Jacques Darriulat

 

AUTEURS

 

 

Accueil

Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

DELEUZE

DESCARTES

DIDEROT

DOSTOÏEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

KANT

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-ANGE

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

PLATON

1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon

10- République

11- Phèdre

12- Théétète

Théétète (suite)

13- Politique

14- Philèbe

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

Mis en ligne le 29 octobre 2007


            On lira ici la suite du commentaire du Théétète, de 172 b (le portrait du philosophe en homme libre par Socrate) jusqu'à la fin.

 

PLATON

THEETETE

(2)

Commentaire (de 172 b jusqu'à la fin)

 

Intermède : Éloge de la vie philosophique : le philosophe et le rhéteur

(172 c-177c)

            Ce texte est peut-être une addition ultérieure. Il se situe au milieu exact du dialogue. On peut y voir une réponse à la critique de la vie philosophique développée par Calliclès dans le Gorgias. Toutefois, selon le mythe eschatologique qui concluait le Gorgias, la punition des méchants s’effectuait dans l’au-delà, argument qui devait laisser relativement indifférent Calliclès lui-même. Dans le Théétète, le châtiment vaut pour cette vie, ici et maintenant, et non pour l’au-delà : “leur punition, c’est leur vie même”, 177 a.
            Deux “paradigmes” de la vie sont proposés aux hommes (176 e). Ils sont libres de choisir. Thème moral, proprement socratique : quelle vie faut-il choisir? Comment s’orienter dans la vie? Question qui s’adresse à de jeunes interlocuteurs, qui n’ont pas encore fait ce choix ; ce sont les partenaires ordinaires du dialogue socratique. Apologie : Socrate corrompt la jeunesse. En effet, Socrate détourne les jeunes gens de la vie politique, but exclusif de l’éducation antique. Mythe d’Er : les âmes choisissent leur destin. Ulysse, un sage, choisit une vie obscure et paisible, “condition tranquille d’un homme privé” (620c). Prodicos : Hercule à la croisée des chemins, entre le vice et la vertu. Mais, pour le sophiste, la vertu est engagement dans la vie politique ; pour Socrate, elle est au contraire détachement et désintéressement.
            Philosophe et rhéteur s’opposent comme liberté et servitude : à l’un le loisir (skholê, d’où vient l’école), à l’autre l’affairement. L’un est maître de son temps (en quoi consiste, selon Platon, la liberté, et non dans la richesse), l’autre est esclave du temps (la clepsydre, qui mesure à l’assemblée du peuple comme au tribunal le temps de parole des orateurs). Parole servile qui flatte l’auditoire (“...savants aux paroles qui flattent le maître, aux manières de faire qui l’enjôlent, leur font des âmes rabougries et tordues”, 173a et les “spectateurs”, qui “se tiennent en maître” en face des poètes, 173c), parole libre qui n’obéit qu’aux raisons du libre examen.
            La volonté de plaire rabougrit l’âme (“se courbent, recourbent et recroquevillent”, 173b). La communauté politique tend vers le plus petit commun dénominateur. La vie politique ne produit pas un homme accompli, mais un homme rabougri. Le tribunal, microcosme de la cité et révélateur de la vérité du politique. La démocratie a fait de la société un immense tribunal. Socrate semble ici prendre sur lui l’accusation qui sera bientôt portée contre lui au tribunal (c’est à la fin du dialogue qu’il se rend au procès qui le condamnera à mort) : il revendique le droit de se détourner de la politique, ou du moins de ce qu’elle est devenue en ces temps de déclin. La véritable cité, c’est la communauté de ceux qui participent également au dialogue maïeutique, et la vraie vie politique, c’est celle qu’on mène à l’Académie.
            Le philosophe : la cité n’est pas son royaume : “son corps seul a, dans la ville, localisation et séjour”, 173e. “Platon, pour disposer au christianisme” (Pascal) : c’est le renversement paulinien qui s’annonce ici. La sagesse des hommes est folie pour le dieu, et la sagesse du dieu est folie pour les hommes.
            Thalès, tombé dans le puits. A l’origine, une fable d’Ésope. Phédon : Socrate met en musique les fables d’Ésope, seul mythe, dit-il, que le philosophe puisse accepter : “La mythologie n’est pas mon fait! C’est pour cela justement que les mythes à ma portée, ces fables d’Ésope que je savais par cœur, ce sont ceux-là que j’ai pris pour matière, au hasard de la rencontre”, 61b. Diogène Laërce, au IIIe siècle de notre ère, rapporte encore la fable. C’est cette fois une vieille, et non une servante de Thrace, qui moque l’astronome : “Eh oui! Thalès! Tu n’arrives pas à voir ce qui est à tes pieds et tu crois pouvoir connaître ce qui se passe au ciel?” (Présocratiques, “Pléiade”, p. 7). Selon le même Diogène Laërce, c’est Thalès qui serait l’auteur du “connais-toi toi- même”. Thalès s’identifie par là à Socrate, et la chute de l’un à la condamnation à mort de l’autre. Aristote (Politiques I, XI, 1259 a 6) rapporte une histoire qui fait au contraire de Thalès un entrepreneur avisé : sa science astronomique lui ayant permis de prédire une exceptionnelle récolte d’olives (l’astronome était donc aussi astrologue), il loua tous les pressoirs et les sous-loua au prix qu’il voulut, tant la demande était forte.  Dans ce passage, Aristote répond à Platon et entend montrer que la vie théorétique n’est pas aussi distincte de la vie économique et politique que le Platon du Théétète le laisse entendre.
            L’opposition est si tranchée que Platon semble remettre en question le nécessaire retour du prisonnier dans la caverne (Rép VII). “Il faut s’évader au plus vite”, 176 b. Pourtant, dans la Rép (529 ab), Platon ironise les astronomes, qui regardent toujours en haut, “bouche bée”, considérant ainsi “les ornements du plafond” mais non le monde intelligible. Mais c’est le philosophe lui-même qui semble maintenant regarder au plafond et se désintéresser de la terre. Le sage ne veut plus se compromettre avec le politique. Désillusion? Un voyage à Syracuse a-t-il fait la différence? Remarquer l’insistance de la critique de la royauté et de la tyrannie (le tyran est prisonnier de son “troupeau” 174 d, il ne connaît pas le bonheur, 175 c). Déjà le thème stoïcien, et proprement hellénistique, de la liberté du philosophe que le tyran ne peut soumettre. Le portrait du sage est ici celui d’un asocial. C’est le philosophe cynique qui est ici pressenti. Les cyniques ne se réclameront-ils pas de Socrate?
            Le philosophe ne se soucie pas des généalogies (175a), que revendiquent pourtant les grandes familles, et par lesquelles se justifient les hiérarchies civiles : c’est pourtant là, précisément, ce que le sophiste se flatte de connaître. Hippias Majeur, 285d : “Les généalogies, soit des héros, soit des hommes, la manière dont les villes ont été fondées dans les anciens temps et en général toute l’histoire ancienne”. Le sophiste se veut engagé dans la vie politique, le philosophe s’en détache.

            La critique de la thèse de Protagoras
            La reprise de l’analyse précédente renforce le sentiment que l’éloge de la vie philosophique a été intercalé dans un texte déjà composé.
            Retour à la thèse de Protagoras, mais interprétée cette fois en termes politiques : la cité est la mesure de toutes choses : “ce que la cité a trouvé juste de décréter, cela est juste à la cité qui le décrète” 177d. Pourtant elle se trompe : il y a donc une vérité qui ne dépend pas de la parole humaine. Il faut distinguer le mot de la chose, 177e. Le jugement porte sur “la forme” (178a), et suppose un “critère” de vérité (178b). Ainsi le médecin, l’agriculteur, le gymnaste et le cuisinier (178 cd) réussissent ou échouent selon des “critères” qui permettent de juger de leur science. “L’utile” (ôphelimon, l’avantageux, ce qui porte secours) est alors le critère qui mesure la justesse des lois. Le temps, c'est-à-dire le futur, expose les discours au risque de la vérification, ou de la falsification. Il existe donc une “science” du politique, qui consiste en la prévision de “l’utile”. Tout ce passage fait songer au Gorgias (le médecin supérieur au sophiste, le pilote de navire supérieur à l’assemblée démocratique).
            Cependant, le critère de la vérité ne vaut que pour le jugement politique ; pour “l’impression individuelle actuelle” (179c), la sensation demeure à elle-même son propre critère. La politique se risque à l’épreuve de la réalité : il ne lui est pas permis de supposer qu’elle rêve.

            L’héraclitéisme de Protagoras

                        L’antinomie des fluents et des fixes
            Satire des milieux intellectuels se réclamant d’Héraclite (179d+). Sentences énigmatiques et mots flèches (179e-180a). Les heideggériens de l’époque. Héraclite et Homère parlent comme les oracles d’autrefois. La poésie est le vestige de la parole oraculaire. Le modèle n’est pas ici le rationalisme des sophistes, mais plutôt l’ancienne parole magique que le rationalisme a répudiée. Côtes d’Ionie (179d), philosophie orientale qui ne parle pas grec, c'est-à-dire qui ne parle pas le langage de la raison. Ces “formules énigmatiques” (180a) font penser aux prophéties de l’Apollon delphien, Apollon Loxias.
            Parole insaisissable, qui ne “fixe” rien (180b). Philosophes prêtres ou devins (“gens que le taon affole”, 179e, recevant leur inspiration “d’où que le vent souffle”, 180c, “voilant de poésie” leurs pensées, 180d 1). Voici Protagoras en paradoxale compagnie : le sophiste, qui refuse tout critère de vérité, est finalement de même nature que l’ancien maître de vérité, inspiré par les dieux : lui aussi se pose en “sage” et en “initié”. La sophistique n’est au fond que l’habillage rationaliste et démonstratif du savoir irrationnel des anciens prêtres et prophètes. Le sophiste est un dissimulateur qui veut se faire passer pour le prêtre de la raison.
            Pas d’enseignement : “aucun d’entre eux n’est l’élève d’un autre”, dit Théodore (180c 1). Théodore applaudit à ce procès de l’intellectuel obscur. Héraclite “l’Obscur”. Pour Théodore, la géométrie est la seule issue qui permette d’échapper aux bavardages philosophiques sans renoncer pourtant au désir de vérité. Au “tout se meut” d’Héraclite, Théodore comme Socrate entreprennent d’opposer un langage démonstratif, et producteur de science.
            Deux partis s’opposent : les fluents et les fixes, Héraclite et Parménide, Protagoras et Mélissos, élève de Parménide (180e). Antinomie dialectique qui écartèle la raison, comme une corde que deux partis contraires tirent également (181a). On retrouvera l’argument de l’antinomie dialectique dans le Sophiste, entre “les amis des idées” et les “fils de la terre”. Socrate fait ici de l’histoire de la philosophie une matière à philosopher. Pensant la pensée, le philosophe pense aussi l’histoire de la pensée. Il est remarquable que l’histoire traditionnelle de la philosophie, emboîtant le pas de Platon, s’ouvre rituellement sur l’antinomie d’Héraclite et de Parménide.
            Par ailleurs, le centre du débat se déplace : il ne s’agit plus de savoir si la science est sensation, mais de savoir, entre une métaphysique de l’écoulement et une métaphysique de la permanence, laquelle est la vraie. A la  question de la sensation, s’est progressivement substituée la question de l’être. Protagoras laisse ici la place à Héraclite, qui serait selon Platon le véritable fondateur du relativisme sophistique. Le Théétète se charge de la critique de la métaphysique de l’écoulement, et le Sophiste se chargera de la critique de la métaphysique de la permanence.

