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Marcel Proust
A la recherche du temps perdu :
propositions pour une chronologie
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« Tout est affaire de chronologie »
Le Temps retrouvé (IV, 316).
« … cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments… »
Sodome et Gomorrhe, II (III, 153)
« … notre vie étant si peu chronologique, interférant tant d’anachronismes dans la suite des jours … »
A l'ombre des jeunes filles en fleurs, II (II, 3)
« … comme notre mémoire ne nous présente pas d’habitude nos souvenirs dans leur suite chronologique, mais comme un reflet où l’ordre des parties est renversé… »
A l'ombre des jeunes filles en fleurs, I (I, 568)
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Avertissement
La chronologie de la Recherche est un labyrinthe diabolique en lequel on risque de se perdre, non de perdre son temps. Je propose ici quelques jalons, pour certains discutables, pour tous indéfiniment perfectibles. Ce jeu, car c’est un jeu, consiste à prendre le texte à la lettre, ce qui peut en masquer le sens, mais aussi bien, quelquefois, le mettre en lumière. Aussi faut-il le pratiquer avec discernement. Proust a semé dans son texte quelques repères, dont on s’étonne de constater, après une lecture attentive, qu’ils sont bien davantage cohérents qu’on ne l’aurait imaginé en première lecture. Il n’y a, somme toute, guère d’anachronismes, ce qui ne serait pas possible si la trame narrative n’obéissait à un calendrier prédéterminé. Mais Proust cherche encore à briser ce cadre trop rigide. La chronologie de la Recherche suit moins le calendrier solaire que celui des sentiments, en raison de « … cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments… » (SG II ; III, 153). L’écrivain superpose volontiers des temps dissemblables, comme autant d’échos dans les palais de Mémoire. Dans l’éternité de la création romanesque, le temps proustien n’est pas successif, il est simultané. La temporalité de La Recherche n’est pas une temporalité linéaire, mais arborescente, parcourue d’échos et de résonances, une temporalité ondulatoire qui vibre dans le champ de réminiscence, temporalité anamnésique qui doit plus à l’essence de la durée qu’à la systématique de l’emploi du temps.
Prendre le texte à la lettre, c'est évidemment faire le pari de la naïveté. Ce pari est gagnant quand il met en lumière la cohérence interne de la narration, et la construction du récit qui n'aurait certainement pas pu être aussi rigoureuse si Proust ne s'était aidé d'un schéma fortement structuré. Mais ce même pari est perdant s'il cherche à aplatir l'épaisseur temporelle du texte sur la simple succession des épisodes. On sait que Proust aime à répéter que la psychologie de ses personnages n'est pas plane, mais dans l'espace ; on peut le dire tout aussi bien de sa chronologie. Le cas le plus patent est celui de la matinée Guermantes, ou « bal de têtes », qui vient clore l'odyssée du Narrateur et met en place le décor de sa conversion à l'écriture : quelle que soit la date choisie pour cette scène ultime, elle entraîne des invraisemblances, sinon des incohérences. En vérité la chronologie des premiers volumes, qui ont donné lieu à d'attentives relectures, est beaucoup plus soignée que celle des derniers volumes, la mort surprenant Proust avant qu'il n'ait pu effectuer les corrections nécessaires. Mieux encore : à partir du moment où le Narrateur entre en maison de santé et meurt pour ainsi dire au monde, il se place comme hors du temps et met entre son regard et le temps du récit, dans lequel il ne s'introduit plus que pour de rares intervalles, une distance incommensurable. En ce sens, la matinée Guermantes est comme arrachée au temps, se déroulant sous les yeux du Narrateur, c'est-à-dire sub specie aeternitatis, et entraînant à sa suite les masques convoqués par le destin pour cette ultime réception. Le bal de têtes prend ainsi la dimension d'un final intemporel, auquel il serait vain d'assigner une date précise. Il se trouve en outre que la logique du récit incite à chercher une date postérieure à 1922, soit la mort de Proust. La matinée Guermantes se transforme alors, sous les yeux du lecteur, en un bal de fantômes, la pavane des spectres qui paraissent sur une scène d'outre-tombe pour un dernier tour de danse avant de sombrer à tout jamais dans le gouffre du Temps.
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Les références renvoient à l’édition d’A la recherche du temps perdu réalisée sous la direction de Jean-Yves Tadié dans la « Biliothèque de la Pléiade », en quatre volumes (1987, 1988 pour II et III, et 1989). Le premier chiffre indique le tome, le second la page.
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1830 environ : Naissance de la grand-mère. La grand-mère, si elle avait encore vécu, aurait plus de 95 ans lors de la matinée Guermantes (1923-1926) : « J'oubliais seulement une chose : c'est que si elles vivaient en effet Albertine aurait à peu près maintenant l'aspect que m'avait présenté à Balbec Mme Cottard et que ma grand'mère ayant plus de quatre-vingt-quinze ans, ne me montrerait rien du beau visage calme et souriant avec laquelle je l'imaginais encore maintenant… » (IV, 566). La grand’mère naît donc en 1923/26 – 95 ≈ 1830.
1840 environ : naissance de Basin de Guermantes. Le duc de Guermantes a 83 ans lors de la matinée Guermantes (1923-26) : « …le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années… » (IV, 625). Le duc est donc né vers 1840.
1845 environ : naissance du baron de Charlus (si l’on suppose à Charlus cinq ans de moins que son aîné Basin, ce qui est, il est vrai, parfaitement arbitraire), qui est le cadet de Basin de Guermantes : « Hé bien! petit frère, dit le duc en arrêtant M. de Charlus et en le prenant tendrement sous le bras, voilà comment on passe devant son aîné sans même un petit bonjour » (III, 115).
1850 : Naissance de Legrandin. Legrandin a trente ans de plus que le Narrateur ; il est donc né vers 1850 (« C'est ainsi qu’autrefois j’écrivais aux gens qui avaient trente ans de plus que moi, à Legrandin par exemple » : IV, 506).
1852-54 : naissance d’Odette. Si Odette a dix-huit/vingt ans quand Elstir esquisse son portrait, daté d’octobre 1872, en « Miss Sacripant » (II, 205), on peut en déduire qu’elle doit naître vers 1852-54. Dans l'édition de la Pléiade sous la direction de J.-Y. Tadié, Pierre-Louis Rey remarque en note : « On peut supposer que 1852 est la date de naissance que Proust prête à Odette, 1872 la date approximative de sa carrière d’actrice avant son mariage avec Monsieur de Crécy, 1892 l’époque où elle a quarante ans et où le héros l’admire au Bois et joue avec sa fille aux Champs Elysées » (II, p. 1864, note 2 de la p. 985). Sur ces trois dates, la première est hypothétique ; la seconde associe les débuts d'Odette au théâtre à la pochade d'Elstir, effectivement datée de 1872 ; la troisième se trouve dans le texte : « Je suis l’allée des Acacias de 1892 » ( IV, 528). Bien que vraisemblables, elles semblent surtout justifiées par l’écart de deux fois 20 ans entre la première et la dernière.
1855 environ : naissance de la mère du Narrateur. Le Narrateur naît en 1877, quand sa grand-mère a donc environ 50 ans ; ce qui permet de supposer que la mère naît vers 1855 (la grand mère aurait environ 25 ans quand elle donne naissance à sa fille, mère du Narrateur ; et la mère environ 25 ans quand elle donne naissance au Narrateur lui-même). Ce qui est parfaitement en accord avec l’extrême similitude, si souvent soulignée par le texte, de ces deux visages.
1870 environ : Odette est prostituée par sa propre mère. Elle a alors 16-18 ans : « Pauvre Odette! Il ne lui en voulait pas. Elle n'était qu'à demi coupable. Ne disait-on pas que c'était par sa propre mère qu'elle avait été livrée, presque enfant, à Nice, à un riche Anglais? » (I, 367) ; « Odette, cocotte vendue par sa mère dès son enfance » (III, 228).
1872 : La pochade d’Elstir, « Miss Sacripant », est datée « octobre 1872 » (II, 205). Odette doit avoir sur cette image environ 18-20 ans. Le surnom d’Odette est emprunté au titre d’un opéra comique de Ph. Gille et J. Duprato créé en 1866.
1873-74 : Odette aurait régné sur la vie de plaisirs de Nice et de Bade (« … à Bade et à Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle [Odette] avait eu une sorte de notoriété galante » : I, 307) au début du septennat de Mac Mahon, donc vers 1873 (elle aurait entre 19 et 22 ans). Odette se trouve à Nice sans doute avec l’oncle Adolphe : « …certains bruits relatifs à la vie qu’Odette avait menée autrefois à Nice. Or mon oncle Adolphe y passait l’hiver. Et Swann pensait que c’était même peut-être là qu’il avait connu Odette » (I, 307). « … ces années du début du Septennat pendant lesquelles on passait l'hiver sur la promenade des Anglais, l'été sous les tilleuls de Bade » (I, 308) : Le septennat est institué par la loi du 20 novembre 1873, alors que Mac-Mahon est président de la république depuis le mois de mai. « Le début du septennat de Mac-Mahon » ne peut ici désigner que l’hiver 1873 pour Nice, puisque la saison est précisée ; et l’été 1874 pour Bade.
1874-75 : naissance de Bloch. Bloch est « plus âgé » que le Narrateur, né en 78 (« un de mes camarades plus âgé que moi et pour qui j'avais une grande admiration, Bloch » : I, 89), soit d’environ 3-4 ans, ce qui le fait naître vers 1874-75. Quand le Narrateur lit Augustin Thierry à Combray, il aurait alors 14 ans, et Bloch, qui lui conseille plutôt de lire Bergotte, 17-18 ans. Un écart plus grand rendrait peu plausible leur amitié à l’âge de l’adolescence.
1875 : Première rencontre de Madame de Villeparisis et de M. de Norpois. La liaison de la marquise de Villeparisis et du marquis de Norpois a « plus de vingt ans » lors de la matinée chez Madame de Villeparisis : « Je n’eus au bout de quelques instants aucune peine à comprendre pourquoi Mme de Villeparisis s’était trouvée, à Balbec, si bien informée, et mieux que nous-mêmes, des moindres détails du voyage que mon père faisait alors en Espagne avec M. de Norpois. Mais il n’était pas possible malgré cela de s’arrêter à l’idée que la liaison, depuis plus de vingt ans, de Mme de Villeparisis avec l’Ambassadeur pût être la cause du déclassement de la marquise… etc. » (II, 481). La matinée Villeparisis a lieu en septembre 1898. Villeparisis a donc rencontré Norpois vers 1875. Madame de Villeparisis ayant été « amie de pension » avec la grand-mère, elle est née comme elle vers 1830. Elle aurait donc environ 45 ans quand elle rencontre Norpois. « Ma grand-mère qui à force de se désintéresser des personnes finissait par confondre tous les noms, chaque fois qu'on prononçait celui de la duchesse de Guermantes prétendait que ce devait être une parente de Mme de Villeparisis. Tout le monde éclatait de rire; elle tâchait de se défendre en alléguant une certaine lettre de faire-part : "Il me semblait me rappeler qu'il y avait du Guermantes là-dedans." Et pour une fois j'étais avec les autres contre elle, ne pouvant admettre qu'il y eût un lien entre son amie de pension et la descendante de Geneviève de Brabant. » (I, 102-103).
1876 : naissance de Robert de Saint-Loup, un peu plus âgé que le Narrateur (né en 78) : « Mme de Villeparisis […] nous reparla de l’inépuisable bonté de son petit-neveu (il était le fils d’une de ses nièces et était un peu plus âgé que moi) » (II, 90).
1877, 16 mai : crise de la Troisième République, le président monarchiste, Mac-Mahon, nommant contre le Parlement Albert de Broglie président du conseil ; après les élections d’octobre 77, Mac-Mahon devra faire marche arrière et se soumettre aux républicains. C’est cette crise du 16 mai qui marque le départ de la carrière diplomatique de Norpois, un homme habile et qui sait tourner sa veste, quand l'occasion s'en présente : « Disons pour finir qui était le marquis de Norpois. Il avait été ministre plénipotentiaire avant la guerre et ambassadeur au Seize Mai, et, malgré cela, au grand étonnement de beaucoup, chargé plusieurs fois depuis, de représenter la France dans des missions extraordinaires — et même comme contrôleur de la Dette, en Égypte, où grâce à ses grandes capacités financières il avait rendu d’importants services — par des cabinets radicaux qu’un simple bourgeois réactionnaire se fût refusé à servir, et auxquels le passé de M. de Norpois, ses attaches, ses opinions eussent dû le rendre suspect » (I, 426).
1878 : naissance du Narrateur. On est en effet conduit à choisir cette date pour la naissance du Narrateur, de façon à ce qu’il ait environ 14 ans pour la scène de son dépucelage, qui précède la mort de tante Léonie.
