Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mardi de la Philo, 4 décembre 2012

 

 

 

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1- Introduction à la philosophie de Platon :

   A. Les Maîtres de sagesse

   B. De Socrate à Platon

   C. Eros et Thanatos

   D. La dialectique

   E. La politique

   F. L'Ethique

2- Mimesis

3- Philosophie et musique

4- Le jeu dialectique

5- Hippias Majeur

6- Ion

7- Gorgias

8- Le Banquet

9- Phédon

10- République

11- Phèdre

12- Théétète

13- Politique

14- Philèbe

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SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

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VALERY

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INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE DE PLATON (5)

V- La Politique

            « Après qu’ils se seront élevés et auront suffisamment contemplé le bien, gardons-nous de leur permettre ce qu’on leur permet aujourd'hui. – Quoi donc ? – De rester là-haut, de refuser de descendre de nouveau parmi les prisonniers, et de partager avec eux travaux et honneurs, quelque soit le cas qu’on doive ne faire […] Vous devez donc, chacun à votre tour, descendre dans la demeure commune aux autres et vous habituer à regarder les ombres obscures […] Ainsi notre constitution deviendra, pour nous et pour vous, une réalité et non un rêve, comme dans la plupart des cités d’aujourd'hui, où les chefs se battent pour des ombres… » (519 d et 520 c).
            La délivrance philosophique de l’âme captive n’est pas arrachement au monde, effusion mystique dans l’au-delà, mais à l’inverse prise de conscience de la vérité en ce monde, et de la vie qu’il faut y mener. L’initiation érotique,  telle que la prophétesse Diotime en a décrit les échelons, se perd dans « l’océan du beau », et l’âme ravie est comme transfigurée par la contemplation du beau, à la façon de l’âme enthousiaste du poète que l’inspiration possède. Mais Socrate n’est pas Diotime, et la dialectique philosophique ne conduit nullement à l’extase mystique, mais au contraire à l’autonomie maîtrisée de la pensée qui se connaît elle-même, et ne compte que sur elle-même. La science philosophique, telle que Platon la fonde, n’est pas évasion, mais au contraire engagement dans le monde, non certes dans le théâtre d’ombres qui fait l’ordinaire du jeu politique, mais en ce lieu où l’enfantement du vrai a quelque chance de se produire, où l’on travaille à sa naissance : la communauté enseignante où l’on s’exerce au dialogue philosophique, c'est-à-dire à l’art dialectique par lequel l’âme apprend à se connaître par réflexion dans l’âme qu’elle enseigne, et qui l’enseigne en retour. Sans cette mutualité dialogique, nous serions condamnés à toujours demeurer prisonniers de l’illusion, à tourner sans fin dans le cercle de la routine. C’est pourquoi Socrate, qui ne fréquente guère l’assemblée du peuple – le jeu d’ombres dont le pouvoir est l’enjeu – ne se désintéresse nullement pour autant des affaires de la cité, lui qui n’est pratiquement jamais sorti des Longs Murs qui entourent Athènes (Phèdre, 230 d : ce sont les hommes, et non les arbres, qui enseignent les hommes), Socrate qui se dit attaché à la cité comme un taon à un cheval grand et généreux, qu’il tourmente sans cesse et l’empêche ainsi de s’assoupir (Ap. 30 e – 31 a). Il est vrai que Socrate a une manière bien à lui de faire de la politique : il ne s’agit pas pour lui de se faire élire en présentant un programme, mais de s’adresser à chaque citoyen, personnellement, pour le contraindre, par questions et réponses, à se détacher des opinions toutes faites, et à penser par lui-même. La plus haute politique, selon Platon, ne consiste pas à être chef de parti, mais à enseigner, c'est-à-dire à transformer la relation civile en relation enseignante, et la communauté politique en communauté enseignante. Il ne s’agit là nullement d’une utopie, comme on le prétend si souvent, mais d’un projet parfaitement réalisable, et en effet réalisé par Platon peu de temps après son retour à Athènes (il s’était réfugié à l’étranger après la condamnation de Socrate, son attachement au maître le rendant suspect aux yeux de la réaction démocratique) : en 387, Platon fonde, à côté du gymnase qui était