Jacques Darriulat

 

AUTEURS

 

 

Accueil

Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

DELEUZE

DESCARTES

DIDEROT

DOSTOÏEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

KANT

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-ANGE

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

PLATON

1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon

10- République

11- Phèdre

12- Théétète

13- Politique

14- Philèbe

Philèbe 1

Philèbe 2

Philèbe 3

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN



      On lira ici la troisième et dernière partie du commentaire du Philèbe : de 41 a (analyse des plaisirs mélangés) jusqu'à la fin du dialogue, qui définit le "mélange" de la vie bienheureuse.

            Tables des matières
Les plaisirs mélangés
Les plaisirs sans mélange (ameiktos)
            1- Plaisirs esthétiques et théorétiques
            2- La critique des Cyrénaïques
            3- Les plaisirs théorétiques
Le mélange de la vie bienheureuse

Les plaisirs mélangés

            Toutefois, s’il existe une « fausseté » du plaisir, elle est davantage esthétique que logique : le plaisir faux, dans l’esprit de Platon, est celui qui sonne faux, qui manifeste une discordance. La fausseté du plaisir ne peut se comprendre que par la contradiction qui l’anime, et qui le mêle confusément de douleur. La question des plaisirs faux ou vrais devient ainsi celle des plaisirs purs ou impurs, sans mélange ou mélangés (mixis lupês kai hêdonês, 47d) : « plaisirs et douleurs coexistent et se côtoient » (41d). Le dialogue s’oriente ainsi vers une sorte de phénoménologie de la vie esthétique, ou affective : l’articulation du corps (jouissant ou souffrant) avec  l’âme (jouissante ou souffrante) suscite une infinité de variations infinitésimales et module à l’infini le sentiment d’exister. La vie affective admet donc « le plus et le moins » et se place sous le genre de l’illimité (41d). On se souvient en effet que le dialogue compliquait le sentiment esthétique par la relative indépendance de l’âme dans son rapport au corps, le corps restant fixé à l’impression actuelle tandis que l’âme diffuse dans le temps, par la réminiscence vers le passé, par l’attente vers l’avenir (36a sq). Il faut donc envisager maintenant ces mélanges de plaisir et de douleur qui font toute la complexité de la vie sensible.
            Dans la partie précédente, Socrate avait montré comment le plaisir ne saurait se réduire à un simple mécanisme physiologique, mais prend appui au contraire sur un jugement d’opinion qui mobilise les facultés de l’âme, l’imagination et l’entendement. Cependant, le lien du plaisir à l’opinion n’est pas univoque, mais réciproque : le jugement guide tout autant le plaisir que le plaisir offusque le jugement, le premier orientant le second tandis que le second aveugle le premier. C’est ainsi que le plaisir prend appui sur l’opinion (fausse ou véritable), tandis que l’opinion se laisse impressionner par l’infinie variation du plaisir ou de la douleur (42a-b). Tout se perd alors en une sorte de flux ou de vertige qui rend fort problématique le discernement du vrai d’avec le faux : « Aurons-nous un moyen de juger droitement (orthôs krinesthai, 41d) de tout cela? » Il faudrait à cette fin trouver un point fixe, un repère dans une expérience esthétique qui semble devoir être en perpétuel changement.
            A l’inverse de la saisie de l’Idée, dont la définition échappe au devenir, l’appréhension sensible de l’existence est ainsi emportée dans un flux perpétuel. Restauration et dissolution ne cessent de se mêler en proportions toujours différentes. Il semble donc que je puisse penser le cercle, dont l’essence invariable se laisse comprendre par la définition, mais non le plaisir ni la douleur, qui sont insaisissables et échappent à la prise. La géométrie est sans doute possible, mais non la science du plaisir, puisque ici « toutes choses sont en flux et reflux perpétuel » (apanta rei, 43a). Cette parole des anciens sages (oi sophoi), c’est bien entendu celle d’Héraclite, mais c’est encore selon le Socrate du Théétète (152d-e), « tous les Sages à la file, sauf Parménide, qui sont portés d’un mouvement d’ensemble : Protagoras, Héraclite et Empédocle ; parmi les poètes, les cimes des deux genres de poésie, dans la comédie Épicharme, dans la tragédie, Homère » ; tous affirment que « c’est de la translation, du mouvement et du mélange mutuel que se fait le devenir de tout ce que nous appelons être ». Et le Cratyle (402a-b) encore rappelle la sagesse des anciens, celle d’Héraclite (« Tout passe et rien ne demeure » ; « On ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve »), mais aussi celle, semblable, d’Homère, et même celle d’Orphée que Platon joint ici aux partisans du devenir incessant. Il semble ainsi que, si la science surmonte l’obstacle du devenir et atteint à l’immortel, il n’est pas de science du plaisir ni de la douleur puisque ces expériences demeurent ensevelies dans l’illimité et sont la proie d’une variation perpétuelle. Remarquons toutefois qu’à ce défaut dans l’ordre de la connaissance correspond une richesse dans l’ordre de l’existence. Par la variation infinitésimale qui les différencie, plaisirs et douleurs prennent leur tonalité propre et s’excitent mutuellement. Une impression agréable qui serait continue se dissiperait peu à peu dans l’insensible. Pour que le sens soit stimulé, il faut cette variation qui donne du relief à la saveur et éveille le goût. L’expérience esthétique justifie la gastronomie du chaud-froid, ou du sucré-salé (il est fait allusion à la saveur de ces contrastes plus loin, en 46c, quand Socrate évoque une « douceur mêlée d’amertume », en grec glukus/pikros, doux-amer, et le plaisir de se réchauffer quand on souffre du froid). Aussi faut-il des variations dans le plaisir pour que le plaisir prenne conscience de lui-même, et peut-être même faut-il qu’il soit un peu mêlé de douleur pour être ressenti avec une intensité plus grande. Il n’y a de restauration que sur fond de dissolution préalable. On se rappelle en effet que les sentiments de plaisir et de douleur expriment dans l’esprit les processus de restauration ou de dissolution qui sont à l’œuvre dans le corps ; ce sont en effet des processus, et non des états, des devenirs, et non des essences, et par conséquent sujets à perpétuels changements. Cette phénoménalité fluente du plaisir n’est pas sans rapport avec les perceptions insensibles ou très légères qui, selon Leibniz, ne cessent d’exécuter des variations entre les représentations de la monade. On se reportera par exemple aux Nouveaux  essais sur l’entendement humain, II, 20 : « Des modes du plaisir et de la douleur » (GF p. 137 sq). Leibniz y fait l’éloge de Locke pour ce qu’il a désigné le sentiment fondamental de l’existence, c’est-à-dire le sentiment éprouvé de ce qui fait le fond de l’existence, sous le nom de « uneasiness », qu’il faut traduire en français par « inquiétude » ; et Leibniz rapporte cette activité incessante qui fait le fond de la vie affective au mot allemand « Unruhe », qui désignait autrefois le balancier d’une horloge. L’horloge de notre âme, sollicitée par l’infinité des plaisirs et des peines, est donc en état de perpétuelle inquiétude, de trouble et d’inconstance, et jamais indifférente. Aux yeux de Protarque comme aux yeux de Leibniz, cet état est celui-là même de la vie, et l’on ne saurait concevoir un corps vivant qui échapperait à ce flux et se figerait dans un état stable (42d). Il reste que, dans l’ordre de la connaissance (l’essence), l’âme, par la réminiscence, réussit à s’arracher au devenir et trouve un accès à l’être ; doit-elle au contraire, dans l’ordre de l’action (l’existence), renoncer à la vérité et se laisser emporter par le fleuve héraclitéen de ses sensations?
            Sans doute, comme le dialogue l’a déjà mis en lumière, et comme il le soulignera encore par la suite, il existe des plaisirs qui ne concernent que l’âme seule ; cependant, c’est surtout du fait de son incarnation, c’est-à-dire de son union avec le corps, que l’âme est entraînée par ce vertige. Le mythe du Timée raconte comment l’âme unie au corps est comme prise de vertige et erre désorientée : « Dans ce corps où afflue et d’où s’écoule un flot ininterrompu, les jeunes dieux introduisent les mouvements réguliers de l’âme immortelle. Mais ces mouvements, ainsi plongés dans ce grand flot, ne pouvaient ni le maîtriser, ni être maîtrisés par lui » (43a). Assaillie par les sensations, l’âme devient d’abord comme folle : « Par l’effet de toutes ces affections (pathemata), maintenant comme ce fut le cas à l’origine, l’âme devient folle dans un premier temps, chaque fois qu’elle est enchaînée à un corps mortel » (44b). C’est cette « folie » (anous), qui perd tout repère et toute stabilité, qui justifie ici la référence au fleuve d’Héraclite. Pourtant, si (comme Protarque semble le penser) ce vertige est la vie même, il faut se résigner à une perpétuelle ivresse, et renoncer à la paix comme au repos. Socrate, cependant, refuse de s’en remettre au relativisme protagoréen, qu’il soit spéculatif (l’opinion) ou esthétique (la sensation). Comment discerner, dans ce mélange, les plaisirs faux des vrais, comment trouver, dans ce flux, un point fixe et un repère?
            S’il est sans doute impossible, comme l’affirme Protarque, d’atteindre un état neutre et de parfait repos, il est toutefois possible de régler ce flux et d’en modérer la violence. Puisque le plaisir comme la douleur appartiennent au genre de l’illimité, on peut en effet en régler la variation, éviter les contrastes brutaux, qui étourdissent l’âme, et ainsi modérer les mouvements qui lui sont imprimés. Il en va ici comme de la question du tempérament en musique, c’est-à-dire de la définition d’un juste milieu qui rétablisse l’harmonie. La musique est en effet comme l’expression sonore de cette modulation esthétique qui différencie la vie affective. C’est ainsi qu’au livre III de La République, Platon dit sa préférence pour les harmonies dorienne et phrygienne, qui plaisent aux âmes « simples (euêtheia, 400e 1) », c’est-à-dire qui demeurent elles-mêmes, qui ne se laissent pas posséder par le rythme ni altérer par la transe ; et son refus des harmonies lydienne (plaintive) et ionienne (lascive), musiques dionysiaques de l’ivresse et de l’extase (398d sq). Pour Platon comme pour Aristote (Politique, VIII, 3 et 5), la musique est éducative puisque, exprimant l’équilibre esthétique de l’âme, elle l’influence en retour. La recherche par Platon d’une harmonie équilibrée et mesurée est parallèle à la recherche de la tempérance dans la vie affective et à la modération du jeu des sensations, pour que l’âme demeure en paix. Or, toute sensation n’est pas enivrante pour l’esprit puisque, comme nous l’avons vu plus haut (33d sq), il existe des sensations inconscientes. C’est ainsi, note maintenant Socrate (43b), que l’enfant ne perçoit pas sa croissance, bien que cette restauration renouvelée concerne le corps dans sa totalité. En modérant la variation esthétique, on peut ainsi tendre vers un état proche de l’équilibre qu’on prendra pour repère (il ne vaut, précise Socrate, que comme un état hypothétique, et non nécessairement comme un état réel, 42e). L’écart par rapport à cette origine mesure non seulement l’intensité du sentiment, mais aussi le degré de son mélange, puisqu’il devient nécessairement impur en devenant extrême, la douleur se mêlant nécessairement au plaisir quand s’accroît la violence de la sensation. Il devient alors possible de juger de la fausseté des plaisirs, c’est-à-dire du degré de leur dissonance, ou contrariété. On se souvient qu’en 33a Socrate demandait à son interlocuteur de bien garder en mémoire un état neutre entre la jouissance et la douleur, semblable à la vie impassible des dieux. C’est cet état que Platon propose maintenant de prendre pour hypothèse et pour repère dans l’évaluation de la vie affective.
            Ce choix ne marque-t-il pas un retour à l’ascétisme? La voie moyenne choisie par Platon au début du dialogue ne repoussait-elle pas également la vie végétative du poumon marin et celle, impassible, des dieux? Et n’est-ce pas précisément cette vie impassible – ni plaisir ni jouissance – qui semble maintenant prise pour modèle, et pour critère? C’est alors pour se défendre contre ce soupçon que Platon tient à préciser la nature de cette vie moyenne (mesos bios, 43e), entre plaisir et douleur. Loin d’être une impassibilité surhumaine et ascétique, il faut au contraire la concevoir comme un art de vivre qui tempère plaisir et douleur pour mieux en contrôler le flux et en maîtriser la jouissance. Deux interprétations de la vie médiane sont en effet possibles : celle d’Aristippe et celle de Speusippe. En effet, de l’enseignement hédoniste d’Aristippe de Cyrène, nous savons par Diogène Laërce ceci : « Il démontra que le but de la vie est un mouvement doux accompagné de sensation » (GF, I, p. 134). Cette formule énigmatique s’éclaire parfaitement dans le contexte du Philèbe. Comme l’enseignait, selon Aristote, Eudoxe de Cnide (409-356), disciple et ami de Platon, « le but de la vie » est le plaisir, puisque l’on voit « tous les êtres, raisonnables et irraisonnables, tendre au plaisir » (Éthique à Nicomaque, X, 2, 1172b 10 ; également I, 12, 1101b 27, avec note de Tricot sur Eudoxe). Or le plaisir, nous l’avons vu, est du genre de l’illimité et du changement : un plaisir invariable et constant s’évanouirait dans l’inconscience. Pourtant, si le changement est trop violent, il mêle nécessairement la douleur au plaisir, et ainsi trouble et corrompt la jouissance. Le plaisir le plus pur est donc un mouvement modéré, mais suffisamment important cependant pour qu’il ne soit pas insensible : « un mouvement doux accompagné de sensation ». La vie neutre, ainsi définie par Platon dans ce passage du Philèbe ne répond donc nullement à un idéal ascétique, mais au contraire à un idéal hédoniste. Et c’est pour mieux le souligner que Platon critique ici « les ennemis de Philèbe, tous polemious Philebou, 44b », qui sont aussi, on peut le deviner, les ennemis d’Eudoxe et d’Aristippe. Si l’on se reporte encore à Aristote (Éthique à Nicomaque, X, 2, 1172b 35-1174a 10), on reconnaîtra ici la position de Speusippe, neveu de Platon qui lui succèdera à la tête de l’Académie : il prétendait en effet que plaisir et peine sont tous deux des maux, bien que contraires l’un à l’autre, et que le mieux pour l’homme était d’en être également exempt, et de ne rien ressentir (1173a 6-13 ; sur ce thème, voir l’introduction de Diès au Philèbe, Belles Lettres, p. LVII sq). Ce ne serait donc pas le plaisir qui serait la fin vers laquelle tendent tous les vivants (Eudoxe), mais l’absence de trouble et la parfaite impassibilité : la thèse radicale de Speusippe préfigure donc, dès le IVe siècle, l’ataraxie pyrrhonienne, sans doute inspirée de la sagesse orientale, et qui exercera une influence considérable sur les morales hellénistiques, tant stoïcienne qu’épicurienne : « Ils (Speusippe et ses élèves) disent que ce que Philèbe et son école appellent plaisir consiste uniquement à échapper à la douleur » (44c). Sagesse pessimiste selon laquelle toute vie est souffrance, et il n’y a de repos et de paix que dans un état insensible semblable à la mort. Platon repousse explicitement cet « idéal ascétique » (c’est exactement en ce sens que cette expression apparaît chez Schopenhauer, comme négation de la volonté de vivre, au livre IV du Monde comme volonté et comme représentation), symptôme, selon lui, d’une « mauvaise humeur, humeur chagrine, duscherasma », ou d’un « caractère morose, duschereia » (44d). Ce n’est donc pas en termes d’impassibilité qu’il faut entendre ici la vie médiane, mais plutôt, d’accord en cela avec Protarque (qui se refuse à admettre un tel état pour le corps vivant) comme avec Aristippe, comme un hédonisme contrôlé qui jouit pleinement du plaisir en en modérant la sensation. Certes, Platon reconnaît aux arguments de Speusippe la valeur quasi oraculaire d’une divination : « Il faut se servir d’eux comme on se sert des devins, ôsper mantesi, 44c) ». L’ataraxie de Speusippe prend en effet pour modèle la surhumaine impassibilité des dieux, elle semble se souvenir confusément, comme dans une vie antérieure, d’une éternelle et presque inconcevable sérénité. La vie des hommes, vivants mortels, est au contraire la proie du devenir, parcourue par le fleuve incessant des sensations. Cette immersion dans le devenir est d’autant plus profonde qu’elle mélange la douleur au plaisir, et trouble ainsi la jouissance. Quand, à la fin du dialogue, il faudra discerner entre les plaisirs purs et les plaisirs impurs, nous retrouverons ce critère de parfaite constance et sérénité qui se rêvait confusément dans l’impossible insensibilité prônée par Speusippe. Il reste pourtant que Platon ne choisit nullement cette voie ascétique, et qu’il entreprend au contraire de modérer le flux du plaisir pour mieux en assurer la jouissance.
