Jacques Darriulat

 

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1- Introduction à la philosophie de Platon

2- Mimesis

mimêsis (1)

mimêsis (2)

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Ion

6- Hippias Majeur

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon

10- République

11- Phèdre

12- Théétète

13- Politique

14- Philèbe

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Mis en ligne le 29 octobre 2007



PLATON : La théorie de la mimêsis

(2)

            Lettres supérieures, lycée Henri IV, 1995

           Suite du cours sur la mimêsis chez Platon. On lira ici la seconde et dernière partie de ce cours, qui correspond à la troisième partie du plan, soit « 3- La représentation théorétique ».          

 

3- La représentation théorétique

            La marchandise, qui matérialise l’Idée (c’est ainsi qu’on parle aujourd’hui – non sans ridicule – du « concept » d’un « produit ») engendre elle-même des besoins matériels qui détournent l’âme de sa vocation spéculative – c’est-à-dire du devoir de réminiscence. La révolution pédagogique annoncée et « programmée » par Platon doit passer inversement par la médiation d’une représentation qui n’oriente pas l’esprit vers le sensible, mais le tourne au contraire vers l’intelligible, c’est-à-dire le convertit à la connaissance de lui-même. Cette représentation théorétique, aux yeux de Platon, c’est par excellence le langage.
            Le langage, meilleur réflecteur de l’Idée. Il ne faut pas dire, avec Saussure, que le signifié est « combiné » au signifiant, mais que le signifiant s’annule en tant que phénomène sensible, et que seule vient à l’esprit l’Idée, dont le signifiant est le signe. Le langage est le meilleur écho de l’intelligible, le meilleur réflecteur de l’âme, la caverne de plus grande résonance. De même que le miroir réfléchit d’autant mieux qu’on ne l’aperçoit pas, de même le langage signifie d’autant mieux que le bruit du signifiant cède la place à l’évidence du sens. Premier Alcibiade 132 c et sq. : le « vois toi toi–même » passe par la médiation d’un miroir, qui est le regard vivant où se réfléchit mon regard ; de même, le « connais-toi toi- même » passe par la médiation du miroir du logos, en lequel se réfléchit la pensée. La pensée, chez Platon, est toujours langage, elle est « le langage intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même » (Soph 236 e, Théét 190 a). Contre l’interprétation néo-platonicienne, qui porte la marque du christianisme naissant : la contemplation (theôria) n’abîme pas la pensée dans un silence mystique, elle donne naissance au discours (1). Tel est bien le terme de l’ascension de l’âme en proie au désir de l’immortel, telle que la décrit Diotime : « Tourné désormais vers l’océan de la beauté (to pelagos tou kalou) et contemplant ses multiples aspects, il (« celui qui aime ») enfantera sans relâche de beaux et magnifiques discours, et les pensées (dianoêmata) jailliront en abondance de son amour de la sagesse (en philosophian) » (Banquet 210 d). La pensée est discours, c’est-à-dire dialogue : elle n’est pas extase solitaire, mais passe au contraire par la médiation de l’interlocuteur. Elle pose, pour condition de sa naissance, l’adresse d’une parole et suppose donc la constitution de la cité. C’est seulement dans l’échange dialogique que la pensée est appelée à se connaître elle-même. La sagesse ne se cultive que dans la cité – que Socrate n’a jamais voulu quitter – et le projet philosophique est indissociable, selon Platon, du projet politique.
            Il semble donc que le langage soit un bon miroir de la pensée tandis que la peinture, et avec elle tous les arts du simulacre et du maquillage, soit un miroir trompeur qui propose, du modèle, non pas un reflet mais un « fantôme » fascinant. L’idée se représente dans le mot, mais se travestit dans l’idole, ou le simulacre. On peut interroger la raison de cette préséance : pourquoi ce privilège accordé par Platon au mot et refusé à l’œuvre plastique, pourquoi la représentation sonore de l’idée – la parole proférée – serait-elle moins trompeuse que sa représentation visuelle – l’idole bariolée ? Pourquoi le langage accède-t-il à la dignité de l’icône, tandis que l’image déchoit nécessairement en idole ?
            Pour les Grecs, la lumière éblouit plutôt qu’elle ne fait apparaître, elle fascine plutôt qu’elle ne révèle, elle est un chatoiement trompeur dont il faut se défier. Inversement, le son semble un phénomène, sensible sans doute, mais immatériel et par conséquent plus apte à exercer une fonction intellectuelle. Il est le meilleur support sensible de l’idée. C’est ainsi que, si le peintre est un trompeur, le musicien n’est pas nécessairement exclu de la cité des philosophes. Au livre III de Rép., Platon précise les modes musicaux qui lui semblent propres à vivifier l’âme, et dénonce ceux qui l’avachissent et la corrompent au contraire. Et au livre VII, il est dit que l’enseignement du futur philosophe doit passer par l’astronomie et la musique, qui ont tous deux valeurs, conformément à la tradition pythagoricienne, d’icônes de l’intelligible. Mais il n’existe pas, chez Platon, de bonne peinture, ni de peintre philosophe. Sans doute est-ce la faiblesse du sens de la vue que de n’appréhender que ce qui est présent, ce qui est « phénomène » et qui se manifeste en personne dans la lumière ; le son affaiblit cet effet de présence : nous entendons ce qui n’est pas présent, mais plutôt ce qui s’approche et qui vient, ou bien au contraire ce qui s’éloigne et disparaît, ce qui n’est pas encore présent ou ce qui n’est déjà plus présent. Le son ne montre pas la chose même, mais indique la direction dans laquelle il faut la chercher. Ainsi la vérité, qui ne fait signe que par torpillages, et se dérobe à la prise. Pour un Grec, l’épiphanie – c’est-à-dire l’incarnation du divin dans le sensible – ne peut être qu’une déchéance : « Le dieu ne se mêle pas à l’homme ; theos anthrôpô ou mignutai » (Banquet 203 a).
            L’excellence du langage, la déchéance de l’image ne doivent pas faire oublier que l’un et l’autre sont des modes de la mimêsis et appartiennent tous deux au genre de la représentation. Le mot est représentation philosophique de l’essence : il fait signe vers l’Idée et appelle à penser. L’image est représentation idolâtre de l’idéal : elle fait croire à la révélation du divin, et veut être adorée. Mais tous deux, également, représentent. Aussi arrive-t-il souvent à Platon de les comparer, la comparaison marquant à la fois la ressemblance et la dissemblance. Dans le Cratyle (424 d–425 a), Socrate avance l’idée que les mots sont composés à l’aide de syllabes comme les peintres composent leurs tableaux à l’aide de couleurs : « Les peintres, pour obtenir la ressemblance, posent tantôt une simple couleur de pourpre, et tantôt quelque autre couleur (allo tôn pharmakôn) ; parfois aussi ils en mêlent plusieurs, comme quand ils préparent un ton de chair ou quelque autre du même genre, suivant, j’imagine, que chaque portrait semble demander une couleur particulière. De même nous appliquerons, nous aussi, les éléments aux choses, à une seule l’élément unique qui paraîtra nécessaire, ou plusieurs à la fois  en formant ce qu’on nomme des syllabes ; nous assemblerons à leur tour les syllabes qui servent à composer les noms et les verbes ; et de nouveau, avec le noms et les verbes, nous nous mettrons à constituer un grand et bel ensemble, comme tout à l’heure l’être vivant reproduit par la peinture ; ici, c’est le discours que nous constituerons, par l’art des noms, ou par la rhétorique ». Il est vrai que cette comparaison ne doit pas être prise à la lettre, puisque quelques pages plus loin, Socrate reconnaît lui-même : « A la vérité, je suis le premier à dire,  Cratyle, que je ne puis rien garantir des propos que j’ai tenus » (428 a). Pourtant, réfléchissant ailleurs avec Cratyle à ce qu’il nomme « la justesse des noms » (ê tôn onomatôn orthotês), Socrate compare les deux propositions : « Voici ton portrait » (gramma, qui signifie également « texte écrit » ou « caractère d’écriture ») et : « voici ton nom » (Cratyle 430 e). Cette comparaison est-elle légitime?
            Toute la philosophie du langage porte chez Platon sur cette question. L’image représente l’intelligible dans le visible ; le mot représente l’intelligible par la voix. Par la première – la représentation esthétique – l’intelligible participe du sensible ; par la seconde – la représentation théorétique – le sensible participe de l’intelligible. La représentation théorétique réussit à sublimer le sensationnel qui fait du sensible une idole. Elle n’est pourtant pas dépourvue elle-même d’ambiguïté ; car, de même que l’image peut, par illusion mimétique, incarner la présence réelle du modèle, et devenir ainsi modèle elle-même, de même le mot peut en venir à s’identifier à la chose même, et le discours, devenant invocation magique, exprimer la révélation de la vérité et n’être plus un instrument pour la recherche. Le langage, quelque soit par ailleurs son excellence spéculative, peut aussi faire sensation et déchoir dans l’illusion mimétique. Il nous faut donc opposer deux formes du langage : l’une, dialectique, fait signe vers l’Idée – la parole enseignante – elle oriente « la chasse » sans jamais livrer la proie ; elle passe par le dialogue des esprits attentifs, qui est aussi le cercle de la raison autonome. L’autre, magique, est le langage des inspirés et des enthousiastes. Il ne cherche pas à savoir, il sait. Il ne s’interroge pas sur la nature des dieux, il fait entendre leurs voix, il les fait paraître par le chant comme le peintre les faisait apparaître par l’image. Le premier langage est celui de la philosophie, et il est le propre de l’homme. Le second langage est celui de la poésie, et il prend sa source dans la parole des dieux.
           