            La critique du mobilisme héraclitéen
            Deux types de mouvements : kinêsis et phora, l’altération et le déplacement. Sur le “tourner sur place” (181c), genre paradoxal du déplacement, voir Rép IV, 436d : “la toupie est tout entière immobile et en mouvement quand elle tourne retenue au même endroit par sa pointe, de même que tout autre objet mu en cercle autour d’un point fixe”. L’univers, le “fuseau d’Anakê”, est un objet de ce type. Le déplacement est mesurable quantitativement, par l’ampleur de l’intervalle. L’altération est mesurable qualitativement, par le degré de la corruption. L’altération porte donc sur les “qualités secondes”, par ex “la chaleur, la blancheur” (182a). Qualité : poiotês, 182a (Platon est peut-être l’inventeur de ce mot, Narcy, p. 352, n. 313). La qualité porte la thèse de l’immobilité jusque dans la substance, ou plutôt elle désubstantialise la substance : l’être se dissout dans le non-être, et seules demeurent des “qualités” fantomatiques en écoulement perpétuel. Inversement, le mouvement local, le déplacement donc, ne porte pas atteinte à l’idée même de substance : c’est la même chose, pense-t-on, qui se trouve tantôt ici, tantôt là. “S’il n’y avait que translation sans altération, on pourrait dire encore ce qu’est, en son écoulement, le contenu de cette translation”, 182c.
            Dès lors, l’objet étant comme dissous dans le flux des qualités, le langage n’a plus de sens : le mot, qui demeure le même et suppose une permanence du côté de la chose qu’il désigne, ne nomme plus qu’un rien. En affirmant que la science est sensation, on définit donc l’impossibilité de la science, plutôt que la science elle-même. “Nous n’avons rien répondu qui soit science plutôt que non-science”, 182e. On retrouve ici l’analyse de 159a sq : Socrate sain et Socrate malade sont autres l’un de l’autre. La différence des attributs entraînent la différence des substances, puisque la sensation n’appréhende, de la substance, que ses qualités sensibles. Les héraclitéens se retranchent donc dans l’indicible. Ils sont irréfutables, puisqu’ils s’empêchent eux-mêmes de parler. Mais ils sont aussi faibles, puisqu’ils se privent également de la force du discours. Protagoras, qui se rattache à leur parti, est donc un sophiste paradoxal : il se prétend maître du discours, et pourtant sa philosophie conduit tout discours au silence.
            Théodore estime qu’ici doit cesser sa contribution. Il veut bien accompagner Socrate dans la critique des philosophes obscurs d’Ionie, lui le géomètre rationaliste et anti-philosophe ; mais il n’ira pas plus loin : “Cela terminé, je dois être quitte de te répondre”, 183c. C’est alors Théétète qui relance le débat, en demandant la critique de Parménide. C’est penser que le compte de Protagoras est définitivement réglé. Il n’en est rien : sa thèse conduit au scepticisme intégral, elle vide les mots de leurs vérité et de leur substance, elle dissout l’être dans le non-être. Mais elle n’est nullement réfutée. Les sophistes n’hésiteront pas à porter leur réflexion jusque dans ces extrêmes, puisque Gorgias avait rédigé un traité dans lequel il montrait l’impossibilité d’un discours sur l’être, et réfutait par avance toute entreprise qui viserait à fonder une ontologie. Seul existe, selon Gorgias, le mirage suscité par les mots et par la magie de la persuasion. Le langage n’est nullement impossible : c’est au contraire parce que les mots sont libérés de la référence de l’être, parce que le langage est à lui-même son propre référent, parce qu’il est lui-même instituteur de réalité, qu’il est libre de poser toutes valeurs. Ainsi, Socrate n’a nullement triomphé des sophistes, il n’a fait que mettre à jour le scepticisme métaphysique que présuppose leur entreprise. On reporte donc l’examen de Parménide pour le lendemain (le Sophiste), et l’on reprend la thèse de Théétète : la science est sensation.
            Au fond, Socrate et Théodore n’ont pas réfuté Protagoras : ils se sont seulement mis d’accord sur leur refus de renoncer à un discours rationnel. Gorgias ne se soucie guère en effet de science : selon lui, la rhétorique est supérieure à la géométrie, et la persuasion est plus puissante que la science (Gorgias). Ni Théodore ni Socrate n’acceptent cet abandon de la raison. Or, c’est bien à cela que conduit la thèse sophistique : il était donc nécessaire que Protagoras engendre Gorgias, Gorgias dont la descendance conduit à la férocité de Calliclès, qui ne considère en la cité qu’un moyen pour satisfaire ses ambitions, et en la politique qu’une stratégie pour s’emparer du pouvoir.
            Remarquons enfin l’hommage fait ici à Parménide : « Parménide m’apparaît, comme le héros d’Homère, “vénérable à mon sens autant que redoutable” [Achille décrit par Priam, Iliade, III, 172]. J’ai approché l’homme quand j’étais bien jeune encore et lui bien vieux : il m’apparut alors avoir des profondeurs absolument sublimes », 183e-184a. Parménide sera le maître du dialogue qui porte son nom et, dans le Sophiste, sa pensée sera examinée et dépassée par celui dont on peut supposer qu’il fut son élève, l’Étranger venu d’Élée, peut-être représentant Platon lui-même. Platon marque ainsi sa préférence pour Parménide contre Héraclite : il n’est pas seulement, comme Théodore, un esprit qui ne veut pas renoncer à la raison, il est encore un esprit qui ne veut pas renoncer à l’Etre, ni à la vérité, c'est-à-dire à un critère de la vérité qui donne sa stabilité aux valeurs.