            Deux théories du plaisir s’affrontent ici : ou bien le plaisir est absence de souffrance (morose argumentation des amis de Speusippe, des ennemis de Philèbe, qui présage par divination l’ataraxie prônée par les morales hellénistiques) ; ou bien le plaisir naît de la restauration d’une forme que la dissolution a altérée (eudémonisme bien tempéré, inspiré de celui d’Aristippe). Pour dépasser cette antinomie, il nous faudrait connaître la véritable essence du plaisir, en apercevoir la forme générale : to tês hêdonês genos idein, 44e. Or, cette forme se dissimule sous l’infinité de ses modalités, ou modulations, puisque le plaisir relève du genre de l’illimité. Comment contraindre cette forme essentielle à sortir de sa dissimulation, à se manifester dans toute sa force? Il faut, pour cela, considérer non les plaisirs moyens ou modérés, mais au contraire les plaisirs extrêmes et outranciers. Il faut hyperboliser le plaisir pour en faire paraître la véritable nature, à la façon d’un aveu qu’on arracherait par la torture : « Si nous voulions voir quelle est la nature générique du plaisir, ce n’est pas les plaisirs de moindre degré qu’il nous faudrait considérer, mais ceux qu’on dit les plus vifs et les plus violents » (44e-45a). C’est ainsi que pour découvrir la vraie nature du scepticisme, Descartes choisit d’en outrer la démarche et de forcer le doute sceptique jusque dans ses limites hyperboliques. Ce qui est ainsi mis en évidence, ce n’est pas nécessairement le plaisir le plus profond, mais plutôt le plus intense : il se peut en effet que le tempérant (dont la maxime est : « Rien de trop », mêden agan, 45e 1) éprouve une joie plus profonde, et plus enviable, que l’intempérant (dont la maxime est : « Toujours plus ») ; mais l’intempérant, qui ne se satisfait que de plaisirs extrêmes éprouve sans nul doute des plaisirs plus puissants, plus véhéments que ceux que goûte modérément le tempérant : « Garde-toi de penser que je veuille te demander si les gens très malades ont plus de joies (chairein) que les bien portants » (45c). Il se peut en effet que la vie la plus heureuse soit la vie tempérée, mais il reste que le plaisir ne montre jamais aussi bien sa nature qu’en se portant à son paroxysme, en un état de crise et de tension plus proche du seuil critique de la maladie que de l’équilibre de la santé. Il se peut en effet que l’intempérant soit condamné à se faire le martyr de sa propre jouissance. Il apparaît alors que la souffrance n’est pas le contraire du plaisir, mais plutôt son effet pervers, l’intime perversion qui retourne la jouissance contre elle-même et la consume intérieurement.
            Si cette analyse est juste, il faut conclure qu’il n’existe pas de plaisir pur et simple, mais au contraire qu’en tout plaisir travaille un mélange qui l’associe irrémédiablement à la souffrance, de même qu’il ne peut y avoir de restauration que pour celui qui a vécu la douleur de la dissolution. C’est ainsi que, pour boire avec plaisir, il faut avoir soif ; ne disons-nous pas, de celui qui a soif, qu’il est « altéré », c’est-à-dire qu’il est devenu comme autre que lui-même, donc que sa forme naturelle s’est corrompue, ou « dissoute »? L’essence du plaisir, c’est donc la contradiction qui l’anime. Nécessairement, le plaisir se contredit et tend à se détruire lui-même. En se faisant excessif, le plaisir avoue le conflit qui le travaille. Hubris donne en français hybride : la démesure du plaisir manifeste sa nature hybride, mélange instable des contraires. Il est vrai que Socrate nous a prévenus, avant de se lancer dans cette démonstration, qu’il ne faisait ici que « suivre à la trace la morose argumentation » (44d) des ennemis de Philèbe, c’est-à-dire de son neveu Speusippe. Speusippe n’affirmait-il pas en effet que tout plaisir est nécessairement souffrance et qu’il n’y a pas de plus haute joie que l’absence de douleur? Pourtant, la suite du dialogue mettra en évidence des plaisirs purs, qu’aucune contradiction ne travaille, qu’aucune discordance ne pervertit : tels ceux qu’inspire la contemplation des formes intelligibles ou de la beauté idéale (51c). Il reste que Platon reconnaît ici la force de l’analyse anti-hédoniste et semble présager la morale épicurienne qui n’accordera de valeur au plaisir que sagement modéré par la “nature” et la “nécessité”. Tout autre plaisir est factice et trouble la sérénité du sage : « Quand nous disons que le plaisir est la fin (telos), nous ne parlons pas des plaisirs des gens dissolus et de ceux qui résident dans la jouissance, comme le croient certains qui ignorent la doctrine, ou ne lui donnent pas leur accord, ou l’interprètent mal, mais du fait, pour le corps, de ne pas souffrir, pour l’âme, de n’être pas troublée » (Lettre à Ménécée, 131). Mais l’on peut penser aussi à la morale du cynique, qui s’estime riche dans la pauvreté, et maître de tout quand il n’a besoin de rien (1). Platon a bien connu Antisthène, fidèle parmi les fidèles de Socrate, qui discourait au gymnase appelé « Cynosarge (chien agile)» et mourut en 360. Dans Le Banquet de Xénophon, Socrate demande à Antisthène d’expliquer comment lui, qui est si pauvre, peut s’estimer si riche (§ 34-45, GF, II, p. 275-276). C’est qu’il se contente de peu, qu’il ne mange pas sans faim, qu’il ne boit pas sans soif, et qu’il partage volontiers sa richesse, qui est tout entière en son âme, grâce à l’enseignement de Socrate. Et Antisthène de plaindre les hommes que la recherche d’un plaisir croissant toujours torture, fascinés par cet illimité qui est le genre dont le plaisir relève, et qui motive l’injustice des voleurs comme la cruauté des tyrans (le tyran est également chez Platon la figure d’un désir insatiable, d’une voracité que rien n’apaise). Dès lors, le plaisir ne peut participer de la béatitude qu’à la condition de résoudre la contradiction qui l’anime dans un équilibre bien tempéré. Seul est durable le plaisir qui se garde de l’excès et se défend contre sa propre nature, qui est discordance passionnelle, contradiction des affects. Il n’y a de plaisir véritable que celui qui se défend contre la tentation des extrêmes.
            C’est pourtant en cette extrémité que le plaisir montre sa vraie nature. C’est dans la maladie (qui est la crise, ou l’état critique, d’une forme organique au bord du chaos), et non dans la santé, que les plaisirs sont les plus intenses, c’est dans une âme déstabilisée, non dans une âme tranquille, que les plaisirs seront les plus violents : « Si l’on veut découvrir les plus grands plaisirs, demande Socrate, ce n’est pas dans l’état de santé, mais dans la maladie qu’il faut aller les chercher » (45c), « c’est dans quelque état vicieux (ponêria, état maladif, mais aussi méchanceté ou perversité), et non dans la vertu, que naissent les plus grands plaisirs et les plus grandes douleurs » (45e). Si plaisir et douleur se soutiennent l’un l’autre, la plus haute jouissance s’accompagnera nécessairement de la plus grande souffrance. Déjà, dans le Phédon (60b-c), Socrate s’étonnait de cette nécessaire association du plaisir et de la douleur. Le geôlier venait d’enlever au prisonnier la chaîne qui le retenait captif pendant la nuit ; Socrate, en frottant sa jambe endolorie, ressent alors du plaisir : « Qu’on poursuive l’agréable (hêdus) et qu’on l’attrape, on est presque contraint d’attraper toujours l’autre aussi (le pénible, to lupêron), comme si c’était à une tête unique que fût attachée leur double nature ». Et Socrate d’imaginer une fable d’Ésope (il devient poète en prison) selon laquelle le dieu, désirant mettre un terme au conflit de la douleur et du plaisir, « attache ensemble leurs deux têtes réunies » (2). Allégorie qui annonce peut-être l’association, discordante selon le Phédon, de l’âme avec le corps, la première éprouvant du plaisir à s’entendre évoquer sa délivrance du corps, dont elle est à présent captive. Et en effet, dans ce passage du Philèbe, c’est à l’opposition de l’âme et du corps qu’est rapportée la contradiction du plaisir et de la douleur. La recherche de l’équilibre moral ne se pose jamais autant que pour l’homme, mélange instable d’un corps mortel et d’une âme immortelle qui sont, l’un avec l’autre, en un désaccord fondamental. C’est ainsi, comme l’explique Socrate en 46b-c, que la contradiction qui réunit le plaisir à la douleur traverse la relation qui unit le corps à lui-même, la relation qui unit le corps à l’âme, et enfin la relation qui unit l’âme à elle-même. Ces trois niveaux annoncent l’analyse des plaisirs mélangés, qui se poursuit jusqu’en 50e.
            Le jeu du plaisir et de la douleur opère en premier lieu dans le corps lui-même, c’est-à-dire entre le corps viscéral et le corps épidermique, le corps interne et le corps externe (entos, dedans, exô, dehors, 46e). C’est ainsi, que le galeux, qu’un feu intérieur consume, éprouve un grand plaisir en se grattant, en s’irritant superficiellement. L’image se trouvait déjà dans le Gorgias : « Dis-moi si c’est vivre heureux que d’avoir la gale (psôras), d’éprouver le besoin de se gratter, de pouvoir se gratter copieusement et de passer sa vie à se gratter » (494c). Image bouffonne de l’appétit insatiable de pouvoir qui possède Calliclès, l’apprenti-tyran, l’homme-pluvier contraint de toujours souffrir pour toujours jouir, de toujours se vider pour toujours se remplir. Calliclès pris d’une sorte de prurit du pouvoir, que le désir de se faire tyran démange terriblement. Supplice qu’un « homme subtil, sicilien ou italien » (il s’agit sans doute de Pythagore ou d’Empédocle, à moins que Platon ne se réfère ici à une tradition orphique) compare à celui que les âmes des non-initiés subissent dans les Enfers : transporter de l’eau à l’aide d’une écumoire percée (Gorgias, 493b). Tout ce passage du Gorgias annonce l’analyse du Philèbe : tous les plaisirs sont mêlés, puisqu’il faut ressentir de la souffrance pour ressentir la joie d’en être soulagé. « On jouit en même temps qu’on souffre, c’est ce que tu dis, puisqu’on boit quand on a soif », remarque Socrate en 496e. De la même façon, Socrate remarque ici qu’on prend du plaisir à se rafraîchir quand on souffre de la chaleur, et du plaisir à se réchauffer quand on souffre du froid (46c). Les plaisirs physiques peuvent alors être classés selon les différents degrés de l’opposition du plaisir et de la douleur. La jouissance est modérée quand les deux termes de l’opposition s’équilibrent à peu près l’un l’autre : ainsi boire quand on a soif, se réchauffer quand on a froid. On peut penser ici à un étrange passage du traité Les Passions de l’âme de Descartes (art. 94), qui compare la joie dans l’âme à l’effet du chatouillement dans le corps : le chatouillement serait désagréable, note Descartes, s’il devenait excessif, mais il est plaisant parce qu’il excite les sens sans avoir néanmoins assez de force pour leur nuire, et permet ainsi au corps de prendre conscience de sa bonne disposition, c’est-à-dire de sa force propre et du pouvoir qui est le sien de « résister » à une irritation due à une cause extérieure. On se reportera également à Spinoza, Éthique, III, 43, qui explique comment la « titillatio » (chatouillement, que Roland Caillois, dans la Pléiade, traduit tantôt par « plaisir local », tantôt par « sensation de plaisir ») peut être agréable ou mauvaise, selon le degré de son intensité. De même, pouvons-nous dire ici, la souffrance est agréable quand elle provoque, de la part de l’organisme, une réaction capable de le soulager, et ainsi de prendre conscience de la vie qui est en lui. Dès que cette égalité entre l’action et la réaction est rompue, le plaisir verse dans l’excès et l’organisme n’est plus en mesure d’en maîtriser la contradiction. C’est ainsi que lorsque la douleur l’emporte sur le plaisir, nous obtenons la jouissance forcenée du galeux ; et lorsque le plaisir l’emporte sur la douleur, la jouissance sexuelle, que Platon décrit ici comme le spasme d’un possédé : « elle contracte tout le corps, le crispe parfois jusqu’aux sursauts et, le faisant passer par toutes les couleurs, toutes les gesticulations, tous les halètements possibles, produit une surexcitation générale avec des cris d’égarés » (47a) ; à la fin du dialogue, Protarque évoquera cette posture « grotesque, geloion », et d’une extrême indécence, que « nous ne confions qu’à la nuit, comme si la lumière du jour ne devait pas la voir » (66a). Étrange texte qui semble frapper le plaisir sexuel d’une sorte de déchéance, peut-être même de culpabilité, plusieurs siècles pourtant avant que le christianisme ne l’associe au sentiment de la faute. On ne peut que constater l’abîme qui sépare ce texte de l’évocation poétique (la poiêsis est l’acheminement du non-être vers l’être, 205b, et tout désir amoureux est poétique, élan du mortel vers l’immortel) du transport amoureux que Le Banquet met dans la bouche de Diotime (206c-207d). Il faut y voir sans doute davantage qu’une simple opposition entre les âges et les humeurs, philosophie de la jeunesse et philosophie de la vieillesse. Ainsi porté vers les extrêmes, le plaisir n’est que le mime pathétique d’une jouissance divine, le simulacre ou l’idole d’une immortalité qu’il n’est pas, selon le philosophe (à l’inverse du poète, ou de la prophétesse Diotime), en notre pouvoir d’atteindre, mais seulement de poursuivre par la dialectique et par la science.
            Le second niveau de l’analyse distribue la contradiction complémentaire du plaisir et de la douleur selon la dualité de l’âme et du corps : c’est ainsi que l’âme peut souffrir quand le corps se réjouit, ou se réjouir quand le corps souffre. Platon se contente ici de renvoyer à ses précédentes analyses : « Nous les avons déjà expliquées » (47c). On se rappelle en effet comment, en 34d-35d, Platon avait établi une relative indépendance du jugement de l’âme, par la crainte (douleur) ou l’espérance (plaisir), par rapport à la sensation actuelle dont le corps est le siège. Cette analyse permettait alors de montrer que le plaisir n’est pas un simple mécanisme physiologique, mais plutôt son appréciation par l’esprit conscient de lui-même. On comprend maintenant qu’elle ne valait que pour une certaine catégorie de plaisirs, non pour les plaisirs excessifs dont la contradiction traverse le corps seulement (premier niveau), et qui asservissent l’âme par leur violence même.
            Le troisième niveau inscrit l’ambivalence de la douleur et du plaisir dans l’âme seule, indépendamment du corps : il reste à examiner « ces mélanges de plaisir et de douleur [...] que l’âme éprouve en elle-même » (47d). Mélange est ici « meixis », ou « sugkrasis », qui signifie également tempérament, ou complexion de l’homme. Le mélange traverse donc l’âme elle-même, et on se souvient que mélange désigne une dissonance, une fêlure où se brise l’harmonie de l’âme. Il existe en effet des affections qui dissocient l’âme d’elle-même, la font sortir, comme on dit, de ses gonds, et qui ne sont pourtant pas sans faire éprouver un étrange plaisir : complaisance de l’âme pour son propre déchirement, attrait du vertige dionysiaque. On sait que, pour Platon, l’âme n’est pas une, mais qu’elle est “trine” : le désir, qui appartient à l’âme et non au corps, la dissocie d’avec elle-même, l’extravertit et l’extase par une tension intérieure qui l’expose au supplice d’une lacération spirituelle. Dans le Phèdre, l’âme est composée d’une partie hégémonique qui s’efforce de concilier la marche syllogistique et linéaire du cheval blanc avec les ruades imprévues du cheval noir, tenté par les chemins de traverse ; dans La République, l’âme est comparée à un sac dans lequel on aurait enfermé un monstre (Chimère, Scylla ou Cerbère), un lion et un homme, en relation avec la constitution de la cité philosophique – qui n’est en vérité qu’une âme collective – qui rassemble les artisans (qui satisfont les besoins de l’hydre), les guerriers (qui ont le courage du lion) et les philosophes (qui seuls cultivent ce qui fait l’humanité en l’homme) : Rép. IX, 588c sq. La philosophie, qui recueille l’âme en son intériorité et l’incite à se connaître elle-même, surmonte cette multiplicité et veille à ce que l’esprit se rassemble sous le gouvernement de l’humanité ; mais les plaisirs mélangés qui touchent l’âme seule, dissocient cet assemblage fragile, et font sombrer l’humanité dans la bestialité de la possession, qui est l’esprit aliéné, c’est-à-dire dissocié de lui-même, schisme de l’âme ou “schizophrénie”. Que l’âme soit une et simple est pour Platon le fruit récent de l’exercice philosophique : ils ne sont pas bien loin les temps où l’âme n’accédait à la connaissance que par le vertige et la possession, quand les maîtres de sagesse n’étaient pas philosophes, mais plutôt poètes ou devins. Que l’esprit prenne garde à la tentation dionysiaque : Penthée, qui croyait pouvoir lui résister, sera déchiré vivant par les bacchantes en délire, conduites par sa propre mère Agavé.