            Le langage humain

            Le discours philosophique est un discours rationnel. Il ne s’agit plus d’écouter les oracles, mais de se connaître soi-même, c’est-à-dire de penser par soi-même. En ce sens, Platon est l’héritier des sophistes. Le relativisme de Protagoras est un agnosticisme : ce sont les hommes, mesures de toutes choses, et non les dieux, qui ont désormais la parole. « Touchant les dieux, je ne suis pas en mesure de dire ni s’ils existent, ni ce qu’ils sont. Nombreux sont les obstacles qui m’en empêchent» (rapporté par Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, in Présocratiques, Pléiade, p. 989). Pourtant, si la fonction du langage est de faire se communiquer les diverses opinions, alors la pensée restera prisonnière de l’opinion et n’accèdera jamais à la science. Il faut donc que le langage ménage encore un accès à l’être, qu’il permette d’établir une vérité qui ne se réduise pas au vraisemblable. En d’autres termes, le langage philosophique est moins un moyen de communication – qui n’est qu’un échange d'équivalents – qu’un instrument de réminiscence – qui est création de sens. Comment cela est-il possible ? Comment penser que l’âme puisse être fécondée par le signe d’Iris (Théétète, 155 d) sans l’assujettir pour autant à l’oracle des dieux ?
            On se trouve alors en présence d’une aporie, celle-là même qui structure tout le dialogue du Cratyle. Ou bien les mots sont de pures conventions et le langage est à lui-même sa propre mesure (thèse conventionnaliste). On ne comprend plus alors comment il peut y avoir des discours vrais et des discours faux. Ou bien il existe une justesse naturelle des mots, qui est universelle et vaut également pour les grecs et les barbares (thèse naturaliste). Mais alors le langage est lui-même mesuré par une vérité qui le transcende, et l’homme-mesure se trouve destitué de sa souveraineté. La question, on le voit, porte sur le rapport du discours à la vérité : ou bien le langage produit lui-même sa propre vérité, mais alors la vérité est relative à celui qui prend la parole ; ou bien le discours est soumis à une vérité qui ne dépend pas de lui, mais alors la pensée n’est plus autonome et ne connaît plus par elle-même.
            La première thèse est soutenue par Hermogène : « La justesse du nom (orthotês onomatos) n’est rien d’autre qu’un accord et une convention (xunthêkê kai homologia) » (384 d). Cette thèse semble conforme à la doctrine de Protagoras, comme Socrate le remarque lui-même dès le début du dialogue : « Crois-tu qu’il en soit ainsi des êtres eux–mêmes et que leur essence (ousia) varie avec chaque individu? – C’était la thèse de Protagoras, quand il déclarait que l’homme « est la mesure de toutes choses » (385 e). En effet, si l’homme est la mesure de toutes choses, il faut donc que l’homme se mesure à lui-même par l’échange et par l’accord, c’est-à-dire par le langage et par la loi.
            Protagoras, 320c-328d : par la négligence d’Épiméthée l’Étourdi, l’homme est l’oublié de la nature et demeure « sans qualité ». Il supplée à ce dénuement par la technique : Prométhée le Prévoyant vole à Héphaïstos le forgeron la maîtrise du feu, à Athéna la tisserande l’habileté manœuvrière, et en fait don aux hommes. L’homme devient ainsi le fabricant de sa propre nature, qu’il tient de lui-même, c’est-à-dire de son histoire, et non de la Nature. L’homme est à lui-même sa propre mesure. Mais chacun veut être mesure et tous se font la guerre. Zeus prend alors pitié de l’espèce menacée de disparition, et envoie Hermès porter aux hommes la justice, la concorde et l’amitié. Ce n’est donc pas l’homme seul qui est mesure de toutes choses, mais le citoyen qui délibère dans l’assemblée. L’homme est à la fois celui qui prend la parole et qui est tenu par son discours. Par la délibération, il donne la mesure et se mesure ainsi lui-même en se soumettant à la loi, qui se substitue à la nature défaillante. Ainsi ce qui est vrai à Athènes ne l’est pas nécessairement à Corinthe : « Je puis appeler chaque objet de tel nom, établi par moi ; toi, de tel autre, établi par toi. Il en est de même pour les cités » (385 d).
            Mais, objecte Socrate, si tout discours n’est qu’un jeu dont il nous appartient de fixer les règles, la vérité n’est plus que l’opinion, on ne peut plus distinguer entre la raison et la déraison (386 c) puisque tous ont également raison. Si l’on refuse de suivre Protagoras jusque dans ces extrêmes conséquences – c’est aux raisons de ce refus que sera consacré la plus grande partie du Théétète – alors il faut reconnaître aux noms une certaine justesse naturelle (phusei orthotêta, 391 a). Le nom « juste » est alors celui qui enseigne, il est un « instrument d’enseignement » (didaskalikon organon, 388 b), il fait signe vers « l’essence » de la chose, ce qu’elle est par elle-même, et non relativement à l’opinion du moment. C’est ainsi qu’il arrive à Platon d’inventer des mots. Or, cette invention n’est nullement arbitraire, elle exige au contraire une certaine intuition de l’idée, il existe un art de forger des néologismes. « Philosophe » (Phèdre 278 d), « philodoxe » (Rép V, 480 a), « misologue » (Phédon 89 d) ne fonctionnent que dans la mesure où ils visent une essence véritable. C’est alors à l’usage (to ethos, 434 e) qu’il revient de juger si le nom vise une essence véritable, ou s’il n’est au contraire qu’un bruit sans signification. De même que c’est au tisserand qu’il revient de juger la forme de la navette, c’est à l’usager du discours rationnel et enseignant, c’est-à-dire au dialecticien, qu’il revient de juger de l’exactitude des noms (390 b-d). L’usage ne se réfère pas ici à l’autorité de la tradition, mais à la pratique spéculative, seule capable de vérifier l’adéquation du nom à l’idée, du mot à l’essence. La thèse sophistique de l’arbitraire du signe doit donc être modérée par la contrainte rationnelle imposée au discours vrai. Platon peut alors retourner la thèse de Protagoras contre elle-même. La loi, selon Protagoras convention souveraine qui supplée au défaut de la nature humaine, naît au contraire selon Platon de l’ajustement du discours à la vérité de l’essence. Aussi Platon nomme-t-il le « fabricant des noms » (onomatourgos) « législateur » (nomothetês) : 389 a. La loi en effet naît de la consonance des pensées par la réflexion dialectique, consonance qui est la marque d’une adéquation du discours à l’essence, à l’inverse du décret, simple convention arbitrairement choisie, que ce soit par la consultation de l’opinion ou par le caprice du tyran. L’arbitraire du signe apparaît alors comme la conséquence d’un exercice arbitraire du pouvoir. Protagoras se voulait le théoricien de la démocratie ; il n’est en fait que l’idéologue de la dictature de l’opinion. Pour sauver la cité, il faut mettre Socrate au prytanée et donner la royauté à la seule philosophie : la cité véritable est la communauté enseignante où le discours progresse en vue de la vérité, et non de l’opinion que le dialecticien torpille. Le langage n’est pas pure convention, il est instrument d’enseignement et de connaissance, et représente l’essence de la chose dans le mot qui la désigne.
            Platon, cependant, ne peut en demeurer là. Il faut encore préciser comment l’idée se représente dans le mot, comment le mot a pouvoir de signifier l’essence. Ce lien, qui unit dans le signe le signifiant au signifié, peut se concevoir de deux façons : la représentation de l’idée dans le mot peut être en effet ou bien mimétique, ou bien sémantique.
            La représentation mimétique opère comme les peintres : par ressemblance, elle rend présente la réalité du modèle dans l’image virtuelle. La justesse du mot serait alors comparable à la fidélité du portrait. « Voici ton portrait » et « voici ton nom » sont alors deux propositions comparables, puisque « le nom est une imitation, comme la peinture » (to onoma mimêma, ôsper to zôgraphia, 430 e). Il existe alors deux méthodes pour juger de cette « ressemblance » : l’étymologie et l’onomatopée. La plus grande partie du Cratyle leur est consacrée, de façon à convaincre Hermogène que le langage n’est pas simple affaire de convention, mais qu’il existe une « justesse naturelle » des mots. Or, les quelques cent quarante étymologies analysées  alors par Socrate le sont dans une évidente intention de dérision (une vingtaine seulement sont exactes ; la plupart sont totalement fantaisistes). Platon parodie ici la manie étymologique de certains de ses contemporains. Il démontre par le fait que l’étymologie permet de faire dire aux mots tout ce que l’on veut, ainsi que son contraire. Aussi, à plusieurs reprises, met-il ironiquement en garde Hermogène contre l’inspiration qui le saisit. Hermogène le remarque lui-même : Socrate, possédé par l’esprit du langage, semble rendre des oracles, à la façon des enthousiastes (ôsper oi enthousiôntes, 396 d). Et Socrate renchérit, comparant son inspiration à celle d’Eutyphron – ce devin borné qui se trouve assez férocement caricaturé dans le dialogue qui porte son nom. Ce passage fait irrésistiblement penser à la manie étymologique de Heidegger (ses étymologies sont par ailleurs tout aussi fantaisistes que celles proposées ici par Socrate), qui prend souvent, lui aussi, le ton de l’inspiré. L’allusion au devin Euthyphron doit d’autant moins nous étonner que l’origine des recherches étymologiques doit être cherchée dans certaines croyances religieuses : la foi dans la valeur magique du mot qui assure, à celui qui le connaît, un pouvoir réel sur la chose (2). La croyance étymologique procède au fond de la même illusion mimétique qui fait prendre le simulacre pour le modèle lui-même, ou le mot pour l’idée qu’il signifie.
            On s’est demandé contre qui était dirigée l’ironie de ces étymologies imaginaires. La réponse la plus vraisemblable semble bien être, cette fois encore : contre Protagoras. On sait en effet que les études de Protagoras sur les genres des noms et les temps des verbes (Aristote, Rhétorique III, V, 1407 b 6, et Présocratiques, Pléiade, p. 997) le font apparaître comme un fondateur de la science grammaticale. Par ailleurs, on sait par Platon, Phèdre 267 c, que Protagoras avait rédigé un traité sur « la rectitude de la langue » (orthoepeia). Enfin Cratyle, qui soutient la thèse de la justesse naturelle des mots, apparaît dans le dialogue qui porte son nom comme un disciple d’Héraclite et un partisan de Protagoras (par exemple en affirmant que toutes les lois sont également justes, et qu’il n’en est ni de meilleure ni de pire, 429 b), le second s’apparentant au premier, comme le démontrera longuement le Théétète. Il apparaît alors que l’opposition entre Hermogène (le langage est convention) et Cratyle (il existe une justesse naturelle des mots) – opposition qui traverse tout le dialogue – est en vérité une opposition entre Protagoras et Protagoras lui-même, bref une contradiction interne dans la pensée du grand sophiste. En effet, le conventionnalisme sophistique fait du langage à la fois tout et rien : il est le souverain juge, mais privé de vérité, puisque tout en lui est arbitraire. C’est bien cette contradiction que pointe souvent l’ironie socratique : si l’homme est la mesure de toutes choses, à quoi bon les leçons des sophistes, et comment l’un d’entre nous peut-il prétendre connaître mieux que d’autres l’art de bien parler ? « En quoi donc, cher ami, Protagoras serait-il sage, au point de mériter d’enseigner les autres au taux d’énormes honoraires, tandis que nous, plus dépourvus de savoir, aurions à fréquenter ses leçons à lui, bien que chacun de nous fût mesure à soi-même de sa propre sagesse ? » (Théétète 161 de). Le relativisme protagoréen vide d’un côté le discours de tout contenu de vérité ; mais d’un autre côté, la prétention rhétorique revendique une excellence dans l’art oratoire. Protagoras est à la fois Hermogène et Cratyle, et le Cratyle fait apparaître l’antinomie que sa thèse dissimule.
            C’est ainsi que le délire étymologique de Socrate peut fort bien être dirigé, non contre Protagoras lui-même, mais contre ses élèves qui seraient allés chercher, dans la structure du langage lui-même et dans l’étymologie des mots, une sorte de vérification de la pensée du maître. En effet, examinant les intentions de « l’onomatourgos », de l’inventeur des noms, Socrate en vient à conclure à plusieurs reprises qu’il semble s’inspirer de la doctrine d’Héraclite, selon laquelle tout est mouvement et rien n’est stable (voir surtout 402 a et 411 bc). Or, le Théétète réunit de façon très insistante le relativisme protagoréen au mobilisme héraclitéen. L’esprit de la langue, dont l’étymologiste est comme le possédé et l’enthousiaste, serait donc l’esprit de Protagoras lui-même. On comprend mieux alors l’ironie de la comparaison implicite entre Euthyphron le dévôt et Protagoras l’agnostique.