            La substance et les qualités
                        Les données de la sensation et le jugement de l’âme
            Retour donc à la thèse de la sensation. L’objet, avons-nous vu, se dissout dans la série de ses qualités sensibles. Cependant ce spectre se déploie selon les cinq sens du sujet percevant. Le sens n’est pas la sensation, mais l’organe par lequel la sensation opère : il faut comprendre que ce ne sont pas les sens qui perçoivent, mais que la sensation se fait plutôt par l’entremise des sens : les diverses sensations ne sont sensations qu’à être rapportées à une forme unique (eis mian idean, 184d), “âme ou ce que tu voudras”. L’empreinte sensationnelle n’est donc qu’une donnée pour le jugement sensible. Ce ne sont pas les sens qui définissent les qualités sensibles, mais un pouvoir (l’hêgêmonikon des stoïciens), “toujours le même”, 184d, qui compare entre elles les informations sensibles et en opèrent la synthèse.
            Sinon, dit Socrate assez étrangement, les sensations seraient dans le sujet percevant comme “dans un cheval de bois”, 184d. Allusion au cheval de Troie? (Narcy, p. 353, n.325). Le sujet n’est alors qu’un support matériel pour une pluralité de sensations qui viennent se loger en lui, comme les Grecs entassés dans le cheval de Troie. Souci proprement socratique de fonder l’autonomie du sujet rationnel, capable de juger par lui-même et de se connaître lui-même, et non caisse où s’entassent les sensations (“stockage de l’information”). Mais l’image du cheval de Troie laisse entendre aussi autre chose : la forteresse de l’âme ne doit pas se laisser investir par les données sensibles venues de l’extérieur ; il y a une activité propre à l’âme, celle-là même que Platon nomme réminiscence, et qui ne doit pas renoncer à ses droits sous l’assaut de la sensation.
            La question que formule ici Socrate est celle qui sera par la suite connue dans la tradition philosophique sous le nom de “sens commun”. Koinê aisthêsis chez Aristote, sensus communis chez les scolastiques. Le sens commun est susceptible de deux interprétations, l’une simplement physiologique, la seconde psychologique : selon la première, il faut un “sensible commun” aux informations incommensurables entre elles des cinq sens, que nous jugeons pourtant se rapportant à un même objet : « par quel instrument s’exerce la faculté (dunamis) qui te révélera ce qui est commun à ces sensibles, comme à tout le reste, et que tu désignes par “est” ou “n’est pas”? », 185c. Il faut donc supposer que les données sensibles convergent vers un centre qui en opère la synthèse, et qu’on situe le plus souvent dans le cerveau.
            Mais, selon la seconde interprétation, ce centre est beaucoup plus qu’un lieu du corps : il définit un acte de l’âme, non seulement parce qu’il juge et compare — on pourrait après tout imaginer un mécanisme purement matériel de brassage des données et de mélange des informations — mais plus encore parce qu’il élève la sensation à la conscience d’elle-même : en effet, le sens commun n’opère pas seulement la synthèse des données sensibles, il joue le rôle d’une sorte de sensation de la sensation, il offre à la pensée l’occasion d’apprécier les sensations et fait d’elles la matière d’un jugement esthétique. On retrouvera cette problématique chez Aristote : si la vue ne se rapportait qu’à elle-même, sans se rapporter à un sensible commun, elle verrait sans sentir qu’elle voit, car ce n’est pas par la vue qu’on voit qu’on voit (De Somno, II, 455 a 15) ; pour que la vue s’aperçoive elle-même, il faut donc qu’elle se réfère à cette sensation de la sensation qui est l’acte propre du sens commun, car s’il n’en était pas ainsi, il faudrait, à l’infini, une sensation de chaque sensation (De Anima, III, 2, début). [Ces références sont empruntées au dictionnaire de Lalande, p. 970, art. “sens commun”]. On comprend mieux alors la réponse de Théétète, qui concède si rapidement à Socrate que l’activité du sens commun ne peut être attribuée qu’à l’âme : c’est en effet à l’âme et non aux sens qu’appartient la puissance de la conscience, c'est-à-dire de la connaissance de soi-même : “C’est l’âme qui, elle-même et par elle-même, m’apparaît faire, en tous objets, cet examen des communs (ta koina)”, 185e. L’âme apparaît alors comme l’instance supérieure capable de réunifier ce qui se disperse dans le temps, et de rapporter les successives qualités sensibles à la permanence de la substance. Il y a donc en l’âme un pouvoir plus fort que le temps, puisqu’il peut surmonter la dispersion temporelle et la recueillir dans l’unité d’un acte de conscience : “C’est de telles déterminations, déclare Théétète, que l’âme me paraît examiner l’être, quand elle met en balance, dans son calcul intérieur (analogizomenê en eautê), passé, présent et avenir”, 186ab. “Attends”, réplique Socrate, car ici, tout d’un coup, Théétète va trop vite et se porte sans même s’en rendre compte au cœur du sanctuaire.
            Dès lors, l’être se réfère à une faculté de juger qui élève la sensation à la conscience de soi, et opère la synthèse des sensations en les soumettant aux catégories de sa logique : “tu veux parler de l’être et du non-être, de la ressemblance et de la dissemblance, de l’identité et de la différence, de l’unité enfin et de tout autre nombre”, 185c, mais encore “le beau, le laid, le bien, le mal”, 186a. Catégories de la quantité (le nombre), de la qualité (la “ressemblance”), mais aussi catégories esthétiques (le beau) et morales (le bien). Les catégories constituent, selon Platon, les “instruments” (ta organa, 185c) du jugement. Ce qui se conçoit ici, c’est le projet d’une science de la logique, qu’Aristote, élève de Platon, mènera à bien, sous le titre, précisément, d’Organon. Les catégories logiques sont les formes du jugement auxquelles la pensée soumet les données de la sensation. D’après le texte platonicien, l’activité logique de l’esprit se résume surtout à la comparaison (analogisma, 186c) et au raisonnement (sullogismos 186d). La comparaison détermine la différenciation qualitative : c’est pourquoi les catégories platoniciennes vont par couple de contraires : entre ces deux extrêmes, l’instance du jugement logique est appelée à se prononcer. L’âme est ainsi libre de choisir entre être et non-être, beau et laid, bien et mal, etc. La logique n’emprisonne pas le jugement de l’âme, mais lui donne au contraire l’occasion de s’exercer. Quant au raisonnement que Platon, préfigurant une fois encore Aristote, nomme ici “syllogisme”, il opère la liaison des jugements entre eux dans l’enchaînement du discours (le mot “logos” signifie en grec également “discours” et “démonstration”, ou même “définition”).
            Ces catégories ne sont pas elles-mêmes objets de sensations, elles sont au contraire les formes de la pensée par lesquelles l’âme élève la sensation à la conscience d’elle-même, et porte sur elle un jugement. Théétète est donc fondé à penser que “l’être” n’est pas une donnée sensible, mais plutôt une affirmation de l’esprit : c’est l’âme, en tant qu’elle se considère elle-même, et non en tant qu’elle se laisse divertir par les objets de la sensation, qui discerne en son intériorité l’idée de l’être : “Je range l’être, pour moi, dit Théétète, au nombre de ces objets que l’âme s’efforce d’atteindre elle-même et sans intermédiaire”, 186a. La pure sensation, à laquelle veut s’en tenir Protagoras, n’appréhende que les qualités sensibles, qui sont multiples et fluentes. L’idée de l’être, appréhendée par l’âme en tant qu’elle se considère elle-même, permet de poser la substance qui confère son unité à l’objet de la sensation — de même que divers attributs peuvent se rapporter à un même sujet — et rend à nouveau possibles le langage et la science. On remarquera encore que, parmi ces catégories, celle de l’être est fondamentale et tout à fait première, puisqu’elle donne son fondement au jugement d’attribution, puisqu’elle pose la substance, qu’elle soit intelligible (le cercle) ou sensible (cette fleur), au fondement de la détermination qualitative.
            Il reste à conclure : les sensations, infiniment multiples, appartiennent à la faculté du sentir, ou du percevoir (aisthanesthai186 e 1; le verbe a forme passive, et seule en effet l’âme est active) ; quant aux opérations de l’âme qui comparent entre elles et jugent la quantité comme la qualité de ces sensations, en les référant à l’unité de la substance, ou de l’être, elles constituent ce nous nommons proprement “la science”. La science n’est donc pas la sensation, et le paradoxe sophistique ne saurait être davantage soutenu. Reste l’énigme de la science, qui a orienté la réflexion vers le lieu propre de l’interrogation philosophique : le temple intérieur de l’Apollon intelligible, la pensée autonome qui juge par elle-même et se connaît elle-même.
            On remarquera pour terminer que la thèse ici réfutée est celle qui identifie la science à la sensation. Cette thèse est, tout compte fait, celle de Théétète plutôt que celle de Protagoras. La thèse de Protagoras, que “l’homme est la mesure de toutes choses”, n’est, quant à elle, nullement réfutée, mais confortée au contraire : il appartient à l’âme de juger et de fixer la mesure des données qui lui sont fournies par l’entremise des sens. Seul l’héraclitéisme de Protagoras est donc réfuté. Mais son humanisme comme son relativisme tiennent encore.

                        II - LA SCIENCE EST L’OPINION VRAIE
                               (ê alêthês doxa,187 b)

                        Les paradoxes de l’opinion fausse
            Opinion, opiner (doxazein), c’est juger. Théétète l’entend dans l’esprit de Protagoras : l’homme, maître du discours, est libre de juger, c'est-à-dire d’attribuer les catégories logiques à ce qui est. Le discours se réfère ainsi d’une part au sujet parlant, d’autre part à l’objet nommé, et sur lequel porte le jugement. Dans le premier cas, la vérité du jugement est logique et subjective, puisqu’elle dépend de la relation du sujet parlant au discours qu’il tient : comment peut-il savoir, ou ne pas savoir ce qu’il dit? C’est le cas de l’opinion fausse, ou du non-savoir, qui est alors délicat : comment puis-je discourir de ce que j’ignore? Dans le second cas, la vérité du jugement est ontologique et objective, puisqu’elle dépend de la relation du discours à la chose qu’il désigne, adéquatement quand il est vrai, inadéquatement quand il est faux.
            Par ailleurs, il faut avoir à l’esprit, pour une bonne intelligence de ce passage difficile, la théorie platonicienne du jugement vrai : l’esprit connaît en vérité quand il juge dans la lumière de l’Idée du Bien, qui est le sens de la forme juste, qui remplit parfaitement sa fin. Cette Idée des Idées, ou Forme des Formes, ou mieux encore : Idée de la Forme en soi, de la “bonne” Forme, n’illumine l’esprit que lorsque, attentif, il se convertit en son intériorité et accède ainsi à la conscience de lui-même. La théorie protagoréenne du jugement, qui sert ici de référence à Théétète, méconnaît le cercle originaire de la conscience de soi ; elle pense le jugement dans sa référence à l’objet — le jugement n’est alors qu’une “mesure” — et jamais dans sa référence à lui-même : cet empirisme oublie que le jugement doit d’abord pouvoir se juger lui-même, et la pensée se penser elle-même. Il oublie la réminiscence, qui est l’acte propre de l’esprit devenu conscient de lui-même.
            Ces principes étant posés, nous pouvons maintenant suivre la démonstration de Socrate. On envisage en premier lieu la dimension logique et subjective du discours : en ce cas, et comme le remarque aussitôt Socrate, c’est surtout le “juger faux “ (to doxazein pseudê, 187 d) qui fait problème : comment le sujet pourrait-il formuler un jugement sur ce qu’il ne sait pas? En effet, tant que nous ne reconnaissons pas à l’âme le pouvoir de se connaître elle-même, la théorie du jugement se heurte à des paradoxes insurmontables : incapable de juger son propre jugement, l’esprit est alors prisonnier de l’alternative du savoir ou  du non-savoir : s’il sait, il ne saurait avoir d’opinion fausse, et s’il ne sait pas, il ne saurait pas même formuler une opinion. Dans les deux cas, l’erreur est impossible (1). On sait que selon Socrate, l’erreur ne consiste nullement dans le fait de ne pas savoir, mais plutôt dans le fait de croire savoir ce qu’on ne sait pas. Mais ceci suppose qu’on s’élève du savoir au savoir du savoir, ce que l’immédiateté du savoir protagoréen ne permet nullement. Ainsi, le jugement logique et subjectif, qui définit la relation du sujet parlant à son propre discours, écarte toute éventualité d’une opinion fausse.
            Ce que Platon effleure ici, c’est le paralogisme connu dans l’Antiquité sous le nom du “menteur” (2). Le mensonge en effet est une fausseté volontairement proférée, l’erreur une fausseté involontairement proférée. Dans le cas du mensonge, le paradoxe peut être levé, car on suppose que le sujet parlant se dédouble par hypocrisie, et que l’intention véritable se dissimule sous le discours manifeste. Ainsi, si je mens “vraiment”, c’est donc que je mens en disant que je mens, dissimulation subtile puisqu’elle dit la vérité sous le couvert du mensonge, et la met ainsi habilement “hors jeu”. Mais dans le cas de l’erreur, cette prétendue solution — morale, et non logique — ne peut plus être avancée : c’est de bonne fois que “je me trompe”, et la forme réflexive du français exprime bien la difficulté : le “je”, c'est-à-dire la première personne qui marque la place du locuteur dans le discours, trompe le “moi”, c'est-à-dire le sujet qui, tenant le discours, croit aussi se tenir en deçà du discours. Le sujet du discours est donc double, puisqu’il est à la fois le principe transcendantal du discours, et cet élément du discours qui se désigne lui-même comme sujet. Ainsi le paradoxe, pour être levé, suppose que soit établie une distinction, par ailleurs elle-même problématique, entre le sujet nommant, qu’on suppose doué de conscience, et le sujet nommé, qui est une forme grammaticale. A méconnaître cette distinction, l’opinion fausse, comme l’argument du “menteur”, tombe dans le sophisme de l’autoréférence : je me trompe ; mais si je me trompe en disant que je me trompe, c’est donc que je ne me trompe pas ; il est donc bien véritable que je me trompe (3) ; c’est donc que je me trompe... L’opinion fausse s’autodétruit, et l’on ne comprend plus l’éventualité de l’erreur.
            Considérons donc, dit alors Socrate, l’autre face du jugement, le jugement ontologique et objectif, qui réfère le discours non au sujet qui le tient, mais à l’objet qu’il désigne : « Serait-ce qu’il ne faudrait point diriger notre recherche de ce point de vue, mais, au lieu de poursuivre l’opposition entre savoir et ne pas savoir (eidenai kai mê eidenai), nous attacher à l’être et au non-être (to einai kai mê)? » (188 d). Mais de même que l’opinion fausse était escamotée par l’alternative formelle du savoir et du non-savoir, de même le jugement erroné se trouve escamotée par l’alternative tout aussi formelle de l’être et du non-être : juger faux, c’est juger ce qui n’est pas, c’est donc ne pas juger (189 a). En effet, le jugement porte nécessairement sur un objet, et on ne saurait juger le néant.
            Si l’opinion ne peut donc être fausse ni selon le jugement subjectif, ni selon le jugement objectif, c’est que l’opinion fausse n’est pas possible ; l’opinion vraie ne l’est donc pas davantage, et par conséquent la science n’est qu’un vain mot. Il ne faut pas nous étonner si nous parvenons à cette conclusion après être partis des prémisses du relativisme sophistique (l’homme-mesure) : le juge étant l’unique critère du jugement, tout jugement qu’il prononce est vrai pour lui, et il n’y a pas d’opinion fausse. Ce n’est pas la première fois que Platon formule ce paradoxe : il y fait une rapide allusion en Cratyle, 429 d, et le développe plus longuement en Euthydème, 283 e et sq. On ne pourra dépasser cette aporie qu’à la condition de penser l’être du non-être, objet problématique du jugement faux, nœud dialectique en lequel le sophiste se retranche. C’est là, on le sait, l’orientation qui sera celle du Sophiste, et c’est déjà la voie que prend ici le Théétète.