            Platon fait alors un inventaire de ces mélanges discordants qui déchirent l’âme et la séduisent par le plaisir trouble de l’ivresse et de la possession. C’est d’abord la colère (orgê, 47e 1, qui signifie également un tumulte intérieur et qui a rapport aux mystères “orgiaques” célébrés en l’honneur de Dionysos). L’homme de la colère, c’est par excellence Achille, et c’est pourquoi Platon cite aussitôt un vers de l’Iliade (XVIII, 108-109) : Achille, qui vient d’apprendre la mort de Patrocle, décide de venger son ami et de tuer Hector ; sa mère Thétis apparaît alors et le prévient pour le prévenir de sa mort prochaine : « Car tout de suite après Hector, la mort est préparée pour toi » (96). Achille se lamente alors sur cette fureur sanguinaire qui jette absurdement les hommes les uns contre les autres : « Ah! qu’il périsse donc, chez les dieux comme chez les hommes, cet esprit de querelle, ce courroux, qui induit l’homme en fureur, pour raisonnable qu’il puisse être, et qui semble plus doux que le miel sur la langue quand, dans une poitrine humaine, il monte comme une fumée » (107-110). Fureur guerrière ou fureur poétique, « l’orgie » (ou “l’aorgisme”, comme disait Hölderlin) anéantit la raison en l’homme et le transfigure monstrueusement dans le surhumain. La muse d’Homère chante la colère d’Achille, et toute poésie dit cette possession extatique qui désaxe l’âme par la violence d’un plaisir indissociablement mêlé de souffrance.
            Platon énumère encore « la crainte, le regret (phobos, pothos) » (47e 1), qu’on peut rapprocher de la crainte et de la pitié (phobos et éléos), qui sont, selon Aristote, les passions fondamentales de la purification tragique. Pour Platon au contraire, la catharsis tragique est impure et non pure, et l’âme dissociée d’elle-même y jouit du trouble plaisir de l’ambivalence. Il évoque encore « le deuil, thrênos » : la lamentation sur le mort est en effet un sortilège qui s’apparente aux expériences de possession. Le gémissement inhumain de la pleureuse fait entendre la lamentation du mort lui-même, qui s’empare de l’âme et de la voix de la possédée et fait monter vers nous une plainte qui vient des ténèbres de l’au-delà. Pour que le recueillement de l’anamnèse soit possible, il faut que la plainte du deuil soit exorcisée. Le Phédon, qui médite sur la mort, commence par la décision philosophique d’exclure la pleureuse : Socrate fait sortir Xanthippe, qui lance des malédictions et hurle en se frappant la poitrine (60a). Ce thème est récurrent chez Platon et, dans un célèbre passage de la République (603e et 605d), l’affliction du deuil est comparée aux émotions que nous inspirent les spectacles tragiques.
            A cette liste, Platon ajoute enfin « l’amour, la jalousie, l’envie », qui sont les ivresses de l’âme aliénée, devenue folle (un fou est un “aliéné”), dépossédée d’elle-même puisqu’elle n’existe plus que par un autre. Ici encore, on ne peut que constater la distance qui sépare ce texte de celui du Banquet et du Phèdre : l’amour n’est plus ici l’ivresse qui féconde la maïeutique de l’âme en lui communiquant son essor vers l’immortel, il est l’amour “fou” par lequel la raison succombe et sombre dans la folie. « L’Envie, ou Phtonos » mérite ici une attention particulière : Invidia (l’un des sept péchés capitaux), c’est se voir en un autre, c’est voir en un autre l’image de ce que nous sommes (ou rêvons d’être) et souffrir de cette distanciation, de cette dépossession. André Bernand, dans son ouvrage sur Les Sorciers Grecs (Fayard 1991) consacre un chapitre à l’Envie (p. 92-97), et montre comment elle était liée dans l’esprit des Grecs avec la « Baskania », le mauvais Sort, ou le mauvais œil. L’Envie sème la haine et alimente une magie maléfique : on jette un sort à celui dont on jalouse la bonne fortune. Toutes ces passions sont ambivalentes, plaisirs mêlés de douleur, douleurs mêlées de plaisir (48a 1). L’âme jouit de s’affliger, elle contente (selon Rép. X, 606a) cette partie en elle « qui a soif de larmes, qui voudrait soupirer à son aise et se rassasier de lamentations » (3). Elle prend plaisir à sa propre lacération. Misologie dionysiaque qui jouit de troubler et de pervertir l’égalité d’âme, qui naît de l’attention de la pensée à elle-même, ou réminiscence.
            On remarquera que cette liste des péchés capitaux selon la morale du philosophe n’est pas énoncée légèrement, puisque Platon la reprend très exactement en 50c-d : seule la place de la crainte, qui succède maintenant au deuil et non plus à la colère (comme en 47c) a changé.
            Comme dans le texte parallèle de La République, Platon fait alors allusion à l’espèce particulière de plaisir que font éprouver les représentations théâtrales. Selon que l’on se trouve à la tragédie ou à la comédie, on jouit de pleurer ou on souffre de rire. Nous regardons en effet avec plaisir les malheurs tragiques qui frappent le héros ; et nous rions avec autant de plaisir des mésaventures comiques qui pleuvent sur le clown. Pour l’âme que la possession dissocie, il y a une douceur des larmes comme une cruauté du rire. Le théâtre est le lieu de ce mélange, qui est à l’origine de l’impureté. Il est le royaume où règne Phthonos, l’Envie (Invidia ou Curiositas), qui est à la fois plaisir et douleur, jouissance et souffrance : « L’envie est une douleur de l’âme [...] et l’envieux se réjouit des malheurs d’autrui » (48b). On peut dire que l’Envie transfère sur l’objet de la représentation ce que le travail du deuil intériorise : l’envieux se réjouit du malheur d’autrui ; le deuil se complaît dans son propre malheur. Le théâtre, qui sépare la salle de la scène, le spectateur de l’acteur, le voyeur de l’exhibitionniste, tout en les faisant se confondre par la sympathie de l’identification, est l’empire de l’âme dédoublée, dissociée d’elle-même, et transportée dans l’idole qui la fascine. C’est donc le procès de la représentation et de l’imagination que Platon instruit ici : l’idole mimétique détourne l’âme de la réminiscence et, fixant son attention, la méduse et l’interdit, la divertissant de la pensée, qui est pourtant sa puissance propre. La représentation fait obstacle à la réflexion, le visible à l’intelligible et l’image au concept. C’est bien là ce qu’on nomme « un effet pervers » : le retournement spontané d’une tendance contre elle-même. Ainsi le plaisir troublé par le mélange dionysiaque se retourne contre lui-même et s’emploie à produire de la souffrance. On se souvient que Protarque, qui prend sur lui la difficile mission de parler pour Philèbe le Silencieux, se voulait l’avocat de tous les plaisirs, quels qu’ils soient, exceptés toutefois ceux en lesquels il entrait quelque vice (ponêria, 41a et, ici, 48c). Il faut donc qu’il renonce aux plaisirs mélangés, qui se consument en retournant contre eux-mêmes leur propre mouvement, qui jouissent en souffrant et s’affirment en se niant.
            La philosophie est alors l’unique remède contre la tentation du vertige dionysiaque. L’inscription de Delphes (gnôthi sauton, 48c) réconcilie l’âme avec elle-même et lui fait retrouver le chemin de son intériorité. Apollon triomphe de Dionysos, le recueillement de l’anamnèse remédie à l’ivresse panique. Seul celui qui se méconnaît lui-même (qu’il méconnaisse sa vraie richesse, sa vraie beauté, sa véritable intelligence, 48e) est la victime toute désignée de la fascination spectaculaire : il demeure comme envoûté par ces images qui lui parlent secrètement de lui-même, sans qu’il soit capable d’en analyser la magie. C’est ainsi que l’ignorant, méconnaissant sa propre ignorance et ne sachant pas même ce qu’il veut savoir, sera la dupe du premier charlatan, ou sophiste, venu, et prendra pour une science véritable ce qui n’est en vérité qu’un tour d’illusionniste (une doxosophia, une pseudo-science, une opinion qui se donne l’air d’une science : 49a). Ces âmes qu’on peut dire ensorcelées par l’imaginaire sont ridicules (geloious) quand elles sont faibles (car elles sont alors comme hypnotisées par les prestiges du théâtre, et à la merci de leur maître) et redoutables (phoberous) quand elles sont puissantes (car elles veulent alors à tout prix réaliser le songe qui les hante ; c’est un thème développé par Platon en Rép. VIII-IX que l’âme tyrannique finit par succomber par le rêve dont elle se rend elle-même prisonnière) : 49b-c. La dialectique de la conscience aliénée conduit, chez Platon comme chez Hegel, à la double dépendance de la servitude et de la maîtrise, de l’adorateur et de l’idole, du tyran et de son sujet.
            Le ridicule est le ressort de la comédie, le redoutable le ressort de la tragédie. Tous deux sont les passions de l’âme qui se méconnaît elle-même et succombe ainsi à l’Envie, s’identifiant à ce qu’elle n’est pas et ne se découvrant que par la médiation de ses aliénations. Comédie ou tragédie, peu importe puisque toutes deux sont les spectacles de l’âme déchirée, passionnée par les plaisirs mélangés qui pervertissent la joie et la retournent en souffrance. A la fin du Banquet, seuls tiennent le vin jusqu’au bout Agathon (qui vient de remporter un prix pour sa tragédie), Aristophane (qui est un auteur comique) et Socrate (figure emblématique de la philosophie) : « Socrate les contraignait progressivement à reconnaître qu’il appartient au même homme d’être capable de composer comédie et tragédie, et que celui qui est avec art poète tragique est également poète comique » (223d). La véritable opposition n’est pas en effet entre le rire comique et la lamentation tragique, mais entre la fascination théâtrale, qui se nourrit de la méconnaissance de l’âme spectatrice, et la réflexion dialectique, qui enrichit l’âme qui se connaît elle-même. C’est pourquoi l’envoûtement mimétique est emblématique de cette fêlure (sathron, voir plus loin 55c) qui fait la discordance des plaisirs mélangés : le théâtre, sur lequel règne Dionysos, est le paradigme platonicien de l’ivresse et de la dépossession : « Pourquoi donc, penses-tu, t’ai-je montré de préférence ce mélange dans la comédie? N’est-ce pas pour te convaincre qu’il est facile de montrer le même mélange dans les craintes, les amours et autres passions semblables? » (50d). Platon pose ici une alternative à ses yeux indépassable : celle de l’extraversion fascinante et de l’introversion méditante. Le théâtre ou la philosophie : on ne sert pas ces deux maîtres à la fois. Au livre VII des Lois, Platon imagine la réplique des philosophes aux poètes tragiques qui viendraient demander à ce qu’on leur fasse une place dans la cité rationnelle : « Excellents étrangers, dirions-nous, auteurs de tragédie, nous-mêmes le sommes et, autant que nous le pouvons, de la plus belle et de la meilleure : toute notre constitution (politeia) n’a d’autre raison que d’imiter (mimêsis) la vie la plus belle et la plus excellente, et c’est là vraiment, selon nous, la tragédie la plus authentique. Poètes vous êtes, poètes nous sommes aussi, vos concurrents et vos antagonistes (antitechnoi kai antagônistai) pour la création du plus beau des drames, que seule est capable de créer la loi véritable (nomos alêthês) » (817b). La mimésis concurrence la philosophie, transportant la vérité de son lieu de naissance – l’intériorité de la réflexion – sur la scène du théâtre de l’imagination – l’extériorité médusante. La pédagogie platonicienne opère une conversion antagoniste qui rétablit la vérité dans l’espace spéculaire du dialogue, en en privant ainsi le spectacle de l’apparence. Ce faisant, elle substitue, au monde phénoménal des formes apparaissantes, le monde des idées engendrées depuis l’âme méditante. Elle invente ainsi un arrière- monde qui déprécie celui qui paraît au-devant de nous, et commence un mouvement de révolution qui annonce le christianisme. C’est bien ce détournement que Nietzsche ne pardonnera pas à Platon (Le Crépuscule des idoles, « Comment le “monde-vérité” devint enfin une fable »).
            Ce qui se produit en effet, par cette critique de la fascination théâtrale (qu’elle soit tragique ou comique), c’est un renversement qui prépare au christianisme. Le rapprochement entre Platon et Augustin s’impose ici : un texte célèbre des Confessions (III, 2) rapporte comment le futur évêque d’Hippone, avant sa conversion, était passionné de spectacles, possédé par cet étrange plaisir de pleurer que la représentation tragique insinue dans l’âme : « J’aimais les impressions douloureuses, j’en cherchais les sujets. Au spectacle du malheur d’autrui, malheur imaginaire et de tréteaux, le jeu de l’acteur me plaisait et me charmait d’autant plus qu’il me tirait plus de larmes [...] De là venait mon goût pour la douleur (dolorum amores), non pour une douleur profonde, car je n’aimais pas souffrir ce que j’aimais voir, mais pour cette douleur qui, en écoutant des fictions, me chatouillait, en quelque sorte, l’épiderme (in superficie raderer). Mais comme il arrive quand on se gratte avec les ongles, il n’en fallait pas plus pour m’enflammer l’âme, y faire venir du pus et une sanie répugnante ». Ce texte semble en effet très proche de celui du Philèbe, comme de celui de La République (X), et la critique de Nietzsche touche sans doute un point essentiel.
            Pourtant, à ces plaisirs mélangés qui mêlent l’amour à la haine et la jouissance à la souffrance, Platon réagit en païen, Augustin en chrétien. Pour Augustin la fascination théâtrale est un exorcisme imaginaire ; nous projetons le mal qui est en nous sur la fiction de la scène, déléguant ainsi sur la figure de l’acteur le supplice qui nous torture intérieurement : « Le spectacles du théâtre me ravissaient (me rapiebant) : ils étaient pleins des images de mes misères et de substances où j’alimentais le feu qui me dévorait (plena imaginibus miseriarum mearum et fomitibus ignis mei) ». Le héros tragique est la victime de ce sacrifice fasciné, il meurt parce qu’il prend sur lui le poids de nos péchés. La Crucifixion énonce donc la vérité de toute tragédie, elle en dissipe par conséquent l’illusion. Il ne peut y avoir de tragédie chrétienne (c’est là, du moins, ce que le christianisme lui-même prétend). Pourtant, ce ne peut être en ce sens que Platon fait ici le procès du théâtre : la scène ne pouvait être en effet pour lui la représentation inconsciente du mal qui me ronge intérieurement, le mal n’étant qu’une méconnaissance, incapable par conséquent d’accéder à une quelconque puissance, ou force expressive. L’idole de la mimésis est une idée déchue, et non la manifestation terrifiante d’une grandeur négative. Malgré la proximité des textes, la critique platonicienne de la tragédie n’est pas la critique augustinienne. Platon condamne la fascination théâtrale qui déstabilise l’âme en mêlant l’amour à la haine par le rire méchant de la comédie et les larmes complaisantes de la tragédie. La sérénité du sage est troublée par la séduction spectaculaire. Augustin condamne le sadisme latent de la représentation théâtrale, avide d’une exhibition cruelle (la foule grimaçante autour de l’Ecce Homo, telle que les peintres l’ont souvent montrée), toute mise en scène tendant, de son propre et nécessaire mouvement, vers la mise à nu ou la mise à mort, la pornographie ou le supplice. Platon condamne la faiblesse de l’âme qui se laisse captiver par l’image, et renonce ainsi à la pensée, qui est sa grandeur propre ; Augustin condamne la faute de l’âme qui se laisse tenter par le péché. La fascination tragique est pour Platon méprisable, elle est pour Augustin démoniaque.