            Mais il existe aussi, nous l’avons mentionné plus haut, un autre moyen de consulter l’oracle du langage : l’onomatopée. En effet, l’étymologie décompose le sens du mot en ses sèmes élémentaires, ou unités de signification minimale. Ces sèmes eux-mêmes sont composés de sons qui doivent à leur tour être signifiant, et représenter l’idée sur le mode mimétique. Socrate, pris à nouveau d’enthousiasme, explique alors que le rhô exprime le mouvement, que l’iota exprime tout ce qui est léger et ne fait que passer, le delta et le tau expriment l’enchaînement et l’arrêt, ...etc. Pourtant, Socrate ne manque pas de souligner aussitôt l’incertitude de ces théories : « A la vérité, Cratyle, je suis le premier à dire que je ne puis rien garantir des propos que j’ai tenus » (428 a).
            L’échec de la recherche du sens par l’étymologie et l’onomatopée permet de repousser la thèse de la représentation mimétique du signifié dans le signifiant. Le sens n’est pas présent dans le mot comme le modèle est présent, par ressemblance, dans l’image. Ou bien encore : le langage ne représente pas comme représente le peintre. C’est ainsi que l’onomatopée, de façon plus évidente encore que l’étymologie, n’est en fait que le mime sonore de l’objet qu’elle représente ; elle n’est pas encore une signification. C’est une chose d’imiter le roucoulement (onomatopée) du pigeon, c’en est une autre de le nommer. Socrate ne dit pas autre chose : « Le nom serait alors une façon de mimer par la voix (mimêma phônê) ce que l’on mime et nomme. [...] Ce n’est pourtant pas mon avis, par Zeus – Pourquoi donc ? – Ces gens qui imitent les brebis, les coqs et les autres animaux, nous serions forcés de convenir qu’ils nomment ce qu’ils miment » (423 bc). De même, Platon fait quelques lignes plus haut allusion au langage des muets, qui semble relever du mime plutôt que du langage : « Si, à défaut de voix et de langue, nous voulions nous représenter les choses les uns aux autres, n’essaierions-nous pas, comme le font en réalité les muets, de les indiquer (sêmainein) avec les mains, la tête et le reste du corps ? » (422 e). Précisément : le muet réussit à parler parce qu’il signifie, et ne mime pas. Le mime représente la chose même, il la rend présente par simulacre et ressemblance ; mais le mot indique la signification, il ne la représente pas, il fait signe vers l’idée et ainsi enseigne et appelle à penser. En d’autres termes, le langage suppose une mise à distance du monde et de l’idée, alors que le mimêma inversement fait croire à sa proximité et même à sa présence. Il faut un recul, une distance critique pour que le mot se dissocie de la chose et soit ainsi capable de la désigner. Les mots n’ont pas un sens, ils visent l’idée et font signe vers elle. Telle est la fonction vraiment enseignante de l’ironie socratique : rappeler  que la signification des mots que nous employons est toujours à construire et qu’elle n’est jamais donnée ; qu’elle ne présente pas à l’esprit une image mentale (représentation mimétique), mais qu’elle indique plutôt la voie d’une recherche (représentation sémantique). Cette leçon du Cratyle est profonde, et l’illusion mimétique continuera longtemps de hanter la philosophie du langage. C’est ainsi que dans l’Essai sur l’origine des langues, œuvre inachevée et posthume de Jean-Jacques Rousseau, on peut lire, à propos de la première langue, dont Rousseau parle ici curieusement au conditionnel, comme s’il s’agissait d’évoquer la langue vers laquelle il faut tendre plutôt que la langue de l’origine : « La voix, les sons, l’accent, le nombre, qui sont de la nature, laissant peu de choses à faire aux articulations, qui sont de convention, l’on chanterait au lieu de parler ; la plupart des mots radicaux seraient des sons imitatifs ou de l’accent des passions, ou de l’effet des objets sensibles : l’onomatopée s’y ferait sentir continuellement» (chap. IV, éd. Starobinski, Folio, p. 71). On reconnaît là, très exactement, la thèse repoussée par Socrate dans le Cratyle. Il est par ailleurs significatif qu’à ce propos Socrate évoque le bêlement de la brebis et le coquerico du coq. On remarquera en effet que le domaine de l’onomatopée se concentre dans le champ sémantique du cri animal : l’âne braie, la vache meugle, le chat miaule et ronronne, la grenouille coasse, la chouette ulule, la poule caquète,...etc. Loin de détenir le secret du langage – qui fait de l’homme le juge souverain et la mesure de toutes choses – l’onomatopée fait déchoir le discours, qui devient alors semblable à la cacophonie d’une basse-cour. C’est ainsi que A. W. Schlegel pourra, au début du dix-neuvième siècle, résumer plaisamment les théories qui soutiennent l’origine onomatopéique du langage : « Voici donc les premiers hommes, outre qu’ils poussent des cris inarticulés de joie, de douleur, de colère, occupés à siffler comme la tempête, à mugir comme les vagues de la mer agitée, à faire du fracas avec leurs voix comme des pierres roulantes, à hurler comme des loups, à roucouler comme des colombes, à braire comme des ânes » (3). La théorie de la représentation mimétique ne peut concevoir que le langage animal, c’est-à-dire un cri qui n’est lui-même qu’un phénomène naturel, et ne peut prétendre par conséquent à représenter le monde, puisqu’il en fait lui-même partie. Le langage au contraire suppose une mise à distance du monde, c’est-à-dire l’affirmation d’autonomie d’un sujet parlant qui se pose lui-même comme non-monde, donc comme un sujet capable de se connaître lui-même, et de construire l’idée de la chose – sans laquelle la chose n’est qu’un fantôme (phantasma) sans substance – comme un non-moi, c'est-à-dire comme objet.
            Ainsi, et contrairement à la thèse soutenue par Cratyle, le mot ne désigne pas l’idée par imitation et ressemblance, il fait signe vers elle, il enseigne à la construire et incite à la recherche. Si la fonction du langage est bien d’enseigner, alors il est possible de deviner ce qui fait la justesse naturelle du discours adéquat : la parole enseignante sera d’autant plus juste qu’elle sera mieux apte à provoquer la réminiscence. On voit par là combien le langage est loin d’être ce que Protagoras voulait qu’il soit : la communication des opinions, c’est-à-dire l’échange des idées reçues. Pour Platon, on mesure au contraire la force d’un discours rationnel à la puissance de torpillage qu’il oppose à l’opinion. La fonction primordiale du langage, ce n’est nullement d’imiter l’idée, ni de représenter la chose, mais de produire du sens. A la théorie mimétique du langage sophistique, Platon oppose une théorie maïeutique du langage philosophique.
            Dans la théorie platonicienne du langage, le Cratyle joue le rôle d’une sorte d’introduction polémique (4). Le dialogue est aporétique, et réfute tout autant la thèse conventionnaliste d’Hermogène que la thèse naturaliste de Cratyle. C’est dans un autre dialogue qu’on trouvera la vraie philosophie platonicienne du langage : le Sophiste. On sait que ce dialogue est consacré à la démonstration, contre Parménide, de l’Etre du Non-Etre. En effet, pour que la fonction sémantique soit compréhensible, il faut d’abord reconnaître la positivité de la négation, que Hegel nomme la négativité. Parler, c’est non seulement représenter l’idée – à la manière, semble-t-il, du peintre – mais c’est aussi la nier et la dénoncer comme fausse. C’est là ce que la présentation mimétique ne peut pas faire : elle peut exhiber le modèle par la médiation de l’image, elle ne peut ni le nier ni le réfuter. Aussi ne permet-elle de comprendre qu’un langage animal, qui fait partie du monde et s’assimile à lui, mais en aucune façon le langage humain qui pose au contraire le sujet parlant comme un non-monde et le monde comme un non-moi, et manifeste ainsi la puissance du négatif. C’est l’Etre du Non-Etre qui permet de libérer le langage de la servitude de l’imitation, et qui confère à la parole, expression de la pensée, son autonomie et sa rationalité. Dans le Sophiste, le langage n’est plus du tout pensé comme il est pensé dans le Cratyle. Le mot, cette fois, ne se rapporte plus à la chose ; il se rapporte à d’autres mots, qui s’enchaînent dans la proposition, comme les propositions s’enchaînent dans le discours. C’est ainsi que la connaissance est dia-lectique, qu’elle oppose discours à discours, et fait progresser la science par le travail du négatif. On trouvera donc à la fin du Sophiste une véritable logique de la proposition, logique maïeutique et non structurale, qui tente de comprendre comment le sens s’engendre par le déploiement de la parole – « dialectiquement », donc – c’est-à-dire par le lien qui unit le sujet à l’attribut par la médiation de la copule : être ou non-être. Ce projet de construire la logique du discours maïeutique, on sait qu’Aristote, élève de Platon, le reprendra et lui donnera une importance considérable. Toutefois la logique aristotélicienne est un « organon » pour la pensée, un cadre formel qui garantit la cohérence du discours, indépendamment de son contenu. C’est à d’autres science, la rhétorique et la poétique, qu’il convient de penser le contenu même du discours, selon Aristote (De l’interprétation IV, 17 a). Inversement, la logique platonicienne qui s’esquisse dans le Sophiste est l’expression de la pensée vivante : le langage n’est pas pour elle l’outil de la pensée, il est la pensée elle-même, la pensée réalisée par le souffle rythmé de la parole. Parler, c’est « manifester sa pensée par la voix en s’aidant des verbes et des mots » (Théétète 206d). La logique platonicienne est « poétique », et on peut dire ici que la parole vive est véritablement la chair de l’esprit et comme la manifestation du divin. On comprend mieux, sachant cela, le procès que Platon adresse à l’écriture, image sans vie de ce qui est par excellence vivant : l’âme travaillée par l’immortel et enfantant de beaux discours. Pour Aristote, le langage est un instrument qui permet l’expression de la pensée ; pour Platon, la parole est le symptôme énigmatique du miracle de la réminiscence.
            C’est à la fin du Sophiste que Platon peut écrire : « Pensée et discours (dianoia et logos), c’est la même chose, sauf que c’est le dialogue (dialogos) intérieur (entos) et silencieux (aneu phônês, sans voix) de l’âme avec elle-même (tês psukhês pros autên) que nous avons appelé de ce nom de pensée (dianoia) » (263 e). Encore faut-il comprendre, comme le montre la suite de ce texte, que la pensée ne s’accomplit qu’en se faisant voix, en prenant la parole et en s’engageant dans le monde, non pour le représenter, mais pour nier et affirmer, et pour construire la science. Déjà, le Cratyle affirmait : « Parler est un acte (to legein tis tôn praxeôn estin) », 387 b. La parole est l’acte par lequel la pensée affirme son autonomie et manifeste sa dignité maïeutique. La pensée est dianoia, discursive, se réalisant selon la méthode de son discours et selon le discours de sa méthode, et non noûs, pensée intuitive qui connaît hors langage, par une illumination intemporelle destinée à demeurer inexprimable.
            On l’a vu : le Cratyle rapporte toujours le mot à la chose, ou à l’idée qui énonce l’essence stable de la chose, son être véritable. Inversement, le Sophiste rapporte le mot au mot, ou plutôt le sujet au verbe, qui confère temporalité et mouvement à la fixité de l’essence représentée par le mot (262 a). Le Cratyle succombe à l’illusion mimétique, et fige la vie du langage en tombant dans l’idolâtrie du mot. Dans le Cratyle, le logos n’est qu’un lexique, et le mot – que l’étymologie interprète – est un fragment réifié de la parole vivante. Dans le Sophiste, le logos est un développement verbal, une maïeutique en acte, une invention poïétique. « C’est par le mutuel entrelacement des formes (dia tên allêlôn tôn eidôn sumplokê) que le discours nous est né (o logos gegonen êmin)» (Soph. 259 e).
            Cet entrelacement (sumplokê signifie encore « étreinte sexuelle », et aussi « lutte », « engagement des combattants ») fait penser à l’entrelacement de la chaîne verticale et de la trame horizontale dans le métier à tisser, paradigme dans le Politique (le dialogue qui fait suite au Sophiste) de la cité et de son gouvernement. Le langage entrelace les mots, signes des idées, dans le discours maïeutique comme la cité entrelace les hommes dans la confrontation dialectique. Le langage tisse ensemble la double fonction de l’expression (relation verticale à l’idée: fils de chaîne) et de la communication (relation horizontale du locuteur à l’auditeur: fils de trame). La théorie naturaliste (le mot mime l’idée) ne reconnaît que la première ; la théorie conventionnaliste (le mot est une convention qui rend possible l’échange) ne connaît que la seconde. Le Cratyle est enfermé dans cette contradiction. Le Sophiste la dépasse en fondant la communication dans l’enseignement, et en faisant du langage l’instrument de la réminiscence, l’expression d’une pensée autonome et maïeutique, qui développe dialectiquement l’ordre de ses raisons. Tel est le langage philosophique. Pour le sophiste, le langage n’est qu’un théâtre de l’apparence qui fait croire à la vérité, un instrument pour manipuler l’opinion et susciter la croyance, une magie psychagogique. Pour le philosophe, le langage est le signe qui appelle l’âme à connaître, qui la provoque par ironie et réveille en elle son désir de l’immortel et de la vérité. Pour le sophiste, le langage est persuasif ; pour le philosophe, il est enseignant. Grâce au nom, « n’est–il pas vrai que nous nous enseignons quelque chose les uns aux autres et discernons entre les choses? » Cratyle 388 b.