1878-79 : Swann amoureux : alors qu’il commence de fréquenter le salon Verdurin, introduit par Odette dans le « petit clan », Swann confie (I, 212-213) qu’il dîne à l’Elysée avec le président de la République, Jules Grévy, dont la présidence est inaugurée le 30 janvier 1879. Swann ne peut donc guère courtiser Odette avant le début de l’année 1879, au plus tôt avant la fin de l’année 1878. A cette époque, la mode était aux chrysanthèmes depuis l’année dernière : le vestibule qui précède le salon d’Odette « était bordé dans toute sa longueur d’une caisse rectangulaire où fleurissaient comme dans une serre une rangée de gros chrysanthèmes encore rares à cette époque, mais bien éloignés cependant de ceux que les horticulteurs réussirent plus tard à obtenir. Swann était agacé par la mode qui, depuis l’année dernière, se portait sur eux » (I, 217). Cette mode n’a donc rien à voir avec la publication, dix ans plus tard, par Pierre Loti, de Madame Chrysanthème en 1887 ; ni avec Madame Butterfly de Puccini, création à Paris le 28 décembre 1905 (Opéra comique). On apprend, par une note de Pierre-Louis Rey (Pléiade, sous la direction de J.-Y. Tadié, p. 1410, note 2 de la p. 585), qu’une exposition de chrysanthèmes fut organisée à Paris en 1897, et par une note de Philippe Kolb dans la Correspondance, que les chrysanthèmes géants « à la japonaise » étaient à la mode dans les années 1890 (Corr. I, 162-163). Ces dates sont donc postérieures de plus de dix ans à l’année de la narration. La mode des chrysanthèmes est un symptôme de la persistance du goût pour l’Extrême-Orient, pourtant progressivement détrôné par le succès du dix-huitième siècle, dont les frères Goncourt sont les promoteurs. Les robes de chambre d’Odette témoignent de ce changement : « Maintenant c’était plus rarement dans des robes de chambre japonaises qu’Odette recevait ses intimes, mais plutôt dans les soies claires et mousseuses de peignoirs Watteau desquelles elle faisait le geste de caresser sur ses seins l’écume fleurie, et dans lesquelles elle se baignait, se prélassait, s’ébattait avec un tel air de bien-être, de rafraîchissement de la peau, et des respirations si profondes, qu’elle semblait les considérer non pas comme décoratives à la façon d’un cadre, mais comme nécessaires de la même manière que le «tub» et le «footing», pour contenter les exigences de sa physionomie et les raffinements de son hygiène » (I, 605). Le mot « footing » apparaît pour la première fois en 1895 dans un essai d’Abel Hermant, Le Frisson de Paris, et le mot « tub » dans le roman populaire de Jean Richepin, La Glu, en 1881.
1879, 30 janvier : « Savez-vous qu’elle [Odette] ne doit plus être de la première jeunesse ? » (I, 413), dit l’un de ces anciens amants qui la voit passer plus de dix ans plus tard (donc en 1889 ; Odette a alors entre 35 et 37 ans). Il ajoute qu’il aurait « couché avec elle le jour de la démission de Mac Mahon », soit le 30 janvier 1879. Elle avait alors 25-27 ans, et venait tout juste de rencontrer Swann.
1879, décembre : À la fin de cette année, en décembre, peu de jours après le 18, Swann et Odette auraient « fait catleya », formule codée utilisée par les deux amants pour « faire l’amour ». Le premier baiser a lieu dans la voiture d’Odette, et fait suite à l’errance éperdue de Swann dans le Paris nocturne (« Cela ne vous gêne pas que je remette droites les fleurs de votre corsage…? »). Peu de temps auparavant, Swann recevait d’Odette une lettre vibrante de tendresse (« Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine écrire » : I, 222), qu’il conservera précieusement avec la fleur séchée d’un chrysanthème. Cette lettre lui fut envoyée le jour de la fête donnée à Paris pour venir en aide aux habitants de la ville espagnole de Murcia, victimes d’une terrible inondation : « En effet c’est de cette façon qu’il avait obtenu les lettres les plus tendres qu’elle lui eût encore écrites, dont l’une, qu’elle lui avait fait porter à midi de la ‟Maison Dorée” (c’était le jour de la fête de Paris-Murcie donnée pour les inondés de Murcie), commençait par ces mots : … etc. » (I, 222). Or, cette fête fut célébrée le 18 décembre 1879. Il y a en outre une certaine insistance sur cette date, puisque l’auteur la mentionne trois fois, la seconde par un retour en arrière qui insinue le soupçon du jaloux dans ce jour consacré de la mémoire amoureuse de Swann : « Il se mit à trembler à la pensée que le jour de cette fête de Paris-Murcie où il avait reçu d’elle la lettre qu’il avait si précieusement gardée, elle déjeunait peut-être avec Forcheville à la Maison d’Or » (I, 364). Swann découvrira progressivement les multiples mensonges d'Odette. La nuit de catleya, Odette raconte à Swann qu’elle était allée souper à la Maison Dorée (I, 228). Il y est pourtant passé (ibid. : « il poussa jusqu’à la Maison Dorée », mais ne l’avait pas vue, explique Odette, parce qu’elle se trouvait dans un « enfoncement »). Plus tard, Swann apprendra d'une part qu’Odette avait sans doute déjeuné avec Forcheville le jour de la fête de Paris-Murcie (I, 364), ce qui jette au moins l’ombre d’un soupçon sur ses épanchements de tendresse épistolaire ; d'autre part que le soir de « catleya », Odette sortait de chez Forcheville, qu’elle avait rencontré chez Prévost (et non à la Maison Dorée), et qu’elle avait accompagné chez lui pour « regarder ses gravures » (I, 364). Lors de cette confession, Odette ajoute : « D’autant plus qu’à ce moment-là [le jour de la Fête de Paris-Murcie] on ne se connaissait pas encore beaucoup tous les deux, dis, chéri » (I, 365). Le 18 décembre 1879, Swann et Odette n’avaient donc pas encore fait l’amour.
1880, septembre : naissance de Gilberte : Swann n’a pas de relations sexuelles avec Odette avant la fin décembre 1879. Or Gilberte est bien la fille de Swann, et non de Forcheville, puisque le narrateur développe longuement sa ressemblance avec son père et sa mère. Swann, pourtant grand séducteur, met un an avant de passer à l'acte !
1880 : Naissance de Morel. Charles Morel, fils du valet de chambre de l’oncle Adolphe, est « un beau garçon de dix-huit ans » quand il vient apporter au Narrateur les photos des actrices célèbres et des cocottes que l’oncle Adolphe avait connues. A cette date, l’oncle Adolphe est mort depuis un an. Cette visite de Morel a lieu « quelques jours » avant la matinée Villeparisis (II, 560), donc, je suppose, vers août / septembre 1898. Morel serait donc né en 1880.
1881-82 : Tout de suite après son accouchement (septembre 1880), Odette s’absente souvent : à la Pentecôte de cette année, elle fait un voyage avec Forcheville en Egypte (I, 350), ce qui doit correspondre à la Pentecôte 1881, qui tombe un 5 juin (la Pentecôte 1880 tombe le 16 mai, et Odette ne peut guère partir en croisière alors qu’elle est enceinte de 5 mois…). Cette croisière avec Forcheville est sans doute la croisière en Méditerranée sur le yacht des Verdurin, qui dure près d’un an : « Une fois, partis pour un mois seulement, croyaient-ils […], d’Alger ils allèrent à Tunis, puis en Italie, puis en Grèce, à Constantinople, en Asie Mineure » (I, 367). Odette ne peut donc partir en croisière qu’au mois de mai 1881, vers la Pentecôte, et revenir un an plus tard en 1882. Vers le mois de mai 1882 (« près d’un an » après le départ), Swann rencontre à Paris Mme Cottard qui avait quitté avec son mari la croisière à Constantinople, et qui lui dit combien Odette parlait élogieusement de lui pendant cette croisière (I, 369-70). C’est la première fois qu’Odette s’absente si longtemps, car elle ne disparaissait ordinairement de la vie de Swann, jusque là, que pendant les mois d’été : « il savait que la seule grande absence qu'elle faisait était tous les ans celle d'août et septembre » (I, 349). L’éloignement aide Swann à se détacher d’Odette.
1882 : Naissance d’Albertine (voir plus loin, 1896). Albertine a donc quatre ans de moins que le Narrateur.
1882 ou 1883 : Charlus, mandaté par Swann pour chaperonner Odette, emmène la jeune femme au musée Grévin (créé à Paris en 1882) et au Chat Noir (fondé par Rodolphe Salis en 1881) : I, 310, et note correspondante p. 1229.
1883 ou 1884 : on peut supposer que c’est vers ces années-là que Swann se détache d’Odette, « une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » (I, 375). C’est également vers ces années-là que doit avoir lieu la soirée chez la marquise de Saint-Euverte, au cours de laquelle Swann prend conscience du déclin irréversible de son amour pour Odette. Il n’en fournit pas moins à Mme Verdurin un coupe-file pour la cérémonie qui a lieu le jour de l’enterrement de Gambetta, le 6 janvier 1883 (I, 212).
1884, 1er janvier : le Narrateur, six ans, fait avec sa mère une visite de Nouvel An à sa tante Léonie qui vient toujours passer l'hiver à Paris : « Il y avait eu dans mon enfance, avant que nous allions à Combray, quand ma tante Léonie passait encore l'hiver à Paris chez sa mère, un temps où je connaissais si peu Françoise que, le 1er janvier, avant d'entrer chez ma grand-tante, ma mère me mettait dans la main une pièce de cinq francs et me disait : « Surtout ne te trompe pas de personne. Attends pour donner que tu m'entendes dire : "Bonjour Françoise" ; en même temps je te toucherai légèrement le bras" » (I, 52).
1884 (avant l’automne) : mort de l’oncle Octave, époux de Léonie.
1884 (automne) : après la mort de son mari, l’oncle Octave, tante Léonie commence sa vie de recluse : « …tante Léonie qui, depuis la mort de son mari, mon oncle Octave, n'avait plus voulu quitter, d'abord Combray, puis à Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne "descendait" plus, toujours couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique, de maladie, d'idée fixe et de dévotion » (I, 48) ; « Ma mère, par désir passionné d’être rassurée par l’ami de Bergotte [il s’agit du docteur du Boulbon], ajouta à l’appui de son dire qu’une cousine germaine de ma grand’mère, en proie à une affection nerveuse, était restée sept ans cloîtrée dans sa chambre à coucher de Combray, sans se lever qu’une fois ou deux par semaine » (II, 600). Tante Léonie mourant en 1891, elle s’enferme dans sa chambre 7 ans plus tôt, donc en 1884.
1888 : C’est l’époque où, amoureux du théâtre sans y être jamais allé, le Narrateur rêve longuement devant les colonnes Morris où s’annoncent les pièces du Testament de César Girodot, de Belot et Villetard, d’Œdipe-Roi de Sophocle, des opéras Les Diamants de la couronne de Scribe et Le Domino noir d’Auber (I, 72-73). Or, il se trouve que ces quatre spectacles n’ont été simultanément représentés à Paris qu’en 1881, 82, 83, 84 et 88 (I, 1136, note 1 de la p. 73). C'est 1888 qu’il faut retenir (le Narrateur a dix ans). Le texte de Proust est une fois de plus précisément en accord avec la vérité historique.
1889 : le Narrateur, alors âgé de onze ans, se rend chez son oncle Adolphe qui reçoit Odette (« la Dame en rose ») ce jour-là ; l'oncle, en raison de cet impair, est ensuite exclu de la famille et n'est plus reçu à Combray.
1890 : pré-adolescence du Narrateur (12 ans) et masturbation dans le cabinet de Combray, si du moins il faut en croire cette esquisse, non retenue dans le texte final : « Mais à douze ans quand j’allais m’enfermer pour la première fois dans le cabinet qui était en haut de notre maison à Combray où des colliers de graines d’iris étaient suspendus, ce que je venais chercher c’était un plaisir inconnu, original, qui n’était pas la substitution d’un autre » (Esquisse pour « Combray », I, 646).
1891, Pâques : Sans doute la date de la première rencontre avec Gilberte dans la haie d’aubépines. La fille d’Odette et de Swann a 11 ans, le Narrateur 13 ans. On jugera que c’est peut-être un peu tôt pour les jeux érotiques dans le donjon de Roussainville, mais Gilberte est en ce domaine une enfant précoce. En 1891, les dimanche et lundi de Pâques tombent le 29 et le 30 mars.
1891, été : le Narrateur perd son pucelage, dans la maison de Léonie, alors encore vivante, sur un canapé qui émigre par la suite dans le bordel où Rachel fera ses débuts : « Je me rappelai seulement beaucoup plus tard que c’était sur ce même canapé que bien des années auparavant j’avais connu pour la première fois les plaisirs de l’amour avec une de mes petites cousines avec qui je ne savais où me mettre et qui m’avait donné le conseil assez dangereux de profiter d’une heure où ma tante Léonie était levée » (I, 568). Il a alors 13 ans, et approche de 14.