         Les plaisirs sans mélange (ameiktos)

1- Plaisirs esthétiques et théorétiques.

            « Après les plaisirs mélangés, nous devons aborder ceux qui sont sans mélange » (50e). Ce sont les plaisirs que, selon Protarque (51b), on peut dire « vrais » : ils ne sont en effet ni discordants (comme les plaisirs mélangés), ni vains (comme les plaisirs du rêveur, 36e). Platon remarque en effet ici que « certains plaisirs ne sont qu’apparences totalement irréelles » (51a). Dans un texte que nous avons déjà cité, et qui semble annoncer toute la théorie du plaisir développée dans le Philèbe, Platon évoquait « ces ombres et esquisses du vrai plaisir, qui ne prennent couleur que de leur rapprochement, mais qui paraissent alors si vives qu’elles font naître des amours furieux chez les insensés, qui se battent pour les posséder, comme on se battit à Troie pour l’ombre d’Hélène, au dire de Stésichore, faute de connaître l’Hélène véritable » (Rép. IX, 586b-c).
            Qu’est-ce donc qu’un plaisir sans mélange? C’est un plaisir qui ne se rend pas sensible par la restauration de ce qui a été dissout, par la régénération de ce qui a été détruit. Un plaisir qui vient donc comme une divine surprise, sans que l’attente ni la tension du désir ne l’aient précédé ni annoncé. Ces plaisirs surviennent en premier lieu dans le champ esthétique : ce sont ceux qu’inspirent les belles couleurs, figures (ta skêmata), les parfums et les sons (51b) : plaisirs de la vue, de l’odorat et de l’ouïe. Ni le toucher ni le goût ne sont cités, le toucher parce qu’il est sans doute trop matériel pour procurer un pur plaisir, le goût parce que Platon ne tient pas en grande estime la cuisine, qui n’est selon lui que le simulacre de la médecine (Gorgias). Dans cet éloge de la sensation épurée, on retrouve quelque chose du désintéressement essentiel au plaisir esthétique : pur émerveillement provoquée par une rencontre heureuse, qui réjouit l’âme sensible.
            La beauté des formes visuelles (skhêma, c’est-à-dire figure, par exemple de géométrie) n’est pas celle, mimétique, de la peinture colorée et ombrée, qui induit l’illusion du trompe-l’œil, mais une beauté beaucoup plus idéale, faite « de lignes droites [...] et de lignes circulaires, et des surfaces ou des solides qui en proviennent, à l’aide soit de tours, soit de règles et d’équerres » (51c). Formes cependant qui sont aperçues par les sens, et non par la seule intelligence. Platon exprime ici son goût pour un art idéalisant, indifférent à tout effet mimétique ou d’imitation, sur le modèle, inégalable à ses yeux, de l’art égyptien. Il le connaît par ce qu’on nomme aujourd’hui « l’art saïte, qui se prolonge jusqu’au IVe siècle, (qui) vise à l’archaïsme et imite l’art memphite de l’Ancien Empire » (Schuhl, Platon et l’art de son temps, p. 20). Dans Les Lois, l’Athénien fait l’éloge du hiératisme de l’art égyptien, indifférent aux prestiges de la mimétique, et s’en tenant depuis des millénaires à la reproduction de formes canoniques : « Depuis bien longtemps, je pense, les Égyptiens ont appris cette vérité que nous formulons maintenant : ce sont les belles figures (kala skhêmata) et les belles mélodies que doit pratiquer dans ses exercices la jeunesse des cités ; ils en ont donc fixé la détermination et la nature, puis en ont exposé les modèles dans les temples ; ces modèles, il n’était permis ni aux peintres, ni à quiconque représente des attitudes d’aucune sorte, de les négliger pour modifier les règles nationales ou en imaginer de nouvelles, et maintenant encore cela leur est défendu, soit en cette matière, soit en tout art musical. A l’examen, tu trouveras que, dans ce pays, les peintures ou les sculptures remontent à des millénaires – et quand je dis millénaires, ce n’est pas une façon de parler, c’est la réalité » (II, 656d-e). Par son goût pour les formes pures et non mimétiques, Platon préférait la rigueur du dessin (il n’est question ici que de lignes, droites ou circulaires) aux séductions de la couleur (il sera question plus loin, en 53b, du blanc pur, mais le blanc, qui est pour les Grecs la couleur de l’éclat et du brillant, est cependant absence de couleur plutôt que couleur lui-même). L’art égyptien est précisément un art du trait, et du contour de l’ombre saisi dans son profil le plus caractéristique. Les Anciens pensaient que les Égyptiens étaient les inventeurs de la peinture, et que cet art était né par le tracé du contour d’une ombre humaine (Pline, H.N., XXXV, § 5). Dans un autre passage, Pline raconte également qu’une jeune fille de Corinthe, Dibutade, dont l’amant devait partir pour un long voyage, traça sur un mur son ombre projetée par une lampe ; son père, Boutadès, le potier, en tira le premier relief en terre cuite (XXXXV, § 151). La géométrie du contour est ainsi la trace d’un corps absent, dont la réalité physique est comme sublimée dans l’abstraction du seul trait. Esthétique picturale qu’on peut donc dire anesthésiée, qui soumet la création artistique à des formes canoniques, qui substitue à l’image du peintre la figure du géomètre et n’accorde de valeur aux arts du visible que dans la mesure où ils s’apparentent à la science. C’est ainsi que la ligne, la surface et le solide ici cités (51c) évoquent l’arithmétique, la géométrie et la stéréométrie qui ouvrent la paideia philosophique exposée au livre VII de La République. Au début du livre IV du même dialogue, Socrate, comparant le portrait de la cité idéale au travail d’un peintre occupé à peindre une statue, remarque qu’il faut utiliser les couleurs qui conviennent et non les couleurs les plus frappantes ou les plus criardes : c’est ainsi que la pupille doit être peinte en noir, et non en pourpre, comme le font les artistes qui visent l’effet (420c). L’éclat de la couleur corrompt la pureté de la forme, et l’adjectif « poikilos » (bigarré, recouvert de couleurs diverses) a toujours chez Platon une valeur nettement péjorative (par ex. Rép. VIII, 558c, qui qualifie ainsi le gouvernement démocratique).
            Aux plaisirs esthétiques sans mélange, Platon ajoute alors les sons « doux et clairs », qui font « une mélodie une et pure » (51d). On sait le soin que Platon consacre à l’éducation musicale (et Aristote après lui), la magie de la musique ayant le pouvoir de réconcilier l’âme dans l’harmonie, ou bien au contraire de la dissocier ou de la démembrer par la dissonance. L’harmonie apollinienne fait l’âme “une”, le rythme dionysiaque la fait multiple et “bariolée”. On remarquera, ici encore, que le plaisir esthétique est soumis à l’intellectualité de la forme et du nombre : les Pythagoriciens ont montré comment la musique est une arithmétique sonore, et l’accord parfait l’expression sensible d’une proportion géométrique.
            Restent les “odeurs” (tas osmas, 51e 1), qui procurent elles aussi un plaisir sans mélange, bien que d’un « genre moins divin ». Étonnante sensibilité de Platon à l’enivrement du parfum : dans La République (584b), voulant donner l’exemple d’un plaisir qui ne succède pas à une douleur, c’est aux plaisirs de l’odorat qu’il pense naturellement : « Ils se produisent en effet soudainement, avec une intensité extraordinaire, sans avoir été précédés d’aucune peine, et quand ils cessent, ils ne laissent après eux aucune douleur ». Dans l’esprit des Grecs; la séduction des parfums se trouve liée à l’Arabie et à l’Afrique du Nord : les plantes, desséchées par un soleil intense, exhalent un parfum qui se répand dans l’atmosphère et s’élève vers le ciel. C’est ainsi que l’animal du sacrifice est toujours parfumé aux aromates pour que la fumée qui monte au ciel vienne agréablement chatouiller les narines des dieux (sur ce thème, voir « Les Parfums d’Arabie », chap. I de Marcel Détienne, Les Jardins d’Adonis, Paris, Gallimard, 1972). Le parfum est comme la quintessence de la matière sublimée, sacrifiée aux dieux immortels. Plaisir divin qui ne connaît la matière pesante et terrestre que par sa fumée, légère et toujours ascendante, parfumée aux aromates. Les plaisirs purs nous sont donnés comme de surcroît, et non par restauration d’une douleur qui les précède. Ils procurent une sorte de béatitude divine qui ne semble pas inscrite dans le fleuve du temps.
            Il ne faut donc pas s’étonner si Platon ajoute ici allusivement les plaisirs que nous procure la joie de connaître : « ceux qui concernent les sciences, peri ta mathemata » (52a). Non certes ceux de la réminiscence que précèdent le vertige de l’aporie et le travail de la maïeutique, mais plutôt l’idée heureuse qui vient à l’esprit sans prévenir, le bonheur de la trouvaille qui naît de l’admiration (Thaumas), telle Iris, la messagère des dieux. Il faut donc distinguer le travail dialectique, qui connaît pour apaiser « la faim d’apprendre, peina tou manthanein » (52a), et la divine surprise de la trouvaille, fille de l’étonnement. Il semble que le plaisir, qu’il soit théorétique ou esthétique, n’est pur qu’à la condition d’être un don gratuit, une grâce qui nous est accordée comme une faveur divine. Valant par lui-même, et non par le conflit vital qui met aux prises le plaisir et la douleur, le plaisir sans mélange constitue donc une sorte d’absolu, un moment intense que rien ne semblait annoncer, auquel rien ne doit succéder, et qui nous fait goûter, en un moment de parfait bonheur, la béatitude dont les dieux seuls jouissent constamment. Ils sont comme les signes miraculeux, rencontrés en cette vie, qu’une autre vie, plus qu’humaine, est possible. On sait que, pour Platon, « l’homme n’a été fait que pour être un jouet aux mains des dieux (paignion theou), et c’est là vraiment le meilleur de son lot » (Lois, VII, 803c). Au livre I des Lois, Platon se représente les hommes comme des marionnettes fabriquées par les dieux (644d-e), et manipulées par eux grâce à diverses commandes : parmi celles-ci, il est « une commande d’or, la commande sacrée de la raison (tên tou logismou agôgên chrusên kai hieran) » (645a 1). La suite du texte définit cette “commande” par la raison et par la loi, mais aussi par la beauté. Ce passage du Philèbe laisse entendre qu’il existe aussi des plaisirs sans mélange qui actionnent la commande d’or, et font ressentir aux mortels comme l’appel d’une vie divine. Absolus et non relatifs, parfaits et se suffisant à eux-mêmes (to ikanon, qui va bien, ajusté, juste, 52d), les plaisirs purs font exception, ils échappent à la catégorie générale du plaisir qui relève, on le sait, du genre de l’illimité : ceux-là sont au contraire mesures d’eux-mêmes et exactement proportionnés, emmetria (juste mesure) et non ametria (démesure, 52c), tenant leur valeur de leur qualité plutôt que de leur quantité, de leur justesse plutôt que de leur force, ou intensité. Ils valent à eux seuls plus que tous les plaisirs mélangés, comme l’unité qui donne la mesure vaut mieux que la multiplicité sans limites, comme « un peu de blanc pur est à la fois plus blanc, plus vrai et plus beau que beaucoup de blanc mélangé » (53b). Le vrai et le beau sont ici les marques du non-relatif qui est la condition de l’autarcie divine. Ils appartiennent non seulement à la pensée qui se connaît elle-même, mais encore à la jouissance esthétique qui, quand elle est pure, illumine par surprise le corps et l’âme et lui font goûter quelque chose de la béatitude divine. Leukos, qu’on traduit par “blanc”, signifie également en grec “le brillant, le clair, le limpide” : le plaisir blanc de l’absolu ouvre une parenthèse dans le devenir, et provoque une sorte de ravissement paisible et calme, image statique de l’ivresse poétique et philosophique qui, selon le Phèdre et Le Banquet, emporte l’âme vers l’immortel. Cette perfection actuelle, si petite et si rare soit-elle (smikra kai oligê, 53c 1), donne la véritable mesure du plaisir : tout autre plaisir s’éloigne de cette pure origine et vient en troubler la blancheur, comme toute couleur vient assombrir l’éclat de la pure lumière. Dans La République (IX, 585a), Platon évoquait ceux « qui passent de la douleur à l’état neutre, et croient fermement qu’ils ont atteint la plénitude du plaisir, et qui se trompent, semblables à des gens qui opposeraient le gris au noir, faute de connaître le blanc ». De la même façon, ceux qui n’ont pas éprouvé la joie parfaite du pur plaisir se condamnent eux-mêmes, tels le galeux qui jouit de se gratter, ou le pluvier qui vomit pour se gaver à nouveau, au renouvellement d’une jouissance qui ne réussit jamais à atteindre sa satisfaction.

