premier plaisir éprouvé en cachette par le narrateur, et continue de l’accompagner dans les maisons de prostitution.
11- Sadisme toutefois purement symbolique, qui exerce sa violence sur une image, celle du père mort, et non sur un être réel. Ce qui contribue aussi à son caractère théâtral et déclamatoire : « Il n’y a guère que le sadisme qui donne un fondement dans la vie à l’esthétique du mélodrame » (163).
12- Le narrateur s’est en effet endormi devant la maison de Vinteuil : « … je m’étais endormi à l’ombre et endormi dans les buissons du talus qui domine la maison, là où j’avais attendu mon père autrefois, un jour qu’il était allé voir M. Vinteuil » (159). C’est de la même façon qu’est introduit, une quarantaine de pages plus haut, le personnage de Vinteuil, l’enfant accompagnant ses parents qui venaient rendre visite à Vinteuil, et se cachant dans un buisson pour observer la scène (« … la maison de M. Vinteuil, Montjouvain, était en contrebas d’un monticule buissonneux où je m’étais caché, je m’étais trouvé de plain-pied avec le salon du second étage, à cinquante centimètres de la fenêtre » : 113). C’est à l’instant de son réveil qu’il surprend  le jeu sexuel de Mlle Vinteuil et de son amie : « Il faisait presque nuit quand je m’éveillais, je voulus me lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la reconnaître, car je ne l’avais pas vue souvent à Combray, et seulement quand elle était encore une enfant, tandis qu’elle commençait d’être une jeune fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, à quelques centimètres de moi, dans cette chambre où son père avait reçu le mien et dont elle avait fait son petit salon à elle » : 159, souligné par moi. Ainsi la scène de Montjouvain, dans le prolongement du sommeil, peut-elle fort bien passer pour un rêve.
13- « … la métaphore "faire catleya", devenue un simple vocable qu'ils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l'acte de la possession physique - où d'ailleurs l'on ne possède rien -, survécut dans leur langage… » (« Un amour de Swann »).
14- « Ma mère se rappelait la triste fin de vie de M. Vinteuil, tout absorbée par les soins de mère et de bonne d’enfant qu’il donnait à sa fille, puis par les souffrances que celle-ci lui avait causées » (159).
15- « C’est peut-être d'une impression ressentie aussi auprès de Montjouvain, quelques années plus tard, impression restée obscure alors, qu’est sortie, bien après, l’idée que je me suis faite du sadisme » (159).
16- Prenant la résolution de se dissimuler pour mieux surprendre l’accouplement de Jupien et de Charlus qui fait l’ouverture de Sodome et Gomorrhe, le narrateur évoque « un obscur ressouvenir de la scène de Montjouvain, caché devant la fenêtre de Mlle Vinteuil » (II, 608).
17- « Vous vous rappelez, déclare Albertine au narrateur sur le point de rompre, que je vous ai parlé d’une amie plus âgée que moi, qui m’a servi de mère, de sœur, avec qui j’ai passé à Trieste mes meilleures années et que, d’ailleurs, je dois dans quelques semaines retrouver à Cherbourg, d’où nous voyagerons ensemble (c’est un peu baroque, mais vous savez comme j’aime la mer), hé, bien! cette amie (oh! pas du tout le genre de femmes que vous pourriez croire!), regardez comme c’est extraordinaire, est justement la meilleure amie de la fille de ce Vinteuil, et je connais presque autant la fille de Vinteuil » (SG II, 4 ; II, 1114)
18- « Le vice (on parle ainsi pour la commodité du langage), le vice de chacun l’accompagne à la façon de ce génie qui était invisible pour les hommes tant qu’ils ignoraient sa présence » (SG I ; II, 613 ; « …contrainte sociale légère auprès de la contrainte intérieure que leur vice, ou ce qu’on nomme improprement ainsi, leur impose non plus à l’égard des autres mais d’eux-mêmes, et de façon qu’à eux-mêmes il ne leur paraisse pas un vice » (SG I ; II, 618).

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