1891, vers la fin de l’été : mort de tante Léonie (I, 151-152). Vers la fin de l’été puisque c’est en automne que la famille se rend à Combray pour régler la succession (I, 151). « Françoise disait en riant : "Madame sait tout ; Madame est pire que les rayons X (elle disait x avec une difficulté affectée et un sourire pour se railler elle-même, ignorante, d'employer ce terme savant), qu'on a fait venir pour Mme Octave et qui voient ce que vous avez dans le cœur" » (I, 53). Les rayons X n’ont été découverts qu’en 1895 par Wilhelm Röntgen, et ne seront pas mis au service de la médecine avant 1897. Mais la cohérence chronologique impose de reculer bien avant cette date la mort de la tante Léonie. En effet, c’est seulement après cette mort que Françoise passe au service de la famille du Narrateur : « Françoise, en effet, qui était depuis des années à son service et ne se doutait pas alors qu'elle entrerait un jour tout à fait au nôtre, délaissait un peu ma tante pendant les mois où nous étions là » (I, 52). Or, l’année suivante, donc en 1892, vers le mois de mai, Françoise accompagne le Narrateur aux Champs Elysées, où il retrouvera Gilberte pour des jeux qui sont d’abord d’enfants, jeux de barres et de ballon.
1891, automne : longues promenades du Narrateur du côté de Méséglise, au cours desquelles il rêve de rencontrer, tel René à Combourg, une nouvelle sylphide : « Je pris ensuite l’habitude d’aller, ces jours-là, marcher seul du côté de Méséglise-la-Vineuse, dans l’automne où nous dûmes venir à Combray pour la succession de ma tante Léonie, car elle était enfin morte… » (I, 151).
1892, début avril : le père prévoit, pour la mère et l’enfant, un séjour à Venise du 20 au 29 avril (I, 385) ; ce voyage sera ajourné et, pour rétablir la santé chancelante de l’enfant, le médecin lui prescrit d’aller chaque jour aux Champs-Elysées : c’est donc vers mai 1892 que le Narrateur retrouve au Champs-Elysées Gilberte qu’il avait déjà rencontrée l’année précédente, à Pâques 1891, dans le raidillon de Tansonville. « On devait se contenter de m'envoyer chaque jour aux Champs-Elysées, sous la surveillance d'une personne qui m'empêcherait de me fatiguer et qui fut Françoise, entrée à notre service après la mort de ma tante Léonie » (I, 386).
1892, mai : les Champs Elysées, d’abord insupportables, commencent d’être intéressants le jour où le Narrateur entend une fillette dire adieu à une certaine Gilberte (I, 387). Quelques jours plus tard, le Narrateur intègre la petite bande dans laquelle Gilberte Swann joue aux barres (I, 388). A cette époque, Gilberte a 12 ans et le Narrateur 14. Les jours où le Narrateur est certain de ne pas rencontrer Gilberte aux Champs-Elysées, il emmène Françoise, maintenant au service de la famille du Narrateur, dans l’allée des Acacias (actuelle avenue de Longchamp), au Bois de Boulogne, où passe royalement la mère de Gilberte, Odette Swann (qui devait avoir alors environ 38-40 ans), admirée de tous pour sa beauté et pour l’élégance de sa toilette (I, 408 sq.). Revoyant Odette, ruinée par l’âge, lors du bal de têtes qui conclut Le Temps retrouvé (vers 1923-26), le Narrateur a le sentiment qu’elle parle à sa mémoire et lui murmure : « Je suis l’allée des Acacias de 1892 », confidence qui nous fournit la date de ses idolâtries infantiles (IV, 528). L’enfant entend par la fenêtre un orgue de Barbarie jouer En revenant de la revue, chanson de Paulus chantée pour la première fois le 14 juillet 1886 (I, 397).
1892, automne : « …l’allée des Acacias de 1892 » : Odette a donc alors environ 38-40 ans (« Savez-vous qu’elle ne doit plus être de la première jeunesse ? » dit l’un de ces anciens amants qui la voit passer : I, 413). Bien plus tard, un mois de novembre (vers 1910), le Narrateur fera un pèlerinage au Bois en mémoire des adorations de son enfance adolescente (I, 414 sq.).
1893, hiver : une journée d’hiver ensoleillée (Paris est enneigé) lors de laquelle Gilberte, soudain, court vers le Narrateur les deux bras grands ouverts, et se laisse glisser sur la glace. Le froid est si vif que la Seine avait gelée : « Françoise avait trop froid pour rester immobile, nous allâmes jusqu’au pont de la Concorde voir la Seine prise, … » (I, 390). Une note de l’édition de la Pléiade (I, 1274, note 3 de la p. 390) précise que les années 1891, 1892 et 1894 furent des années de grand froid, et que la Seine avait gelé. Mais il suffit de consulter les chroniques de la météo pour apprendre que l'hiver 1893 fut également très rigoureux : le thermomètre descendit alors jusqu'à – 26° à Limoges et – 30° à Langres, et la Seine à Paris fut gelée du 13 au 23 janvier.
1893, printemps et été : les amours enfantines du Narrateur et de Gilberte. Gilberte, 13 ans, donne au Narrateur, 15 ans, une bille d’agate (I, 395) et un livret sur Racine, par Bergotte (I, 395). Gilberte propose au Narrateur de l’appeler par son prénom (I, 396).
1893, fin de l’automne : A la fin de l’année (« Cela va être bientôt Noël et les vacances du jour de l’An » : I, 401), Gilberte annonce triomphalement au Narrateur désemparé qu’elle ne sera pas là pour le Nouvel An. Une première esquisse de cette scène la situait la veille du Carnaval (I, 1256 : « J’espère bien qu’on m’emmènera à la matinée costumée »).
1894, 1er janvier : le Narrateur (16 ans) envoie à Gilberte (14 ans) une lettre longue et passionnée dans laquelle il lui propose de mettre fin à leur amitié ancienne, amitié d’enfants, et d’inaugurer entre eux une autre amitié, plus belle et indestructible, soit une relation amoureuse et non plus simplement amicale : « … je lui disais que notre amitié ancienne disparaissait avec l’année finie, que j’oubliais mes griefs et mes déceptions et qu’à partir du 1er janvier, c’était une amitié neuve que nous allions bâtir, si solide que rien ne la détruirait… etc. » (I, 477-78). Naturellement, la lettre déplaît aux parents de Gilberte qui, en conséquence, ne vient plus pendant quelque temps jouer aux Champs Elysées. Françoise achète ce même jour deux cartes postales représentant l’une Pie IX, icône de la droite catholique et conservatrice, l’autre Raspail, icône de la gauche révolutionnaire et communarde (I, 478). La vieille servante est sensible à la sainteté de l’icône, mais indifférente aux luttes politiques. Raspail est mort en janvier 1878, et Pie IX en février de la même année.
1894, début de l’année : le marquis de Norpois vient dîner chez les parents du Narrateur. Celui-ci, dans l’espoir de renouer avec Gilberte, demande au diplomate de le recommander auprès des Swann, qui le battent froid. Gilberte a alors 14 ans. Norpois le dit lui-même : Gilberte est alors « une jeune personne de quatorze à quinze ans » (I, 467). « L’après-midi de ce même jour » (I 430), le Narrateur est allé, en compagnie de sa grand’mère, voir pour la première fois voir la Phèdre de Racine, avec la Berma dans le rôle-titre. Cette joie lui a été accordée pour le consoler de son abattement à la suite de la désertion de Gilberte : « Seule l’idée qu’on allait me laisser entendre la Berma me distrayait de mon chagrin » (I, 432).
1894, printemps : Gilberte (14 ans) revient jouer aux Champs Elysées, mais les jeux de la jeune fille ne sont plus innocents. Elle propose au Narrateur (16 ans) de lutter avec elle ; celui-ci, excité par ce semblant d’étreinte, parvient alors à la jouissance : « je répandis, comme quelques gouttes arrachées par l’effort, mon plaisir auquel je ne pus pas même m’attarder le temps d’en connaître le goût » (I, 485). Cette lutte amoureuse est dissimulée par un buisson de lauriers, dont la floraison a lieu au printemps. Un peu plus tard, peut-être au mois de mai qui est traditionnellement le mois de l’amour (1), le Narrateur rentre en grâce auprès des parents de Gilberte, et reçoit de la jeune fille une lettre l’invitant à ses goûters tous les lundis et vendredis (I, 490-491). On passe de l’âge des amours enfantines à celui des jeunes filles en fleurs.
1894, été et automne : le Narrateur, admis enfin dans le sanctuaire de l’appartement des Swann, devient un familier de la maison. Insensiblement, dans sa rêverie amoureuse, la mère supplante la fille, et Odette, Gilberte. L’idylle adolescente se transforme en ivresse mondaine. Swann, qui reconnaît en ce jeune homme les angoisses de son ancienne jalousie, l’admet dans l’intimité de sa bibliothèque, et prend plaisir à parler d’art avec lui (I, 500) ; Odette joue pour lui au piano la sonate de Vinteuil : « Ce fut un de ces jours-là qu’il lui arriva de me jouer la partie de la Sonate de Vinteuil où se trouve la petite phrase que Swann avait tant aimée » (I, 520). Le Narrateur, amoureux d’une Gilberte qui laisse maintenant deviner, comme en surimpression, le visage d’Odette, devient une réplique d’un Swann maintenant défunt, autrefois passionnément amoureux d’Odette.
1894-95 : à l’époque où le Narrateur commence de fréquenter le Salon d’Odette (1894-95), l’affaire Dreyfus, bien que commencée, n’avait pas encore attiré l’attention. « L’affaire Dreyfus en amena un nouveau [changement de critère], à une époque un peu postérieure à celle où je commençais à aller chez Mme Swann… etc. » (I, 508) ; « Au moment où j’allais chez Mme Swann, l’affaire Dreyfus n’avait pas encore éclaté… etc. » (ibid.). Le 22 décembre 1894, le capitaine Albert Dreyfus est condamné pour haute trahison. En mars 1895, le commandant Georges Picquart constate que, dans l’affaire Dreyfus, le vrai traître est le commandant Esterházy, et en fait part à ses supérieurs qui décident en conséquence d’envoyer ce gêneur en mission sur la frontière de l’est. Mais on en parle peu, et l’affaire demeure interne à l’armée. Le scandale ne sera guère connu avant novembre 1897, avec la lettre ouverte de Scheurer-Kestner affirmant l’innocence de Dreyfus (15 novembre), la publication dans les journaux de la lettre de Mathieu Dreyfus désignant Esterhazy comme étant l’auteur du bordereau (16 novembre) et le premier article de Zola dans Le Figaro (25 novembre). Mais elle n’éclatera vraiment au grand jour qu’avec le « J’accuse » de Zola, publié le 13 janvier 1898 dans L’Aurore.
1895, fin mars : « Quand, par un jour froid de printemps, elle [Odette] m’avait, avant ma brouille avec sa fille, emmené au Jardin d’Acclimatation… etc. » (I, 608). Nous sommes au début du printemps. Ce jour-là, le Narrateur sort avec Gilberte accompagnée de ses parents pour aller voir les « Cynghalais » (« le jour où nous étions allés voir les Cynghalais… », I, 532 ; nous dirions aujourd'hui les Ceylanais) qu’on exhibe en ce Jardin sous un alibi vaguement anthropologique (2). Proust ne fait pas ici allusion, comme le pense Pierre-Louis Rey (Pléiade, édition sous la direction de J.-Y. Tadié, I, 1380, note 2 de la p. 526), à l’exposition de « Cynghalais » et d’Araucaniens mis en cage en ce même Jardin au mois de juin 1883, mais plutôt au spectacle très populaire qui eut lieu en 1886, avec une représentation, proche du spectacle de cirque, d’une troupe Cynghalaise accompagnée d’éléphants (3). Quoi qu’il en soit, la date historique (1886) ne correspond pas à la date romanesque (1895), et Proust s’amuse à brouiller les repères. En fait de repères, il en donne deux autres, le premier en trompe-l’œil, le second mieux en accord avec la chronologie narrative, mais pourtant approximatif. La princesse Mathilde, nièce de Napoléon, rencontrée dans une allée du Bois (I, 532-534), se plaint d’un article, qu’elle juge injurieux, de Taine sur son oncle (I, 532). L’article en question, intitulé « Napoléon-Bonaparte », avait paru dans La Revue des Deux Mondes du 15 février 1887 (4), ce qui est encore beaucoup trop tôt pour le 1895 qu’exige le calendrier de la narration. En outre, Swann prétend avoir récemment rencontré Taine : « J’ai rencontré Taine qui m’a dit que la Princesse était brouillée avec lui », I, 532). Or Taine meurt le 5 mars 1893. Proust prend encore soin de préciser, avec une profusion chronologique qui lui est inhabituelle, que la rencontre avec la princesse Mathilde a lieu deux jours avant la visite du tsar Nicolas II accompagné de la tsarine à Paris, aux Invalides, visite qui fut un triomphe et au cours de laquelle fut inauguré le pont Alexandre III : « … la visite que le tsar Nicolas II devait faire le surlendemain aux Invalides. » (I, 533) (5). Cet événement eut lieu le 7 octobre 1896, ce qui cette fois est un peu trop tard. En vérité, Proust grappille les données de l’actualité, approximativement et aux alentours de sa cible, de façon à répandre sur la scène un parfum Belle Epoque. Mais ces touches pittoresques demeurent extérieures à la rigueur du développement narratif, qui impose ici le début du printemps 1895.