2- La critique des Cyrénaïques

            La mise en évidence d’un plaisir parfait, qui n’est pas processus de restauration mais plutôt suspension (epokhê) “blanche” du devenir et du mouvement, conduit Platon à critiquer Aristippe de Cyrène, dont il s’était pourtant fait l’avocat, quelques pages plus haut, contre la théorie “morose” de Speusippe, lui-même “ennemi de Philèbe” (44b). On se souvient en effet que, selon Aristippe, le plaisir est « un mouvement doux accompagné de sensation », et qui se garde ainsi de cette violence en laquelle le plaisir devient indissociable de la douleur. Cependant, pour les Cyrénaïques, le plaisir est un devenir et un processus, et non l’infini actuel d’une perfection. Or, les plaisirs purs que Platon vient d’évoquer s’apparentent à l’absolu de l’éternel plutôt qu’au mouvement du devenir. Ce sont eux qui servent de mesure et de critère pour juger de la valeur des plaisirs, et ce sont eux pourtant que les Cyrénaïques ignorent. On comprend alors que Platon ne reproche pas à Aristippe d’avoir fait du plaisir un absolu, mais plutôt d’avoir ignoré en quel sens il est possible de dire, du plaisir, qu’il est un absolu. En 53c, Platon fait allusion à certains beaux esprits (kompsoi, élégants, spirituels, habiles) en lesquels il est en effet difficile de ne pas reconnaître les Cyrénaïques (on se reportera sur ce point aux pages LXII à LXX de l’introduction d’Auguste Diès dans son édition aux Belles Lettres).
            Puisqu’il faut établir ici une hiérarchie des plaisirs (pour mesurer le mélange de la vie heureuse), il faut savoir, du plaisir mesuré et maîtrisé dont Aristippe fait l’éloge, ou de la béatitude “blanche” que Platon vient d’évoquer allusivement, lequel est supérieur à l’autre. C’est pourquoi Platon oppose maintenant le devenir et l’être, la genèse et l’essence (genesis kai ousia, 54a), c’est-à-dire le plaisir qui s’éprouve progressivement par une variation bien tempérée (Aristippe) et celui qui, nous comblant d’une parfaite plénitude, semble nous affranchir du temps et nous transporter dans l’éternité (Platon). En distinguant deux genres dans l’être, « l’être en soi et pour soi » (auto kath’auto, 53d) et « l’être qui tend vers autre chose » (ephiemenon allou, 53d), en assujettissant le mouvement (kinêsis) à la réalisation d’une fin (telos) qui vaut par elle-même, et qui plus est, en prenant le travail de l’artisan pour modèle de ce processus (Protarque invoque en effet “la construction maritime”, naupêgia, 54b, dont il sera à nouveau question un peu plus loin, en 56b, comme exemple d’un art manuel précis et parfait), Platon préfigure Aristote. L’être en mouvement, qui sera chez Aristote l’être naturel, est moindre que l’être achevé, accompli dans la perfection de son essence, semblable, selon Aristote, à l’autarcie divine. Le devenir est finalisé par l’être comme l’inférieur est aliéné au supérieur : genesis s’accomplit eneka tinos ousias (54c). C’est une évidence pour Protarque, qui s’étonne même de ce que Socrate puisse poser une pareille question. Ce n’en était sans doute pas une pour Aristippe, selon lequel le mouvement qui procure du plaisir valait sans doute par lui-même, et non comme un processus tendant vers une fin en lequel il s’abolit. Le plaisir cyrénaïque est un mouvement qui est à lui-même sa propre fin, et non un instrument (organon), un ingrédient (pharmakon), un matériau (hulê, 54c) pour une fin qui les transcende. Protarque, élève de Philèbe, prônait sans doute une sorte d’ataraxie qui s’affranchissait, par le plaisir, de la variation continue, de la différenciation sans fin qui appartiennent en propre au devenir. En recherchant à son tour cette béatitude de l’accomplissement, Platon ne régresse-t-il pas dans les opposés dont le début du dialogue avait marqué la coïncidence : l’inertie du poumon marin ou la plénitude de la vie divine? Non, car il ne vise nullement à s’affranchir du devenir, à la façon du silencieux Philèbe réfugié dans l’extase blanche de son silence, mais à orienter ce devenir qu’est nécessairement l’existence des hommes vers la réalisation du bonheur parfait. La suite du texte, qui montre comment la recherche scientifique comme la production technique participent d’une vie de plaisir qui est à la mesure de l’homme, affirme au contraire l’être du devenir en ce qu’il participe à la construction d’une œuvre effective. L’éloge de l’autarcie divine n’est donc pas celui de la béatitude imbécile dont Philèbe a choisi de se faire l’avocat muet. En cela encore, Platon annonce ici Aristote, la finalité à laquelle le mouvement est assujetti ayant moins la valeur, chez le Stagirite, d’une dépréciation du devenir que d’une reconnaissance des processus de génération et de construction qui sont ceux de la nature, et de son imitation par l’art.
            Il reste qu’il est pourtant contradictoire d’affirmer à la fois, comme le fait Aristippe, que le plaisir est à la fois genèse et perfection, mouvement et être, relatif et absolu. Si le plaisir est genèse, alors il ne saurait appartenir à la classe du Bien (en tê tou agathou moira, 54c), car n’est bon que ce qui convient parfaitement, le « mêden agan » (Platon y faisait allusion plus haut, en 45e 1) auquel on ne peut rien retrancher ni ajouter et pour lequel, en conséquence, tout mouvement serait nécessairement une dégénérescence. Le “Bien” est en effet chez Platon la qualité de ce qui est “ikanos” (ajusté, suffisant, convenant parfaitement), donc un critère de fonctionnalité beaucoup plus qu’une valeur morale. Le plaisir-genèse ne saurait être “bon”, puisqu’il n’en a jamais fini avec lui-même, et qu’il ne peut s’entretenir que par la stimulation de la souffrance provoquée, même si Aristippe prenait soin de la contenir dans un intervalle mesuré. Entre Calliclès et Aristippe, l’homme-pluvier et le jouisseur raffiné, il n’existe donc qu’une différence de degré, non de nature : « Ils ne supporteraient pas de vivre sans la faim, la soif et sans ressentir toutes les fringales qu’entraînent de tels appétits » (54e). Univers tragique de la génération et de la corruption (genesis kai phtora, 55a) que passionne la souffrance du devenir. En faisant du mouvement une fin en soi, perpétuel processus de restauration et de dissolution, Aristippe condamne l’existence à une absurde (alogon, 55b 1) répétition qui se nourrit d’elle-même, et se reproduit sans fin. Vie pathétique, qui évoque davantage les travaux toujours recommencés des Titans dans le Tartare que la sereine béatitude du Sage.
            En un court et dense paragraphe, Socrate marque alors les non-sens auxquels conduit la philosophie cyrénaïque du plaisir : 1)- Il n’y a de bien et de beau (agathon, kalon) que dans l’âme, non dans le corps. La conséquence est inattendue, et retourne à Aristippe la critique que celui-ci adressait vraisemblablement à Platon, lui reprochant ce qui paraissait à ses yeux son ascétisme. Pourtant, Platon a établi dans le Philèbe que seule l’âme désire (35c-d), et non le corps qui n’est que le siège du sentiment actuel. En accordant valeur absolue au désir plutôt qu’à la jouissance, à la différenciation renouvelée plutôt qu’à la quiétude sereine, Aristippe condamne l’âme à l’instabilité perpétuelle, en rupture avec son état actuel et toujours tendue vers ce qu’elle n’est pas encore. Ainsi emportée par la kinesthésie du plaisir, l’âme ne prend pas le temps de jouir du présent, c’est-à-dire de la bonne santé du corps puisque c’est en lui que s’inscrit l’actuel. C’est ainsi qu’en République, IX, Platon mentionne qu’il faut être malade pour découvrir combien il est agréable de se bien porter, jouissance que méconnaissent pourtant ceux dont la santé n’a jamais connu la moindre défaillance. Il existe donc une plénitude de l’existence actuelle, qui s’inscrit dans notre existence corporelle, et dont nous détourne malheureusement la recherche toujours insatisfaite du plaisir. Épicure se souviendra de cette béatitude qui s’enracine dans le contentement du présent. 2)- Autre non-sens auquel conduit la philosophie des Cyrénaïques : seul le plaisir est bon dans l’âme. Il n’y a donc de jouissance que du devenir, et non de l’être, que du mouvement et non de la stabilité. L’âme est cependant capable de fermeté, par le courage (andreia), par la sagesse (sôphrosunê) et par l’intellect (noûs, 55b), puisqu’elle peut, en se recueillant en son intériorité, trouver en elle-même son centre, échapper ainsi à ce qui toujours change et avoir vue sur l’immortel. La sagesse est en effet équilibre, ou égalité de l’âme qui se met hors d’atteinte du travail de la différence : jouir de ce qui nous appartient en propre, par la santé du corps comme par le “trésor” accumulé dans l’esprit par la réminiscence. 3)- Il faut enfin conclure, si l’on veut suivre Aristippe jusqu’au bout, que l’homme méchant est bon quand il jouit, et que l’homme vertueux, c’est-à-dire capable de fermeté et de grandeur d’âme, est méchant lorsqu’il souffre. En soumettant l’âme à la seule variation hédoniste, à la pathétique ou à la pathologie de la sensation, on lui refuse toute autonomie, toute dignité propre. Socrate, qui soutenait contre Polos, dans le Gorgias, que le sage ne se résigne pas à l’injustice, fût-ce dans les pires supplices, ne saurait sanctionner cette démission : « celui qui souffre est mauvais dès lors qu’il souffre, fût-il le premier homme du monde (aristos pantôn, 55a) ». C’est ainsi que la première critique adressée à Aristippe est sensualiste (il méconnaît le corps), la seconde est psychologique (il déstabilise l’âme), la troisième est morale (il déprécie la vertu).