dédié au héros Akadémos, un lieu d’enseignement et de recherche qui fut si peu une « utopie » qu’il put y enseigner jusqu’à sa mort, pendant quarante ans, que l’Académie dura plus de trois siècles, et qu’elle connut une renaissance au Ve et VIe siècles, avec la philosophie néo-platonicienne, qui doit en vérité beaucoup plus à Plotin qu’à Platon, mais qui se réclame pourtant toujours de l’enseignement du fondateur. L’Académie, ultime foyer païen dans un monde devenu chrétien, fut fermée par Justinien en 529. On peut dire que, pour une utopie, elle eut la peau singulièrement dure, puisqu’elle dura neuf siècles ! Par comparaison, la très vénérable Sorbonne, née au milieu du XIIIe siècle (1253), n’a pas encore huit siècles. Il est vrai que, tout juste un an avant de fonder l’Académie, c'est-à-dire le modèle de la cité enseignante – modèle et forme idéale, selon Platon, de toute cité humaine – le philosophe avait tenté d’endosser les habits du politique en se faisant le conseiller du prince (sans doute vers 389-88). Mal lui en prit : le tyran de Syracuse, Denys 1er l’Ancien, s’intéressait à la philosophie, et invita Platon à sa cour. Mais l’insolence du philosophe n’eut pas le don de plaire et si Platon convertit à la philosophie le beau-frère de Denys, Dion, dont il se fit un ami, il insupporta le tyran lui-même qui le chassa en l’embarquant de force sur un navire spartiate. A Egine, Platon fut vendu comme esclave, et acheté par un philosophe cyrénaïque qui lui rendit aussitôt sa liberté. Il ne renonça pourtant pas : vingt ans après la fondation de l’Académie, en 367, et à la demande de Dion, Platon revint à Syracuse après la mort de Denys 1er, pour conseiller Denys II le Jeune qui avait pris la succession du tyran. Nouvel échec : Dion est accusé de comploter (non sans raison) et Platon est enfermé dans la citadelle d’Ortygie pendant une année. Dernière tentative en 360, qui n’eut pas plus de succès que les précédentes : Platon ne sut triompher de la méfiance de Denys le Jeune, et dût partir en toute hâte en profitant de l’aide qui lui fournit le Pythagoricien Archytas de Tarente. Ainsi, si la conversion du politique à la philosophie ne fut jamais effective, en revanche l’instauration d’une communauté véritablement philosophique fut une grande réussite, et la fondation de l’Académie demeure aujourd'hui le modèle de toute communauté d’enseignants et de chercheurs, la première cité universitaire réalisée sur la terre.
            On le voit : l’impératif du retour dans la caverne n’est pas de pure forme, et Platon s’obstine, malgré les échecs répétés, à descendre dans l’arène politique. Les deux dialogues les plus étendus que Platon a consacrés à la politique sont  d’une part la République (en grec : Politeia, c'est-à-dire la Constitution, ou formulation des lois fondamentales de la vie en commun), et d’autre part Les Lois (Nomoi), le dernier dialogue, au parcours sans doute plus erratique que les grands dialogues de la maturité, et d’une précision, dans le détail de la législation (par ex. les lois contre les lois contre les parricides, ou les règlements auxquels doit être soumis le rituel des funérailles) qui outrepasse les limites d’une analyse purement spéculative. On oppose parfois l’utopie philosophique de la Politeia (on cite alors surtout le communisme qui régit la vie des guerriers, et la monarchie dévolue au philosophe-roi), au réalisme souvent anecdotique des Nomoi (en lesquelles ces deux thèses sont en effet absentes). Cette opposition n’était pourtant pas sensible aux yeux des Anciens (1), qui considéraient plutôt les deux textes comme complémentaires, la Politeia définissant le cadre formel de la cité philosophique, et les Nomoi précisant le contenu même des lois qui gouvernent la cité. Il est bien certain que, pour le fondateur de l’Académie, il ne s’agissait nullement de faire le portrait d’une cité idéale, moins encore d’imaginer une utopie, mais plutôt de théoriser la pratique enseignante telle que l’avait progressivement établie l’usage de l’exercice dialectique. Pour Platon comme pour Socrate, l’enseignement n’est pas ce qu’il est aujourd’hui pour de nombreux chercheurs, du moins s’il faut en croire leurs revendications, une corvée qui les  détournent de leurs recherches, mais au contraire le creuset en lequel se définit l’orientation de la « chasse de l’Etre », la poursuite de cette fantomatique torpille qui  s’échappe par fulgurances toutes les fois que nous croyons la saisir.