            Le langage divin

            La perversion du langage philosophique par la persuasion sophistique marque la fragilité du discours rationnel. Il vient tout juste de naître. Il s’en faut d’un rien pour que la parole régresse et redevienne ce qu’elle était à l’époque archaïque : un sortilège qui fascine, une magie d’envoûtement. Le sophiste, qui se veut pourtant le théoricien de la cité rationnelle et autonome, n’a pas su inventer le langage neuf que réclamaient ces temps nouveaux. La rhétorique utilise les ressources d’une magie de la parole dont l’origine est la formule magico-religieuse du langage sacré des anciens temps. Rien ne le fait mieux comprendre que l’art d’un Gorgias, contemporain de Socrate. Parmi les fragments que nous possédons du grand sophiste, l’un des plus célèbres est un Éloge d’Hélène. L’éloge d’Hélène est un éloge de la rhétorique elle-même. Hélène est l’incarnation de la magie persuasive et des séductions de l’éloquence. Elle est la rhétorique personnifiée. On sait que pour Protagoras, c’est Hermès, dieu de l’artifice, de la machination, ou de la convention, qui rend possible la vie sociale et politique. Gorgias préfère Hélène à Hermès, la séduction à la convention, le charme de l’éloquence à la lettre de la loi. On accuse Hélène d’être responsable de la guerre de Troie, que sa beauté a provoquée ; c’est donc sur cet épisode que se concentre l’éloge de Gorgias. Hélène n’est pas responsable si elle a été contrainte par force, ou par désir – c’est-à-dire par le par le dieu Éros lui-même (pour Gorgias, Eros est un dieu, tandis qu'il n'est qu'un démon pour Diotime, comme pour Socrate lui-même). Mais Hélène n’est pas même responsable si elle a été persuadée par le discours, car le discours est une magie qui contraint tout autant que l’amour : « 10. Les incantations enthousiastes nous procurent du plaisir par l’effet des paroles, et chassent le chagrin. C’est que la force de l’incantation, dans l’âme, se mêle à l’opinion, la charme, la persuade et, par magie, change ses dispositions. De la magie et de la sorcellerie sont nés deux arts qui produisent en l’âme les erreurs et en l’opinion les tromperies » ; « 14. Il existe une analogie entre la puissance du discours à l’égard de l’ordonnance de l’âme et l’ordonnance des drogues à l’égard de la nature des corps. De même que certaines drogues évacuent certaines humeurs, et d’autres drogues, d’autres humeurs, que les unes font cesser la maladie, les autres la vie, de même il y a des discours qui affligent, d’autres qui enhardissent leurs auditeurs, et d’autres qui, avec l’aide maligne de Persuasion, mettent l’âme dans la dépendance de leur drogue et de leur magie » (Présocratiques, Pléiade, p. 1033–1034).
            Persuasion est Peithô, une déesse qui fait partie du cortège d’Aphrodite, la déesse sous la protection de laquelle se trouvent Hélène et son amant Pâris. Péithô est ambiguë : elle est le miel sur les lèvres de l’orateur qui rend son discours persuasif, mais elle est aussi la fille d’Até, l’erreur funeste, la déesse du malheur et elle est bien souvent accompagnée d’Apaté, le tromperie séduisante, le fallacieux plutôt que le faux (5). Qu’on ne s’y trompe pourtant pas : Gorgias n’entend nullement faire l’éloge du mensonge en faisant l’éloge d’Hélène. Sophiste, il souligne la puissance du langage, qui a seul le pouvoir de susciter l’être, d’instituer ce qui est et de nier ce qui n’est pas. C’est donc l’homme, détenteur de la parole, qui décide de l’être et de son sens. Seul le langage humain – dont l’excellence s’accomplit dans le discours politique – a le pouvoir d’établir le réel. Nous avons conservé, par Sextus Empiricus, un long fragment d’un traité de Gorgias, intitulé : Du non-être ou de la Nature. Gorgias y démontre que ni l’être, ni le non-être n’ont d’existence par eux-mêmes, que l’ontologie est par conséquent une science vaine. Il appartient donc à l’art du discours de décider de ce qui doit être, de façonner la réalité et d’éduquer les hommes. C’est à la cité, c’est-à-dire au cercle oratoire, qu’il revient d’instituer ses propres valeurs, non pas en fonction d’une théorie dogmatique, mais en fonction du « moment opportun » (kairos), de l’occasion propice. La politique est ainsi l’art de saisir l’occasion et de transformer la réalité par la magie de la parole.
            Gorgias, moderne et archaïque : il rend le discours autonome à l’égard du réel, et créateur de ses propres valeurs. Mais par ailleurs, il dénie toute valeur à la démonstration scientifique, et ne reconnaît d’autre efficace au discours que celui, rhétorique et esthétique, de la persuasion. Le vraisemblable est plus fort que le vrai, et la beauté – Hélène – est plus puissante que la vérité. Par cette thèse, Gorgias exploite des ressources du discours qui proviennent d’un âge très archaïque, en un temps où la parole était douée de la puissance créatrice et où la formule magique avait le pouvoir de susciter l’être.
            C’est de cet âge ancien, qui croyait en la magie du discours, que nous vient la poésie. On sait que la métrique grecque trouve son origine dans la parole oraculaire. La rhétorique, et tout particulièrement celle de Gorgias (Denys d’Halicarnasse nous apprend que le style de Gorgias était « assez proche du dithyrambe », Présocratiques, Pléiade, p. 1011) n’a jamais tout à fait rompu avec cette élocution impressionnante et solennelle. En ce temps-là, le discours de la vérité appartenait aux dieux, mais non encore aux hommes. C’est ainsi que le Phèdre nous apprend qu’il fut un temps où, pour connaître la vérité, il suffisait aux hommes d’écouter les pierres ou les arbres. Tel l’oracle de Dodone, le plus ancien de la Grèce : « C’était, mon cher, une tradition dans le sanctuaire de Zeus à Dodone, que d’un chêne étaient issues les premières révélations divinatoires (logous mantikous). Ainsi donc, pour les gens de ce temps-là, pour eux qui n’étaient pas des savants à votre manière, à vous autres les jeunes, c’était assez, vu leur naïveté, d’écouter le langage d’un chêne ou d’une pierre, pourvu seulement qu’il fût véridique» (275 b). On sait que le Phèdre est tout entier structuré sur l’opposition de la parole poétique et du discours philosophique. Or c’est précisément l’oracle de Dodone que Socrate invoque lorsque, sous le déguisement de Stésichore (un poète devenu aveugle pour avoir médit d’Hélène), il prononce l’éloge de l’amour, c’est-à-dire du délire et de l’ivresse qui sont à l’origine de la parole poétique : « Le délire (mania) est pour nous la source des plus grands biens, quand il est l’effet d’une faveur divine. C’est dans le délire en effet que la prophétesse de Delphes et les prêtresses de Dodone ont rendu de nombreux et d’éminents services à la Grèce, soit publics, soit privés, alors que de sang–froid (sôphronousai) elles n’ont guère, ou n’ont point été utiles » (244 a). Le discours que prononce alors Socrate est proche de celui de Diotime, dans le Banquet, Diotime qui est également prophétesse et prêtresse. Mais Socrate n’en demeure pas là : revenant à lui-même après avoir mimé le discours du sophiste Lysias et celui du poète Stésichore, il fait l’éloge de la dialectique, c’est-à-dire du langage de la seule raison : « Voilà, Phèdre, de quoi je suis amoureux, moi : c’est des divisions et des synthèses (diaipesis kai sunagôgê) ; j’y vois le moyen d’apprendre à parler et à penser (legein kai phronein) » 266 b. Le véritable objet du Phèdre, c’est le discours, et non l’amour ni la beauté, comme on le croit trop souvent.
            On comprend alors que la double critique de Protagoras et de Gorgias ne se situe pas au même niveau. La critique de Protagoras porte sur le fond : Platon refuse d'élever l’opinion à la dignité de la vérité ; la critique de Gorgias porte sur la forme : Platon refuse le style solennel et envoûtant de l’orateur. Par cette rupture, Platon entend marquer l’opposition qui sépare le langage poétique du langage philosophique. Selon un mot que le Phèdre emprunte peut-être à Gorgias, la rhétorique est en effet « un art qui permet de conduire les âmes » (tekhnê psikhagôgia, 261a et 271c) : le charme poétique, la persuasion rhétorique envoûtent et aliènent les esprits. La pensée philosophique, entreprenant de se connaître elle-même, déclare au contraire son autonomie. La critique platonicienne de la poésie ne fait que développer cette idée fondamentale : la poésie est le langage des dieux, la philosophie celui des hommes qui pensent par eux-mêmes ; la poésie est le discours d’un esprit aliéné et pris de délire, la philosophie est le discours de la libre raison, qui s’examine elle-même et progresse par démonstration.
            Bien avant le Phèdre, c’est dans le Ion que Platon développe la critique de l’inconscience poétique. Le poète ne pense ni ne parle par lui-même, mais par un dieu qui le possède : il est semblable à un anneau de fer qui subit l’attraction de cette pierre qu’on trouve dans la presqu’île de Magnésie ; la vertu de l’aimant se transmet alors d’anneau en anneau, formant ainsi une chaîne magnétique. De la même façon, les auditeurs de la déclamation lyrique subissent la contagion du délire divin, et forment ainsi, depuis le dieu qui se trouve à la source, par la médiation du poète puis du récitant, une chaîne d’enthousiastes et de possédés. Se forme alors une sorte de ronde dionysiaque, emportée par l’ivresse et le rythme : « Dès qu’ils ont mis le pied dans l’harmonie et dans le rythme, ils sont pris de transports bachiques et, sous le coup de cette possession, sont pareils aux bacchantes qui puisent aux fleuves du miel et du lait lorsqu’elles sont possédées, mais non quand elles ont leur raison. C’est ce que fait aussi l’âme des poètes lyriques, comme ils le disent eux–mêmes » (534 a). Et plus loin : « C’est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n’est pas en état de créer avant d’être inspiré par un dieu (entheos), d’avoir perdu la raison (ekphrôn) et d’être dépossédé de l’intelligence (noûs) qui est en lui» (534 b). On voit avec quelles réserves il faut prendre le mythe de l’attelage ailée de l’âme qu’on lit dans le Phèdre (246 a) : comme Socrate-Stésichore le dit explicitement au début de son discours, l’aile est la métaphore du ravissement qui s’empare du poète et qui fait, d’un homme, le « serviteur » d’un dieu (hupêretês, 534 c 8 ; le mot est fort : il désigne l’homme d’équipage soumis au capitaine, ou bien encore le serviteur qui accompagne l’hoplite en campagne). Le philosophe, à l’inverse du poète, n’est pas un ange. La dialectique est aptère. La poésie est ivresse et inconscience ; la philosophie est raison et conscience de soi.
            Le « Connais-toi toi-même » prend alors la valeur d’un impératif moral. La conscience de soi est la seule défense que nous pouvons opposer au vertige et à la possession. Comme il apparaît clairement au livre III de La République, l’éducation philosophique est en premier lieu une éducation de la maîtrise de soi. Il s’agit de convertir le dieu transcendant qui inspire le poète (Dionysos) dans le dieu intérieur, ou soleil intelligible, qui illumine la conscience (Apollon) : « Nous ne faisons rien d’extraordinaire en préférant Apollon et les instruments d’Apollon à Marsyas et aux instruments de Marsyas » (399 e). Dans ce passage, Socrate marque sa préférence pour la musique apollinienne, où dominent la mesure et l’harmonie (modes doriens ou phrygiens), et son rejet de la musique dionysiaque, où dominent le rythme et la dissonance (modes lydiens ou ioniens). Il s’agit toujours de préserver l’esprit de la tentation de l’envoûtement. Le mimétisme poétique est une incantation qui tend à la possession. C’est ainsi que Socrate disait de Ion qu’il était « un possédé d’Homère » (536 b). En effet, Ion ne raconte pas les histoires d’Achille ou d’Ulysse, il s’identifie aux héros qu’il invoque, il se métamorphose en son personnage et le mime en déclamant : « Ton âme, inspirée par le dieu, ne croit-elle pas se trouver en présence des événements dont tu parles, qu’ils se déroulent à Ithaque ou à Troie, et quel que soit l’endroit que décrivent les vers que tu déclames ? » (535 bc). Par l’effet de la magie poétique, le mimêma devient phantasma, la représentation se fait hallucination.