3- Les plaisirs théorétiques

            Il ne faut pourtant pas croire que la critique d’Aristippe vaut pour une approbation de Speusippe. Ce n’est pas du plaisir en général que Platon fait ici la critique, mais seulement de cette sagesse qui ne reconnaît de plaisir que dans le devenir et la genèse. Il ne s’agit donc pas de revenir à l’ascétisme mélancolique des ennemis de Philèbe, mais au contraire de définir plus complètement le champ du plaisir invariable et serein. Ayant évoqué plus haut les plaisirs esthétiques purs et sans mélange, Platon avait rapidement fait mention des plaisirs intellectuels de la connaissance (52a : tas peri ta mathemata hédonas). Pour esquiver le reproche d’intellectualisme (lui qui critiquait pourtant Aristippe de ce qu’il ne prêtait pas assez attention au corps), Platon passe de la critique des plaisirs sensibles à la critique des plaisirs spéculatifs. « Frappons-les de tous côtés pour voir s’il n’y aurait pas quelque part en eux quelque fêlure » (55c). Sathron qualifie ce qui sonne faux, et l’on se souvient que c’est en effet dans la dissonance, dans le désaccord que consiste la fausseté du plaisir. Dans le Gorgias, sathron désigne le tonneau fêlé que l’homme pluvier est condamné à toujours remplir (à l’inverse du bienheureux qui jouit d’un vin qui demeure et ne se répand pas).
            Platon reprend alors la distinction traditionnelle du travail manuel et du travail intellectuel, ou bien encore des arts mécaniques et des arts libéraux. Ils s’opposent comme s’opposent la production (dêmiourgikon, 55d 1, c’est-à-dire l’artisanat qui œuvre pour le peuple) et la pédagogie et l’éducation (paideia kai trophê, 51d, ce dernier mot signifiant également nourriture). Ils s’opposent encore, pour un esprit grec, comme la vie laborieuse et la vie de loisir, la vie de l’esclave et celle du maître. Il est alors tout à fait remarquable que Platon ne déprécie pas les premiers pour célébrer les seconds, mais qu’il fait au contraire, en chacun de ces deux champs d’activité, le partage entre les activités qui inspirent des plaisirs purs et absolus, et celles qui inspirent des plaisirs mélangés et relatifs. Les arts mécaniques satisfont les besoins matériels et nourrissent le corps ; les arts “pédagogiques” satisfont les besoins intellectuels, et nourrissent l’âme. En les analysant à parts égales, Platon met encore une fois l’accent sur son refus du spiritualisme, ou de l’ascétisme, qu’on avait peut être durement critiqué chez l’auteur du Banquet ou du Phédon.
            Dans quelle mesure les arts manuels (cheirotechnikê, 55d) peuvent-ils être occasion pour nous de plaisirs purs et sans mélange? L’analyse platonicienne est au premier abord déconcertante : au lieu de répondre directement à la question, Platon développe maintenant la distinction entre les techniques empiriques et les techniques rationnelles. Seules les secondes peuvent apporter à l’artisan le parfait contentement de l’œuvre accompli. En effet, les techniques empiriques procèdent par essais et erreurs, elles progressent donc à tâtons sans pouvoir jamais savoir avec certitude si elles ont atteint ou non leur but. Elles évoquent ainsi le plaisir-genèse qui sans cesse varie sans jamais réussir à atteindre sa fin. Elles ne peuvent apporter à celui qui les pratique qu’une satisfaction mitigée, puisqu’il n’est jamais en mesure de dire si son travail est achevé, ou s’il faut encore le reprendre. L’artisan se laisse alors guider par l’expérience et la routine (empeiria kai tribê, 55e), qui participent de l’illimité, et non par la science du nombre, de la mesure et de la pesée (arithmêtikê, metrêtikê, statikê, 55e), qui savent seules définir la limite et discerner le parfait. C’est en effet une grande question, pour un artiste ou un artisan, que de savoir reconnaître le moment où son œuvre est achevé, l’instant du « mêden agan » en deçà duquel le travail est imparfait, au-delà duquel il sera gâché, ou bousillé. C’est ainsi qu’il existe certaines œuvres qui sont parfaites en leur inachèvement même (par ex. certaines toiles de Cézanne), tandis que d’autres sont imparfaites en leur achèvement excessif (par ex. le pittoresque trop appuyé de certains flamand tardifs, tels Gérard Dou ou Mieris). On connaît ainsi la célèbre Pietà de Michel-Ange laissée inachevée par le maître, mais qu’un élève, Tiberio Calcagni, voulut parfaire en finissant le personnage de la Madeleine (à gauche) : il ne réussit qu’à figer dans l’académisme la tension qui anime tout le groupe, mais sut le reconnaître et s’arrêter à temps.
            Selon Platon (tout comme selon Michel-Ange, imprégné qu’il était par le néoplatonisme qui régnait alors à Florence), seul connaît la joie de l’œuvre achevé l’artisan que l’idée, ou forme intelligible (idea plutôt qu’eidos) guide ; inversement, celui qui travaille par routine, se laissant conduire par l’expérience au lieu de la soumettre à la réalisation du concept, est aveugle, et ne sait pas ce qu’il fait. Par où il apparaît que l’art (tekhnê) ne peut atteindre la beauté, c’est-à-dire la bonté de ce qui est accompli en sa fin, qu’à la condition d’imiter, ou plutôt de représenter la forme intelligible et non l’ombre sensible. C’est alors seulement qu’il peut connaître le contentement de la belle ouvrage, et du travail accompli. Il n’y a de chef-d’œuvre, c’est-à-dire d’excellence, dans les arts manuels que par la matérialisation de l’Idée. Travail qui enrichit la cité quand il est démiurgique, mais qui la corrompt au contraire quand il est simplement mimétique (voir République, X).
            Classant alors les divers métiers en empiriques et méthodiques, Platon se livre à un partage qui peut surprendre. Parmi les techniques simplement empiriques, il place en effet l’art de la flûte, et même toute la musique, « qui poursuit à coups de conjectures (stochazesthai, 56a) la mesure de chaque corde en vibration ». Passe encore pour l’art de la flûte, instrument de Dionysos et de Pan, dont la variation attise le désir, excitant le plaisir par le jeu d’une perpétuelle variation : les joueuses de flûte sont en effet, dans l’Antiquité, des courtisanes, et la flûte est un aphrodisiaque sonore. En revanche, on sait que la détermination de la longueur des cordes de la lyre, instrument apollinien, fut exactement définie par Pythagore par transposition des proportions harmoniques entre les nombres. On s’attendait donc à voir en cette réussite le paradigme d’une perfection artisanale qui sait transposer l’intelligible dans le sensible. Il se peut, toutefois, que le texte ait été falsifié (voir Chambry, note 79, p. 577). Platon ajoute enfin, pour faire bonne mesure, la médecine et l’agriculture (qui sont souvent des analogues de la philosophie et de l’enseignement), ainsi que l’art du pilote et l’art du stratège (qui sont des analogues du gouvernement et, dans le cas de la stratégie, plus que métaphore).
            Seul parmi les arts manuels échappe à l’aveuglement de l’empirisme la « tectonique » (tektonikê, 56b), que Diès traduit par « art de la construction », Chambry par « architecture », mais qui signifie plus exactement l’art de l’ouvrier travaillant le bois, qu’il soit charpentier ou menuisier. Il se peut en effet que le menuisier soit le plus intellectuel de tous les artisans. Si le bois est un matériau “noble”, c’est parce qu’il se laisse travailler à la main qui sait en épouser les veines (voir le début du Cratyle), et qu’il se modèle exactement – si du moins l’artisan est habile – sur la forme de l’Idée. Platon évoque ici la construction des navires, des maisons (qui, à l’inverse des temples et des édifices publics, sont en bois) et l’art de la charpenterie (56b-c). Il énumère même, avec une précision qui prouve une véritable estime pour la perfection du travail manuel, les instruments du menuisier : la règle, le tour, le compas, le cordeau et l’équerre (56c 1), instruments de précision qui savent donner corps à l’Idée. Ce texte réfute le préjugé tenace qui veut que les Grecs, et Platon tout particulièrement, méprisent le travail manuel. Dans Le Politique (et déjà avant, dans La République) Platon prend plaisir à décrire la belle mécanique du métier à tisser ; il s’attarde ici dans l’atelier du menuisier.
            Après cet éloge de la belle ouvrage et du juste métier, Platon examine maintenant les plaisirs purs inspirés par le travail intellectuel, c’est-à-dire par la recherche scientifique. La définition des plaisirs sans mélange suit ainsi une progression qui s’élève du sensible à l’intelligible, du phénomène à l’essence, de l’expérience à l’Idée. C’est le mouvement même de la pédagogie philosophique dont le programme a été établi au livre VII de la République, mais envisagé cette fois du point de vue du plaisir qu’il procure, et non seulement selon le progrès des connaissances. C’est dans ce texte qu’on trouvait la première définition du Quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique), en lequel l’arithmétique donnait elle-même lieu à la géométrie et à la stéréométrie, selon une progression qui va de la dimension un à la dimension deux, puis à la dimension trois, réalisant ainsi l’essence d’un espace purement intelligible auquel astronomie et musique confèrent l’existence. De la même façon, c’est l’arithmétique – qui vaut donc comme la première des sciences qui orientent l’âme vers le monde des Idées – que Platon considère maintenant, lui appliquant la même opposition que celle qui avait divisé les arts manuels en ceux qui sont simplement empiriques et ceux qui, théorétiques et guidés par l’Idée, connaissent seuls le plaisir du travail exact et parfaitement achevé. C’est ainsi qu’il existe une arithmétique appliquée – qui ne compte que des objets sensibles dont l’égalité est nécessairement approximative (deux bœufs, deux armées, 56e) – et une arithmétique théorique, qui n’envisage que des opérations sur des unités intelligibles, seules parfaitement égales entre elles. Considérant non l’Idée pure, mais sa représentation dans le visible, l’arithmétique appliquée borne sa connaissance à quelques opérations simples : c’est ainsi qu’elle s’interdit de connaître les nombres négatifs, et plus encore les nombres irrationnels. Le visible est une contrainte pour l’intelligible, et l’image fait obstacle au travail maïeutique de l’esprit. En s’affranchissant de l’approximation sensible, l’intelligence gagne en étendue, et plus encore en évidence (saphês), en pureté (katharos) et en exactitude (akribeia, 57c). C’est alors seulement qu’elle est digne de l’élan qui anime les vrais philosophes (ê tôn ontôn philosophountôn ormê, 57d 1), qui est le soulèvement en l’âme du désir de l’immortel. Si l’intensité du plaisir que procure le travail bien fait, qu’il soit manuel ou intellectuel, est fonction de sa parfaite finition, il faut conclure que les sciences théoriques sont, plus que les sciences appliquées, dignes de contenter l’esprit.
            Poursuivant l’ascension de l’âme vers l’intelligible, Platon considère maintenant ce que la pédagogie philosophique de La République tenait pour la science suprême : la dialectique, ê tou dialegesthai dunamis, la vertu dialectique ou puissance propre au dialogue philosophique (57e). L’évidence se fait ici parfaite puisque la lumière de la connaissance n’est réfractée par aucun objet qui lui est étranger, la pensée se ressouvenant d’elle-même et se considérant elle-même dans toute sa pureté. Le plaisir spéculatif que l’âme éprouve par la parfaite coïncidence du “connais-toi toi-même” est le plus haut plaisir qu’il soit permis aux mortels d’atteindre, semblable à la béatitude que goûtent les dieux, dont l’existence est parfaite autarcie et, selon l’expression d’Aristote, pure « pensée de la pensée ». La dialectique est le nom que Platon donne à ce que la tradition philosophique nommera plus tard la « métaphysique » : elle est la science absolument première, puisque la clarté de la pensée s’apercevant elle-même est le milieu mental en lequel peut apparaître le défilé des idées, la procession des statuettes eidétiques, la théorie des théorèmes. Le dialogue, qui est réflexion spéculaire de la pensée avec elle-même, est le jour permanent au sein duquel s’accomplit la maïeutique de l’esprit. La dialectique est la connaissance « de l’être (to on), de la réalité (to ontôs), de ce qui est immuable par nature (to kata tautôn aei pephukos, 58a 2) ». Le soleil est intelligible, et le sens de l’être est la lumière intérieure de la conscience de soi.
            Pensée de la pensée, écho du dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même, la dialectique est la première de toutes les sciences et la connaissance du principe de toute connaissance. Dans le Charmide, l’un des plus riches parmi les dialogues aporétiques, l’analyse du « connais-toi toi-même » (164d-e et sq) conduit au projet d’une science qui n’aurait d’autre objet qu’elle-même, science qui ne serait pas connaissance de tel ou tel objet, mais qui serait connaissance de la science elle-même, connaissance se connaissant elle-même. Ce projet, qui est aussi celui de la sagesse, est alors défini, sans que le dialogue ne réussisse pourtant à lui donner un contenu véritable. Seule l’expérience de la réminiscence (dont il n’est pas question avant le Ménon), par laquelle la pensée se ressouvient d’elle-même, en mettant fin aux dialogues simplement aporétiques, donnera matière à la réflexion philosophique. Alors la science de la science, que suppose toute science qui se donne un objet défini, comme le particulier suppose le général, peut se présenter comme la science fondamentale, ou connaissance métaphysique. Telle est l’ambition de la philosophie. Elle entre ainsi en conflit avec une autre science, qui prétendait elle aussi à l’universalité et à la souveraineté : la sophistique : « J’ai entendu Gorgias répéter, en toute occasion, que l’art de persuader (to peithein) surpasse de beaucoup tous les autres » (58a). Dans le Gorgias, précisément, le grand sophiste affirmait que tous les arts n’étaient rien sans la rhétorique, puisque celui qui ne sait pas persuader, si savant soit-il, ne sera écouté de personne : « La rhétorique est réellement le bien suprême (tê alêtheia megiston agathon) qui fait que les hommes sont libres eux-mêmes et en même temps qu’ils commandent aux autres dans leurs cités respectives » (Gorgias, 452d). La lutte entre le philosophe et le sophiste pour la conquête du pouvoir intellectuel, c’est-à-dire pour la première place dans la hiérarchie des connaissances, porte sur la nature même de la science. Selon Gorgias, la vérité est soumise à la politique, c’est-à-dire dépend de l’opinion commune, c’est-à-dire des croyances qui font l’esprit des peuples. En ce sens, la première des sciences est l’art de susciter l’opinion, et ainsi d’orienter la communauté politique vers les choix qui lui sont les plus favorables. Selon Gorgias, l’homme ne pense, c’est-à-dire ne prend la parole, qu’en vue du gouvernement des cités. Selon Platon, la vérité ne dépend nullement de l’opinion (le plus souvent, elle la contredit au contraire, et le vrai n’est presque jamais le vraisemblable), elle naît au contraire de l’esprit qui se rend attentif à lui-même, se prépare ainsi à la venue de la réminiscence et prend conscience de la puissance maïeutique qui est en lui. C’est donc la philosophie, qui est la pensée se connaissant elle-même, qui est la première des sciences. Protarque rappelle ici cette concurrence pour la première place (58a-b), et la laisse ouverte.
            Pourtant, rappelle Socrate, la question n’est pas ici de savoir quelle est la première entre les sciences, mais plutôt celle qui procure le plaisir le plus pur. Or, nous avons reconnu que la pureté du plaisir est fonction de la perfection et de l’achèvement du travail accompli. L’art politique de Gorgias est un art de l’approximatif : Gorgias le reconnaît lui-même, lui qui accorde une grande importance à l’art de saisir le kairos, ou occasion favorable. Chaque situation étant singulière, il n’y a pas de science du politique, mais seulement une technique empirique, qui dépend des circonstances. Cette science-là, en vérité une cuisine plutôt qu’une science, ne peut donc procurer que des plaisirs mélangés. Inversement, de la science dialectique, c’est-à-dire de la seule pensée attentive à sa propre intériorité, naissent les sciences rigoureuses, c’est-à-dire les sciences du pur intelligible qui satisfont pleinement aux exigences de perfection sans lesquelles il ne saurait y avoir de plaisir pur. Ici seulement, la pensée rencontre « le précis (to saphes), l’exact (to akribes) et le superlativement vrai (to alêthestaton, 58c) ». Calliclès, l’homme du plaisir illimité, ne fait pas assez de géométrie (Gorgias, 508a) : il ignore tout du plaisir de l’esprit qui naît de la saisie de l’exacte définition, ou bien encore du travail bien fait, c’est-à-dire parfait et absolument achevé. Il ignore, puisque Socrate reprend ici cette image paradigmatique du Philèbe, qu’un peu de blanc pur vaut bien davantage que beaucoup de blanc mélangé (58c-d). C’est donc du côté de la philosophie plutôt que de la sophistique que nous rencontrerons les plaisirs supérieurs. Plaisirs de l’intelligence et de la sagesse (noûs kai phronêsis, 58d), seules aptes à saisir l’absolument exact, à discerner la forme parfaite de l’idée, à coller ou à adhérer à la vérité (58e). Jamais la science du sophiste, qui accorde beaucoup à l’approximatif et à l’incertain, n’atteint l’acuité de ce discernement absolu. Elle ne procure donc que des plaisirs relatifs, et jamais absolus eux-mêmes.
            Qu’une telle science, capable plus que tout autre de contenter l’esprit, soit science de l’intelligence plutôt que de la sensation, c’est ce qui paraît alors avec évidence. La physique (peri phuseôs, 59a), science du devenir inconstant, du mouvement et de l’ambiguïté ne peut procurer que des plaisirs mêlés, et il faut comprendre que la politique entre dans ce champ des choses qui naissent, deviennent et meurent. Selon Platon, la science physique ne saurait avoir la même dignité que la science géométrique : il n’y a de science que de l’immortel. La physique n’est pas une science (elle ne prend jamais une forme mathématique chez les Anciens), elle est seulement un mythe, c’est-à-dire une fable vraisemblable. C’est ainsi que le récit du Timée est présenté, non comme la connaissance réelle du monde, mais comme une légende ancienne qui en explique la figure, un jeu sérieux qui nous rend intelligible l’ordre et la beauté du cosmos. Le géomètre inversement, qui voit par l’œil de l’esprit et non par l’impression des sens, aperçoit directement l’essence de la chose et connaît dans l’immortel, et selon la vérité. Seules les sciences théorétiques atteignent l’être ferme et constant (to bebaion), le pur (to katharon) et la vérité (alêthes, 59c). C’est donc l’intelligence et la sagesse (noûs kai phronêsis, ce dernier mot signifiant pensée, intuition intellectuelle, raison, 59d 1) qui nous procureront les plaisirs les plus parfaits, et non les sensations qui ne saisissent que le changeant et le périssable.