                        La théorie de l’erreur par substitution
            En effet, la faute du jugement ne réside pas nécessairement dans le néant de son objet : elle naît plutôt de la substitution (antallaxamenos de antallassô, échanger, donner ou recevoir en échange, 189 c1) d’un objet  par un autre, le jugement faux attribuant à l’un ce qui revient en fait à l’autre. Mais en ce cas, juger n’est pas appliquer mécaniquement la catégorie logique à l’objet correspondant ; c’est au contraire une activité véritable de l’âme qui doit débattre en elle-même et reconnaître, parmi le nombre indéfini des attributs, quel est celui qui convient à cet objet singulier. Que l’erreur puisse se glisser ici par substitution démontre en effet que cette opération n’est pas simplement mécanique, et qu’elle résulte d’un examen de l’âme. La pensée de la pensée se complique ainsi et s’enrichit : l’opération de l’âme ne se borne pas à l’association de la catégorie logique et de l’objet perçu, elle est un tribunal intérieur capable de débattre et d’estimer par lui-même. “Penser” (dianoesthai,189 e) est “le discours que l’âme se tient à elle-même sur les objets qu’elle examine (Logon on autê pros autên ê psukhê diexerkhetai peri ôn an skopê)” ; “ce n’est pas autre chose, pour elle, que dialoguer (dialegesthai), s’adresser à elle-même les questions et les réponses, passant de l’affirmation à la négation” (189 e). Certes, l’âme ne se connaît pas encore par son excellence, qui est la vertu de la réminiscence ; elle prend néanmoins progressivement conscience de son autonomie, et de sa liberté de juger, avec le risque d’erreur qu’elle implique. On retrouvera une formule semblable, mais approfondie et plus intériorisée, dans le Sophiste : “Pensée (dianoia) et discours (logos), c’est la même chose, sauf que c’est le dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même (entos tês psukhês pros autên dialogos aneu phônês) que nous avons appelé de ce nom de pensée” (263 e).
            Cependant, l’erreur par substitution ne saurait se faire par permutation des contraires (le beau et le laid, le juste et l’injuste, le pair et l’impair, 190 b) : l’erreur serait alors incohérence, et la pensée, privée du principe de contradiction, serait comme frappée de folie : nul ne peut “oser sérieusement s’affirmer à soi-même que le bœuf est cheval ou le deux est un” (190 b). En ce cas, la pensée serait “dans une impasse complète”, et le philosophe serait “comme abattu par le mal de mer” (191 a). La substitution ne peut donc opérer qu’entre des objets non contraires, mais plutôt ressemblants. Nous nous dirigeons ainsi vers le domaine de prédilection du sophiste, celui de l’imitation, occasion de confusion, thèmes qui seront précisément au cœur du dialogue intitulé le Sophiste. (ainsi le sophiste lui-même, qui ressemble à s’y méprendre au philosophe comme le loup ressemble au chien).

                        La bibliothèque des tablettes de cire
            Comment la confusion, ou substitution des attributs est-elle possible? Il faut compliquer le premier modèle, qui se contentait de relier les catégories logiques de l’esprit aux données de la sensation. On se représentera désormais l’activité de l’esprit comme celle d’un bibliothécaire (c’était sur des tablettes de cire que l’enfant faisait ses premiers exercices d’écriture) : on distinguera alors entre savoir (idein) — déchiffrer correctement l’écriture, porter un jugement vrai — percevoir, ou avoir la sensation (aisthanesthai) — ressentir le sceau qui vient marquer la cire — et enfin se souvenir — considérer l’empreinte du sceau après que le sceau se soit retiré. Ainsi la sensation semble-t-elle se compliquer, ou du moins se décliner selon deux degrés : la sensation actuelle de l’objet présent, le souvenir actuel de l’objet absent. L’âme ainsi déploie son activité au-delà de la seule ponctualité de la sensation présente : elle devient un magasin d’écritures, capable de mémoriser et de garder l’image des objets même en leur absence.
            Si l’opinion fausse résulte d’une substitution des objets, il faut, pour en comprendre le mécanisme, distinguer entre les objets selon qu’ils sont connus ou inconnus, selon que nous en avons la sensation ou non, selon enfin que nous en avons ou n’en avons pas le souvenir. Ces distinctions doivent être opérées à la fois sur l’objet A sur lequel porte le jugement comme sur l’objet B qui vient par erreur se substituer à lui. On obtient ainsi une combinatoire fort complexe, à laquelle semble faire allusion Platon en un passage bien confus (192 a et sq.). Encore faut-il remarquer qu’il est inconcevable d’affirmer, d’un même objet, qu’il est connu sans que l’âme en ait le moindre souvenir (surtout pour un philosophe qui fait de la réminiscence l’acte propre de la connaissance), ni inversement que l’âme en ait le souvenir sans en avoir au moins une certaine connaissance. Platon suppose sans doute cette évidence, sans pourtant la formuler explicitement. Il est alors possible de résumer le développement fort complexe de ce passage en un tableau :

                                       OBJET A                                 OBJET B


Connaissance

Sensation

Souvenir

Connaissance

Sensation

Souvenir

1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17

+
+
-
-

 

 

+
+
+
-
-
-
+
(+)
+

-
(-)
(-)

+
+
-
-
+
+
+
-
-
-

 

+

+

 

 

 

+
+
(+)

 

 

 

+
-
-
+

 

 

+
+
(-)
-
-
(+)
+
-
+

-
(-)
(-)

+
-
-
+
+
(-)
+
-
(+)
-
+
+
+

+
-

 

 

 

+

 

 

 

 