1895, 13 avril : Dreyfus, condamné, est transféré à l’île du Diable.
1895, avril : très peu de temps après la visite au Jardin d’Acclimatation, le Narrateur fait la connaissance de Bergotte, un écrivain pour lequel il éprouve une vive admiration, au cours d’un dîner qui a lieu chez les Swann (I, 536-563). Bergotte fait l’éloge de l’intelligence littéraire du jeune homme, qui a maintenant 17 ans, et Gilberte, qui en a 15, est flattée de cette reconnaissance.
1895, avril : la rupture entre le Narrateur et Gilberte a lieu une morne journée d’avril – « tout le long de ce jour pluvieux » (I, 573) – au cours de laquelle la jeune fille pardonne d’autant moins au Narrateur de la clouer chez elle, et de lui faire manquer un après midi dansant auquel l’invitait l’une de ses amies, qu’Odette se coalise avec le jeune homme, désormais très apprécié dans la maison, pour la réduire à l’obéissance. Il se pourrait aussi que Gilberte prenne ombrage de l'alliance, contre elle, du narrateur avec Odette, sa mère progressivement devenue sa rivale. Devant l’hostilité de la jeune fille, le Narrateur décide subitement de ne plus la voir : « J’eus le courage de prendre subitement la résolution de ne plus la voir » (I, 574). Le Narrateur a 17 ans, et Gilberte 15. Leur relation amoureuse, si on la date de la lettre du 1er janvier 1894, aura duré un an et demi ; si on la date des premiers jeux aux Champs Elysées (printemps 1892), elle aura duré trois ans ; si on la date enfin de la rencontre dans la haie d’aubépines (Pâques 91), elle aura duré quatre ans.
1895, été : « quelques années » après la mort de Léonie (1891), ce peut être, par exemple, quatre ans. C’est alors que le rideau s’ouvre sur la scène de Montjouvain : « C’est peut-être d'une impression ressentie aussi auprès de Montjouvain, quelques années plus tard, impression restée obscure alors, qu’est sortie, bien après, l’idée que je me suis faite du sadisme […] C’était par un temps très chaud… etc. » (I, 159). L’érotisme de Gomorrhe passe par le rituel symbolique de l’humiliation du père. Cette ombre portée sur l’amour approfondit la rupture, toute récente, d’avec Gilberte. Le Narrateur a alors 17 ans.
1895, automne : le Narrateur, tout en veillant soigneusement à éviter Gilberte, fréquente régulièrement le Salon d’Odette, où il rencontre Mme Cottard et Mme Bontemps, tante d’Albertine. Il espère encore une lettre de Gilberte, qui lui proposerait de renouer, mais rien ne lui parvient. Le charme d’Odette éclipse progressivement celui de sa fille.
1896, 1er janvier : « Le 1er janvier me fut particulièrement douloureux cette année-là » (I, 597). « C’était à un long et cruel suicide du moi qui en moi-même aimait Gilberte, que je m’acharnais avec continuité… etc. » (I, 600). Ce Nouvel An est le second anniversaire de la première lettre d’amour envoyée par le Narrateur à Gilberte.
1896, printemps : le Narrateur vend pour 10.000 francs, une somme alors assez considérable, une potiche chinoise qu’il a héritée de sa tante Léonie. Il compte dépenser cet argent pour ses plaisirs avec Gilberte, qu’il souhaite ramener à lui. Mais, remontant les Champs Elysées, il aperçoit la jeune fille se promenant dans le crépuscule avec un jeune homme inconnu (une rédaction marginale nous apprend bien plus tard, à la fin d'Albertine disparue, qu’il s’agissait de Léa déguisée en homme : IV, 1144, note a de la p. 271). C'est une chaude soirée, où l’on flâne dans les rues. Odette en effet répond au Narrateur qui n’a pas pu s’empêcher de se présenter chez elle : Gilberte « a eu très chaud tantôt à un cours, elle m’a dit qu’elle voulait aller prendre un peu l’air avec une de ses amies » (I, 613).
1896 : à l’époque où le Narrateur devine au loin la silhouette de Gilberte aux Champs Elysées en compagnie de Léa, Albertine est encore une toute jeune fille : « Il y eut une scène à la maison parce que je n’accompagnai pas mon père à un dîner officiel où il devait y avoir les Bontemps avec leur nièce Albertine, petite jeune fille, presque encore enfant » (I, 615) . Elle doit avoir alors 14 ans, soit deux ans de moins que Gilberte, ce qui paraît considérable à Gilberte adolescente qui évoque « une petite qui venait à mon cours, dans une classe bien au-dessous de moi, la fameuse ‟Albertine” » (I, 503) . Albertine serait donc née en 1882.
1896, mai : « Quand le printemps approcha, ramenant le froid, au temps des saints de glace et des giboulées de la semaine sainte… etc. » (I, 623). Les Saints de glace (saint Mamert, saint Pancrace et saint Gervais) sont traditionnellement fêtés les 11, 12 et 13 mai. La rupture est alors effective : le Narrateur se laisse gagner par l’indifférence tandis que s’estompe le souvenir de Gilberte, il espace de plus en plus ses visites chez les Swann : « Je ne voulus plus retourner que rarement chez Mme Swann » (I, 620).
1896, fin mai : « Les beaux jours étaient enfin revenus, et la chaleur […] Je n’y manquais jamais [admirer Odette quand elle passe le dimanche avenue du Bois, entre midi un quart et une heure] pendant ce mois de mai » (I, 624). Il est également fait ici allusion au « Club des Pannés », fondé le 19 janvier 1886, et situé près de l’Etoile (I, 1426, note 3 de la p. 624). Ce Club existait encore en 1896. Ainsi, s’étant éloigné de sa fille Gilberte, le Narrateur continue d’être du nombre des admirateurs de la beauté de Madame Swann, qui laissera en sa mémoire une image indélébile : « depuis si longtemps que se sont évanouis les chagrins que j’avais alors à cause de Gilberte, il leur a survécu le plaisir que j’éprouve, chaque fois que je veux lire, en une sorte de cadran solaire les minutes qu’il y a entre midi un quart et une heure, au mois de mai, à me revoir causant ainsi avec Mme Swann, sous son ombrelle, comme sous le reflet d’un berceau de glycines. » (I, 630 ; ce sont les derniers mots de la première partie de A l’ombre des jeunes filles en fleurs).
1896, août : le commandant Picquart a acquis la certitude qu’Esterhazy est le véritable auteur du bordereau.
1897 (été) : le premier séjour à Balbec a lieu « deux ans plus tard » (II, 3), après la fin de l’amour du Narrateur pour Gilberte, soit avril 1895. Nous sommes donc en 1897. A l’image maintenant dissipée de la fille d’Odette vient se substituer, sur fond de la mer scintillante, la troupe d’abord indifférenciée de la petite bande, d’où se détachera, progressivement, la figure unique d’Albertine. Le Narrateur a 19 ans. Albertine a 15 ans (elle joue encore au diabolo : II, 241). Saint-Loup (21 ans) utilise un Kodak pour prendre des photos de sa fiancée Rachel (II, 141) ; or les premiers Kodaks apparaissent en 1888 ( II, 1397, n. 1 de la p. 141). Au début du séjour, alors que la grand’mère et Madame de Villeparisis font encore mine de s’ignorer l’une l’autre, le Narrateur avoue que « Mme de Villeparisis ne me faisait pas plus penser à une personne d’un monde spécial que son cousin Mac-Mahon, que je ne différenciais pas de M. Carnot, président de la république comme lui, et de Raspail dont Françoise avait acheté la photographie avec celle de Pie XI » (II, 46). La présidence de Sadi Carnot commence en décembre 1887 et se termine en juin 1894. En 1897, cela fait donc trois ans qu’il n’est plus président, et que deux présidents se sont succédés après lui : Jean Casimir Périer (27-6-1894 / 16-1-1895) et Félix Faure (17-1-1896 / 16-2-1899). Quant à Raspail, il meurt le 7-1-78, et Pie IX (et non Pie XI comme il est écrit en I, p. 686) est pape de juin 1846 à février 1878. Ces références allusives sont donc cohérentes avec la chronologie romanesque. En cette même année 1897, Charlus semble avoir une « quarantaine d’années », ce qu’il faut interpréter largement, le baron prenant soin, pour séduire, de paraître plus jeune qu’il n’est en effet : « … j’aperçus un homme d’une quarantaine d’années, très grand et assez gros, avec des moustaches très noires, et qui, tout en frappant nerveusement son pantalon avec une badine, fixait sur moi des yeux dilatés par l’attention » (II, 110). Comme les grandes actrices qui gardent le secret sur leur âge véritable, Charlus tient à passer pour plus jeune qu’il n’est en effet. Il faut donc comprendre qu’il entre dans la cinquantaine : Charlus est né vers 1845, il a donc 52 ans en 1897.
1897 (automne) : déménagement de la famille du Narrateur à Paris, dans un appartement qui dépend de l’hôtel de Guermantes.
1897, septembre : mort de l’oncle Adolphe (voir plus bas, « 1898, été »).
1897, novembre : le 16 novembre, Mathieu Dreyfus, le frère du condamné, publie une lettre dans les journaux du matin dénonçant Esterhazy comme l’auteur du bordereau. Le 25 novembre, premier article de Zola dans Le Figaro sur l’affaire Dreyfus. C’est alors seulement que l’affaire Dreyfus devient vraiment publique.
1897 (fin de l'automne) : Andrée et Albertine vont souvent ensemble aux Buttes-Chaumont. Le Narrateur apprend, après la mort d’Albertine, et par Andrée, qu’Albertine et Andrée se rendaient aux Buttes-Chaumont dans une maison, ou sous les arbres, ou dans la grotte du Petit Trianon, et qu’elles y rencontraient des filles pour des jeux érotiques (IV, 188 ; pour la date, voir ci-dessous, 1900, et 1901, janvier). Ces rendez-vous ont cessé, selon Andrée, à partir du moment où Albertine est allée vivre à Paris avec le Narrateur (IV, 190).
1897-98 : lors d’une soirée à l’opéra, le Narrateur voit pour la seconde fois la Berma dans le rôle de Phèdre (II, 336 sq). Les Guermantes, et notamment la provocante Oriane, agglomérés dans la baignoire qui leur est réservée, apparaissent à ses yeux éblouis comme autant de néréides et de tritons trônant dans une grotte sous-marine.
1898 : L’affaire Dreyfus explose avec le « J’accuse » de Zola, publié le 13 janvier 1898 dans L’Aurore. C’est un peu avant la matinée Villeparisis, donc pendant l’hiver ou le printemps 1898, que le père du Narrateur découvre que Madame Sazerat le bat froid, parce qu’elle est devenue dreyfusarde (ce que le père du Narrateur ignore) : II, 450.
1898, hiver : séjour à Doncières (entre janvier et mars : quand le Narrateur rentre à Paris, « l’hiver finissait » : II, 440 ; le texte évoque le « brusque saut de l’automne dans ce commencement d’hiver » : II, 397). Le Narrateur retrouve à Doncières Robert de Saint-Loup, qui fait ses années de formation militaire (II, 370-437). On est au lendemain de Noël, et c’est peut-être pour cette raison que le restaurant où le Narrateur dîne avec Saint-Loup évoque « Breughel » (on écrit aujourd'hui « Bruegel ») et la scène du Dénombrement devant Bethléem (II, 397). Le Narrateur participe aux vives discussions qui réunissent Saint-Loup et ses amis officiers. L’affaire Dreyfus est souvent évoquée. L’un de ces amis, dreyfusard bien que « d’une famille ultra-monarchiste » (II, 404), se retourne contre le général Saussier, auquel il avait d’abord été favorable, quand celui-ci proclame l’innocence d’Esterhazy, acquitté à l’unanimité par le Conseil de guerre le 11 janvier 1898 : « Quand Saussier a proclamé l’innocence d’Esterhazy, il a trouvé à ce verdict des explications nouvelles, défavorables non à Dreyfus, mais au général Saussier » (II, 404). Par ailleurs, précise le Narrateur, « mon voisin avait appris que son chef avait laissé échapper quelques assertions qui avaient donné à croire qu’il avait des doutes sur la culpabilité de Dreyfus et gardait son estime pour Picquart » (II, 407). C'est le 26 février 1898 qu’est publié le décret qui met Picquart en réforme, pour « faute grave envers le service », et c’est à ce décret sans doute que fait allusion le « voisin ».