         Le mélange de la vie bienheureuse

 

            Ainsi s’achève l’inventaire des plaisirs purs et sans mélange, depuis les plaisirs des cinq sens (mais Platon n’en a retenu que trois : la vue, l’odorat et l’ouïe) jusqu’aux plaisirs intellectuels de la connaissance exacte. On peut donc procéder maintenant au mélange des plaisirs purs et des sciences parfaites, mélange qui distillera la liqueur de la parfaite béatitude. En dosant ce cocktail, le philosophe se fait démiurge (59e 1), c’est-à-dire artisan du bonheur. L’opération est présentée par Socrate avec une certaine solennité, non dépourvue d’ironie, comme s’il s’agissait de concocter le nectar et l’ambroisie qui font les délices des dieux immortels. On commence donc par rappeler les termes en présence, qui sont ceux d’une antinomie incarnée, dès le début du dialogue, par les deux figures de Philèbe et de Socrate. Pour Philèbe, le plaisir est le juste but (orthos skopos, 60a) que visent tous les vivants, il est donc pour tous un bien. La formule est étonnamment proche de celle qu’Aristote attribue à Eudoxe au début du chapitre 2 du livre X de l’Éthique à Nicomaque : « Eudoxe pensait donc que le plaisir est le bien, du fait qu’il voyait tous les êtres, raisonnables ou privés de raison, tendre au plaisir » (1172 b 9-10). Pour Platon-Socrate au contraire, la sagesse est plus proche du bien (c’est-à-dire de l’accompli, de l’achevé) que ne l’est le plaisir. Cependant, nul ne voudrait d’une science sans plaisir, insensible et inhumaine, contemplation anesthésiée ou pétrifiée de la vérité : la vie ascétique ; nul ne voudrait davantage d’un plaisir sans conscience, simple processus de restauration dont aucune âme ne recueillerait la saveur : la vie du poumon marin (60c-d). Il faut donc mêler les apparents contraires, et Socrate ne fait ici que reprendre ce qui avait été avancé au début du dialogue, et qui en avait motivé la recherche (21a-22a). Toute l’enquête du Philèbe tend en effet à définir une troisième vie, composée du mélange des deux autres. Nous nous trouvons ici dans le mixte, non dans l’exact ni le parfait, qui seuls pourtant sont en mesure de nous contenter. De ce mélange, nous n’aurons sans doute pas une proportion parfaite (saphôs, c’est-à-dire exacte) mais seulement une notion satisfaisante (tupos lêmpteos, une ébauche acceptable, qui peut être prise, à défaut d’autre chose, 61a). S’il y a science des essences immortelles, il faut croire que, selon Platon, il n’y a pas de science véritable du bonheur. C’est sans doute pourquoi le divin mélange est annoncé avec une certaine ironie : il ne résulte après tout que d’une cuisine fort approximative. Pour ce qui est de la béatitude, il faudra se contenter de recettes empiriques.
            Ironiquement cependant, Socrate prend ici le ton de l’initié ou du prêtre qui s’apprête à faire une libation en l’honneur de quelque dieu : Dionysos, le dieu de l’ivresse, ou Héphaïstos, qui sert l’ambroisie dans les festins de l’Olympe (61c). Dans le Banquet, le philosophe n’acceptait que l’ivresse d’Éros qui s’arrachait au sensible et prenait son essor vers l’intelligible. Dans le Philèbe, l’alcool est plus mélangé, d’une saveur moins mystique, et Socrate met de l’eau dans son vin, ou plutôt du miel dans son eau : hêdonê est source de miel, phronêsis est eau de source (61c). Au vin de l’immortel, se substitue la saveur du bonheur présent, et les plaisirs purs qui sont à la portée de l’homme. Le Banquet est sans doute plus dionysiaque que le Philèbe, mais il est aussi, par un paradoxe qui n’est sans doute qu’apparent, plus mystique et ascétique. Dans Les Lois, Platon entreprendra de réglementer les banquets et de modérer les beuveries, pour qu’elles ne sortent pas des limites de la décence et de l’ordre (I, 637b jusqu’à la fin, en 650b ; et II, 671a jusqu’à la fin, en 674c). La maîtrise de l’ivresse apparaît ainsi comme un fil directeur qui parcourt tout l’œuvre de Platon. Dans la composition finale du mélange du Philèbe, il s’agit encore de soumettre Dionysos à la loi de la juste mesure. Le philosophe de la conscience de soi n’oublie jamais de se préserver contre la tentation de l’ivresse et de la possession. L’invocation aux dieux est alors légèrement parodique : elle ironise l’ivresse qui se dit sacrée et les frissons de l’extase mystique. Socrate, grand prêtre de la béatitude, compose la liqueur qui nous fera goûter le plaisir des dieux. Le mélange est le vin de l’initiation que l’on boit devant la porte du temple, se rendant digne ainsi, par la douce communion de l’ivresse, d’entrer dans le sanctuaire où se tient le dieu. En 62c, Socrate se compare à un portier, au gardien du temple qui fait entrer les initiés et repousse les profanes. En 66d, il sera question d’une libation à Zeus sauveur, troisième libation qui conclut l’ouverture des banquets. Enfin, par le breuvage mélangé de la science et du plaisir, « nous sommes maintenant aux grandes entrées du bien et comme aux portes de sa demeure » (64c). Ces images, empruntées aux rituels des Mystères, sont d’une emphase ironique : il n’y a pas de science exacte du bonheur, et l’intelligence ne calcule pas la juste proportion de la vie heureuse comme Pythagore calcule la proportion qui unit les côtés d’un triangle rectangle.
            Dans la composition du mélange, entrent d’abord les sciences, et les plus exactes d’entre elles, celles qui connaissent dans l’immuable et l’éternel. La géométrie donc, plutôt que la physique ou que la politique, chaque science ayant d’autant plus de perfection que son objet a plus de degrés d’être. Il serait pourtant bien inhumain de se limiter à ce trop pur alcool, et ce serait céder à la démesure de l’intelligible. Il faut en effet savoir redescendre dans la caverne, ne pas se perdre dans la contemplation du seul intelligible, ne pas ignorer la sphère proprement humaine (ê anthrôpinê sphaira, 62a). Comme le dit Protarque : « Nous voulons retrouver la route pour rentrer chez nous » : est-ce un rappel du Banquet, qui ouvrait la voie qui conduit au ciel mais oubliait un peu la terre? La route qui conduit chez nous, c’est celle de tekhnê, et non celle d’epistêmê, qui s’élève vers l’immortel. C’est en effet le propre de la technique que de construire un monde à la mesure de l’homme, que d’apprivoiser l’inhumanité de la nature et de construire sur la terre une demeure que l’homme puisse habiter. C’est pour cette raison sans doute que Platon évoque ici l’art de l’architecture, l’art de bâtir une maison (62b), et qu’il l’oppose à la science du cercle en soi, qui connaît parfaitement, mais dans un monde où l’homme ne peut établir sa demeure. Il faut donc admettre dans le mélange qui compose la vie heureuse les arts, ceux qui participent de la perfection du concept, tels l’architecture, mais aussi la menuiserie ou la construction des navires (voir plus haut, 56b), et même les arts simplement empiriques, tels la musique (62c), qui procèdent au hasard (stochaseôs) et par représentation (mimêseôs). L’homme habite en effet le monde de l’approximatif et du probable, et il lui faut composer avec lui s’il veut réussir à le domestiquer et à lui imposer sa marque. Dès lors, dans le champ de la connaissance, il n’y a pas lieu de poser une limite : tout ce qui s’efforce de connaître selon la raison, dans l’immortel ou dans le devenir, participe de ce lever du soleil intelligible que Socrate appelle de sa prière (Banquet). Toute connaissance est bonne, puisqu’elle aiguillonne l’intelligence et appelle à penser. Il faut donc ouvrir toutes grandes les portes du temple à toutes les sciences, et les laisser envahir le temple (62d). Protarque pose pourtant une condition à cette tolérance : que ce soit à la lumière de la première des sciences, prôtê philosophia ou métaphysique, qui est comme la conscience des autres et sans laquelle celles-ci tomberaient dans l’aveuglement de la spécialisation : « Je ne vois pas quel mal il y aurait à prendre toutes les autres sciences, si l’on possédait les premières, tas prôtas epistêmas » (62d).
            Il n’en va pas de même pour les plaisirs, car si la connaissance cultive l’intelligence, le plaisir peut la troubler ou l’offusquer. La science connaît en définissant la mesure ; l’illimitation des plaisirs menace au contraire cet équilibre. Le plaisir doit cohabiter avec la sagesse (oikein meta phronêseôs, 63b) – sinon la proportion du mélange serait rompue et l’égalité d’âme céderait à l’ivresse. Ainsi les plaisirs ne sont admis à participer de la béatitude que dans la mesure où ils ne troublent pas l’intelligence. Tous les plaisirs qui engendrent vertige, ivresse et dépossession font obstacle au « connais-toi toi-même », « eux qui nous apportent tant d’entraves, qui troublent les âmes où nous résidons par leur frénésie » (63d). Les plaisirs seront soumis à la paix de l’âme, c’est-à-dire à la sérénité de la pensée, la pensée étant seule en effet à pouvoir donner la mesure, puisque elle seule est mesure d’elle-même, réflexion dialectique et conscience de soi. Quels sont donc les plaisirs qui satisfont à cette exigence? Ceux qui sont « vrais », c'est-à-dire, on l’a vu, ceux qui sont purs et sans mélange : nous en avons dressé l’inventaire, depuis les plaisirs que nous procurent les belles formes jusqu’à la joie de la connaissance dialectique. Mais aussi, et parce qu’il faut retrouver la route qui conduit chez nous, les plaisirs nécessaires à la conservation de la vie humaine, nécessaires mais impurs puisque ceux-ci naissent de la restauration d’une dissolution antécédente. Notre existence mortelle, pour nous autres hommes qui vivons dans le monde du devenir et de l’inconstant, doit se régénérer pour lutter contre la corruption qui la menace à tout instant. C’est ainsi que le plaisir sexuel fait se perpétuer l’espèce par delà la mort des individus, imitant dans le devenir et l’approximatif la parfaite identité des immortels, toujours semblables à eux-mêmes (Banquet). C’est ainsi encore que le boire et le manger régénèrent notre corps mortel, qui tomberait de fatigue et mourrait s’il n’était alimenté et entretenu. Boire, manger, s’accoupler, c’est sans doute là, bien qu’il ne le précise pas, les seuls plaisirs nécessaires que Platon consente à admettre, préfigurant ainsi l’ascétisme épicurien qui ne reconnaîtra pour authentiques que les plaisirs naturels et nécessaires. L’impureté de ces plaisirs, toujours tentés de stimuler la souffrance pour provoquer la jouissance, et subissant ainsi l’attrait de l’illimité, corrompt la parfaite coïncidence à soi de la pensée se pensant elle-même. Ils introduisent, dans la symphonie de l’âme attentive, une discordance, une dissidence, un différend : stasis. Il importe au contraire, pour que soit conservée l’égalité de l’âme, que le mélange soit le plus pur de tout désaccord, astasiastotatês (64a 1). Quant aux plaisirs « vrais », c’est-à-dire purs, ils ne posent pas problème : leur perfection se dissout sans déchet dans l’eau claire de la sagesse, leur béatitude paisible et parfaite est en phase avec la joie lucide de la connaissance. Ils participent à l’excellence (aretê, 63e) en faisant éprouver à l’âme un suprême contentement, source de santé et de tempérance (ugieia, sôphrosunê, 63e).
            Ainsi le mélange ne « tient » que parce qu’il respecte la mesure que seule l’intelligence peut donner, puisqu’elle seule est mesure d’elle-même. De même qu’il existe une intelligence royale (noûs basilikos, 30d) qui est cause de l’unité et de la cohésion de l’univers, de même, dans le microcosme humain, l’intelligence et la connaissance donnent le ton et la mesure à la variation illimitée des plaisirs. La cause, sans la force de laquelle rien de ce qui est ne se maintiendrait dans l’être, est en effet mesure et proportion, metron et summetria, 64d ; c’est elle qui confère au mélange l’unité d’une totalité, et le préserve de la corruption. On peut alors écrire une série d’équations qui compose la définition proprement grecque de la perfection : le Bien est le Beau (« La puissance du bien s’est réfugiée dans la nature du beau », 64e), parce que la symétrie, qui est mesure d’elle-même, ou mesure autoréférente, est source de beauté, et que le bien est l’achèvement de ce que mesure une exacte proportion, le parfaitement accompli en son genre. Ajoutons, pour compléter cette sainte trinité platonicienne, la vérité, qui est la connaissance qui naît dans l’âme lorsque, attentive, elle réussit à s’accorder parfaitement avec elle-même, et à s’équilibrer ainsi par la mesure de son exacte réflexion : le bien (to agathon) se décline donc en beauté (kallos), proportion (summetria) et vérité (alêtheia), 65a 1-2. Ces trois critères, esthétique, mathématique et métaphysique, définissent la perfection de l’absolument accompli, l’achèvement de l’existence qui a su se rendre adéquate à son essence.
            Il suffit alors à Socrate de montrer comment beauté, proportion et vérité appartiennent à la science bien plutôt qu’au plaisir, pour reconnaître, dans le mélange, la supériorité de la science sur le plaisir. C’est à la connaissance d’énoncer la vérité, tandis que le plaisir recourt à toutes les ruses de la séduction, et n’hésite pas à mentir, si le mensonge est le prix de la jouissance. C’est ainsi qu’Apaté, proche de Peitho, la persuasion, et qui désigne la tromperie séductrice, la douceur caressante et charmeuse, est suivante d’Aphrodite ; elle est encore la fraude, la ruse et la trahison. On lira sur ce point la belle analyse de Marcel Détienne, « L’Ambiguïté de la parole », dans Les maîtres de vérité dans la Grèce ancienne, p. 65 et sq. Et c’est en ce sens que Protarque peut dire ici que les plaisirs d’Aphrodite sont imposteurs, parjures et sans raison (65c-d). Au leurre séduisant mais ambigu, le philosophe préfère donc l’éclat manifeste du vrai, qui ne cèle ni ne dissimule rien. Platon pose bien ici, comme Nietzsche bien après lui, une opposition radicale entre la tentation du plaisir et la volonté de vérité.
            C’est encore à la science de définir la mesure, tandis que le plaisir est de par sa nature démesuré – ametrôteros, 65d – (à moins, toutefois, d’être pur, c’est-à-dire vrai) ; enfin, la science est belle, tandis que le plaisir est grotesque (geloion) et indécent, indigne du jour et accompli dans le secret de la nuit (66a). Dans la société grecque, société d’hommes dont la femme est exclue, la sexualité est l’objet ambivalent de la crainte et du désir. On se défend de son attrait par des plaisanteries de salle de garde, qui abondent par exemple dans les comédies d’Aristophane. A l’inverse du théâtre classique, le désir et la passion de l’amour sont les ressorts de la comédie, et non du genre noble de la tragédie. La sexualité s’exprime par une obscénité bouffonne, des allusions vulgaires et énormes qui en disent long sur le refoulement que le rire libère. La liberté et l’innocence sexuelles qu’on accorde à l’Antiquité païenne sont, pour une grande part, légendaires. L’étonnante tirade de Protarque fait au contraire peser, sur les gestes du plaisir, une culpabilité diffuse qui les frappe d’obscénité.
            Vérité, mesure et beauté sont le fait de la science plutôt que du plaisir. Cette hiérarchie étant établie, et compte tenu de tout ce qui vient d’être dit, il est possible désormais d’énumérer les éléments qui entrent dans la composition du breuvage final.
            Viennent en premier lieu la mesure et le mesuré (to metron kai to metrion, 66a), car le plus pur plaisir naît toujours de ce qui est parfaitement accompli dans son genre, et qu’il ne saurait y avoir de plaisir dans la démesure, contrainte de toujours exacerber sa souffrance pour renouveler sa jouissance. Il faut donc comprendre que la mesure marque ici l’amplitude exacte de l’achèvement et de la perfection, la définition d’une plénitude à laquelle on ne peut rien ajouter ni rien retrancher. Chaque chose trouve ainsi sa mesure dans la forme de son épanouissement maximal, par la manifestation de son essence propre, la définition exacte de l’idée du cercle pour le géomètre, le chef-d’œuvre bien travaillé pour le menuisier.
            Il y a donc, pour chaque chose, une mesure propre qui donne sa mesure à la mesure. A la mesure arbitraire, qui se mesure à une convention extrinsèque, mètre étalon que l’opinion s’accorde à reconnaître pour unité, s’oppose donc la mesure nécessaire, juste proportion qui définit pour chaque chose le volume de sa plénitude, forme parfaite que la science s’efforce de connaître. La mesure n’est donc rien, elle est aveugle si la mesure de la mesure ne la détermine pas. Cette mesure d’elle-même, qui rétablit l’accord et supprime les dissonances, c’est-à-dire le désaccord du plaisir faux que l’ambivalence travaille, est dite par les Grecs « summetria » ; elle donne la mesure pour le beau (to kalon), le parfait (to teleon) et le suffisant (to ikanon, 66b 1). Sans la « symétrie », ou proportion harmonique, la mesure ne se préserve de l’illimité que par une décision sans vérité, une convention de l’opinion et non une connaissance de l’intelligence.
            Qui donc peut connaître la vérité de la mesure, l’harmonie d’une mesure qui se mesure elle-même? L’intelligence et la science (noûs kai phronêsis, 66b), qui éclairent le seul visage humain dans la réflexion du dialogue philosophique. On comprend maintenant en quel sens Gorgias était en effet fondé à penser que l’homme est la mesure de toutes chose. Non parce qu’il peut, par une décision arbitraire, décider des valeurs communes qui rassembleront la cité dans le lieu commun de l’opinion générale, mais parce que, doué d’intelligence et de raison, il aperçoit, par un acte de la pensée, la forme exacte de l’essence, qui est véritablement et non par simple convention. C’est donc cette divine proportion qui est mesure, et non l’homme par lui-même mais l’homme en tant qu’il discerne, dans la lumière de l’intelligible, le nombre et la mesure de la perfection : « Pour nous, le divin (o theos) doit être la mesure de toutes choses, au degré suprême, et beaucoup plus, je pense, que ne l’est, prétend-on, l’homme » (Lois, IV, 716c). La formule est une allusion évidente à Protagoras, et reprend littéralement les mots même du grand sophiste : « O theos pantôn khrêmatôn metron ». Il faut pourtant comprendre que le divin n’est pas ici pour Platon une mesure extérieure à l’homme, qui lui serait dictée arbitrairement, mais au contraire l’exacte proportion que la raison calcule et dont elle reconnaît par elle-même la vérité. L’intelligence est en effet la pensée attentive à elle-même, se connaissant elle-même, et trouvant donc en elle-même sa juste mesure. Si le divin est la mesure de l’homme, ce n’est donc pas parce que l’homme est aliéné à une autorité qui le transcende, mais bien au contraire parce qu’il rencontre en lui-même, c’est-à-dire dans le cercle intérieur de la conscience de soi, la perfection du vrai, comme un message divin transporté de l’imortel au mortel par la fille de l’étonnement. Il appartient donc à la pensée dialoguant avec elle-même de reconnaître la mesure puisque, se connaissant elle-même, elle est à elle-même sa juste mesure.
            Cet aperçu sur la perfection, l’intelligence s’en rend capable dans les sciences (tas epistêmas), mais aussi dans les techniques, qu’elles soient parfaites ou empiriques, puisque nous avons posé, avec Protarque, que toute connaissance est bonne à prendre (62d), les seules sciences exactes, tournées vers le pur intelligible, nous détournant de « la route pour rentrer chez nous » (62b). C’est pourquoi Platon nomme ici (66b), après les sciences, les arts (tekhnas) mais aussi les opinions droites (orthas doxas), qui sont les approximations heureuses, qui tombent juste sans être capables pourtant de démontrer leur exactitude. Toutes sont l’effet de la considération, par l’intelligence, d’une forme idéale qui préexiste dans l’immortel. C’est ainsi, par exemple, que l’art approximatif du potier réalise un vase dont la plus ou moins grande perfection se mesure à sa plus ou moins grande proximité d’une divine proportion qui lui confère à la fois ordre et beauté. Le travail animal tend à son adaptation au milieu naturel. Le travail humain tend à la matérialisation d’une forme intelligible que son absolue perfection exclut du monde de l’expérience possible.
            Cet ajustement a par lui-même sa propre dignité, qui n’appartient qu’à l’homme. Pourtant, il est l’occasion d’un pur plaisir, celui que procure la joie de la pensée juste ou du travail bien fait. Ce sont ces plaisirs purs que Socrate a énumérés dans la dernière partie du Philèbe, depuis ceux que procure la perfection d’une plénitude simplement sensible (les formes pures, l’harmonie musicale et les parfums divins), du travail intellectuel ou du travail manuel. Dans le composé de la vie bienheureuse, le plaisir ne vient donc qu’au cinquième rang, après la juste mesure, qui mesure l’excellence de chaque chose, puis la symétrie ou proportion, qui est mesure qui se mesure elle-même, qui est donc l’excellence de la mesure elle-même, puis l’intelligence, qui aperçoit la proportion et la forme de l’excellence, enfin la science et l’art qui les déterminent et les définissent, et sont ainsi occasions de purs et divins plaisirs. On remarquera que cette hiérarchie procède de l’objectif vers le subjectif, et qu’elle marque comme la progressive intériorisation et incorporation de l’immuable et du divin. Il apparaît ainsi que le mouvement du Philèbe ne s’élève pas du sensible vers l’intelligible, mais progresse inversement de l’intelligible (la juste mesure) vers le sensible (le plaisir). C’est ainsi que l’esprit prend la route qui reconduit chez soi, c’est-à-dire dans la caverne qui est la demeure des hommes. Cette dialectique descendante qui définit, dit-on, la progression de tous les dialogues postérieurs à La République, n’est pas ici, comme il le semble parfois dans La République, une résignation au monde de l’incertain et de l’inconstant, mais le choix d’un lieu éthique où il est permis à l’homme de goûter à la béatitude des dieux.
            « A la sixième génération, dit Orphée, mettez fin à l’ordre de vos chants (kosmon aoidês, 66c) ». Le cosmos est l’ordre que met en place l’excellence de la mesure. Orphée donne la mesure, à la façon d’une révélation solennelle comme il s’en proclamait dans les Mystères. Nous l’avons déjà dit : il n’existe pas, selon Platon, de science du bonheur ; en fait de mesure, il faudra donc nous contenter ici d’une mesure arbitraire, imposée de l’extérieur à la marche du dialogue. Si le plaisir naît de la saisie par l’esprit de la divine proportion, alors le dialogue même du Philèbe ne peut nous inspirer qu’un plaisir mélangé : l’intervention d’Orphée marque ici la défaillance de la connaissance. La recette de la perfection reste sujette à discussions et les Mystères, sectes orphiques et autres initiés, mentent quand elles prétendent connaître le secret du bonheur et de la vie bienheureuse. La mention d’Orphée ironise donc la science des soi-disant initiés, et ces prêtres solennels qui croient savoir ce que la philosophie sait ne pas savoir : nous resterons aux portes du sanctuaire et ne verrons jamais face à face le dieu lui-même. Il est vrai que Platon aurait pu évoquer d’autres figures de mages, et que celle d’Orphée n’est pas choisie par hasard. Orphée est le maître du chant accompagné de la cithare, instrument d’Apollon. Il semble prédestiné pour donner la mesure, pour dire la juste mesure (mais cela est, comme pour la musique, science empirique, affaire d’oreille et de sentiment, d’opinion droite et non de science démonstrative), lui qui, embarqué avec les Argonautes sur la nef Argos, trop faible pour tenir les lourdes rames, donne la cadence aux rameurs par ses chants. Lorsque les sirènes tentent les marins par leurs chants captivants, Orphée les retient à bord par un chant plus magique encore : ainsi la séduction des plaisirs purs surpasse le charme dissonant des plaisirs mélangés. On raconte enfin que, lorsque Orphée descendit aux Enfers, non seulement il sut charmer par ses chants les monstres qui l’habitent mais encore que le rocher de Sisyphe demeura suspendu en équilibre et que les Danaïdes en oublièrent de remplir le tonneau percé. Le chant d’Orphée suspend le devenir, où se perd la variation des plaisirs mélangés et, par la perfection de son chant, nous inspire un plaisir qui participe à l’éternité. L’allusion à Orphée doit donc être comprise comme un hommage final que Platon tient à rendre à la musique qui, bien qu’empirique et conjecturale (56a), nous donne pourtant la mesure du bonheur parfait. Les Pythagoriciens, qui croyaient la musique une science et prétendaient connaître le secret de l’harmonie, formaient la plus célèbre de ces sectes qui se disaient initiées à l’inconnaissable. C’est parce que le philosophe ironise les mages (il y a dans le Philèbe une polémique discrète menée contre les Pythagoriciens) qu’il se refuse à reconnaître en la musique une science exacte, tout comme il doute qu’il soit possible aux mortels de connaître la juste proportion de la vie bienheureuse. La musique et le bonheur ont ceci de commun que leurs perfections ne sont pas démontrables. Acceptons donc la mesure qu’Orphée nous donne, mais comme une mesure dont nous ne sommes pas nous-mêmes la mesure, comme une autorité qui nous est dictée et non comme une vérité que nous pouvons produire.
            La conclusion doit alors se dire en termes de musique : elle est à la fois reprise (« Pour la troisième fois, en l’honneur de Zeus sauveur », 66d) et prélude (« Il reste encore quelques points à débattre, Socrate », 67b). L’intelligence l’emporte sur le plaisir, mais non contre lui, puisqu’elle donne occasion aux plaisirs les plus purs. Pourtant, ni l’intelligence ni le plaisir ne valent par eux-mêmes, puisque l’une comme l’autre sont à l’écoute de la divine proportion qui donne la juste mesure et marque la perfection. Tel est, selon Platon, le dieu dont tout dépend et qui, de toutes choses, donne la mesure : « Par cet argument (en toutô tô logô), l’intelligence et le plaisir sont déboutés de leur prétention à être le bien lui-même, parce qu’ils sont privés du pouvoir de se suffire à soi-même (autarkeia), de la capacité à atteindre l’achèvement et la perfection (dunamis tou ikanou kai teleou, 67a) ». Laissons donc aux bêtes, bœufs et chevaux, la variation illimitée des plaisirs mélangés pour laquelle la jouissance est une chasse sans fin (theria to chairein, 67b 2), et gardons pour nous le contentement de la perfection, le parfait équilibre du pur plaisir. Il est vrai que cet impératif hédoniste est bien énigmatique : car, si tout est suspendu à la détermination de la juste mesure, à quel signe saurons-nous reconnaître la plénitude du bel et bon, de l’agathon? Quel est le critère de la perfection, le nombre d’or de la divine proportion, la mesure exacte de la mesure qui se mesure elle-même? Protarque veut en savoir davantage, et retient Socrate pour quelques points encore irrésolus. Insatisfait de l’autorité d’Orphée, il ne se résigne pas à l’ignorance où l’abandonne la philosophie, et veut connaître le secret du bonheur. Protarque n’en sait jamais assez, et veut poursuivre le dialogue. Socrate le renvoie au silence de Philèbe qui, loin de l’inquiétude de la parole, savoure la béatitude d’un plaisir pur et parfait.