            Les numéros renvoient à la numérotation de l’édition Narcy en GF. On constate que ce tableau est extrêmement confus. Si la connaissance et le souvenir étaient toujours affectés du même signe, on devrait avoir seize combinaisons possibles, et non dix-sept. Par ailleurs, dans de nombreux cas, le texte ne donne pas toutes les précisions nécessaires : c’est ainsi que les signes indiqués entre parenthèses sont implicites dans le texte, et non explicitement énoncés. Certaines précisions sont toutefois données pour les cas 1, 2 et 3 dans la suite du texte (193 ab), avec Théodore pour objet A et Théétète pour objet B. Il est peut-être possible de compléter le tableau de façon à faire apparaître sa structure logique : toutefois cette opération semble bien délicate. Observons enfin que cette démonstration bien laborieuse semble conduire encore une fois à une aporie, et que, connu ou inconnu, perçu ou non perçu, mémorisé ou oublié, l’objet du jugement ne semble jamais être l’occasion d’une opinion fausse.
            Pour rendre néanmoins compte de l’opinion fausse, Platon doit alors poser de nouveaux degrés intermédiaires : entre percevoir et ne pas percevoir, il y a ainsi la sensation confuse (“je vous vois tous les deux de loin, et pas suffisamment”, 193 c), qui peut entraîner une substitution d’objet (“j’ai manqué les traces : comme ceux qui se chaussent à l’envers, je les ai interverties”, 193 c). Ou bien encore, c’est la mémoire qui peut être incertaine et juger, de cet objet présent, qu’il est cet autre objet absent : erreur non par confusion, mais plutôt par ressemblance, l’un évoquant le souvenir de l’autre et se faisant passer pour lui. L’opinion fausse résulte alors chaque fois d’un fourvoiement de l’attribution, à la façon d’un mauvais archer qui manque la cible et touche à côté (194 a).
            Remarquons que la mémoire — c'est-à-dire l’empreinte subjectivement présente d’un objet absent —  n’a été introduite ici que pour enrichir le premier doublet de la connaissance claire et de la sensation actuelle. C’est à cet unique binôme, en effet, que Socrate avait d’abord résolu de s’en tenir : “Ou bien savoir, ou bien ne pas savoir. Car apprendre et oublier, dans la mesure où ce sont des intermédiaires entre ces deux termes, je les tiens à l’écart pour le moment” (188 a). Mais c’est maintenant la sensation elle-même qui se complique en sensation claire ou confuse, et la mémoire en mémoire certaine ou incertaine. Au fur et à mesure que l’âme apprend à se connaître elle-même, le schéma par lequel elle se représente à elle-même se complexifie et s’enrichit. Les successifs modèles de l’âme, dans cette dernière partie du Théétète, marquent autant de degrés dans une phénoménologie de l’esprit.
            Il est vrai que le modèle des tablettes de cire est encore bien rudimentaire : marque du sceau dans la cire ou dessein de l’ombre sur la paroi de la caverne, il s’agit chaque fois d’une figure obtenue par projection. Mais ici, rien n’est dit du spectateur, prisonnier ou délivré, qui aperçoit cette perception. On trouvera dans le Philèbe (38 e et sq.) une image semblable : “Je m’imagine, dit Socrate, que notre âme ressemble à un livre. La mémoire (mnêmê), en accord avec les sensations (aisthêsis), et les sentiments (pathêmata) qui en dépendent, ma paraissent alors écrire pour ainsi dire des discours dans nos âmes [...] Quand le secrétaire intérieur (par êmin grammateus) y écrit des choses fausses, le résultat est contraire à la vérité”. Plus loin Socrate ajoute, dans le groupe des artisans (dêmiourgos)de l’âme, un peintre à l’écrivain. Le livre de l’âme, tel qu’il est pensé dans le Philèbe, n’est pensé que par le regard que pose sur lui son lecteur. Inversement, la bibliothèque des tablettes de cire du Théétète fait curieusement l’impasse sur le bibliothécaire lui-même.
            Le moment de la conscience de soi, qui est réminiscence de la pensée par elle-même, est encore, dans le Théétète, occulté. En effet, savoir ou ne pas savoir ne signifie nullement ici être ou n’être pas conscient, mais seulement être ou non en mesure d‘attribuer correctement la catégorie logique à l’objet présent de la sensation ou absent du souvenir. Il est dérisoire de se représenter “le don de la mère des Muses, Mnémosyne (Dôron tês tôn Mousôn mêtros Mnêmosunês)” — 191 d — à l’image de cette médiathèque des empreintes dans la cire. La mémoire n’est ici qu’une banque de données, un stock d’informations. Elle est mémoire passive, non active, reproductrice, non productrice ni maïeutique, répétitive et non créatrice. Le modèle est encore mécanique, et ne met en jeu que la combinatoire des références adéquates.
            Toutefois, et avant d’en mettre en lumière les insuffisances, Socrate se livre à quelques variations ironiques sur le modèle des empreintes de cire. L’âme philosophique est faite de bonne cire, ni trop dure, pour que l’empreinte y porte sa marque bien dessinée, ni trop fluide, pour que l’empreinte ne s’efface pas sitôt frappée. On se rappelle les qualités contradictoires du naturel philosophe définies par Théodore au début du dialogue (144 ab) : vivacité d’esprit (la cire est assez molle pour attraper le contour exact du sceau qui la marque) et patience dans la recherche (la cire est assez consistante pour demeurer fidèle à sa recherche, et ne pas se laisser divertir par chaque empreinte nouvelle). Cet équilibre entre deux extrêmes également néfastes fournit à Platon l’occasion de marquer la différence entre l’idéal philosophique et l’idéal homérique : au cœur philosophique, fait de cire lisse et de bonne qualité, s’oppose “le cœur velu (to lasion kear)” (4) du “poète omniscient (o pansophos poiêtês)” — 194 e 1-2 —, par opposition au philosophe, qui ne possède pas la sagesse, mais la désire et la poursuit. Le cœur est en effet, à l’époque homérique, le siège de l’intelligence, mais aussi du courage et de la force. Etre chevelu et poilu passait par ailleurs pour un signe de virilité et d’énergie. A cette philosophie un peu courte, qui identifie l’intelligence avec la puissance physique, Platon oppose une intelligence dialectique, qui est la vertu de l’âme pure et dont la fin propre est la connaissance.
            Il faut encore que la bibliothèque des tablettes de cire soit vaste, et ordonnée avec méthode, pour éviter que les empreintes “soient empilées les unes sur les autres” (195 a) et finissent par se confondre. En filant la métaphore, ou pourrait ajouter qu’il faut que la cire soit bien lisse ou aplanie, vierge de toute trace ancienne pour mieux être disposée à la perception de l’idée. N’est-ce pas la fonction du torpillage que de faire le vide pour préparer l’âme à la réminiscence? Ainsi l’écolier, avant la leçon d’écriture, commence-t-il par préparer la cire en l’aplanissant longuement.
            Il est temps alors de passer à la critique de ce modèle dont nous avons déjà dénoncé le mécanisme un peu court. De cette fable de la bibliothèque de cire, Socrate ne dit-il pas lui-même qu’elle n’est qu’un “véritable bavardage (alêthôs adoleskhia)” — 195 c 1-2 —, reprenant par là, à sa façon, le alêthos pseudos de Théétète dont il avait pourtant fait remarquer le tour paradoxal (189 c s.).
            Si la mémoire n’est qu’un stockage d’empreintes, et si l’erreur n’est qu’une erreur d’attribution par substitution d’empreintes, alors on se heurte bien vite, en effet, à des difficultés : l’homme qui sait compter, l’arithméticien, emmagasine en effet dans son âme l’infinité des nombres. On constate ainsi que, de l’objet sensible à l’objet intelligible, le dialogue poursuit méthodiquement sa phénoménologie de l‘esprit. De plus, ce nouvel exemple fait apparaître une faille dans le modèle des tablettes de cire : comment se représenter matériellement une bibliothèque assez vaste pour contenir l’infini? (5) Du sensible borné à l’immensité intelligible, la différence n’est pas de degré mais de nature. On le constate aisément si l’on s’obstine à considérer l’idée des nombres dans l’esprit comme étant de même nature que les marques sensibles de Théétète ou de Théodore. En effet l’opinion fausse, transposée dans le domaine arithmétique, est erreur de calcul (5 + 7 = 11, 196 a). Or, cette erreur est incompréhensible d’après le tableau précédent : l’âme ne se représente-t-elle pas chaque nombre clairement? Ici, la lumière est exacte, et on ne trouve rien de tel que le clair-obscur de la sensation confuse ou du souvenir incertain. D’où vient donc que l’âme puisse se tromper en son calcul? L’âme se représente, avec clarté et distinction, les nombres cinq, sept et douze, et cependant, quand elle fait la somme des deux premiers, il lui arrive de confondre douze avec onze. Elle confond alors un objet qu’elle sait, dont elle a la sensation et le souvenir, avec un autre objet qu’elle sait, dont elle a la sensation et le souvenir : c’est exactement, dans notre précédent tableau, le cas n° 9, dont Socrate disait qu’il était “encore plus impossible, s’il se peut, que les cas précédents” (192 b). On le constate clairement : l’âme, cherchant à se connaître elle-même, s’égare dans son propre labyrinthe.
            S’il est si facile de mettre en défaut le modèle des tablettes de cire, c’est, nous le savons déjà, parce qu’il occulte la dimension de la conscience : l’âme calculatrice est alors myope, fixée sur le nombre qu’elle considère et non sur l’ensemble de son opération. Elle peut bien accomplir une analyse des données, mais échoue à en constituer une synthèse, ici représentée par l’opération de l’addition. Il est clair que ce n’est pas la qualité des empreintes elles-mêmes qui se trouve ici remise en question, mais l’opération propre de l’âme, c'est-à-dire la faculté de juger et de penser. On ne résoudra donc pas la difficulté en accusant, comme précédemment, le brouillage des empreintes ; c’est au contraire le travail même de la pensée, dont l’œuvre accomplie est la science, qui doit être désormais questionné. Ainsi nous acheminons-nous vers la révolution platonicienne : la science de la science ne porte plus maintenant sur le savoir de la sensation, mais sur le savoir du savoir lui-même : “Quelle sorte de chose cela peut-il bien être, le savoir (to epistasthai)? ” — 196 d. On passe ainsi d’une “dialectique impure” (to mê katharôs dialegesthai, 196 e 1), à la pureté dialectique de l’âme qui se pense elle-même, de la connaissance objective à la connaissance transcendantale, de l’orientation vers l’objet à la pure réflexion de l’esprit. Ce n’est évidemment pas un hasard si la considération des nombres nous a fourni l’occasion de cette révolution : l’arithmétique et la géométrie — qui est, chez les grecs, une arithmétique figurée — sont la vraie propédeutique à la philosophie.

                        La cage aux colombes
            Cependant, et bien que le Théétète ait été rédigé, sans doute, après la République, nous n’en sommes pas encore au mythe de la caverne. La nouvelle métaphore — celle de la volière des colombes — que Socrate propose d’opposer à l’ancienne — celle des tablettes de cire — reste pré-philosophique. En effet, elle ne fait que transposer dans l’ordre des intelligibles (ici découvert par la considération des nombres) la division déjà introduite dans l’ordre des sensibles : de même que Socrate distinguait précédemment entre la sensation présente et l’empreinte-souvenir (c'est-à-dire entre sensation en acte et sensation en puissance), de même il distingue maintenant entre l’idée en acte, que l’esprit considère présentement, qu’il tient en son “avoir” (to ekhein), et l’idée en puissance (dunamis, 197 c 7), qu’il possède (to kektêsthai) dans le magasin de la mémoire intelligible (6), mais qu’il ne considère pas actuellement. Ainsi tous les nombres se trouvent en puissance dans l’âme de l’arithméticien, mais seul est actuellement présent ce nombre-ci qu’il considère présentement. Toutes les colombes sont rassemblées dans la volière de l’âme, mais une seule, ou du moins quelques-unes, peut se trouver actuellement sous le regard de l’oiseleur, c'est-à-dire de l’esprit.
            La colombe, symbole de l’esprit : l’aile spiritualise l’animal et la colombe, par sa blancheur, est le plus spirituel des oiseaux. Il est vrai que la colombe est aussi l’oiseau d’Aphrodite, mère d’Éros, qui est le démon de l’enseignement philosophique. La colombe, c’est en grec peristera ; c’est aussi le nom d’une nymphe, métamorphosée en cet oiseau par la jalousie d’Éros, car un jour qu’Éros et Aphrodite rivalisaient à cueillir des fleurs, Péristéra aida la déesse qui emporta ainsi le prix (7). La colombe aide l’esprit dans l’élaboration de l’anthologie de ses pensées, elle participe au bonheur de la trouvaille. La connaissance s’apparente alors à une chasse, aux colombes, aux idées ou aux sciences (thêra epistêmôn, 198 a), “double chasse” (198 d), l’une qui a pour but de posséder ce qu’elle ne possède pas encore (apprendre), l’autre d’avoir ce qu’elle possède déjà, c'est-à-dire de capturer un gibier parmi ceux qui se trouvent dans ses réserves (se ressouvenir).
            En vérité, comme nous l’avons remarqué, le paradigme du colombier ne fait que reprendre, mais en le spiritualisant, le paradigme des tablettes de cire : on passe seulement de la passivité de la sensation (la marque du sceau) à l’activité de l’esprit (la chasse aux colombes). Mais la théorie de l’opinion fausse se heurte aux mêmes difficultés : dans l’un et l’autre cas, en effet, l’erreur se fait par substitution, prenant une empreinte pour une autre, capturant une colombe pour une autre. Et de même que la sensation, fût-elle fausse, était toujours la sensation vraie d’autre chose, et non la sensation d’un pur néant, de même le jugement faux est toujours le jugement vrai d’un autre savoir que celui qu’on poursuivait, et non un jugement qui porte sur le néant. Se tromper consisterait donc à confondre un jugement vrai avec un autre jugement vrai, bref à méconnaître sa propre connaissance, ce qui ne peut avoir aucun sens. Les colombes qui sont en la volière sont les sciences qui sont en puissance dans l’âme ; comment pourraient-elles devenir des erreurs pas le seul fait de passer à l’acte? “Comment ne serait-ce pas un énorme non-sens (pollê alogia), cette âme qui, une fois que la science lui est présente, ne connaît rien, mais ignore tout ?” (199 d). Qu’à cela ne tienne, s’enferre Théétète (199 e), il suffit de placer dans la volière des sciences (epistêmê), c'est-à-dire des jugements vrais, avec des non-sciences (anepistêmê), c'est-à-dire des jugements faux. La thèse est évidemment absurde (bien que Socrate feigne de l’admirer) puisqu’elle consiste, à la question :”qu’est-ce que l’opinion fausse?”, à répondre : “il y a dans l’âme des opinions fausses”. C’est supposer résolu ce qu’on demande de résoudre. Cependant, et pour souligner le parallélisme des examens de la sensation (la marque dans la cire) et de la science (la colombe dans la volière), Socrate reproduit, en les résumant, les dix-sept cas possibles de confusion, chacun conduisant à une impossibilité (192 a et sq.). Il est vrai qu’il ne s’agit plus ici de confondre une empreinte avec une autre, mais un jugement (vrai ou faux) avec un autre jugement (faux ou vrai). La combinatoire complexe de la confusion des empreintes se réduit ici à la combinatoire simple de la confusion des savoirs, et conduit aux mêmes impossibilités : on ne saurait en effet prendre ce qu’on sait pour une chose qu’on ignore, ni pour une autre chose qu’on sait également ; on ne saurait davantage prendre ce qu’on ne sait pas pour une autre chose qu’on ne sait pas davantage, et moins encore pour une chose que l’on sait (200 b). A moins de distinguer, parmi nos ignorances, entre celles que nous savons (je sais que je ne sais rien) et celles que nous ignorons (je ne sais pas mais je crois savoir). Mais cette docte ignorance, qui est savoir du non-savoir, complique la cage aux colombes, et suppose chez l’oiseleur une conscience du savoir comme de l’ignorance capable de faire deux cages d’une, la première groupant les sciences ou jugements vrais, la seconde les ignorances ou jugements faux. Par cette régression à l’infini, qui est le labyrinthe de la conscience de soi, la dialectique se perd “en des milliers de tours, eis peritrekhein muriakis“(200 c), l’oiseleur n’étant que le premier d’une série indéfinie d’oiseleurs qui, successivement,  s’examinent l’un l’autre.