            En Rép. III, Platon fait la théorie de l’apparition mimétique. Si la poésie fascine, c’est parce qu’elle recourt au style direct : le poète, semblable au dieu Protée, se transforme dans les choses, ou dans les personnages qu’il invoque, il se dissimule sous les métamorphoses du récit. C’est ainsi que le récitant ne relate pas les exploits d’Achille, il devient Achille qui, brusquement, se met à parler par sa voix – la parole poétique est lexis (392c), parole expressive, ou récitation mimée. La poésie représente, elle rend présent, par simulacre et par magie, ce qui est pourtant absent : « Si le poète ne se cachait jamais, l’imitation serait absente de toute sa composition et de tous ses récits » (393 c). Homère ne parle que sous le couvert de ce qu’il invoque : ce sont les héros des anciens temps, la mer, le fracas des batailles qui revivent par sa voix. Il suffit alors de traduire l’invocation poétique dans le style indirect pour qu’aussitôt se dissipe la magie poétique. L’exemple que choisit Socrate (392 e et sq.) n’est pas pris au hasard : Iliade, chant I, la scène où Chrysès vient auprès d’Agamemnon et le prie de lui rendre sa fille. Le récitant, qui nous fait revivre la scène sur le mode hallucinatoire, est « possédé d’Homère » ; mais Homère lui-même est possédé par l’esprit de Chrysès, qui revit par sa voix ; quant à Chrysès lui-même, il est possédé par Apollon, dont il est le prophète et le devin. On retrouve là cette chaîne des possédés et des enthousiastes qui, selon le Ion, prend sa source dans le magnétisme du dieu et manifeste la puissance du charme poétique. L’ironie de Socrate a alors pour fonction de court-circuiter cette science infuse dont l’homme n’est pas responsable. Transposé en style indirect, traduit dans la langue du procès-verbal ou du constat, le chant I de l’Iliade n’est plus qu’un récit scrupuleux et sans magie (393 d–394 a). Le récitant, renonçant alors à être imitateur, redevient présent, et les héros qu’il évoque ne donnent plus lieu à une apparition fantastique.
            L’homme mimétique est un homme multiple (pollaplous). L’âme du possédé se disperse dans la série de ses métamorphoses, son identité se fragmente dans la série de ses masques. L’entretien philosophique tend inversement à réaliser l’unité de l’âme, à la recueillir dans l’intimité de la réminiscence. L’âme, selon Platon, n’est pas une, elle le devient par l’exercice philosophique. Dès lors, il ne saurait y avoir de compromis entre l’ivresse mimétique du poète et la conscience attentive du philosophe : l’un et l’autre sont irréconciliables. Rép. III multiplie alors les interdits pour préserver l’âme du vertige mimétique : il ne faut pas imiter les fous (mainomenois, 396 a) car l’imitateur, qui est une sorte de possédé, risquerait verser dans la folie, qui est la forme radicale de la possession. Il ne faut pas imiter « les forgerons, ni les rameurs qui font avancer les vaisseaux, ni ceux qui marquent la mesure » (396 a) : la forge sonne au rythme du marteau, la rame frappe les flots en cadence, au rythme du tambour : le rythme est contagieux et provoque le délire dionysiaque. Par le rythme, la menace mimétique semble prendre alors une ampleur cosmique et panique : il ne faut pas imiter « les hennissements des chevaux, les mugissements des taureaux, le murmure des rivières, le fracas de la mer, le tonnerre... » (396 b), ni « le bruit du tonnerre, des vents, de la grêle, des essieux, des poulies, des trompettes, des flûtes, des chalumeaux [...] et la voix des chiens, des moutons, des oiseaux. » (397 a). La musique dionysiaque multiplie les dissonances qui font sortir l’âme de ses gonds (grincements des essieux et des poulies), et fait entendre les cris de l’écorché vif Marsyas. On se souvient qu’en Cratyle, 423 ab, Socrate ne reconnaissait pas comme un véritable langage le langage du mime, qui se fait comprendre en représentant par le corps ou par la voix. A ce compte là, disait Socrate, « ces gens qui imitent les brebis, les coqs et les autres animaux, nous serions forcés de convenir qu’ils nomment ce qu’ils miment » (423 c). La possession mimétique est hantée par la bestialité : Rép. III évoque à son tour les chevaux, les taureaux, les chiens, les moutons, les oiseaux... Le Socrate du Cratyle remarquait que le mime utilise son corps même comme un moyen de représentation (423 ab). En incarnant l’animal, il risque de s’animaliser lui-même et de perdre la raison. Mais toute invocation mimétique tend à faire de l’homme un animal puisque, en dispersant l’identité dans la série de ses métamorphoses, elle brise l’unité de l’âme.
            Tout se passe comme si la magie imitative était menacée par la venue de l’inhumain. Parmi les interdits de Rép. III, figurent l’évocation de l’Hadès et des spectres qui le hantent (387 bc) ainsi que les plaintes et les lamentations (odusmoi kai oiktoi, 387 d1) qui accompagnent ordinairement le deuil (387 de). « Nous aurons raison, ajoute Socrate, d’ôter aux hommes illustres les lamentations funèbres (thnêtoi) et de les laisser aux femmes» (387 e). Pendant l’exposition du cadavre dans la maison, ce sont en effet des femmes qui profèrent les lamentations et les vociférations rituelles, que la loi cherchait pourtant à étouffer. « On engageait souvent des pleureuses à gages pour chanter le thrène funèbre, mais sur ce point aussi, la loi restreignait le luxe et l’éclat des funérailles» (6). Il ne s’agit pourtant pas d’hypocrisie, qui simule l’affliction en la faisant jouer par des professionnelles. La pleureuse n’est pas une comédienne, elle est bien plutôt une possédée : ses lamentations font entendre la voix devenue inhumaine du mort, elle est comme hantée par la présence surnaturelle du défunt qui gémit en elle (7). La représentation mimétique a pouvoir de rendre présents les absents : pourquoi ne rendrait-elle pas revenants les trépassés ? Le mot qui, en grec, désigne le « sorcier », est « goês ». Il se dérive d’un verbe « goaô », qui veut dire « pousser des cris de douleur, de lamentation ». De plus, le nom « goos » désigne une plainte, une lamentation mêlée de larmes. L’origine de ces mots est obscure, mais on a supposé qu’ils imitent par onomatopée les gémissements de la pleureuse (8). Par la sorcellerie, l’en-deçà entre en relation avec l’au-delà, et le monde des vivants communique avec celui des morts. Pleureuse, plus souvent que pleureur : la femme, qui donne la vie, a commerce avec les morts (Antigone). Elle est, plus que l’homme, capable de les invoquer par magie. Le philosophe, qui veut penser la mort et « s’exercer à mourir », doit repousser d’abord l’épouvante de l’évocation mimétique. Au début du Phédon, Socrate refoule Xanthippe, l’épouse éplorée, dont la présence troublerait le calme de la réflexion rationnelle : « Dès que Xanthippe nous eut aperçu, ce furent des malédictions et des discours tout à fait dans le genre habituel aux femmes : « Voici, Socrate, la dernière fois que s’entretiendront avec toi ceux qui te sont attachés, et toi avec eux ! Socrate jeta un coup d’œil du côté de Criton : "Criton, dit-il, qu’on l’emmène à la maison !" Et, tandis que l’emmenaient quelques-uns des gens de Criton, elle hurlait en se frappant la poitrine [geste rituel de la déploration] » (60 a). Ce n’est pas là simple misogynie : le discours philosophique commence par le refoulement de l’invocation magique. La philosophie dissipe les spectres venus de l’au-delà, et qui hantent l’imagination mimétique. Socrate connaît le remède qui apaise la crainte enfantine du Croquemitaine (to mormolukeion, 77 e).
            En prenant la parole, l’homme réduit le monde au silence. L’aimant qui, selon le Ion, magnétise le poète, est en quelque sorte une pierre qui a une âme : « Il semble que Thalès, à ce qu’on rapporte, ait tenu l’âme pour quelque chose de moteur, puisqu’il a dit que la pierre d’aimant a une âme, étant donné qu’elle meut le fer » (Aristote, De l’âme, I, 2, 405 a 19). On retrouve l’aimant, et la chaîne des anneaux par laquelle se communique la vertu de l’attraction, chez Lucrèce (VI, 905 et sq.). La nature épicurienne, placée sous le patronage de Vénus, est pleine de vie et de désir. L’aimant insinue le désir jusque dans la pierre. C’est de cette âme du monde que se détourne la réflexion philosophique : l’homme seul désire et pense, l’homme seul enseigne l’homme et la nature ne lui apprend plus rien. Désormais, les pierres et les arbres se taisent, l’au-delà lui-même devient silencieux et les morts cessent de hanter les vivants. La dialectique est l’unique remède contre le vertige panique de la possession mimétique. Pour cette conquête de la conscience de soi, par laquelle l’âme réalise son unité, le prix à payer est l’exil des poètes. La poésie appartient à l’ancien langage, pré-rationnel et encore magique, la parole des temps archaïques, quand le dieu Pan divinisait la nature et que les voix de l’Hadès se faisaient entendre dans le chant des pleureuses. Le langage de l’invocation mimétique est trop possédé par ce qu’il invoque pour réussir à le nommer et à le penser. Le signifiant ne « représente » pas le signifié, il fait signe vers lui et, le mettant ainsi à distance, oriente la chasse dialectique (Cratyle). Bref, pour que commence le langage des hommes – c’est-à-dire la philosophie – il faut que se taise le langage des dieux – c’est-à-dire la poésie.
            Pourtant, Socrate semble ne se résigner qu’à regret au deuil de la parole poétique. C’est ainsi que, dans sa prison, Socrate occupe ses loisirs à composer un hymne à Apollon et à mettre en musique les fables d’Ésope. Il cède en cela à ce qui semble être un avertissement divin : un songe l’a visité en effet plusieurs fois au cours de sa vie, où il s’entendait dire : « Socrate, c’est à composer en musique que  tu dois travailler ! » (Phédon, 60 e). Il n’y a en effet, commente-t-il, pas de plus haute musique que la philosophie elle-même. Redevenu poète proche de sa mort, Socrate l’était déjà au temps de son enfance. C’est ainsi qu’au livre X de La République, Socrate déclare qu’à l’égard de la poésie, « nous ferons comme les amants qui, reconnaissant les funestes effets de leur passion, s’en détachent à contrecœur sans doute, mais enfin s’en détachent. Nous aussi, nous avons pour cette poésie un amour que l’éducation de nos belles républiques a fait naître en nos cœurs, et nous aurons plaisir à reconnaître qu’elle est très bonne et très amie de la vérité. Mais tant qu’elle sera incapable de se justifier, nous l’écouterons, en nous redisant les raisons que nous venons de donner, pour nous prémunir contre ses enchantements, et nous prendrons garde de retomber dans la passion qui charma notre enfance et charme encore le commun des hommes » (607 e–608 a). Aussi, au livre III de La République, quand Socrate choisit d’exiler les poètes en dehors de l’État, leur accorde-t-il des honneurs qu’on réserve ordinairement aux dieux eux-mêmes : « Il semble donc que, si un homme habile à prendre toutes les formes et à tout imiter se présentait dans notre État pour se produire en public et jouer ses poèmes, nous lui rendrions hommage comme à un être sacré, merveilleux, ravissant ; mais nous lui dirions qu’il n’y a pas d’homme comme lui dans notre État et qu’il ne peut y en avoir, et nous l’enverrions dans un autre État, après avoir répandu des parfums sur sa tête et l’avoir couronné de bandelettes » (398 a). C’était en effet l’usage d’oindre les statues des dieux et de les couronner de guirlandes.