            C'est la raison pour laquelle l’esprit qui s’est éveillé à la rationalité, qui a discerné au plus intime de lui-même la clarté de ce soleil intelligible qui manifeste la vérité de la divinité apollinienne en l’intériorisant, cet esprit ne peut s’installer à demeure dans la vitalité de la pensée qu’à la condition de s’éprouver toujours en s’efforçant de répondre à la demande du savoir, en se mesurant à l’exigence de l’interrogation dialectique. L’esprit se stérilise, selon Platon, quand il se retire du monde pour se consacrer dans la solitude à l’achèvement de son œuvre ; il se féconde au contraire en fécondant lui-même, il s’enrichit paradoxalement en proportion de ce qu’il donne, non de ce qu’il retire du jeu des échanges et met de côté pour son seul profit. La paideia philosophique est beaucoup plus, pour Platon, qu’un simple exercice théorique : elle est la vérité intrinsèque du lien civil, l’origine et l’essence de l’aliénation sociale qui fait de l’homme, par nature comme le disait Aristote, un animal politique. En ce sens, l’Académie platonicienne n’est pas un lieu parmi d’autres dans le sein de la cité, où l’on exercerait une spécialité confinée dans son domaine de compétence ; elle est le cœur de la cité, le lieu de sa vérité la plus essentielle, le laboratoire où l’on expérimente la forme la plus pure, la mieux quintessenciée, du lien civil. Toute cité, quelle qu’elle soit, et qu’elle en soit consciente ou non, a vocation philosophique, toute cité est destinée, c'est là sa fin ultime, à produire de la rationalité et à progresser dans les sciences. Car ce n’est pas simplement pour un échange de pure communication, dont la fin serait seulement utilitaire (« passe-moi la rhubarbe, je te passerai le séné »), et qui se borne en définitive au transfert des équivalents, mais pour répondre à une demande d’enseignement, dont la fin est théorique et spéculative, que les hommes se sont volontairement aliénés les uns aux autres, et se sont rassemblés dans le cercle du logos, donnant ainsi naissance à ce que les Grecs nomment la cité, polis. Et la demande n’est plus alors simplement substitutive entre des valeurs égales, elle est dialectique et maïeutique, elle vise à l’accroissement du savoir, et nullement à sa simple transmission, elle cultive en chacun des partenaires de l’échange l’autonomie de la rationalité, la vigueur de l’esprit qui apprend progressivement à marcher tout seul, à ne prendre appui que sur lui-même. L’échange commercial, mesuré par la quantité de monnaie, ne peut sauf à tomber dans le vol, donc à remettre en question la condition de possibilité du commerce lui-même opérer qu’entre des valeurs comparables ; mais l’échange dialectique réunit à l’inverse des partenaires inégaux, la soif ardente de savoir dont la figure tutélaire est Pénia, et l’esprit adroit qui connaît d’ingénieuse, mais toujours provisoires, réponses, et dont la figure tutélaire est Poros. Le paradoxe de cette relation consiste en ceci que celui qui donne reçoit à son tour de celui qui reçoit, puisqu’en mettant son savoir au péril de l’exposition rationnelle, il accède à la conscience des ses fondements, il se trouve comme contraint d’en formuler les principes, et progresse ainsi en connaissant toujours mieux ses propres connaissances, selon la directive apollinienne qui oriente l’esprit sur la voie illimitée de la connaissance de soi. Et c’est bien pourquoi l’enseignement n’est nullement, selon Platon, un luxe pour la recherche, un supplément dont il serait possible de se dispenser, mais tout au contraire la matrice qui lui donne la vie et l’élan. Il faut toujours revenir à l’image du Premier Alcibiade (132 d – 133 c) : de même que pour voir mon propre visage, c'est-à-dire pour me voir me voyant, il me faut passer par la médiation du miroir, de même pour connaître ma propre connaissance, pour me penser pensant, il me faut passer par la médiation d’une autre pensée qui se tourne vers la mienne, à la fois interrogative et critique, attentive et autonome. Par un paradoxe dont il n’est pas possible de faire l’économie, l’autonomie rationnelle naît