1898 : lors de son séjour à Doncières, le Narrateur recourt au téléphone pour entendre la voix de sa grand’mère bien aimée. Pour cela, il doit donner aux Demoiselles du Téléphone le numéro de sa correspondante : « j’aurais voulu une dernière fois invoquer les Filles de la Nuit, les Messagères de la parole, les Divinités sans visage ; mais les capricieuses Gardiennes n’avaient plus voulu ouvrir les portes merveilleuses, ou sans doute elles ne le purent pas; elles eurent beau invoquer inlassablement, selon leur coutume, le vénérable inventeur de l’imprimerie et le jeune Prince amateur de peinture impressionniste et chauffeur (lequel était neveu du capitaine de Borodino), Gutenberg et Wagram laissèrent leurs supplications sans réponse et je partis, sentant que l’Invisible sollicité resterait sourd » (II, 434-35). C’est seulement à partir de 1897 que la direction des services téléphoniques de Paris a demandé aux usagers d’annoncer à l’opératrice le numéro (composé du nom du central : ici Gutenberg et Wagram, et de quatre chiffres), et non plus le nom du correspondant, procédé qui parut alors bien indiscret et souleva nombre de protestations. Le séjour à Doncières se passe en 1898, donc juste après cette réforme. La chronologie romanesque est en accord avec la vérité historique. Le central Wagram commença à fonctionner en 1892, et celui de la rue Gutenberg en 1893 (II, 1592, note 1 de la p. 435).
1898, avril : le Narrateur se rend en banlieue parisienne avec Saint-Loup pour rendre visite à Rachel. Les cerisiers, les poiriers sont en fleur, nous sommes donc vers le mois d’avril : II, 455. Plus loin, le Narrateur, dialoguant imaginairement avec les fleurs, leur fait dire qu’elles ne fleuriront plus « avant le mois de mai de l’année prochaine », et le Narrateur lui-même dit « je sais qu’elles s’en vont vers la mi-juin ». Cette visite à Rachel est par ailleurs proche de Pâques, le Narrateur faisant allusion à l’épisode du Noli me tangere comme d’un « jour dont l’anniversaire allait bientôt venir » (II, 458). En 1898, les dimanche et lundi de Pâques se situent le 10 et le 11 avril.
1898, été : Visite de Charles Morel au Narrateur, fils du valet de chambre de l’oncle Adolphe. C’est « un beau garçon de dix-huit ans » quand il vient apporter au Narrateur les photos des actrices célèbres et des cocottes que l’oncle Adolphe avait connues. Cette visite de Morel a lieu « quelques jours » avant la matinée Villeparisis (II, 560). A cette date, l’oncle Adolphe est mort depuis un an, donc pendant l’été 1897. Morel a 18 ans en 1898 : il est donc né en 1880.
1898, automne : matinée Villeparisis. Anatole Leroy-Beaulieu soutient la candidature du père du Narrateur à l’Académie des sciences morales et politiques (II, 449), académie dont il n’est pourtant que membre libre depuis 1887, et dont il ne sera titulaire qu’en 1906. Ce soutien incitera Norpois à peser contre cette même candidature (II, 522). Norpois, lors de la matinée Villeparisis, fait allusion à deux officiers mêlés à l’affaire Dreyfus (II, 531), le colonel Henry (auteur en novembre 1896, d’un faux qui vise à prouver la culpabilité de Dreyfus) et le commandant Picquart qui révèle que le bordereau est un autre faux écrit par Esterhazy. Plus loin, Norpois fait allusion au « fiasco » de Picquart (II, 537), soit sa révocation de l’armée : c’est le 26 février qu’est publié le décret qui met Picquart en réforme pour faute grave dans le service. La matinée Villeparisis se situe donc au plus tôt en mars 1898. Mais, pendant la même matinée, d’Argencourt ironise sur le don qu’a Oriane de se trouver toujours à côté des célébrités du moment, parmi lesquelles il cite Paul Deschanel (II, 510) : or c’est le 1er juin 1898 que Deschanel devient président de la chambre des députés (il n’était auparavant que vice-président), et se fait alors connaître comme un fameux orateur. Il faut donc reculer la date après le 1er juin. Mais Norpois fait encore allusion au suicide du colonel Henry, qui a lieu le 31 août 1898 : « Même plus tard, et pour en rester à l’affaire Dreyfus, quand se produisit un fait aussi éclatant que l’aveu d’Henry, suivi de son suicide, ce fait fut aussitôt interprété de façon opposée… etc. » (II, 538-39). La réunion mondaine chez la marquise de Villeparisis ne peut donc avoir lieu avant le mois de septembre 1898. Elle ne peut pas davantage avoir lieu après le mois de mai 1899 : en effet, de retour chez lui, le Narrateur entend, à l’office, le maître d’hôtel des Guermantes faire allusion à la détention de Dreyfus sur l’île du Diable (II, 593) ; or Dreyfus quittera définitivement l’île du Diable le 9 juin 1899 : la fourchette se resserre donc entre septembre 98 et juin 99. Remarquons par ailleurs l’anachronisme : à la matinée Villeparisis Bloch fait allusion à la guerre russo-japonaise (II, 517), qui eut lieu de février 1904 à septembre 1905. Un des rares anachronismes flagrants du roman. Après tout, ce n’est pas la première fois que Bloch fait un « cuir » !...
1898, octobre – 1899, fin de l’hiver : agonie de la grand-mère (II, 609-641). Bathilde meurt à l’âge d’environ 70 ans. Unique personnage de la Recherche dont la mort est une agonie (les autres morts ne sont que des disparitions), on peut supposer que son calvaire dure plusieurs mois. Après sa mort, un long blanc, qui correspond à la durée alors coutumière du deuil, soit six mois ; puis le récit reprend dans les brumes d’automne de la même année. Dans l’office, les maîtres d’hôtel des Guermantes et de la famille du Narrateur se disputent sur Dreyfus, et envisagent son rapatriement de l’île du Diable, qui n’aura lieu que le 9 juin 1899 (« Le maître d’hôtel des Guermantes pensait qu’en cas de refus de révision, le nôtre serait plus ennuyé de voir maintenir à l’île du Diable un innocent » : II, 593). Il existe par ailleurs d’autres indices chronologiques : Dieulafoy, chef de service à l’Hôtel-Dieu depuis 1896, dont les consultations étaient recherchées par la noblesse et la haute bourgeoisie, recommandé par les Guermantes, se rend au chevet de la grand-mère mourante (II, 637-638). Le jour de l’attaque de la grand’mère aux Champs Elysées, le Narrateur l’accompagne pour une visite d’urgence chez le professeur E…, et fait allusion à « M. Fallières, président du Sénat, [qui] avait eu, il y avait nombre d’années, une fausse attaque, et qu’au désespoir de ses concurrents, il s’était mis trois jours après à reprendre ses fonctions et préparait, disait-on, une candidature plus ou moins lointaine à la présidence de la République » (II, 613). L’événement en question s’est produit le 30 janvier 1883, alors que Fallières venait d’être nommé président du Conseil. Armand Fallières ne sera président de la République que bien plus tard, de 1906 à 1913.
1899, septembre : le 9 septembre, au procès de Rennes, Alfred Dreyfus est à nouveau déclaré « coupable », mais on lui reconnaît les circonstances atténuantes. Le 19 septembre, Alfred Dreyfus est gracié par le président de la République, Emile Loubet. Le 21 septembre, le général de Galliffet adresse à l’armée un ordre du jour dans lequel il déclare : « L’incident est clos ».
1899, automne : Rendez-vous manqué, à la fin de l’automne, avec Madame de Stermaria au pavillon du Bois (« maintenant que la mauvaise saison, que la fin de l’automne était venue » : II, 680). Baiser d’Albertine, « un dimanche d’automne » (II, 641) : (« … j’appris, à ces détestables signes, qu’enfin j’étais en train d’embrasser la joue d’Albertine » : II, 660-661) ; ce même dimanche, soirée chez Madame de Villeparisis où l’on joue une petite comédie (II, 642), que le Narrateur manque pour être arrivé en retard (II, 666).
1899, fin novembre : Dîner chez les Guermantes. Peu de temps après le dîner Guermantes, Oriane confie qu’en acceptant « autrefois » une invitation à l’Elysée du président Sadi Carnot, petit-fils du régicide, puis en déposant une carte dans la semaine à l’Elysée, sans en prévenir Basin, elle avait rendu malade Gilbert, prince de Guermantes (II, 872-873). Or la présidence de Sadi Carnot se termine le 25 juin 1894 ; c’est donc cinq ans après l’événement qu’Oriane fait ce récit. Deux mois après le dîner chez le duc et la duchesse, le Narrateur reçoit une invitation pour une soirée chez la princesse de Guermantes : « Environ deux mois après mon dîner chez la duchesse et tandis que celle-ci était à Cannes, ayant ouvert une enveloppe dont l’apparence ne m’avait averti de rien d’extraordinaire, je lus ces mots imprimés sur une carte: ‟La princesse de Guermantes, née duchesse en Bavière, sera chez elle le ***”. » (II, 855). Les Guermantes sont à Cannes, chez les Guise, pendant l’hiver (6), soit à partir de décembre et jusqu’en mars-avril (ils sont de retour en effet la veille de la soirée chez la princesse : voir plus bas). La soirée chez la duchesse se situe donc au plus tard fin novembre-début décembre ; en ce cas, l’invitation est reçue « deux mois plus tard », soit fin janvier-début février. Supposons que l’invitation précède de deux mois la soirée chez la princesse : il faut alors situer celle-ci fin mars-début avril de l’année suivante.
1900, mars-avril : Parade nuptiale de Charlus et de Jupien. Le Narrateur rend visite, pour les remercier du dîner auquel ils l’avaient invité, au duc et à la duchesse de Guermantes à leur retour de Cannes, le matin même du jour où doit avoir lieu la soirée chez la princesse : « Le jour où devait avoir lieu la soirée chez la princesse de Guermantes, j’appris que le duc et la duchesse étaient revenus à Paris depuis la veille, et je résolus d’aller les voir le matin » (II, 859-860). Aussi attend-il leur retour, posté en « un point trigonométrique » (II, 860) d’où rien ne lui échappe, pour ne pas les manquer. C'est alors qu’il surprend la rencontre de Charlus et de Jupien qui ouvre avec éclat les territoires de Sodome et Gomorrhe. Né vers 1845, Charlus doit avoir alors environ 55 ans, ce qui est en accord avec la description que le narrateur en donne, puisqu'il le qualifie de « quinquagénaire bedonnant » (III, 29). Ce qui confirme combien il faut prendre avec précaution l'évaluation flatteuse que fait, de l'âge du baron, le Narrateur lors de son premier séjour à Balbec (été 1897) : « un homme d'une quarantaine d'années » (Charlus a alors 52 ans). Il faut croire ou bien que le regard du Narrateur, devenu plus mûr, s'est entretemps dessillé ; ou bien que Charlus à Balbec, désireux de séduire le Narrateur encore jeune, sait se présenter à son avantage ; ou bien encore les deux à la fois.
1900, mars-avril: Soirée chez le Prince de Guermantes. Lors de cette soirée, Swann a l’idée de demander au Prince de signer une pétition en faveur du colonel Picquart (III, 110 : « Il faudrait lui demander de signer nos listes pour Picquart ») ; or, c’est le 25 novembre 1898 que paraissent, dans Le Siècle et dans L’Aurore les premières listes de signatures concernant L’Hommage à Picquart ; mais ces listes durent se multiplier encore après cette date (Picquart ne sera en effet réintégré dans l’armée, avec Dreyfus, que le 13 juillet 1906). Mais surtout, le Prince de Guermantes confie à Swann sa conviction de l’innocence de Dreyfus : « Il y a environ un an et demi, une conversation que j’eus avec le général de Beauserfeuil me donna le soupçon que, non pas une erreur, mais de graves illégalités avaient été commises dans la conduite du procès » (III, 104) ; « J’en reparlai encore à Beauserfeuil, il m’avoua que des machinations coupables avaient été ourdies, que le bordereau n’était peut-être pas de Dreyfus, mais que la preuve éclatante de sa culpabilité existait. C’était la pièce Henry. Et quelques jours après, on apprenait que c’était un faux. Dès lors, en cachette de la Princesse, je me mis à lire tous les jours le Siècle, l’Aurore » (III, 107). C’est le 30 août 1898 que Henry avoue le faux. Lors de la soirée chez le Prince de Guermantes, cela fait « environ un an et demi » que le Prince soupçonne l’innocence de Dreyfus. Si l’on compte à partir du mois de septembre 1898 (suicide d’Henry le 31 août), on obtient pour la soirée du Prince la date de mars 1900, ce qui est conforme à notre chronologie. Lors de la soirée chez le Prince de Guermantes, Swann déclare à Saint-Loup que le président Emile Loubet « est en plein pour nous », c'est-à-dire qu’il épouse la cause dreyfusarde (III, 97). Emile Loubet est arrivé à la présidence en février 1896, et y restera jusqu’en février 1906. Lors de la soirée Guermantes, Loubet est donc président depuis un peu plus de trois ans. C'est le 19 septembre 1899 qu’Emile Loubet a accordé sa grâce présidentielle à Alfred Dreyfus.