                        Science et Persuasion
            Mais cette réfutation est trop philosophique pour Théétète selon lequel penser est juger, estimer la valeur d’une thèse ou d’un objet, et non être conscient de soi. “L’opinion vraie est la science”, répète-t-il imperturbablement (200 e). Socrate abandonne donc la réfutation philosophique — qui oriente la pensée vers le “connais-toi toi-même” — et adresse à Théétète un langage qui lui est familier, celui des sophistes. Ceux-ci en effet distinguent entre la science (epistêmê) et la persuasion (peithô), la première étant le fait du savant, la seconde du rhéteur. Ils se flattent même de ce que la seconde est, face à l’assemblée, plus puissante que la première, et qu’ainsi le médecin paraîtra moins savant que le rhéteur, qui ne connaît pourtant rien à la médecine : ainsi Gorgias dans le dialogue qui porte son nom. Il est vrai que selon Gorgias, le rhéteur ne doit user de ce formidable pouvoir de la persuasion que pour le plus grand bien de la cité : il ne doit donc pas en profiter pour inculquer aux auditeurs des opinions fausses, mais seulement des opinions vraies. En ce cas, cependant, l’opinion vraie produite par persuasion rhétorique diffère de la science, celle du médecin par exemple, qui sait mais qui ne sait pas persuader. Donc l’opinion vraie, de l’aveu même de Gorgias, n’est pas la science. Cette fois, Théétète comprend.
            Ainsi se conclut ironiquement la longue réfutation de la seconde définition avancée par Théétète (“la science est l’opinion vraie”). Il faut bien constater qu’en cet examen Théétète n’a pas tenu les promesses que faisait à son propos Théodore, ami de Protagoras ; bien au contraire, il a fait preuve d’une étrange surdité pour une argumentation proprement philosophique, et ne semble avoir vraiment suivi Socrate que lorsque Socrate s’est mis à parler le langage des sophistes.

            III - LA SCIENCE EST L’OPINION VRAIE ACCOMPAGNÉE D’UNE              DÉFINITION (201 d)

            Les paradoxes de la définition
            Théétète pense, par l’addition de la définition (en grec : logos, raison ou discours) échapper à l’impasse où Socrate vient de l’enfermer. En posant la définition, le savant rend pour ainsi dire “raison” de son propre savoir, il fait la preuve qu’il ne tient pas l’opinion droite de quelque habile orateur qui aura su l’en persuader mais qu’il est capable, par lui-même, de justifier ce qu’il avance. Toute la question est alors de savoir si la définition est bien en effet ce qui justifie le savoir.
            Cette dernière partie du dialogue fait allusion aux paradoxes logiques qui étaient alors en faveur chez les Cyniques. Théétète lui-même n’avance cette nouvelle définition qu’en précisant qu’il l’a “entendu dire par quelqu’un” (201 c) ; et Socrate, en en faisant le commentaire, prend d’abord soin de préciser qu’il ne fait que reprendre ce qu’il a “cru entendre dire à certains” (201 e). Comme plus haut à propos de l’impossibilité de l’opinion fausse, c’est sans doute à Antisthène le Cynique que pense ici Platon : en effet, en Métaphysique, H, 3, 1043 b 23 et sq., Aristote fait allusion à “une difficulté soulevée par Antisthène et par d’autres lourdauds de cette espèce”. Il n’y a en effet, selon Antisthène, de définition que des substances composées ; “mais les composants les plus généraux dont cette substance est formée sont indéfinissables, puisque formuler la définition d’une chose signifie la rapporter à une autre” (1043 b 30-31). La définition n’est alors pour Antisthène qu’une “onomatôn sumplokê” (202 b), un entrelacement de mots. Elle n’est donc pas une présentation de l’essence même de la chose, mais plutôt un verbiage, une sorte de périphrase, qui ne fait que dire ce que nous savons déjà (voir la note de Tricot, Mét, II, p. 465-466, n. 2). Rien de plus problématique en effet que la définition de la définition : ou bien la définition est tautologie (la science, c’est la science) et elle se présuppose alors elle-même, ou bien elle est prédication, et elle risque fort alors n’être qu’un bavardage : le nombre des prédicats étant finis, la définition de la définition fait un cercle dont on ne peut plus s’échapper ; ou bien il existe des éléments indéfinissables, et la définition n’est qu’une régression du défini vers l’indéfinissable. Définir, c’est alors reconnaître qu’on ne peut plus définir. La définition étant ici la justification du savoir par lui-même, elle tombe dans les mêmes paradoxes de l’autoréférence que nous avons rencontrés plus haut. C’est toujours la même difficulté que rencontre alors le relativisme protagoréen : l’homme n’est pas la mesure de son opinion, fût-elle vraie, mais c’est la vérité qui est mesure d’elle-même.
            Il faut avoir ces paradoxes à l’esprit en écoutant “le songe d’un songe (onar oneiratos)” dont Socrate nous fait alors part. Il semble que, dans tout le dialogue, la pensée, incapable de se connaître elle-même, erre dans l’incertitude des songes. La thèse que la science est sensation nous avait déjà rappelé qu’il arrive “qu’en rêve, il nous semble que nous racontons des rêves” (158 c). Ainsi la raison se rêve dans la définition, sans réussir pourtant à se saisir de l’essence. Les déterminations et les différences se définissant les unes par les autres, il est en effet impossible de mettre fin au processus définitionnel. Il faut donc poser que toute définition repose, en derniers termes, sur des éléments indéfinissables (stoikheia aloga, 202 b). C’est ainsi, étrangement (si du moins la science est opinion vraie accompagnée de définition), que de l’absence de science provient la science. Ce qui nous fait nous ressouvenir du préambule du dialogue sur les nombres irrationnels : n’est-ce pas en effet de la même façon que les nombres naissent de l’incalculable (les nombres irrationnels, qui sont puissance de tous les réels), et le rationnel de l’irrationnel?
            Remarquons que l’impossibilité de la définition ne porte pas seulement sur l’indéfinité de la prédication ; elle porte, plus essentiellement encore, sur la copule elle-même. Définir une notion, n’est-ce pas dire en effet ce qu’elle est? Toute définition présuppose donc une préconnaissance de l’être et du non-être, autre abîme que Platon ne fait ici qu’évoquer en passant : “Impossible d’en dire rien de plus [du premier élément], ni qu’il est ni qu’il n’est pas ; car ce serait déjà être et non-être qu’on lui ajouterait” (201e-202a). Le Théétète porte sur l’entrelacement logique des attributs, ou liaison prédicationnelle, il ne porte pas sur l’absolu de l’être. Ce second point, plus originaire que le premier, se réfère à la philosophie de Parménide, et ne sera traité que dans le Sophiste. Cette précision permet de mieux définir le dialogue qui va suivre : il sera, non pas métaphysique (c'est-à-dire portant, selon la définition d’Aristote, sur l’être en tant qu’être), mais logique, c'est-à-dire portant sur la prédication de l’être, qu’on supposera donné. Or prédiquer, c’est expliquer une idée par une autre. Comment cependant, si les premiers éléments sont inconnaissables, expliquer le connaissable par l’inconnaissable?