de l’aliénation dialectique et c’est en me mettant à l’écoute des autres, en intériorisant leur savoir, que j’apprends progressivement à penser par-moi-même. Vieux dilemme de l’apprenti philosophe : philosopher, serine le professeur, c’est penser par soi-même ; « allons-y donc », conclut l’élève qui s’empresse de rendre, pour dissertation, une divagation personnelle sévèrement notée ; « il faut lire les auteurs, lui reproche le maître, ne pas s’en remettre à ses simples opinions » ; « soit » se dit encore l’élève, qui rend à la dissertation suivante un catalogue monotone des opinions des philosophes illustres telles qu’il a pu les trouver dans un quelconque manuel ; hélas, la notation est tout aussi sévère, et l’appréciation inverse : « il faut penser par vous-même, lui conseille le maître, et ne pas simplement rapporter l’écho, plus ou moins mutilé, de la pensée des autres ». A ce point de l’échange, et malgré toute sa bonne volonté, l’élève ne comprend plus et la relation, si du moins le maître n’est pas plus explicite, risque de s’envenimer. En vérité, les deux impératifs ne sont pas contradictoires, ils sont complémentaires au contraire : c’est seulement en mesurant ma pensée à la pensée des autres, en l’éprouvant dans la controverse dialectique, que je parviendrai peut-être – cet effort est difficile, et rares sont les auteurs véritables – à connaître et comprendre ma propre pensée, et ainsi à m’élever à l’autonomie de la raison. Car le but véritable de la paideia philosophique n’est nullement la transmission des connaissances, mais la fécondation de la puissance maïeutique, de la vertu créatrice qui gît au cœur de l’esprit humain. Il ne s’agit pas d’apprendre, il s’agit d’apprendre à apprendre, de devenir soi-même maître de sa pensée et créateur de concept, philosophe en un mot. Il n’y a pas de culture véritable sans création, et ce n’est pas en écoutant passivement qu’on apprend, mais en concevant par soi-même. La philosophie, et le savoir en général, ressemble par là à la musique : elle n’est pas faite pour être écoutée, mais pour être jouée. C’est ainsi que Socrate l’ironiste confie à l’Agathon du Banquet : « Il serait à souhaiter que le savoir fût quelque chose qui pût couler d’un homme qui en est plein d’un homme qui en est vide par l’effet d’un contact mutuel, comme l’eau passe par l’intermédiaire du morceau de laine de la coupe pleine dans la coupe vide » (175 d). La transmission du savoir n’obéit pas au principe des vases communicants, c'est-à-dire de l’échange simplement communicationnel. La relation enseignante ressemble bien davantage à la fécondation des corps – il y a un ensemencement des âmes comme il y a une insémination des corps, et ce n’est pas sans raison qu’on nomme « séminaire » le lieu où la leçon est dispensée. Enseigner, enseigne le Socrate du Phèdre, c’est, « quand on a trouvé une âme qui s’y prête, planter et semer avec la science, selon les règles de la dialectique, des discours capables de se défendre eux-mêmes, et aussi celui qui les a semés, et qui, au lieu de rester stériles, portent une semence qui donnera naissance en d’autres âmes à d’autres discours, lesquels assureront à la semence toujours renouvelée l’immortalité, et rendront ses dépositaires aussi heureux qu’on peut l’être sur terre » (276 e -277 a). Erôs, maître du désir d’immortalité, démon tutélaire de la recherche philosophique, règne dans l’intelligible comme dans le visible, dans le spirituel comme dans le matériel, et la souffrance de la femme en travail est à l’image de la souffrance de l’esprit qui surmonte l’aporie dialectique et conçoit une œuvre nouvelle. Ce pour quoi Socrate est sans doute le fils de sa mère, Phénarète, sage-femme, avant d’être le fils de son père, Sophronisque, sculpteur. Ainsi la vie, selon Platon, triomphe de la mort, et cette victoire, toujours recommencée, fait connaître aux mortels la plus grande joie qu’il leur est possible de connaître sur la terre, en cette vie. Pour Platon comme pour Valéry (2), un homme seul est toujours en mauvaise compagnie. Et c’est bien pourquoi il faut redescendre dans la caverne, non dans l’arène politique où les hommes se battent pour des ombres, mais dans le cercle où les âmes sont enseignées en enseignant, et participent à la vie de l’esprit. Pour Platon comme pour les Grecs, l’homme en particulier n’est rien, il est moins qu’une bête (idios est le mot grec pour désigner le particulier, distinct et séparé des autres), mais réuni à ses semblables dans l’écoute commune du logos (de legô, qui signifie à la fois l’acte de parler, de prendre la parole, et le fait de rassembler, recueillir dans un même ensemble), il est presque comme un dieu mortel, et il n’y a rien à quoi il ne puisse prétendre.