            Socrate enfant était poète ; sans doute faut-il comprendre que l’amour de la vérité, avant de parvenir à l’âge de raison – c’est-à-dire à la philosophie – s’est d’abord manifesté par le chant poétique. Socrate, héros ambigu : il s’élève à la frontière de deux âges, l’un poétique, l’autre philosophique (9). Socrate n’est-il pas lui-même un inspiré, lui qui invoque, pour justifier la bizarrerie de son comportement, la voix d’un « démon » ? Inspiré mais non possédé, car ce démon ne suscite, dans l’esprit de Socrate, ni délire, ni prophétie, mais au contraire la suspension dans le jugement et l’interruption dans l’action : « Voici ce qui m’est arrivé depuis mon enfance : une voix parvient jusqu’à moi et, lorsque cela se produit, elle me détourne toujours de ce que je suis sur le point de faire, et jamais ne m’y pousse » (Ap 31 d). De même, dans le Phèdre, son démon interdit à Socrate de passer la rivière avant d’avoir composé une palinodie en l’honneur de l’Amour : « Au moment même où j’allais passer la rivière, mon bon ami, ce signal divin (to daimonion sêmeion) qui m’est familier s’est manifesté. Or, c’est toujours pour m’arrêter quand je vais faire une chose » (242 b). Socrate, prophète ironique : il n’y a pas d’autre révélation que celle qui impose silence et appelle à penser. Socrate lui-même est l’objet de cette prophétie négative, lui, le plus sage de hommes selon le dieu de Delphes, non par ce qu’il sait mais seulement parce qu’il ne prétend pas savoir. L’inspiration fait naître dans l’âme du poète une effusion lyrique, dans l’esprit de Socrate, un examen dialectique.
            Le Socrate platonicien est poète et prophète sans l’être vraiment ; il est encore sorcier, sans l’être davantage. C’est Ménon qui le lui dit, en le comparant au poisson-torpille (80 ab) : « En ce moment même, je le vois bien, par je ne sais quelle sorcellerie et quelles drogues, par tes incantations (goêteueis, pharmatteis, katepadeis) tu m’as si bien ensorcelé que j’ai la tête remplie de doutes (aporias). [...] Tu as bien raison, crois-moi, de ne vouloir ni naviguer, ni voyager hors d’ici : dans une ville étrangère, avec une pareille conduite, tu ne serais pas long à être arrêté comme sorcier (goês) ». Il est vrai que Ménon, élève de Gorgias, parle peut–être ici contre Socrate, et cherche à médire de lui. Mais c’est Socrate lui-même qui, dans le Charmide, prétend connaître une incantation, qu’il dit tenir d’un médecin Thrace, et qui a pouvoir de guérir les maux de tête et les inquiétudes de l’âme (155 e et sq.) (10); dans le Phédon, Socrate prétend encore connaître une incantation qui exorcise la crainte du Croquemitaine et dissipe la peur de la mort (77 e) ; dans le Théétète enfin, Socrate se compare aux accoucheuses – elles sont un peu sorcières – qui « par leurs drogues et leurs incantations, savent éveiller les douleurs ou les apaiser à volonté » (149 cd). Certes, il ne s’agit que d’une image : l’incantation socratique n’est autre que la dialectique, et la philosophie est l’unique magie qui puisse apaiser les inquiétudes de l’âme. Il reste que le personnage de Socrate ne s’est pas encore totalement dépouillé de l’ancienne image du sage, celle, positive, du devin ou du prophète, celle, négative, du sorcier ou du magicien.
            La poésie est l’enfance de la philosophie : elle est la parole de vérité qui demeure extérieure au lieu commun où les opinions s’échangent. L’excentricité de Socrate transpose, dans l’ordre de la raison, l’étrangeté du poète, dans l’ordre de l’imagination. La philosophie est une poésie qui voudrait accéder à la lucidité de la connaissance. Certes, l’enquête dialectique est rationnelle, mais il arrive parfois que Socrate quitte le ton de la démonstration et recoure, non à l’invocation poétique, moins encore à la transe prophétique, mais du moins à la métaphore et au mythe. L’évocation par Socrate de l’oracle de Dodone fait suite, dans le Phèdre (275 b), au mythe de Theuth, qui doit rendre compte de l’origine de l’écriture, mythe dont Platon est l’unique inventeur. « Quelle facilité, ironise Phèdre, tu as, Socrate, à composer des discours égyptiens ; tu en ferais, si tu voulais, de n’importe quel pays du monde ». Socrate est en effet doué pour le mythe : il invente avec facilité des légendes ou des fables philosophiques, à la manière du fabuliste Ésope. Ce sont en effet les fables d’Ésope que, dans sa prison, Socrate met en musique : « Je me dis qu’un poète devait, pour être vraiment poète, prendre pour matière des mythes (muthos) et non des arguments rationnels (logous), et comme la mythologie n’est pas mon fait, je pris les mythes qui étaient à ma portée, ces fables d’Ésope que je savais par cœur, et je mis en vers les premières qui me vinrent à la mémoire » (Phédon 61 b). La fable ou l’allégorie est en effet le mythe qui est à la portée du philosophe.
            Quelle est donc la fonction du mythe chez Platon ? Ne trahit-elle pas la persévérance de la parole poétique au cœur du dialogue philosophique ? Pour Aristote, « les récits mythiques sont les reliques (leipsana, restes d’un mort) de la sagesse antique conservée jusqu’à notre temps » (Mét L 8, 1074 b 13). Pour Hegel, le mythe platonicien n’est que le reliquat de l’irrationnel au sein du rationnel. Il est la marque d’un échec momentané du discours dialectique. C’est encore au Phèdre – qui, plus qu’aucun autre dialogue, approfondit la philosophie de la poésie – qu’il faut ici se référer. De toutes ses œuvres, le Phèdre est celle où Platon invente le plus volontiers des mythes (le mythe de Theuth, celui des cigales, celui du char ailé de l’âme). Paradoxalement, c’est aussi le dialogue qui commence par la volonté affichée de congédier les mythes : « Quant à moi, dit Socrate au début du dialogue, je donne à ces fables leur congé (khairein) et je m’en rapporte là-dessus à la croyance commune » (230 a). Si le mythe persiste pourtant, c’est donc qu’il doit répondre à une nécessité philosophique, puisque l’enquête dialectique s’ouvre sur la dénonciation de leur irrationalité.
            Relisons le début du Phèdre. Le Phèdre est l’unique dialogue de Platon qui se déroule, non pas dans la ville (astu), mais à la campagne (agroi). Appâté par la promesse d’un discours (Phèdre doit lire à Socrate un discours qu’il dit merveilleux sur l’amour), Socrate, qui se définit lui-même comme « un homme dont la maladie est d’écouter les discours » (228 b) (11), se laisse transplanter par Phèdre hors de son milieu naturel, et s’aventure hors les murs. En effet, c’est la ville, non la campagne, qui est le lieu propre de la philosophie, dialogue de l’homme avec l’homme et de la pensée avec elle-même : « J’aime à apprendre (philomathês), reconnaît Socrate. Cela étant, la campagne ni les arbres ne veulent rien m’apprendre, mais bien les hommes qui sont dans la ville » (230 d). Les deux amis remontent alors le cours de l’Ilissos jusqu’à une source placée sous la protection d’un dieu, Acheloos. Il passait pour l’aîné des trois mille dieux fleuves, ses frères. Ils s’assoient sous un platane, que Phèdre prendra pour témoin de son serment (sevrer Socrate de discours, 236 e). Ainsi, la nature est dans ce texte personnifiée par la présence diffuse des dieux qui la hantent. Dans le Phèdre, la philosophie accomplit une sorte de pèlerinage à la source, elle régresse dans le monde panique de la pensée mythique. Aussi Socrate prendra-t-il garde à ne pas quitter ce lieu enchanté sans avoir adressé une prière au dieu Pan : « Cher Pan, et vous, divinités de ces lieux, donnez-moi la beauté intérieure (endothen), et que l’extérieur (exôthen) ait de l’amitié (philia) avec l’intérieur » (279 b). Prière paradoxale, puisqu’au dieu de l’ivresse panique et de la beauté du monde phénoménal, Pan soi-même, Socrate demande la richesse intérieure dont se nourrit la conscience de soi. Cette prière est bien le dernier mot du dialogue et vaut pour une conclusion : le philosophe ne s’aventure qu’un temps dans la campagne, où règne le dieu Pan, et revient à la ville, dans le cercle de la pensée rationnelle, en ce lieu où l’homme enseigne l’homme. Socrate prie le dieu Pan de ne pas se courroucer de cette rupture : qu’il acquiesce à cette conversion du divin de l’extérieur dans l’intérieur, qu’il ne fasse pas obstacle à la révolution que la philosophie opère.
            Le début du Phèdre étant ainsi compris, on ne s’étonnera pas que le mythe et la poésie y occupent une si grande part. Ils sont, pour ainsi dire, dans leur milieu naturel. « Quittons ici la route et suivons le cours de l’Illissos » (229 a 1). La philosophie se déroute, quitte le sentier battu — le chemin tracé par les hommes, et qui mène toujours quelque part — pour suivre ce chemin naturel qu’est un cours d’eau, pour se laisser dériver au fil de l’eau. Borée, le vent du nord, souffle dans les parages : c’est par ici qu’il enleva la nymphe Orithye (12) — la fille du roi d’Athènes — qui jouait sur les rives avec sa compagne Pharmacée (229 bc). Ce rapt divin annonce, à l’ouverture du dialogue, l’éloge du ravissement et de l’extase prophétiques que prononcera Socrate, au début de son second discours : « Parmi les biens, les plus grands sont ceux qui nous viennent par l’intermédiaire d’un délire (dia manias), dont à coup sûr nous dote un don divin » (244 a). Orithye, enlevée par le dieu Borée, est sœur de « la prophétesse de Delphes », « des prêtresses de Dodone » et de « la Sybille de Cumes » citées plus loin par Socrate. Elle est encore sœur de Ganymède, ravi dans les cieux par Zeus lui-même, image du ravissement amoureux de l’âme qu’un dieu possède (255 c). Socrate à la campagne, Socrate battant la campagne, c’est la raison au royaume d’Orithye, domaine du souffle divin et de l’inspiration poétique. Orithye, avant le rapt, jouait, selon le mythe, avec son amie Pharmacée (Pharmakeia). Ainsi la pensée mythique, ou poétique, joue avec les images, telles un remède, ou un philtre magique (pharmakon), qui permet au mortel de communiquer avec l’immortel. Le mythe de l’enlèvement d’Orithye est pour ainsi dire le mythe du mythe, l’image mythique du ravissement poétique, qui parle naturellement par images et enfante des mythes.
            Comment interpréter les mythes? « Crois-tu que cette fable soit vraie? » (to muthologêma peithei alêthes einai; 229 c), demande Phèdre à Socrate. Phèdre est « un passionné de discours » (228 c), de tous les discours, ceux de l’orateur Lysias comme des récits mythiques. Avec un zèle érudit, il enregistre toutes les versions : « Dis-moi, Socrate, n’est-ce pas en vérité de quelque part ici, de l’Illissos, que Borée selon la légende enleva Orithye? Ou bien est-ce de la colline d’Arès? La légende en effet admet aussi cette autre version, que c’est de là, et non point d’ici, qu’elle a été enlevée » (229 b). Indifférent à cette érudition de mythographe, Socrate répond à Phèdre en opposant deux niveaux d’interprétation : une interprétation physique, et une interprétation philosophique. L’une comme l’autre refusent de prendre le mythe à la lettre : la pensée poétique, ou pré-philosophique, étant hors d’elle-même, elle ne sait littéralement pas ce qu’elle dit ; sa signification n’est donc pas littérale, mais figurée, elle ne se formule pas directement, mais seulement indirectement par la médiation d’une image. Qu’on n’aille donc pas croire qu’une jeune fille nommée Orithye a réellement été enlevée par le dieu Borée. Où se trouve donc le sens véritable du mythe?
            S’il n’est pas dans le discours lui-même, il ne peut être que dans le monde, ou dans l’esprit. L’interprétation physique cherche en effet le sens du mythe dans le monde. C’est là, selon Socrate, l’interprétation des « incrédules » (apistoi, le mot est utilisé dans le Nouveau Testament pour désigner les non-croyants, les infidèles : I Cor. 6,6). Ses accusateurs reprocheront à Socrate d’être l’un des ces « physiciens incrédules » qui, selon Mélétos, « prétendent que le soleil est une pierre et la lune une terre » (Apologie, 26 d), et qui refusent de prendre pour argent comptant les récits des anciens mythes. Que diraient les physiciens incrédules de l’enlèvement d’Orithye ? Ils diraient, par exemple, « qu’elle a été poussée par un vent boréal en bas des rochers voisins, tandis qu’elle jouait avec Pharmacée, et que des circonstances mêmes de sa mort est née la légende de son enlèvement par Borée » (229 c). Pour les physiciens incrédules, le mythe n’est que l’embellissement poétique d’un fait historique (13). Ils font penser à ces esprits qui, persuadés qu’il existe un fondement objectif au mythe de l’Atlantide, pourtant inventé par Platon lui-même, cherchent encore une île engloutie au fond de l’Océan.