 

NOTES


1- P.-M. Schuhl, Platon et l’art de son temps, p. 39 attribue également à Antisthène l’argument « morose » qui déprécie le plaisir. D’après une note, il semble se référer à G. Rodier, « Remarques sur le Philèbe », recueilli dans les Études de philosophie grecque, 1926, p. 106-111.

2- Autre exemple fameux du plaisir nécessairement mêlé de douleur : l’âme amoureuse éprouve la joie de l’extase mystique qui l’arrache au devenir et la ravit dans l’immortel, mais souffre aussi le supplice d’être exilée de la divine beauté dont la réminiscence lui fait entrevoir l’image délectable : « Tout entière encerclée de piqûres, l’âme bondit follement sous la douleur, tandis que le souvenir qu’elle a du bel objet la met en revanche dans la joie » (Phèdre, 251 d).

3- Le paradoxe des larmes voluptueuses est appelé à une grande fortune philosophique : qu'il suffise de renvoyer ici à Augustin, Les Confessions, III, 2. Platon n'est cependant pas le premier qui propose ce thème à la réflexion : il est déjà, et à plusieurs reprises, présent chez Euripide. C'est ainsi que le choeur des Suppliantes s'exclame dès le parodos : « La volupté insatiable des cris / m'emporte douloureusement. / Comme d'un rocher l'eau coule intarissable, / je ne puis arrêter mes pleurs » (v. 79-82). Les larmes sont la Muse qui inspire et console les désespérés ; dans Les Troyennes, Hécube se lamente en ces termes : « Comme une barque qui roule, je voudrais balancer ma carcasse / pour accompagner ma complainte et mes larmes sans fin ! / C'est la seule Muse qui reste aux malheureux : / le refrain de leur infortune leur remplace les choeurs » (v. 120-121) ; plus loin, le coryphée accompagne en ces termes le chant funèbre d'Hécube : « Combien pleurer adoucit la souffrance, / et gémir et chanter son malheur ! » (v. 608-609). Et dans Electre, le premier chant de la tragédie est une longue lamentation entonnée par l'héroïne, une sorte d'exhortation qu'Electre s'adresse à elle-même pour ouvrir en son coeur la vanne consolatrice des larmes : « Allons, réveille la plainte éternelle, / rends-toi la volupté des larmes » (v. 125-126).