            La cité ne serait pas la terre natale de la philosophie, la mère qui donne la vie à l’esprit – j’entends ici la communauté enseignante, non le théâtre d’ombres où règne le sophiste – si le projet politique ne se définissait, dès l’origine, comme une conquête de l’autonomie. L’art politique – un mot, avec quelques autres, que nous devons aux Grecs – naît de la conquête de la démocratie – encore un mot grec… – c'est-à-dire de la volonté de gouverner ensemble, par le libre examen des hommes semblables et égaux, qui osent s’affranchir de toute autorité divine comme humaine, se détournent des oracles divins comme des commandements royaux, et n’écoutent que l’oracle intérieur de leur propre raison. Il n’y aurait pas de démocratie sans l’audace d’un blasphème. Dans la Grèce ancienne, c’est au VIe siècle que cette rupture s’est accomplie, lorsque le tyran, porté au pouvoir par une révolte populaire contre les privilèges de l’aristocratie, et surtout contre l’expansion de l’esclavage, effet mécanique de l’endettement des pauvres cultivateurs, a renversé violemment l’ancien roi sacerdotal, ou basileus, demi-dieu qui régnait depuis la nuit des temps avec le concours des prêtres et l’onction de la tradition. C’est ainsi que le premier des Pisistrate n’hésita pas à profaner, en s’y réfugiant, lors de la première révolution qui le porta au pouvoir, le temple d’Athéna sur l’Acropole, et qu’il revint plus tard, après avoir été chassé de la cité, sur un char accompagné d’une prostituée travestie en déesse, devant laquelle les Athéniens s’inclinaient craintivement (Hérodote, et Aristote, Constitution d’Athènes). La tyrannie est paradoxalement, en Grèce ancienne, le premier acte de la conquête de la liberté. C'est par la suite seulement que le tyran, devenu idole de son peuple, se transforme en dictateur tout-puissant, et que la cause de la liberté qu’il a contribué pourtant à faire naître se retourne contre lui et exige sa suppression. Telle est bien la généalogie de la démocratie athénienne, qui se distingue de la démocratie moderne en ce sens qu’elle est plus négative que positive, plus défensive que dogmatique, fondée davantage sur l’exclusion plutôt que sur la représentation : il ne s’agit nullement pour les Athéniens de parler au nom du peuple grec, mais plutôt de se préserver de toute résurgence de la tyrannie par des mesures de pure sauvegarde, telle que l’ostracisme (bannissement de dix ans) ou le tirage au sort des plus hautes fonctions. L’histoire de la tyrannie est, en Grèce ancienne, profondément liée à celle de la tragédie, et ce n’est sans doute pas un hasard si la plus fameuse des tragédies antiques, celle qui avait la préférence d’Aristote, se donne pour héros le premier des tyrans, Oidipous-turannos, Œdipe-tyran et non Œdipe-Roi comme un contresens s’obstine à le traduire. Tyran, Œdipe n’est certes pas le Roi, mais au contraire l’ennemi le plus acharné du Roi, son père inconnu, Laïos, qui règne avec le concours du prêtre d’Apollon, Tirésias, et en complicité avec le monstre sacré qui pose aux étrangers, aux hôtes de passage, des énigmes mortelles. Dans le terrible destin d’Œdipe, Athènes reconnaissait l’allégorie de sa propre histoire. L’institution de la liberté politique, c'est-à-dire de la conquête de l’autonomie du peuple se gouvernant lui-même, commence nécessairement par un parricide, le meurtre de l’ancien pasteur divin qui veillait sur son troupeau humain comme un père sur ses enfants. Le parricide tragique n’est pas psychanalytique, comme les Modernes ont voulu le croire, il est politique : sans l’audace d’Œdipe, qui précipite les Sphinx dans l’abîme et tue le roi Laïos, les Athéniens seraient demeurés craintivement sous le joug du roi sacerdotal, sans jamais oser la liberté. Politique est encore l’inceste : Œdipe prostitue la souveraineté royale, la fonction sacrée