1900, été : le Narrateur mène une vie mondaine et visite diverses « fées », dans leurs « féériques hôtels », « les mois d’été » (III, 138) dans la grande chaleur (« Il avait fallu faire baisser la capote du fiacre, tant tapait dur le soleil »). Il y a ici une certaine incertitude chronologique car il y a de bonnes raisons pour croire que le Narrateur, en été de cette année-là, se trouve à Balbec.
1900 : Second séjour à Balbec : sans doute avril-14 septembre. Le Narrateur (22 ans) s’extasie devant les pommiers en fleurs, ce qui a lieu dès le mois d’avril : « C’était dans une journée de printemps » (III, 177-78). Le second séjour débute en effet dès Pâques : « Je pourrais faire du feu si cela me plaisait (car sur l’ordre des médecins, j’étais parti dès Pâques) » : III, 148. Albertine (18 ans) est également présente à Balbec dès Pâques, même si le Narrateur la verra plus tard : « Vous savez que je suis ici depuis Pâques, cela fait plus d’un mois. Il n’y a personne. Si vous croyez que c’est folichon ». En 1900, le dimanche de Pâques tombe un 15 avril. Lors de la soirée à la Raspelière, louée par les Verdurin aux Cambremer, Charlus émet le souhait de se rendre le 29 septembre, à l’Abbaye du Mont [Saint-Michel], pour la fête de saint Michel (« j’aimerais rester jusqu’à la fin de septembre » : III, 347). Le texte évoque « la grande paix du soir » et « l’été finissant » des soirées à la Raspelière (III, 422), donc avant le 20 septembre ; quelques lignes plus loin, il est noté : « l’automne s’avançant, les jours devinrent tout à fait courts » (III, 422) : la poétique de la morte-saison n’hésite pas à contredire la rigueur du calendrier narratif (il est en effet bien précisé que le séjour à Balbec prend fin le 15 septembre), et bientôt c’est la brumeuse Mlle de Stermaria qui est évoquée (« ... le soir où j'avais cru emmener Mlle de Stermaria dîner dans l'île du Bois, je fredonnais le même air qu'alors » : III, 422). C’est pendant ce second séjour à Balbec que, selon l’aveu d’Andrée, Albertine connut Morel chez les Verdurin et participait avec lui, et quelques jeunes filles de la région, à des orgies (IV, 179). L’aveu d’Albertine au Narrateur, qu’elle est familière de l’amie de Mademoiselle Vinteuil (7), se fait le 14 septembre : « Quand Andrée avait quitté Balbec, au mois de juillet, Albertine ne m’avait jamais dit qu’elle dût bientôt la revoir, et je pensais qu’elle l’avait revue même plus tôt qu’elle n’eût cru, puisque, à cause de la grande tristesse que j’avais eue à Balbec, cette nuit du 14 septembre, elle m’avait fait ce sacrifice de ne pas y rester et de revenir tout de suite à Paris. Quand elle était arrivée, le 15, etc. » (III, 890) Si Albertine accepte de suivre le 15 septembre le Narrateur à Paris, c’est peut-être moins par amour pour lui, que parce qu’elle n’a plus l’espoir de revoir Andrée à Balbec. C’est Madame Bontemps qui apprend en effet plus tard au Narrateur qu’Andrée devait alors rester à Paris, auprès de son frère qui s’était cassé le genou (« André avait quitté Balbec au mois de juillet », III, 890). C’est là sans doute ce qui a convaincu Albertine de rejoindre son amie, d’autant que le 14 septembre était la dernière date pour résilier le loyer de la maison que la grand’mère d’Andrée loue à Balbec : « Un jour plus tard, cela courait jusqu’au 15 octobre » (III, 891). Lors de cette entrevue avec Mme Bontemps (qui doit avoir lieu vers le 20 janvier 1901 : « … à la venue du printemps [vers le 20 mars], deux mois ayant passé depuis ce que m’avait dit sa tante… etc. », III, 895), celle-ci révèle encore au Narrateur que, « il y a trois ans », Andrée et Albertine se rendaient souvent ensemble aux Buttes-Chaumont : trois ans, cela reporte donc à la fin de l’année 1897. Remarquons par ailleurs que l’aéroplane rencontré sur la plage par le Narrateur à cheval (III, 417) est un anachronisme : en 1900, l’aviation en est encore à un stade expérimental, et ce n’est qu’en juillet 1909 que Blériot traverse la Manche (en 1906, Santos Dumont vole à Bagatelle sur une soixantaine de mètres, et à une hauteur de deux à trois mètres, ce qui est pourtant considéré à l’époque comme un exploit). Mais Proust tenait à faire apparaître, sur le ciel qui domine la plage de Balbec, le miracle poétique de l’aviateur. La mort d’Agostinelli, au large d’Antibes, associe pour toujours la mer et l’avion. Or, on ne verra plus la mer dans le roman après le second séjour à Balbec. Il fallait que l’image ait cette force pour transgresser la vraisemblance chronologique.
1900, juillet-août : mort de Charles Swann (son modèle avoué, Charles Haas, meurt en 1902). Lors de la visite qu’il rend au duc et à la duchesse de Guermantes, le matin même du jour où a lieu la soirée chez la princesse de Guermantes, soit en mars-avril 1900, le Narrateur rencontre Swann le visage ravagé par la maladie. Celui-ci avoue à la duchesse : « D’après les médecins que j’ai consultés à la fin de l’année, le mal que j’ai, et qui peut du reste m’emporter tout de suite, ne me laissera pas en tous cas plus de trois ou de quatre mois à vivre, et encore c’est un grand maximum » (II, 882) ». Il faut donc situer la mort de Swann en juillet-août de la même année. Lors de cette même soirée, Swann confiait au Narrateur : « Je voudrais bien vivre assez pour voir Dreyfus réhabilité et Picquart colonel » (III, 112). Il n’en sera rien, puisque la réhabilitation attendue ne se produira pas avant 1906 (Dreyfus est gracié en septembre 1899, mais non réhabilité) : le 13 juillet 1906, Dreyfus est en effet réintégré dans l’armée avec le grade de chef de bataillon ; le même jour, Picquart est également réintégré avec le grade de général de brigade. Picquart sera en outre ministre de la guerre dans le gouvernement Clémenceau (octobre 1906 – juillet 1909).
1900 (15 septembre) - 1902 (avril) : Albertine prisonnière dans l’appartement parisien du Narrateur. Quand la jeune fille entre dans l’appartement parisien du Narrateur, elle a 18 ans ; elle en a 20 quand elle s’enfuit. La veille du départ d’Albertine, le Narrateur remarque : « Le beau temps, cette nuit-là, fit un bond en avant, comme un thermomètre monte à la chaleur. De mon lit, par ces matins tôt levé de printemps, j’entendais les tramways cheminer… etc. » (III, 911). Le Narrateur caresse alors le projet d’un voyage seul à Venise « au mois de mai » (III, 913). C’est donc vers le mois d’avril que la fugitive échappe des mains de son geôlier.
1901, janvier : visite de madame Bontemps, qui révèle au Narrateur qu’Albertine, le 14 septembre 1900, n’est pas rentrée à Paris par amour pour lui, mais pour Andrée (III, 890). Mme Bontemps ajoute « qu'il y a trois ans », en 1897 donc, Albertine se rendait « tous les jours » aux Buttes-Chaumont. Après le départ d'Albertine, le Narrateur apprendra par Andrée que les deux jeunes filles y retrouvaient des amies pour des jeux sexuels (IV, 188).
1901 : Ce fut au cours de l'automne 1901 et de l'hiver 1902 (du 30 novembre 1901 au 16 mars 1902) que Barnum montra à Paris les sœurs siamoises Radica et Doodica : en effet, dans La Prisonnière, Proust fait allusion à cet événement : « Combien il est plus étrange qu’une femme soit accolée, comme Rosita [sic] à Doodica, à une autre femme dont la beauté différente fait induire un autre caractère, et que pour voir l’une il faille se placer de profil, pour l’autre de face » (III, 581) (8). L'allusion est cohérente avec la chronologie, et se situe bien pendant la période de captivité de la jeune fille.
1901, février : Mort de Bergotte. Il s’agit d’un jour ensoleillé d’hiver, plus probable en février qu’en janvier : « … ma joie m’apprit qu’il y avait, interpolé dans l’hiver, un jour de printemps » (III, 623). C'est le jour où Albertine doit aller à une matinée de gala au Trocadéro (9) ; le Narrateur parvient à l’en dissuader, et les deux amants font ensemble une promenade au Bois. « J’appris que ce jour-là avait eu lieu une mort qui me fit beaucoup de peine, celle de Bergotte » (III, 687). Bergotte s’effondre devant La Vue de Delft, à l’occasion d’une exposition parisienne (III, 692-693). Cet événement est la transcription d’un événement bien réel : Proust eut semblablement un malaise lors d’une visite à l’exposition Vermeer qui eut lieu en 1921 au Jeu de Paume. Sur cette exposition, voir Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, biographie, « Folio », II, p. 436-439. Il y a donc exactement 20 ans entre l’événement romanesque et l’événement biographique.
1901, février : le soir même, le Narrateur se rend à la soirée Verdurin où sera donné le septuor de Vinteuil. « La mort de Swann m’avait à l’époque bouleversé » (III, 703) : il y a six mois environ que Swann est mort. Lors de cette soirée, Charlus fait allusion à son âge : « J’ai plus de quarante ans, dit le baron, qui avait dépassé la soixantaine » (III, 795). Charlus est né vers 1845, il aurait donc dans les 56 ans. Proust le vieillit en affirmant qu’il avait dépassé la soixantaine. L’humiliation de Charlus (il sera en effet humilié, lors de cette soirée, par Sidonie Verdurin qui réussira à briser le lien qui retenait Morel auprès du baron) est associée, dans l’esprit de l’auteur, à l’idée de la vieillesse. De toute façon, il est impossible de concilier ces deux affirmations : d’une part Charlus a une « quarantaine d’années » en 1898, année du premier été à Balbec (II, 110) ; d’autre part Charlus aurait « dépassé la soixantaine » lors de la réception Verdurin, soit 3 ans plus tard, en 1901. La reine de Naples, soit Marie-Sophie de Bavière, veuve depuis 1894 (elle meurt en 1925), participe à la soirée et, revenant chercher son éventail, secourt Charlus persécuté par madame Verdurin.
1901, été : Le 14 juillet, craignant qu’Albertine ne souhaite participer à un bal populaire, le Narrateur lui propose d’aller à Versailles, ce qu’ils font (III, 906).
1901, septembre : Lorsque Basin de Guermantes échoue à se faire élire à la présidence du Jockey, on avance contre lui l’argument suivant : « On fit valoir que la duchesse était dreyfusarde (l’affaire Dreyfus était pourtant terminée depuis longtemps, mais vingt ans après on en parlait encore, et elle ne l’était que depuis deux ans), recevait les Rothschild, qu’on favorisait trop depuis quelque temps de grands potentats internationaux comme était le duc de Guermantes, à moitié allemand » (III, 548). Cette scène a lieu alors qu’Albertine est prisonnière dans l’appartement parisien du Narrateur (15 septembre 1900-avril 1902). L’Affaire Dreyfus n’est terminée que depuis deux ans. Emile Loubet gracie Dreyfus le 19 septembre 1899 : si l’on prend cette date pour la fin de l’Affaire Dreyfus (« l’incident est clos », selon la formule signée alors par le général Galliffet), la scène se passe donc en septembre 1901, ce qui correspond bien à la période de détention d’Albertine. [Note de Tadié (Proust et le roman, 286 note) à propos de l’Affaire Dreyfus : « N’a pas encore éclaté en JF I, 508 ; contemporaine du premier séjour à Balbec (II, 164) ; terminée depuis deux ans au début de III, 548, c'est-à-dire 1902 [sic]. »]
1902 : Promenades dans Paris et au Bois avec Albertine en février 1902 (III, 680) : un peu plus d'un an après la venue d’Albertine à Paris, les deux amants sont las l’un de l’autre. Au printemps (« ces matins tôt levés de printemps » : III, 911), fuite d’Albertine.
1902, mai : Mort d’Albertine. Albertine meurt à vingt ans. Quand le Narrateur reçoit le télégramme de Mme Bontemps (IV, 58), on est au mois de mai, et les journées sont déjà très chaudes : « on était au mois de mai » (IV, 103). Le mois de Marie est celui de l’amour comme de la mort. Le texte précise : « L’été venait [c’est donc la fin-mai ou le début de juin], les jours étaient longs, il faisait chaud. C’était le temps où de grand matin élèves et professeurs vont dans les jardins publics préparer les derniers concours sous les arbres » (IV, 60-61) ; et un peu plus tard : « Que le jour est lent à mourir par ces soirs démesurés de l’été ! » (IV, 63) ; il s’agit des jours les plus longs, fin juin ou début juillet.