            Le paradigme de l’écriture
            C’est précisément sur la difficulté de penser ce paradoxe que porte la première critique de Socrate. Elle prend pour modèles (paradeigma, 202 e) les lettres qui composent les mots, comme les parties composent le tout. Pour premiers composants indéfinissables, Platon aurait pu tout aussi bien prendre pour modèles l’unité qui compose les nombres, ou les irrationnels par lesquels se construisent les rationnels, ou bien encore, dans l’ordre physique et non plus mathématique, les atomes qui composent les corps ou les quatre éléments de la matière. Cependant, c’est de science qu’il est ici question, et la parole vive, se découvrant par l’étonnement philosophique, est l’expression la plus immédiate de l’âme, qui seule est capable de science. On sait que, dans le Phèdre, la transcription analytique du verbe (logos, représenté dans le mythe par le dieu Thamous, figure solaire) dans les caractères de l’écriture est l’invention d’un dieu subordonné, Theuth, que les Égyptiens représentaient sous la forme d’un singe. Ce génie de la sumplokê, de l’entrelacement et de la combinatoire, inventeur du calcul et du jeu de trictrac (petteia, 274 d), est dépourvu cependant de la vertu maïeutique qui fait la toute-puissance de Thamous. Si la parole enseignante éveille à lui-même le naturel philosophe, les pages d’écriture ne feront que des pédants de commerce incommode, incapables de penser par eux-mêmes et se croyant savants sans l’être. Ainsi l’énigmatique sens, que prétend pourtant exhiber la définition, semble disparaître en se décomposant dans le système de l’écriture. L’écriture n’est pas le chiffre du sens, mais c’est plutôt le sens qui rend possible sa représentation par l’écriture. Ainsi faut-il déjà parler pour apprendre à écrire. C’est dans ce cercle, qui est l’horizon d’un sens toujours déjà là, que va désormais se déplacer Socrate. Et c’est sur ce constat que le dialogue doit s’achever : la définition que propose ici Théétète ressemble au “tour complet que ferait un bâton, un pilon, ou quoi que ce soit d’autre, et il serait plus juste de l’appeler un conseil d’aveugle” (209 e).
            Par voie analytique, régressant vers ce qu’on imagine le plus originaire, on décompose alors le mot en syllabes, et la syllabe en lettres, qui est ici l’élément ultime, la transcription graphique du phonème élémentaire dont toute parole est issue. Comment penser cependant qu’on puisse obtenir du connu en additionnant de l’inconnu? “Il faut, de toute nécessité, connaître d’avance les éléments si l’on veut jamais connaître la syllabe” (203d). Mais en ce cas, les éléments doivent être eux-mêmes définis (puisque la définition fait, par hypothèse, partie de la science) et, de définition en définition, le sens à nouveau nous échappe.
            Il est donc nécessaire de marquer une rupture entre le connu et l’inconnu, entre la science et l’ignorance. Si les éléments sont eux-mêmes inconnaissables, c'est-à-dire indéfinissables, leur juxtaposition ne pourra engendrer une connaissance qu’à la condition d’ajouter à la somme analytique des éléments la raison de leur synthèse, ou l’intelligence du tout. C’est ainsi, pouvons-nous dire, que l’intelligence d’un discours diffère de l’intelligence de chacun des mots qui le composent, que la reconnaissance de la mélodie diffère de chacune des notes qui se succèdent en elle. C’est ainsi que la vraie méthode de l’apprentissage de la lecture est globale, plutôt qu’analytique (8). Dans le Philèbe, Platon fait retour sur le mythe égyptien de Theuth (18 b et sq.). Cet homme divin fut le premier à percevoir, dans l’infinité de la voix (phônên apeiron), les différences entre voyelles et consonnes, entre voyelles entre elles et consonnes entre elles. Mais cette division ne peut toutefois se faire qu’au sein du tout qui lui donne sens : “Constatant qu’aucun de nous n’était capable d’apprendre l’une quelconque d’entre elles détachée de tout l’ensemble, il vit là un lien (ton desmon) qui était un, et qui faisait d’elles toutes une unité et leur imposa le nom de grammaire, comme étant un art unique” (18 cd). Le Theuth du Philèbe n’a pas oublié la leçon du Phèdre. Il n’y a de science que de la totalité au sein de laquelle seulement les éléments, inconnaissables par eux-mêmes, prennent sens.

            Le tout et la somme
            La définition n’est donc pas l’inventaire exhaustif de prédicats qui définissent le sujet, mais plutôt la mise en évidence de la forme de l’ensemble ou de l’idée du tout. “C’est une certaine forme unique (en ti eidos), issue (gegonos) des éléments, douée de sa propre unité formelle (idea mia), et différente des éléments” (203 e) ; “une forme unique (mia idea) issue du mutuel assemblage des éléments (ex ekastôn tôn sunarmottontôn stoikheiôn gignomenê, 204 a)”. C’est là, précise Socrate, “une grande et respectable doctrine” (megan kai semnon logon, 203 e). C’est en effet la doctrine de Platon lui-même : la définition n’est que l’image, sur l’écran sonore du langage, de l’idée qu’aperçoit originairement l’âme réminiscente. L’idée, qui est la forme du tout, précède ses parties. Je ne connais que ce que je savais déjà, je ne démontre discursivement (dianoia) que ce que j’avais déjà reconnu intuitivement (noûs). La théorie de la réminiscence marque la nécessaire antécédence de la vérité à l’égard d’elle-même. Elle pense l’incompréhensible autoréférence de la pensée à elle-même, source et origine de son développement maïeutique. S’efforçant de définir la définition elle-même, c’est nécessairement autour de ce point aveugle que tourne vainement la dialectique du Théétète. En définissant la science comme il l’a définie, Théétète, s’il faut en croire l’ultime conclusion, n’a fait que nous donner “un conseil d’aveugle” (tuphlou parakeleusis, 209 e).
            Socrate conduit alors Théétète à constater par lui-même son propre aveuglement. Comment distinguer le total (to pan) qui n’est que la somme analytique des éléments, du tout (to holon), qui est l’unité synthétique de l’ensemble par lequel seulement les éléments prennent sens (204 ab)? Dans le Phèdre, l’art dialectique est présenté comme une anatomie du logos (265 e), qui procède par divisions (diairesis) et par rassemblements (sunagôgê), autrement dit par analyses et par synthèses. Les définitions dichotomiques qui ouvrent les deux dialogues du Sophiste et du Politique pratiquent ce jeu du sens sur le tissu du langage. Le Théétète, qui s’en tient à la doctrine de Protagoras, reste en deçà de l’exercice dialectique. Ce dialogue, paradoxalement dominé par la métaphore de l’accouchement, est destiné à demeurer stérile. Tant qu’on ne reconnaît pas à l’esprit le pouvoir d’intuitionner originairement la forme du tout, on s’interdit de comprendre la compréhension elle-même. Protagoras ne saurait l’accorder, lui qui tient à fonder la science sur l’opinion, toujours relative à la cité, et non sur la vérité, discours de la pensée se ressouvenant d’elle-même, étant ainsi pour elle-même sa propre mesure, et mesure de toute chose. L’évidence, qui est le fruit de la réminiscence, confère à la vérité une valeur absolue, l’unité d’une mesure qui se mesure elle-même. Il n’en va de même ni pour l’arpent (to plethron), ni pour le stade (204 d), ni même pour l’unité dans le nombre ou le soldat dans l’armée. Ces éléments ne constituent que des unités de convention, qui forment un total plutôt qu’un ensemble, par addition plutôt que par synthèse. C’est ainsi que le nombre 6 n’est que l’addition des différents éléments qui le composent, quel que soit l’ordre de cette composition (1+1+1+1+1+1, ou 2 x 3, 3 x 2, 4+2, 3+2+1, 204 b-c). Pas moyen de définir autrement le nombre six que par les diverses combinaisons possibles de ses éléments.
            Platon distingue alors entre le tout, ou l’ensemble (to holon), qui résulte de la fusion des éléments (ta stoikheia), et le total (to pan), qui n’est qu’un assemblage, ou une somme (ta panta) de parties (ta merê) (204 a et sq.). L’élément se transforme en devenant membre du tout tandis que la partie demeure identique à elle-même en entrant dans la composition du total. Plus encore : l’élément, à l’inverse de la partie, n’existe que par sa participation au tout ; retranché du tout et livré à lui-même, il n’est plus rien.
            Cette opposition du tout et du total, de l’ensemble et de la somme, soulève toutefois plus de difficultés qu’elle n’en résout : en effet, le total ne peut être connu qu’à la condition que chacune de ses parties soit connue ; en ce cas, il faut que les parties, contrairement à l’hypothèse que nous avons d’abord posée, soient elles-mêmes définissables. La solution nous échappe et régresse à l’infini. Mais le tout, de son côté, se définissant par lui-même et non pas simplement par la somme de ses éléments, est tout aussi indéfinissable, c'est-à-dire premier, que les éléments qui le composent : “Si le tout (ta panta) est un et indivisible (en kai ameres),la syllabe, tout autant que l’élément, sera indéfinissable (alogon) et inconnaissable (agnôston)” (205 e). En ce cas, il ne peut davantage être connu. A moins que nous puissions connaître, précisément, cette unité formelle qui fait que le tout est un tout.
            La question est alors de savoir quelle est cette forme synthétique seule capable de rassembler les éléments dans la forme de l’ensemble? Qu’y a-t-il dans le tout qui soit autre que la simple somme de ses éléments? “Peux-tu mentionner d’autres choses qui soient parties de la syllabe (Narcy traduit : “parties d’un composé”, prenant le mot sullabas dans son sens étymologique : “ce qu’on saisit ensemble”. Voir p. 366, n. 422) sans cependant en être les éléments?”, 205 b. “Pas du tout” répond aussitôt Théétète. En effet, l’empirisme de Protagoras ne saurait reconnaître l’antériorité de la forme sur ses composants, ni du tout sur ses éléments : ce serait accorder à l’idée une valeur absolue, et non plus relative, simple résultante des parties qui le composent. Un exemple le fera comprendre : quelle est l’idée vraie de ce tout superlatif que compose la cité? Quelle est la vraie constitution? Est-ce une proportion que la pensée établit dialectiquement, c'est-à-dire par ce dialogue intérieur et silencieux par lequel elle s’entretient d’elle-même, ou est-ce au contraire une opinion générale qui résulte de l’assemblage de la multiplicité des opinions particulières? Sont-ce les parties qui font le tout, ou le tout qui précède les parties, et ordonne leur distribution? L’empirisme protagoréen part toujours du singulier, qui est l’unité d’abord donnée à la sensation, pour s’acheminer par composition au général ; l’intellectualisme platonicien part inversement de l’idée vraie, ou bonne forme de la chose, pour ensuite identifier les divers éléments qui la composent. Ce que ce texte s’efforce donc de rendre sensible, c’est la nécessité même du renversement platonicien. Sans partir de l’idée du Bien, qui est l’idée de l’idée vraie, on s’empêche de comprendre ce qui fait différer le tout de la somme, et par conséquent le paradoxe de la définition : comment le tout, dont les éléments sont inconnus, peut-il néanmoins être connu?
            C’est cet “aveuglement” de Théétète pour l’unité formelle qui donne a priori le sens des éléments qui la composent, qui conduit le dialogue à l’impasse. C’est ainsi que, dans la Lettre VII (342 e sq.), Platon, résumant sa doctrine de la science, distingue, comme autant de degrés dans la hiérarchie de la participation, en premier lieu, le nom (to onoma), puis la définition (logos), puis l’image (eidôlon), puis la science (epistêmê), puis la chose elle-même, dans l’exemple choisi : le cercle en soi (autos o kuklos), qui lui-même n’est pas défini (ouden paskhei, il n’est pas patient, il n’est pas déterminé par un autre que lui-même).et “auquel on rapporte toutes ces représentations”. C’est ainsi l’Idée qui se représente dans les divers mimêmata, de même que la forme originale donne lieu à l’ombre portée, plus ou moins nettement dessinée selon les degrés de la projection. C’est ainsi la forme du tout, aperçue par un acte d’intuition intellectuelle,  qui détermine et donne sens aux parties qui le composent. Théétète inverse la théorie de la connaissance : l’harmonie musicale, qui rend manifeste la bonne forme du tout, n’est, selon lui, que la composition analytique des valeurs discrètes qui la composent : “Dans l’apprentissage du cithariste, avoir poussé jusqu’au bout cet apprentissage, ce n’est pas autre chose qu’être capable de suivre la mélodie note par note, et dire quelle corde émet chacune d’entre elles”, lui fait dire Socrate (206 ab). Théétète n’est pas seulement aveugle, il est sourd : il confond la justesse d’oreille du musicien avec l’enregistrement exact de la dictée musicale. Il confond l’intelligence du discours avec la reconnaissance des syllabes qui l’articulent. L’époque contemporaine a eu l’occasion de vérifier la pertinence de cette analyse : depuis une trentaine d’années, des techniciens et des linguistes se sont efforcés de construire, analytiquement, une machine capable de reconnaître la parole. Malgré des efforts très importants, ces recherches ont jusqu’à présent échoué.