du commandement, dans les vociférations de l’assemblée du peuple, il livre la royauté aux suffrages du plus grand nombre. Car ce n’est pas avec Jocaste que Œdipe consomme l’inceste, c’est avec Thèbes qu’il invoque précisément, dans la tragédie de Sophocle, comme un enfant appelle sa mère, tant il est vrai que la cité est la vraie mère des Grecs, et plus que les femmes qui les ont enfantés. Quant à l’énigme du Sphinx, complice lui aussi du parti des prêtres, elle ne faisait que dissimuler, par quelque mythe mensonger ou légende dorée, la nudité originelle de notre condition : les prophètes qui parlent pour les dieux endorment les hommes en leur racontant qu’ils ont été façonnés à l’image des dieux, alors qu’en vérité ils ne sont que de misérables créatures qui rampent sur la terre, tantôt quatre, tantôt deux, tantôt trois pieds. Oidipous, « l’homme aux pieds enflés », ne définit pas les hommes par la tête, qui s’élève vers le ciel, mais par les pieds, qui marchent sur la terre. En précipitant les dieux dans l’abîme, il révèle aux hommes l’horreur de leur condition. A cet instant, disparaissent les idoles, se dissipent les  anciens mythes, et commence la pensée. Au Sphinx égyptien, personnification de l’énigme éternelle, gros matou couché et sommeillant, « symbole du symbole » selon la formule de Hegel, succède le Sphinx des Naxiens, à Delphes, dressé sur ses pattes de devant, les yeux grand ouverts, dialoguant avec le jeune insolent lui fait face, et qui entreprend de résoudre l’énigme. La dialectique éveille et met en marche l’inconnu, non plus le monstre qui se dresse au seuil du désert, mais le répondant de l’esprit qui se lance à la recherche de la vérité. Le Sphinx terrifiant de l’ancien temps, qui frappait de terreur et de mutisme l’audacieux qui croisait son regard, disparaît dans l’abîme, et se métamorphose en une torpille qui entraîne dans son sillage l’esprit entreprenant que brûle la volonté de savoir.
            C’est avec la tyrannie, puis avec la démocratie, qui s’efforce de la contenir dans une juste mesure, c'est-à-dire avec le projet de la liberté et de l’autonomie, que commence non seulement l’histoire politique (que le religieux refoulait dans les temps anciens), mais aussi l’histoire de la philosophie elle-même, c'est-à-dire le questionnement de la pensée, l’homme désormais s’étonnant de sa propre condition, de sa misère, de son dénuement. Œdipe le parricide est ainsi le fondateur de la cité moderne. Certes, Platon n’est pas un partisan de la tyrannie, lui qui ne fonde la légitimité de toute constitution que sur l’assentiment de tous les citoyens ; il n’est pas davantage un partisan de la démocratie qui, livrant – prostituant selon le mythe d’Œdipe tyran – la responsabilité du gouvernement aux suffrages du plus grand nombre, que les habiles orateurs savent manipuler à leur gré. Mais il sait, en bon fils d’Œdipe, que la conquête de l’autonomie passe par le parricide et doit assumer l’inquiétude du non-savoir. Dans le grand dialogue intitulé Le Sophiste, l’Etranger d’Elée, qui s’est assez mystérieusement substitué à Socrate dans le rôle du questionneur, ou de l’accoucheur, affime que, pour que commence la philosophie, il faut commettre une sorte de parricide, en l’occurrence à l’égard de Parménide, le premier penseur qui fit de la vérité une idole immortelle, et de l’opinion une apparence toujours changeante. Opinion trop tranchée, qui fait de la vérité une nouvelle divinité devant laquelle il faut se prosterner, et non ce qu’elle est selon Socrate et Platon, un gibier ironique qui ne se laisse prendre qu’en échappant à la prise, et qu’il faut toujours chasser, mais nullement vénérer comme une figure immobile et sacrée. Le but du Sophiste, sans doute le dialogue le plus complexe et le plus riche de Platon, est d’arracher la vérité à l’immobilité et à l’impassibilité de la divinité, et de l’inscrire dans le mouvement dialectique, dans lequel la négation, ou plutôt la négativité, joue un rôle positif et, à l’image de Socrate lui-même, inquiète et aiguillonne toujours, par le travail de l’aporie, la fatigue de l’esprit tenté de se reposer dans ses certitudes. Ce qui, dans le langage de Platon, revient à accorder de l’Etre au Non-Etre, ou bien de la positivité à la négation, ou plutôt à la négation de