1902, été : Voyage à Venise du Narrateur avec sa mère (IV, 203-234). Le Narrateur entend Sole mio, créé en 1898 (IV, 231).
1902, automne : Mariage de Gilberte Swann et de Robert de Saint-Loup. Il a lieu sans doute en automne, le Narrateur l’apprenant par une lettre qu’il lit dans le train qui le ramène, avec sa mère, de Venise à Paris (IV, 234). Gilberte Swann épouse donc Robert de Saint-Loup en 1902 (elle a donc 22 ans, Robert 26). C’est un peu avant ce mariage que le Narrateur renoue avec Gilberte (IV, 255 : « Je vis d’ailleurs pas mal à cette époque Gilberte, avec laquelle je m’étais de nouveau lié […] Au bout de dix ans, les raisons etc. »). « Au bout de dix ans » : la rupture avec Gilberte remonte à 1895 ; cela fait donc 7 ans, et non 10. En cette même année, a lieu également le mariage du jeune marquis Léonor de Cambremer avec Mlle d’Oloron, Marie-Antoinette, nièce de Jupien (IV, 236).
1903 : Visite du Narrateur chez Gilberte de Saint-Loup à Tansonville (IV, 275-299).
1903 : Comme nous ne savons plus rien du Narrateur à partir de cette année, et jusqu’en 1914, on peut supposer que c’est en 1903 que le Narrateur part pour un long séjour dans une maison de santé. Commence une longue dépression dont la mort d’Albertine est la cause occasionnelle.
1903 : Legrandin, soucieux de sa forme, se met au tennis à « cinquante-cinq ans », donc en 1903 (il naît en effet en 1848) : IV, 244, addition a (p. 1135).
1906 : Le 12 juillet, la Cour de Cassation annule le jugement du Conseil de Guerre de Rennes, qui avait confirmé, bien qu’avec des circonstances atténuantes, la culpabilité de Dreyfus. Le 13 juillet, Dreyfus est réintégré dans l’armée avec le grade de chef de bataillon, ainsi que Picquart avec le grade de général de brigade.
1907-10 : Naissance de Mademoiselle de Saint-Loup, fille de Gilberte et de Saint-Loup, qui a 16 ans lors de la matinée Guermantes (« Je fus étonné de voir à côté d’elle une jeune fille d’environ seize ans, … etc. » : IV, 608). Si la matinée Guermantes a lieu en 1923-26, Mademoiselle de Saint-Loup est née entre 1907 et 1910. Gilberte l’aurait eue entre 27 et 30 ans. En 1914, la lettre de Gilberte parle de « sa petite fille » : s’il s’agit de Mademoiselle de Saint-Loup, elle aurait alors entre 4 et 7 ans.
1909, mai-juin : Percée de Madame Verdurin qui se fait connaître du grand monde par sa participation aux Ballets russes (première représentation : théâtre du Châtelet, mai-juin 1909) : « …quand, avec l’efflorescence prodigieuse des ballets russes, révélatrice coup sur coup de Bakst, de Nijinski, de Benoist, du génie de Stravinski, la Princesse Yourbeletieff, jeune marraine de tous ces grands hommes nouveaux, apparut portant sur la tête une immense aigrette tremblante inconnue des Parisiennes et qu’elles cherchèrent toutes à imiter, on put croire que cette merveilleuse créature avait été apportée dans leurs innombrables bagages, et comme leur plus précieux trésor, par les danseurs russes ; mais quand à côté d’elle, dans son avant-scène, nous verrons, à toutes les représentations des « Russes », siéger comme une véritable fée, ignorée jusqu’à ce jour de l’aristocratie, Mme Verdurin, nous pourrons répondre aux gens du monde qui crurent aisément Mme Verdurin fraîchement débarquée avec la troupe de Diaghilev, que cette dame avait déjà existé dans des temps différents, et passé par divers avatars dont celui-là ne différait qu’en ce qu’il était le premier qui amenait enfin, désormais assuré, et en marche d’un pas de plus en plus rapide, le succès si longtemps et si vainement attendu par la Patronne » (III, 140-141).
1910 : Grâce aux dons que fait à Odette Robert de Saint-Loup (en vérité il achète la mère pour qu’elle se fasse son avocate auprès de sa fille, qu’il délaisse), Odette, « au seuil de la cinquantaine (d’aucuns disaient la soixantaine) », éblouit toujours (IV, 263). On est alors vers 1910, Odette a donc 56-58 ans.
1910-1913 : le Narrateur revient dans l’allée des Acacias au mois de novembre (« un des premiers matins de ce mois de novembre » : I, 414 ), à moins que ce ne soit au mois de mai (« c'était le premier éveil de ce mois de mai des feuilles » : I, 414 ), et regrette l’année 1892 où il allait admirer, accompagné par Françoise, Odette passant en souveraine au milieu de ses admirateurs : « Hélas! il n'y avait plus que des automobiles conduites par des mécaniciens moustachus qu'accompagnaient de grands valets de pied. Je voulais tenir sous les yeux de mon corps pour savoir s'ils étaient aussi charmants que les voyaient les yeux de ma mémoire, de petits chapeaux de femmes si bas qu'ils semblaient une simple couronne. Tous maintenant étaient immenses, couverts de fruits et de fleurs et d'oiseaux variés. Au lieu des belles robes dans lesquelles Mme Swann avait l'air d'une reine, des tuniques gréco-saxonnes relevaient avec les plis des Tanagra, et quelquefois dans le style du Directoire, des chiffrons Liberty semés de fleurs comme un papier peint » (I, 417). La mode ici suggérée est celle des années 1910. Selon une note de Jo Yoshida, dans l'édition de la Pléiade sous la direction de J.-Y.Tadié (p. 1280, note 3 de la p. 417), les « tuniques gréco-saxonnes […] avec des plis de Tanagra » renvoient plutôt à la robe qu’on disait « tanagréenne », et dont la mode était à son apogée vers 1908. La Pléiade de Clarac et Ferré, dans son résumé, intitule le texte : « Traversée du Bois un matin de fin d’automne en 1913 » (I, 997, note pour la page 421). L’origine de cette datation « 1913 » vient de ce que Proust situe son récit « cette année » (I, 414), ce qui a été interprété comme la date de parution de l’édition princeps de Du Côté de chez Swann, soit le 14 novembre 1913.
1914 (août-septembre) : visite de Saint-Loup au Narrateur (IV, 315-317). Le Narrateur passe deux mois à Paris, pour subir une visite médicale, avant de retourner dans une maison de santé. Il y rencontre Charlus, Bloch et Saint-Loup : « En 1914 seulement, pendant les deux mois que j'avais passés à Paris, j'avais aperçu M. de Charlus et vu Bloch et Saint-Loup, ce dernier seulement deux fois. La seconde fois était certainement celle où il s'était le plus montré lui-même; il avait effacé toutes les impressions peu agréables de manque de sincérité qu'il m'avait produites pendant le séjour à Tansonville que je viens de rapporter et j'avais reconnu en lui toutes les belles qualités d'autrefois » (IV, 315). « Je n’étais pas du reste demeuré longtemps à Paris et j’avais regagné assez vite ma maison de santé. Bien qu’en principe le docteur vous traitât par l’isolement, on m’y avait remis à deux époques différentes une lettre de Gilberte et une lettre de Robert » (IV, 330).
1914 septembre : lettre de Gilberte : « Gilberte m'écrivait (c'était à peu près en septembre 1914) que quelque désir qu'elle eût de rester à Paris pour avoir plus facilement des nouvelles de Robert, les raids perpétuels de taubes [de « die Taube », en allemand « la colombe » : il s’agit d’un avion monoplan construit avant la première guerre mondiale ; ce fut un Taube qui effectua le premier bombardement sur Paris le 3 août 1914] au-dessus de Paris lui avaient causé une telle épouvante, surtout pour sa petite fille, qu'elle s'était enfuie de Paris par le dernier train qui partait encore pour Combray » (IV, 330). « Surtout pour sa petite fille » : il s’agit sans doute de Mlle de Saint-Loup, qui a alors entre 4 et 7 ans. La lettre de Robert, qui donne des nouvelles de la guerre, arrive entre les mains du Narrateur « pas mal de mois plus tard » (IV, 331), du fait de la censure militaire.
1916, juin : retour du Narrateur à Paris, chassé de sa maison de santé, le personnel manquant par suite de la guerre : « ... les longues années [...] que je passai à me soigner, loin de Paris, dans une maison de santé où d'ailleurs, j'avais tout à fait renoncé au projet d'écrire, jusqu'à ce que celle-ci ne pût plus trouver de personnel médical, au commencement de 1916. Je rentrai alors dans un Paris bien différent de celui où j'étais déjà revenu une première fois comme on le verra tout à l'heure, en août 1914… » (IV, 301). Nouvelle lettre de Gilberte : « Et maintenant, à mon second retour de Paris, j’avais reçu, dès le lendemain de mon arrivée, une nouvelle lettre de Gilberte, qui sans doute avait oublié celle, ou du moins le sens de celle que j’ai rapportée, car son départ de Paris à la fin de 1914 y était représenté rétrospectivement de manière assez différente » (IV, 334). C'est qu'en 1916, au milieu de la guerre, il était convenu de se plier au ton patriotique, auquel ne convenait plus le premier récit de Gilberte, prise de panique et faisant retraite à Combray à la suite des premiers bombardements allemands. Dernière visite de Saint-Loup : « Le lendemain du jour où j’avais reçu cette lettre [la lettre de Gilberte de 1916], c'est-à-dire l’avant-veille de celui où, cheminant dans l’obscurité, j’entendais sonner le bruit de mes pas, tout en remâchant tous ces souvenirs, Saint-Loup venu du front, sur le point d’y retourner, m’avait fait une visite de quelques secondes seulement, dont l’annonce seule m’avait violemment ému » (IV, 335 ; le récit de cette visite occupe les pages 335-341). Rencontre de Charlus sur les Grands Boulevards (IV, 343), passage par le bordel de Jupien (IV, 389-418), flagellation de Charlus (IV, 394), Saint-Loup perd sa croix de guerre dans le bordel (IV, 399), et vient la chercher chez le Narrateur (IV, 419). Il est fait allusion au passage à l’heure d’été (« …ciel ignorant de l’heure d’été et de l’heure d’hiver, et qui ne daignait pas savoir que 8 heures et demie était devenu 9 heures et demie… » : IV, 341) ; or c’est par le décret du 9 juin 1916 que le gouvernement fit adopter le changement d’heure (10). Pendant ce second séjour à Paris, le Narrateur remarque la marginalisation de Charlus que son homosexualité désormais patente a progressivement exclu ce qu’on nomme « le Monde » ; le Narrateur oppose le comportement provocant du baron à celui des femmes du monde habiles qui « couraient à la Sorbonne ou à la Chambre des députés si Deschanel devait parler » (IV, 345). Paul Deschanel, orateur réputé, est président de la chambre des députés depuis mai 1912 et jusqu’en février 1920, date à laquelle il est élu président de la république. Ses discours à la chambre connaissent en effet en 1916 une grande affluence. L’allusion est donc cohérente avec la date du récit.
1916, juin-juillet : Mort de Robert de Saint-Loup. Saint-Loup retourne au front le lendemain de sa visite chez le Narrateur (« … il venait de s’apercevoir qu’il l’avait [il s’agit de sa croix de guerre] perdue et, devant rejoindre son corps le lendemain matin… » : IV, 419), et meurt deux jours plus tard (« … la mort de Robert de Saint-Loup, tué le surlendemain de son retour au front… » : IV, 425). Sur la mort de Saint-Loup, il y a toutefois une ambiguïté, car on pourrait aussi bien déduire qu’il est mort en mars 1917, et non pendant l’été 1916 : « Or, à peine un an après la mort de Robert, un critique pour lequel il avait une profonde admiration et qui exerçait visiblement une grande influence sur ses idées militaires, M. Henry Bidou, disait que l'offensive d'Hindenburg en mars 1918, c'était "la bataille de séparation d'un adversaire massé contre deux adversaires en ligne, manœuvre que l'empereur a réussie en 1796 sur l'Apennin et qu'il a manquée en 1815 en Belgique" » (IV, 559). Un an à peine avant mars 1918, cela nous renvoie bien à mars 1917. Mais alors la mort du jeune homme ne se serait pas produite le surlendemain de sa visite à Paris. Il aurait fallu écrire « deux ans », et non « un an ». Proust n’a pas eu le temps de revoir son manuscrit, et Saint-Loup meurt donc bien en juin-juillet 1916.