            Selon Socrate, ces recherches sont vaines : « elles exigent trop d’ingéniosité et de peine, et ne tombent jamais juste (eutukhous) », 229 d. Elles s’égarent dans le monde, qui est un labyrinthe pour l’esprit, et sont bientôt en peine d’expliquer par des causes physiques, « les Hippocentaures », « la Chimère », « les Gorgones » ou « les Pégases ». A l’inverse, l’interprétation philosophique ne cherche pas la vérité du mythe dans le monde extérieur, mais au contraire dans l’intériorité de l’esprit. Sur la scène du mythe, par la médiation de l’image, la pensée se représente à elle-même sa propre vérité. Ainsi l’ivresse poétique se représente-t-elle par l’enlèvement d’Orithye. Le mythe est donc bien l’enfance de la philosophie. La raison supprime en effet la médiation de l’image et invite la pensée à se connaître elle-même, par démonstration, et non par représentation. Le philosophe doit donc détourner son esprit du mythe et le convertir en sa propre intériorité, selon le précepte apollinien : « Quant à moi, reconnaît Socrate, je n’ai pas du tout de loisir pour ces recherches, et la raison, mon ami, c’est que je n’ai pu encore me connaître moi-même, comme le commande l’inscription de Delphes, et qu’il me semble ridicule que, m’ignorant moi–même, je cherche à connaître des choses étrangères [...] Je veux savoir si je suis un monstre plus compliqué et plus aveugle que Typhon, ou un être plus doux et plus simple, et qui tient de la nature une part de lumière et de divinité (theia moira phusei) » 229 e–230 a.
            Il est vrai que Socrate ne propose pas ici une interprétation philosophique du mythe ; il se détourne plutôt du mythe pour se tourner exclusivement vers la science, qui est le discours de l’esprit se connaissant lui-même : « En foi de quoi, je donne à ces fables leur congé (khairein) », 230 a. Peut–être cependant, ne faut-il pas prendre à la lettre cette déclaration de Socrate : nous l’avons déjà remarqué, c’est dans le Phèdre, plus que dans tout autre dialogue, que Socrate recourt le plus volontiers au mythe, et Phèdre lui-même s’étonnera, à propos du mythe de Theuth, de la facilité avec laquelle Socrate invente des histoires égyptiennes (275 b). Curieuse façon de donner à ces fables leur congé ! Pourquoi cette persistance du mythe au sein même du discours philosophique, qui se réclame pourtant de la pure raison?
            Il se peut que le mythe soit en même temps l’origine et la fin de la philosophie, son enfance mais aussi son ultime limite. Socrate enfant était poète, mais Socrate, au terme de sa vie, le redevient dans la prison du Phédon. La pensée est en effet elle-même éblouie par le soleil intelligible qui illumine son intériorité. La source de la fécondité maïeutique, en laquelle réside pourtant l’excellence de l’âme, et son activité la plus intime, se dissimule à ses propres yeux. La dialectique éveille et met en marche la puissance de l’intellect, elle n’en perce nullement le secret. Elle nous fait entrer dans le temple, mais ne nous permet pas de pénétrer dans le sanctuaire. C’est pourquoi, comme Socrate le répète souvent, son savoir, bien qu’essentiel et fondamental, reste stérile : Socrate ignore le secret qui provoque l’enfantement de l’âme et le progrès de la connaissance. Il n’est que le serviteur du dieu, le ministre et non l‘initié du mystère. Son savoir est à la fois d’une grande richesse et d’une grande pauvreté : que l’homme est capable de penser par lui-même, que la pensée trouve en elle-même, et non dans le discours d’un maître, sa propre nourriture, qu’elle s’alimente à sa propre source et qu’elle peut enfanter par elle-même la vérité. La philosophie est surtout pour Platon une expérience intellectuelle — la découverte inoubliable de la vie de l’esprit — qui n’a véritablement de sens que pour celui qui l’a vécue. C’est pourquoi les enseignements de la sagesse philosophique ne peuvent donner lieu à de savantes leçons ni à de longs traités : « On ne risque pas de les oublier quand on les a une fois reçus dans l’âme, car il n’y a rien de plus court » (Lettre VII, 344 de). C’est précisément dans les dernières pages du Phèdre que Platon développe la vanité de tout savoir livresque en fait de philosophie, et met en évidence le caractère irremplaçable de la rencontre enseignante. Il en est ainsi, nécessairement, car la pensée ne saurait se connaître elle-même comme elle connaît, par exemple, le théorème de Pythagore. Elle ne saurait se démontrer à elle-même sa propre formule. Nul ne regarde le soleil en face, et surtout pas la chouette, oiseau d’Athéna et emblème de la philosophie, qui ne voit que la nuit. La pensée (dianoia) ne saurait connaître l’intellect ( noûs) où se résume son excellence, la véritable « pupille » de l’âme, qui est le pouvoir de connaître et d’enfanter. « Quelle est donc la nature du mouvement de l’Intellect (nou kinêsis) », demande l’Athénien au livre X des Lois (897 d). Mais il ajoute aussitôt : « A cette nouvelle question, mes amis, il est difficile de faire une réponse sensée [...] N’allons pas toutefois, comme ceux qui regardent le soleil en face et, en plein midi, se plongent dans la nuit, nous imaginer faire cette réponse en hommes capables de voir l’Intellect de nos yeux mortels et de le connaître en son fond ». On se souvient du prisonnier de la caverne des ombres surgissant dans la lumière : « ...il souffrira, et l’éblouissement l’empêchera de distinguer ces objets dont tout à l’heure il voyait les ombres » (Rép., VII, 515 cd). On retrouve cette même image dans le Phédon : le soleil intelligible est un point d’éblouissement qui aveugle le regard de l’âme. De même que le délivré de la caverne n’aperçoit pas le soleil, mais seulement la lumière du soleil réfléchie sur les formes idéales, telles un défilé de statuettes que portent les dieux, de même l’être ne se laisse pas directement connaître, mais seulement par la médiation du discours : « Voici, reprit Socrate, quelles furent après cela mes réflexions, et depuis que je me fus découragé de l’étude de l’être : je devais prendre garde pour moi à cet accident dont les spectateurs d’une éclipse de soleil (ton helion ekleiponta) sont victimes dans leur observation : il se peut en effet que quelques-uns y perdent la vue, faute d’observer dans l’eau ou par quelque procédé analogue l’image de l’astre. Oui, c’est à quelque chose de ce genre que je pensai pour ma part : je craignis de devenir complètement aveugle de l’âme (tên psukhên tuphlôtheiên), en braquant ainsi mes yeux sur les choses et en m’efforçant, par chacun de mes sens, d’entrer en contact avec elles. Il me sembla dès lors indispensable de me réfugier du côté des discours (eis tous logous) et de chercher à voir en eux la vérité des choses », 99 d-e. Même dans son éclipse — car l’éclat de l’âme, plus ou moins intense, est susceptible de degré — l’âme ne peut se connaître elle-même sans risque d’aveuglement. L’impératif apollinien est paradoxal, puisqu’il met en demeure d’accomplir l’impossible. Les yeux des mortels ne sauraient soutenir la vue d’Apollon « Phoibos », le Brillant.
            On comprend alors pourquoi le mythe est nécessaire au cœur même du discours philosophique. Le mythe supplée chez Platon à l’impossible immédiateté de la réflexion de l’âme sur elle-même. Certes, il est possible à l’âme de classer les idées et de reconnaître, en les réfléchissant sur l’écran du langage, les formes transcendantales de la pensée. Cette table des catégories, Platon en ébauche l’esquisse dans le Sophiste (l’être et le non-être, le même et l’autre, le mouvement et le repos), Aristote en établit le système dans l’Organon, traité des catégories. Mais les catégories ne sont que les sens selon lesquels il est possible de dire l’Etre (« L’être se dit en plusieurs sens »), elles ne sont pas l’être lui-même, elles sont logiques, elles ne sont pas métaphysiques. A l’inverse d’Aristote, Platon n’écrira pas de métaphysique. Au sommet de la connaissance de soi, la pensée ne peut que rencontrer un point d’inconnaissance. Pouvons-nous du moins le situer plus précisément ? L’excellence de l’âme se résume dans l’acte de la réminiscence : penser, c’est se ressouvenir, l’acte propre de la pensée est la maïeutique du concept. L’éblouissement se localise au foyer de la réminiscence, au point-source de la fécondité de l’âme. C’est donc ce point que doit représenter le mythe, l’icône se substituant ici à l’intuition immédiate. C’est un fait : tous les grands mythes platoniciens représentent ce point intelligible dans une figure visible, tous proposent une sorte de théâtre de la réminiscence. Il n’y a, selon Platon, de métaphysique que mimétique. Le mythe de la caverne n’est autre chose qu’une dramaturgie grandiose qui converge vers le point de l’éblouissement. L’accouchement est pour les corps vivant le mythe de ce qu’est l’enfantement dialectique pour les âmes. Dans le Phèdre lui-même, ce dialogue tout entier consacré à l’examen de la poésie, ou pensée mimétique, le mythe de Theuth, « histoire égyptienne » qui est une pure invention de Platon lui-même, met en scène le roi-soleil Thamous. Celui-ci fait le procès de l’écriture, capable de tout dire, excepté la source vive qui fait la pensée réminiscente. La métaphysique, qui est la connaissance du premier principe, ne saurait donner lieu, selon Platon, à un traité, à un texte systématique, à un enseignement méthodique : elle est plutôt un événement, l’expérience inoubliable de la vie de l’esprit réveillé de son sommeil, appelé par le signe enseignant et prenant soudain conscience de la puissance maïeutique qui sommeillait en lui. Il faut revenir ici à la lettre VII : on a rapporté à Platon que Denys de Syracuse comptait publier un traité de philosophie dans lequel il pillait sans vergogne les idées de Platon lui-même : « Plus tard même, je l’ai entendu dire, il composa sur ces questions alors apprises par lui, un traité qu’il donna comme son propre enseignement, nullement comme la simple reproduction de ce qu’il avait reçu » (341 b). Theuth, auquel les égyptiens donnaient la forme d’un singe, est l’imitateur de Thamous comme Denys est le singe de Platon. Platon lui-même n’est que le mémorialiste de la réminiscence, il en célèbre le mystère, il n’en connaît pas la formule. Il n’y aura pas, de Platon, de traité de métaphysique : « De moi, du moins, il n’existe et il n’y aura certainement jamais aucun ouvrage  (sungramma) sur de pareils sujets. Il n’y a pas moyen, en effet, de les mettre en formules (rhéton), comme on fait pour les autres sciences (mathêmata), mais c’est quand on a longtemps fréquenté ces problèmes (ek pollês sunousias), quand on leur a consacré sa vie, que la vérité jaillit soudain (exaiphnês) dans l’âme, comme la lumière jaillit d’une étincelle qui bondit (oion apo puros pêdêsantos exaphten phôs), et croît ensuite d’elle-même» (341 cd).
            Il n’est certes pas possible de composer sur ces sujets un traité, mais il est toujours possible de les traduire en images ou de les transposer dans le mythe. Le mythe platonicien, on le comprend maintenant, n’est ni un vestige d’irrationalité, ni une figure rhétorique, une illustration marginale destinée à délasser le lecteur. Le mythe apparaît au contraire au cœur du système, comme le substitut d’un dieu toujours occulté, la lacune métaphysique qui s’ouvre au centre du discours. Ce fut un grand débat, dans l’Antiquité, que de savoir si Platon était, ou n’était pas sceptique. Le philosophe dont le néoplatonisme et le christianisme feront un mystique, celui qui apparaît aux yeux de tout un courant matérialiste comme la figure la plus exemplaire de l’idéalisme dogmatique, se reconnaît incapable de rédiger un traité de métaphysique. Au fond, ce que sait le philosophe, que l’esprit est vivant, que l’âme a pouvoir d’enfanter, est d’une extrême simplicité. Le philosophe n’a rien à apprendre, sinon ce pouvoir d’apprendre qui est le propre de la pensée. Pas de quoi écrire un traité.