la négation qui détruit le confort de l’opinion et ouvre la voie de la recherche : « J’ai une prière plus pressante à t’adresser, dit l’Etranger à Théétète : ne me regarde pas comme une sorte de parricide. Car il nous faudra nécessairement, pour nous défendre, mettre à la question la thèse de notre père Parménide, et prouver par la force de nos arguments que le Non-Etre est sous certains rapports, et que l’Etre, de son côté, n’est pas en quelque manière » (Sophiste, 241d). La cité philosophique partage avec Œdipe le vertige du parricide, comme elle partage avec l’histoire de la cité le risque et l’insolence qui l’affranchissent de toute autorité incontestée, héritage de la tradition ou de la coutume. Elle reconnaît aussi en la cité son origine maternelle, non toutefois la cité extérieure dans laquelle le sort nous a fait naître, mais la cité intérieure et spéculative au sein de laquelle l’homme enseigne l’homme, les âmes se fécondant mutuellement dans la recherche de la vérité. Ne dit-on pas du logos, ce miroir de la pensée en lequel se rassemblent et se recueillent (legein) les membres d’une même cité, qu’il est la langue « maternelle » ? Et c’est peut-être parce qu’il n’y a pas d’autre cité légitime que la cité enseignante que Platon, dans La République du moins (il ne reprendra pas cette thèse dans Les Lois), souhaite détruire le cadre traditionnel de la famille, les enfants étant éduqués par la cité, non par leurs parents biologiques qu’ils ne doivent pas connaître (République V, 457 d), mais par la communauté elle-même, hommes, femmes et enfants étant également confondus dans une même réciprocité (République VIII, 543 a). On peut dire en ce sens que la fondation platonicienne de la philosophie est une sorte de transposition, de l’histoire politique à celle de l’esprit, de la conquête du pouvoir à la conduite de la spéculation, de la fondation de la cité à celle de la communauté enseignante. Ce qui revient à dire que le projet philosophique n’aurait jamais sans doute été formulé si les hommes n’avaient entrepris de se rendre autonomes, repoussant, par un acte originaire et blasphématoire, toute autorité sacrée, que ce soit celle des dieux, ou celle des prêtres qui parlent en leur nom, comme celle des rois qui sont les descendants des dieux. Cela ne signifie pourtant pas, comme nous l’avons déjà précisé, que Platon soit un partisan de la démocratie, et moins encore de la tyrannie : la cité philosophique ne reconnaît d’autre maître que la loi établie par la recherche rationnelle et l’examen dialectique, loi que nul ne saurait prescrire, mais qui naît progressivement, par l’échange maïeutique, de l’examen dialectique, comme une juste mesure qui trouve par elle-même le niveau de son équilibre, une mesure qui est mesure d’elle-même, à l’instar de la raison qui l’enfante, la raison qui ne connaît d’autre autorité qu’elle-même.
            C'est peut-être la raison pour laquelle, avec la philosophie, la pensée pour la première fois s’étonne d’elle-même, se met en abîme et se pense elle-même, selon l’impératif de la réflexion apollinienne. La pensée est en effet, avec la parole qui la féconde, le propre de l’homme – comme le dit Aristote (Politique I), les animaux ont une voix (phônê) qui exprime les passions, mais ils n’ont pas la parole (logos) qui est à elle-même sa propre mesure et juge souverainement. L’homme nouveau, soudain dépouillé des ornements divers dont les mythes et les catéchismes l’avaient affublé, se découvre soudain nu, vagabond qui marche sur la terre, piéton multipode, monstre incompréhensible qui a quatre pieds le matin, deux l’après-midi et trois le soir. Il fallait que le Sphinx – l’idole à laquelle on consacrait des sacrifices humains, soit précipitée dans l’abîme, pour que l’homme devienne pour lui-même un sujet d’étonnement, et l’on sait que pour Platon, c’est toujours avec l’étonnement que commence la philosophie : « C’est la vraie marque d’un philosophe, dit Socrate à Théétète, que le sentiment d’étonnement que tu éprouves. La philosophie ne effet n’a pas d’autre origine, et celui qui a fait d’Iris la fille de Thaumas n’a pas d’autre origine » (Théétète, 155d). Pour que la pensée se pense elle-même, il fallait en effet la révélation œdipienne, sans laquelle l’homme n’aurait jamais été pour l’homme