1916-1923/26 : Quant au Narrateur, il se réfugie dans une nouvelle maison de santé tout de suite après son passage à Paris : « La nouvelle maison de santé dans laquelle je me retirai ne me guérit pas plus que la première ; et beaucoup d’années passèrent avant que je ne la quittasse » (IV, 433). Le motif de son retour est la réception de la matinée Guermantes, qui a lieu vers 1923-26 : « J’avais eu envie d’aller chez les Guermantes comme si cela avait dû me rapprocher de mon enfance et des profondeurs de ma mémoire où je l’apercevais » (IV, 435). Mise à part l’interruption des deux mois parisiens de 1914, et du court séjour de 1916, le Narrateur aurait donc séjourné en maison de santé de façon presque ininterrompue de 1903 à 1926, soit pendant 23 ans ! Comme le Narrateur à vingt-cinq ans en 1903, quand il décide d'entrer en maison de santé, on peut dire que les deux périodes de sa vie d'avant l'écriture – celle qui se déroule dans le monde et celle qui fait retraite hors du monde – sont équivalentes par leur durée.
1916 environ : Cottard meurt vers 1916 (« Cottard mourut bientôt ‟face à l’ennemi”, dirent les journaux, bien qu’il n’eût pas quitté Paris, mais se fût en effet surmené pour son âge… » : IV, 349). Le docteur est encore vivant en 1915 : en effet, « Mme Verdurin souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait obtenu de Cottard une ordonnance qui lui permettait de s'en faire faire dans certain restaurant, dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d'un général. Elle reprit son premier croissant, le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania » (IV, 352). Le Lusitania fit naufrage le 7 mai 1915 au large de l’Irlande. Remarque : lors de la soirée Verdurin, une rédaction non corrigée indique que Cottard est déjà mort à cette date, soit en 1901 : « Hé, oui, s’exclame Sidonie Verdurin en guise d’épitaphe, qu’est-ce que vous voulez, il est mort, comme tout le monde ; il avait tué assez de gens pour que ce soit son tour de diriger ses coups contre lui-même » (III, 746). Proust n’a pas eu le temps de corriger cette incohérence.
1917 environ : Mort de Monsieur Verdurin. Gustave Verdurin meurt en effet peu après Cottard (« Cottard mourut […] suivi bientôt par M. Verdurin… », IV, 349).
1918 : Epidémie de la grippe espagnole. Ceci permet de discuter la date de la matinée Guermantes : la réception chez le Prince de Guermantes à laquelle se rendit le Narrateur pourrait avoir eu lieu peu après 1918, « la grippe qui régnait à ce moment-là» (IV, 507 ; voir la note 1 à cette même page, par Eugène Nicole et Brian Rogers, dans l'édition de la Pléiade sous la direction de J.-Y. Tadié, p. 1278) pouvant être la fameuse pandémie de grippe espagnole qui sévit cette année-là (entre 30 et 100 millions de morts). Cependant la guerre est finie depuis plusieurs années, lors de ladite soirée, qui ne peut donc se dérouler dès l’année 1918. En effet, « beaucoup d’années passèrent » entre 1916, quand le Narrateur retourne en maison de santé, et son retour à Paris pour la matinée Guermantes, et deux ans ne font pas « beaucoup d’années » : « La nouvelle maison de santé dans laquelle je me retirai ne me guérit pas plus que la première : et beaucoup d'années passèrent avant que je ne la quittasse » (IV, 433).
1918 : Mariage de Madame Verdurin et du duc de Duras. Sidonie Verdurin épouse « le vieux duc de Duras » « peu après la mort de son mari », soit vers 1918. Ce mariage la fait cousine du prince de Guermantes (IV, 533).
1920 : Mort du duc de Duras. Le duc de Duras meurt deux ans après son mariage avec Madame Verdurin, soit vers 1920 (IV, 533).
1921 : La mention de Landru qu’on lit dans La Prisonnière (III, 710 ; voir la note 1 de cette même page par Pierre-Edmond Robert dans l'édition de la Pléiade sous la direction de J.-Y. Tadié, p. 1743) renvoie à cette année : le procès de Landru eut lieu en 1921 et il fut guillotiné le 9 février 1922. Cet événement étant de beaucoup postérieur aux années de réclusion d’Albertine, il faut l’entendre comme une remarque de l’auteur (et non du Narrateur), qui écrit ces pages à l’époque du procès Landru (Proust meurt le 18 novembre 1922, soit neuf mois après Landru).
1922, 18 novembre : mort de Marcel Proust. Les dates qui suivent sont donc, sans que l’auteur n’ait pu le deviner lui-même, des dates posthumes. La matinée Guermantes prend alors le sens d’une conversation aux enfers où tous les personnages, tels des fantômes, se rencontrent comme hors du temps, à la façon de la rencontre de Sophocle avec Racine imaginée dans la composition qu’a dû faire Gisèle pour l’obtention de son certificat d’études (II, 264-266).
1921-22 : Sidonie Verdurin pourrait épouser le Prince de Guermantes vers 1921-22, soit un ou deux ans après la mort de son mari, le duc de Duras. Ceci nous conduit à admettre comme plausible pour la matinée Guermantes une date entre 1923 et 1926.
1923/26 : matinée Guermantes. Retour du Narrateur à Paris. Odette aurait entre 69 et 74 ans ; le Narrateur, 45-48 ans ; Charlus, environ 80 ans ; son frère Basin, duc de Guermantes, 83 ans (« le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années » : IV, 625). Bloch, lors de la matinée Guermantes, est un homme vieilli (« … sur la figure de Bloch, je vis se superposer cette mine débile et opinante, ces frêles hochements de tête qui trouvent si vite leur cran d’arrêt, et où j’aurais reconnu la docte fatigue des vieillards aimables, si…etc. » : IV, 507). S’il est né vers 1874-75, il n’a pourtant qu’entre 48 et 52 ans. Mais il se peut qu’il y ait de l’affectation dans les mines de Bloch, qui pense ainsi se donner des airs de vieux sage… En outre, un cinquantenaire paraissait au vingtième siècle, dans les années vingt, beaucoup plus vieux qu'on ne paraît aujourd'hui, un siècle plus tard. A cette même réception, « il y avait au moins vingt ans » qu’Oriane a rencontré Bloch pour la première fois (IV, 550). Or cette première rencontre eut lieu lors de l’après-midi Villeparisis, en 1898. La matinée Guermantes aurait donc lieu vers 1920. Il faut pourtant la situer plus tard, puisque « beaucoup d’années passèrent » entre le séjour parisien du Narrateur en 1916 et la réception chez le Prince (IV, 433). « Beaucoup d’années », ce ne peut guère être moins de dix ans… Ce serait donc bien en 1926 que le Narrateur assiste au fantastique bal de têtes où il prend conscience de sa vocation d’écrivain. Car c’est tout de suite après la matinée Guermantes qu’il se met enfin au travail. Ce qui signifie, à rigoureusement parler, que Proust, mort en 1922, ne part qu'après sa mort à la recherche du temps perdu. La voix qui résonne dans la profondeur des temps et des espaces, tout au long de ces trois mille pages, est une voix d'outre-tombe.
1928 : Trois ans après la matinée Guermantes, Odette a 74 ans. Elle est devenue gâteuse, « elle est un peu gaga » (IV, 530).
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NOTES
1- « C'est au mois de Marie que je me souviens d'avoir commencé à aimer les aubépines » (I, 110).
2- C’est à cette occasion qu’il est arrivé une mésaventure à Madame Blatin, grande lectrice des Débats et témoin affecté et bavard des jeux de Gilberte et du Narrateur aux Champs Elysées. Alors qu’elle interpellait désobligeamment l’un des spécimens Cynghalais présenté au Jardin d’Acclimatation par un « bonjour, négro ! », elle s’est entendue répondre, ce que Swann trouva fort drôle : « Moi, négro, mais toi, chameau ! » (I, 526).
3- Voir l’article de William H. Schneider, « Les expositions ethnographiques du Jardin zoologique d’acclimatation », p. 75, dans l’ouvrage collectif Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines, La Découverte, 2004.
4- I, 532, note 2 (la note se trouve p. 1383).
5- Cet événement est longuement et précisément rapporté par Proust dans un article qu’il publia dans Le Figaro le 25 février 1903, « Un salon historique : le salon de S.A.I. la princesse Mathilde » (Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et Mélanges et suivi de Essais et Articles, « Pléiade », 1971, p. 454-455).
6- On sait en effet, par un des valets de pied de la duchesse de Guermantes que le duc et la duchesse comptent passer l’hiver à Cannes, chez la duchesse de Guise, leur médecin ayant déconseillé au duc d’aller à Guermantes tant qu’on n’y aura pas installé un calorifère, forme primitive du chauffage central : « – Alors vous n’êtes plus pour aller au château de Guermantes cette année? – C’est la première fois que nous n’y serons pas : à cause des rhumatismes à Monsieur le Duc, le docteur a défendu qu’on y retourne avant qu’il y ait un calorifère, mais avant ça tous les ans on y était pour jusqu’en janvier. Si le calorifère n’est pas prêt, peut-être Madame ira quelques jours à Cannes chez la duchesse de Guise, mais ce n’est pas encore sûr. » (II, 334).
7- Aveu qu’elle dira plus tard avoir été purement inventé, dans le seul but de réveiller l’intérêt languissant du Narrateur pour elle (III, 839).
8- En vérité, ces deux sœurs siamoises se nommaient Radica (et non Rosita) et Doodica. Elles auraient été exhibées par le cirque Barnum en 1901-1902 (III, 1717, note 1 de la p. 581). Nées en 1888, elles furent séparées en 1902 par le chirurgien Eugène-Louis Doyen (dans le but de sauver au moins l’une d’entre elles de la tuberculose qui avait atteint l’autre). Radica mourut peu après l’opération et Doodica succomba à la tuberculose dès 1903. Elisabeth Hausser, Paris au jour le jour, 1900-1919, Minuit, 1968, p. 77, à la date du samedi 30 novembre 1901 : « Première représentation du cirque Barnum and Bailey, “greatest show on earth”, installé jusqu’au 16 mars 1902 à la Galerie des machines. “100 différents numéros de cirque et d’hippodrome, tous grandioses et sensationnels, sur 3 arènes, 2 scènes, un stade hippique et dans l’espace aérien. – 1000 hommes, femmes, enfants, 3 troupeaux d’éléphants, 2 troupeaux de chameaux, 500 chevaux, etc., et la célèbre exhibition des phénomènes humains” » ; ibid., p. 86 à la date du dimanche 9 février 1902 : « Parmi les phénomènes humains exhibés au cirque Barnum, homme-chien, homme à barbe de 3,65 m, mangeur d’aiguilles et buveur de pétrole, figure un couple de sœurs “siamoises”, Radica et Doodica, petites Indoues de douze ans. Doodica, minée par la tuberculose, est dans un état grave, et sa mort entraînera fatalement celle de sa sœur. Un célèbre chirurgien, le docteur Doyen, les sépare, ce qui n’a été tenté qu’une fois à ce jour. Vingt minutes suffisent à l’opération dont toutes les phases ont été photographiées. Cris des petites filles à leur réveil : “J’ai mal à ma membrane”, puis, “On nous a séparées”. Doodica mourra brusquement le 16, Radica survivra dix-huit mois. »
9- Dans Le Temps retrouvé, la journée du Trocadéro donne lieu à une mélancolique réminiscence : « La première de ces étapes [il s’agit des étapes qui conduisent insensiblement à l’indifférence] commença au début de l’hiver, un beau dimanche de Toussaint où j’étais sorti. Tout en approchant du Bois, je me rappelais avec tristesse le retour d’Albertine venant me chercher du Trocadéro, car c’était la même journée, mais sans Albertine » (IV, 139). « C’était la même journée » ne signifie pas que la journée du Trocadéro eut lieu un 1er novembre, mais qu’elle aussi fut un jour de beau temps intercalé dans un refroidissement saisonnier (« il y avait, interpolé dans l’hiver, un jour de printemps »).
10- Voici le texte, publié au Journal Officiel du 11 juin 1916, qui est à l'origine de cette loi : « Loi ayant pour objet d’avancer l’heure légale, du 9 juin 1916 : Le Sénat et la Chambre des Députés ont adopté, le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit : Article premier : jusqu’au 19 octobre 1916, et à partir d’une date qui sera déterminée par décret, l’heure légale, telle qu’elle a été fixée par la loi du 9 mars 1911, sera avancée de soixante minutes. La présente loi, délibérée et adoptée par le Sénat et la Chambre des Députés, sera adoptée comme une loi de l’Etat. Fait à Paris, le 9 juin 1916. Signé : R. Poincaré. » La proposition de cette loi avait été faite par M. Honnorat le 21 mars 1916. Dans son discours, il invoquait des raisons d’économie, vitales pour la victoire et notait que cette mesure existait déjà en Australie sous le nom de « Day light saving bill ». Le Sénat adopte la loi pour diverses raisons mais « surtout pour mettre fin à une situation gênante au point de vue militaire, résultant de ce que l’Angleterre et l’Italie avaient déjà avancé de 60 minutes l’heure légale. Ajoutons que cette avance a été adoptée également par l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Suède, la Norvège et la Hollande… etc. ».
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