            Les trois définitions de la définition
            Acceptant néanmoins le point de vue de Théétète — restant par là même dans le rôle d’accoucheur qu’il s’est assigné à lui-même — Socrate s’efforce alors de fonder sur ce principe une théorie de la définition. Trois (206 c) définitions de la définition semblent alors pouvoir être avancées :
            — L’explication grammaticale : définir la définition, c’est alors procéder à l’analyse grammaticale de son texte : “faire connaître clairement sa propre pensée par l’expression vocale articulée en verbes et en noms (meta rêmatôn kai onomatôn, 206 d) (9). Ce type d’analyse est familier à Théétète. Les sophistes, experts du discours, sont en effet non seulement les inventeurs de la rhétorique mais également les premiers grammairiens, soucieux de la pureté de la langue. C’est ainsi que, selon Platon, Protagoras aurait écrit un ouvrage sur La Rectitude du langage (Phèdre, 267 c) et que, selon Aristote, il aurait “établi les distinctions de genre : masculin, féminin et neutre” (Rhét, III, v, 1407 b 6). On trouvera un bon exemple de l’analyse grammaticale comme on la pratiquait dans l’Antiquité dans Aristote, Poétique, chap. 20, 1456 b 20 - 1457 a 30. Socrate a alors beau jeu de remarquer que le discours faux peut être grammaticalement correct : la définition grammaticale n’est pas la définition scientifique. On devine qu’il faudra distinguer entre la justesse grammaticale (énonciation), la justesse logique (démonstration) et la justesse de la réminiscence (connaissance), cette dernière seule donnant un sens à la vérité.
            — L’énumération exhaustive : le chariot n’est que la somme des cents pièces qui le composent (10), et le nom de Théétète n’est que l’addition des lettres qui le forment. Ainsi l’harmonie n’est que la série des notes, et la cité que l’assemblage des opinions individuelles. Ceci revient, comme il a été dit plus haut, à confondre l’élément, qui n’existe que par participation au tout, et la partie, qui existe indépendamment du tout. C’est ainsi que la même syllabe QE se rencontre également dans le nom de Théodore et dans celui de Théétète. Mais, élément et non partie, elle est chaque fois autre en chacun des noms où elle se trouve. Il faut donc recommencer de l’apprendre à chacun des noms qu’on écrit. C’est ainsi que le même enfant qui l’écrira correctement dans le nom de Théétète, l’écrira incorrectement (TE qui se prononce en grec de la même façon que THE) dans le nom de Théodore (207 e - 208 a). Ainsi faut-il dire, non que nous lisons le mot par composition de syllabes, mais au contraire que nous identifions la syllabe par l’appréhension globale et première du mot lui-même. La meilleure preuve en est que, lorsque nous désirons vérifier une orthographe, nous écrivons le mot en son entier selon les orthographes vraisemblables, et reconnaissons ensuite, à sa forme globale, l‘orthographe véritable. La même syllabe THE n’a donc pas la même valeur selon qu’elle est appréhendée dans l’ensemble Théétète, ou dans l’ensemble Théodore. Sinon, il serait possible de connaître et de ne pas connaître le même élément ou syllabe, d’avoir et, simultanément, de n’avoir pas la science. Ce qui est pourtant le point de vue de Théétète, et qui est aussi une contradiction manifeste.
            — La définition spécifique : définir un objet, c’est désigner la marque qui le distingue de tous les autres. C’est ainsi que le soleil est “le plus brillant des corps” (208 d), exemple peut-être ironique puisque c’est précisément cet extrême éclat qui, pris métaphoriquement, aveugle Théétète. Définir la définition par la différence spécifique, c’est exactement ce que fait Aristote au chapitre 12 du livre Z de la Métaphysique : “Il n’y a rien d’autre dans la définition que le genre dit premier et les différences. Les genres inférieurs sont le genre premier avec les différences qui y sont jointes : par exemple [dans le cas de l’homme], le genre premier c’est animal, le suivant, animal bipède, l’autre encore, animal bipède sans ailes ; et ainsi de suite, quand les termes sont plus nombreux dans la proposition” (1037 b 30 s.). Et “le processus doit se poursuivre progressivement, jusqu’à ce qu’on arrive à des espèces indifférenciées [...] La dernière différence sera évidemment la substance même de la chose et sa définition, puisqu’on ne doit pas répéter les mêmes choses dans les définitions” (1038 a 15 s.). Platon aurait d’autant moins de difficulté à mettre en évidence le formalisme logique de cette définition de la définition qu’Aristote prend ici pour exemple la définition de l’homme, bipède sans plume, qui ouvre ironiquement le dialogue du Politique. Définition proprement “aveugle” selon Platon, qui fait de l’homme un animal de troupeau et non un citoyen, ce qu’il est en effet aux yeux du “pasteur divin”, ou roi sacerdotal, qui ne connaît que des sujets et nullement des hommes. Formalisme logique : comme une peinture en trompe-l’œil (skiagraphia, 208 e), la marque de la différence spécifique ne fait qu’ajouter une fausse profondeur à la définition précédente de la science, opinion vraie. Qu’est en effet avoir une opinion vraie de tel ou tel objet, sinon en reconnaître le critère distinctif? Cette reconnaissance n’est que la reconnaissance d’une marque extérieure à l’objet, et non une loi qui est issue de la connaissance de son essence. C’est ainsi que je puis définir l’homme par son aspect extérieur (un bipède sans plume), et pourtant méconnaître absolument ce qui fait l’essence de l’homme, qui est cette existence en laquelle la pensée peut se connaître elle-même. C’est ainsi encore, pouvons-nous ajouter, qu’il est possible de distinguer entre les nombres irrationnels ceux qui sont puissance d’un carré et ceux qui sont puissance d’un rectangle : connaîtrais-je pour autant l’essence de l’irrationalité mathématique? L’opinion, qui est un savoir qui nous vient par ouïe dire, n’est qu’une reconnaissance extérieure ; la science, qui ne naît en nous que par l’opération de la réminiscence, est au contraire une reconnaissance intérieure, et que nous tenons de notre propre fonds.

ÉPILOGUE

            C’est ainsi que l’enfant nous échappe, et que Théétète fut délivré de sa chimère. Qu’est-ce que la science? La question demeure cependant, et assez fortement pour justifier l’opposition de Socrate envers ses juges, qui lui font reproche de se distinguer de l’opinion générale : “Pour l’instant donc, j’ai rendez-vous obligé au Portique du Roi, pour répondre à l’accusation que m’a intentée Mélétos” (210 d). Le dialogue se conclut sur l’énigme du défi socratique : quelle est cette science introuvable qui justifie pourtant qu’on accepte de mourir pour elle? Aux yeux de Théétète, Socrate demeure incompréhensible.

 

 

NOTES

1- Il semble que ce soit Antisthène le Cynique qui se trouve à l’origine du paradoxe du mensonge ou de l’erreur. Selon Proclus, “tout discours, dit Antisthène, est dans le vrai ; car celui qui parle dit toujours quelque chose ; or, celui qui dit quelque chose dit l’être, et celui qui dit l’être est dans le vrai”. Voir Aubenque, Le problème de l’Etre chez Aristote, p. 100 sq. On remarquera qu’il est fait implicitement allusion à Antisthène dans la suite du Théétète, en 201 e.

2- L’argument du menteur est développé par Aristote dans Eth. Nic., VII, 3, 1146 a 22. Il s’agirait, selon le Dictionnaire de Lalande, d’un sophisme inventé par Eubulide de Mégare, l’un des successeurs d’Euclide de Mégare, selon Diogène Laërce, II, X, “Vie d’Euclide”. Peut-être faut-il rappeler que le dialogue du Théétète est précisément rapporté par Euclide de Mégare, “ici, à Mégare” (142 c 1).

3- La formule est paradoxale et doit être mise en rapport avec cet “alêthos pseudêsa” (189 c) énoncé par Théétète et dénoncé par Socrate.

4- L’expression se rencontre par deux fois dans l’Iliade : II, 851 et XVI, 554.

5- De cette infinité, l’image de la spirale tracée par Théodore sur le sol de son école, au début du dialogue,  est une bonne représentation.

6- On se souvient en effet qu’il existe des nombres qui ne sont nombres qu’en puissance : les nombres irrationnels.

7- Dictionnaire Grimal, art. Péristéra, p. 361.

8- On apprenait à l’école, à l’époque classique et hellénistique, l’alphabet en premier lieu, puis les syllabes, puis les mots, donc selon la méthode analytique, et non synthétique : H-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, I. Le monde grec, Seuil “Points”, p. 227 - 231.

9- Narcy a raison (n. 442de la p. 369) de marquer la différence entre ce passage et la théorie proprement platonicienne exposée par l’Étranger en Sophiste, 261 d - 262 e. Mais, même si la notion de verbe est en effet essentielle dans le texte du Sophiste, elle peut être reprise ici par la traduction, tant l’opposition onoma/rêma est en grec traditionnelle. Dans ce passage, Narcy traduit au contraire rêma par “expression”.

10- Hésiode, Les Travaux et les jours, v. 455 - 457 : “L’homme riche d’illusions parle de construire un chariot. Le pauvre sot! Il ne sait pas qu’il y a cent pièces dans un chariot et qu’il faut d’abord prendre soin de les rassembler chez soi”.