                                                                       

NOTES

1- Sur ce point, on se reportera à H. Joly, Le Renversement platonicien, « La contemplation est-elle une extase ?», p. 97 et sq.

2- Voir la préface de Louis Méridier au Cratyle, Belles Lettres, p. 43–44.

3- Cité dans Tzvetan Todorov, Théories du symbole, 1977, p. 271. Sur les thèmes du langage et de l’imitation, et plus généralement sur l’esthétique de l’imitation aux XVIII-XIXe siècles, on lira les chapitres 4 à 7.

4- « Le Cratyle apparaît comme une œuvre polémique, une « opération de déblaiement», à l’occasion des théories contemporaines du langage ». Louis Méridier, préface au Cratyle, Belles Lettres, p. 30.

5- Sur Peithô et Apaté, on lira Marcel Détienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, 1990, p. 62–66.

6- R. Flacelière, La vie quotidienne en Grèc au siècle de Périclès, 1959, p. 105.

7- Au sujet des gémissements (oiktos, 800 d 7) poussés par les « chœurs de chanteurs à gages, comme les gens qu’on loue aux funérailles pour escorter les morts aux accents de leur muse carienne», voir le très riche passage des Lois, VII, 800 b–e. Dans l’éd. Diès (Belles Lettres), référence très intéressante en note aux Grenouilles d’Aristophane. Ce passage des Lois est consacré au vertige dionysiaque provoqué par les chants de mauvaise augure, rythme et harmonie douloureux, qui accompagnent les sacrifices « en nos régions » (en tois topois, 800 c 6), chants que Platon assimile à des « blasphèmes » (blasphemoi, 800 c 1). A cette musique des « présages et des pressentiments funestes » (800 c), Platon oppose une musique apaisante, et « de bonne augure ».

8- André Bernand, Sorciers grecs, 1991, p. 47 ; et Fritz Graf, La magie dans l’Antiquité gréco-romaine, 1994, p. 35.

9- Selon Diogène Laërce (III, 37), Aristote situait les dialogues de Platon entre la poésie et la prose. Voir n. 2 de la p. 30 de : Aristote, La Poétique, trad. Hardy, Belles Lettres.

10- On sait par ailleurs que le poisson-torpille est recommandé par Galien pour administrer une forme rudimentaire d’électrochocs, destinés à guérir essentiellement la goutte et le mal de tête. Voir note 95 p. 245 de l’éd. du Ménon par Monique Canto (GF 1991).

11- Même image en Théétète, 169 b : « Théodore : Quiconque arrive, tu ne le lâches point que tu ne l’aies contraint à se dévêtir et à lutter avec toi sur le terrain des discours. Socrate : Belle image, Théodore, qui exprime très bien ma maladie (tên nosos mou) ».

12- Oreithuia semble venir de ôruô, pousser des hurlements (de douleur ou de joie), et de thuias, bacchante, femme transportée par un délire bacchique.

13- On remarquera que Platon lui-même, en Timée 22 cd, propose, pour expliquer le mythe de la chute de Phaéton, une explication semblable : cette légende serait l’embellissement poétique de la chute, sur la terre, d’un météore enflammé. Il est vrai que cette interprétation est placée par Platon dans la bouche de Critias, qui rapportera par la suite le récit de Timée. Peut-être Platon veut-il signifier par là qu’il ne faut pas accorder plus d’importance au mythe du Timée qu’aux explications ingénieuses, mais peu philosophiques, des « physiciens incrédules ».