l’objet du plus grand étonnement. Cette misère paradoxale des hommes, dont la pauvreté originelle est la condition d’un enrichissement illimité – n’étant rien par lui-même, lui seul est exposé à devenir tout – Platon en rend compte par un mythe magnifique qu’il met, de façon plutôt énigmatique, dans la bouche du plus grand des sophistes, celui que la tradition sophistique reconnaît comme son père : Protagoras. Dans le dialogue qui porte son nom, à la question « la vertu peut-elle être enseignée ? » – ce qui revient à demander quel est le maître qui peut prétendre enseigner la vertu – Protagoras répond par un mythe, qui a valeur d’allégorie philosophique. « Il fut un temps, commence-t-il, où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles » (320c). Il convient en effet que les dieux immortels précèdent les mortels que nous sommes. Vint un moment, on ne sait pourquoi (« Quand le temps assigné par le destin à leur création fut venu… etc. »), où les dieux décidèrent de façonner, « dans les entrailles de la terre », des vivants mortels, animaux et hommes. C’est ainsi que Prométhée sculpta les hommes dans la glaise (Prométhée – le Prévoyant – est un titan qui a gagné l’immortalité en la recevant du centaure Chiron, qu’une flèche d’Héraklès faisait atrocement souffrir, et qui pour cette raison souhaitait mourir), puis confia à son frère Epiméthée – l’Etourdi, celui qui sait trop tard – le soin de distribuer les attributs divers que les dieux avaient amassés dans une jarre comme autant de dots pour les mortels. C’est ainsi qu’Epiméthée donna le courage au lion, la ruse au renard, la vue impeccable à l’aigle, la griffe à l’ours, le sabot au cheval, le croc au loup et l’aile à l’oiseau. Mais quand il parvint à l’homme, il avait épuisé son stock, et fut bien contraint de laisser ce chétif animal sans qualité, « nu, sans chaussures, ni couvertures, ni armes » (321c). Prométhée prit alors pitié de ce déshérité, et pour lui venir en aide, vola à Héphaïstos le feu de la forge, et à Athéna tisserande les arts en général et la technique du tissage en particulier. C’est ainsi que l’homme, ce singe nu, put du moins se réchauffer aux flammes du feu et se vêtir du tissu qu’il savait lui-même tisser. L’homme put alors surmonter son mauvais sort « à cause – dit curieusement Protagoras, qui passait pour athée auprès des anciens Grecs – de son affinité avec les dieux, il crut à leur existence, privilège qu’il a seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des autels et des statues » (322a) ; mais il dut aussi son salut à ses propres forces, la science que lui avaient donnée Héphaïstos et Athéna lui permettant « d’articuler la voix et de former les noms des choses, d’inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits, et de tirer les aliments du sol » (ibid.). Cependant, il fallait encore se défendre contre les bêtes sauvages, et le mieux pour cela fut de se rassembler dans les premières cités. C’est alors que les hommes éprouvèrent cruellement le manque de l’art politique, que les dieux n’avaient pas daigné encore lui donner : se haïssant les uns les autres, ils se détruisirent mutuellement, et la race humaine aurait été en péril de disparaître si Zeus, prenant à nouveau pitié des hommes, n’avait envoyé Hermès – le dieu de l’échange, de la parole persuasive et du commerce – pour leur enseigner la pudeur (aidôs, le respect, le sentiment de l’honneur) et la justice (dikê), sans lesquels il ne saurait y avoir de lien d’amitié entre les hommes (322c). Ces vertus politiques, ajoute Protagoras, ont été également réparties entre tous les hommes, chacun étant appelé, dans la cité où le destin l’a placé, à prendre sa part de responsabilité dans les affaires politiques. Par ce mythe, Protagoras entend enseigner que les hommes, du fait même de leur misère originelle, ont vocation d’autonomie, et que l’homme enseigne l’homme dans le débat démocratique qui vise à l’institution d’une opinion commune, une convention admise par tous sur laquelle il devient possible de fonder la cité. Platon, de son côté, commence également la philosophie par l’étonnement de l’homme devant sa propre condition, dépourvue de nature comme de qualités innées. Il fait encore, comme Protagoras, de cet étonnement le père de la philosophie, c'est-à-dire de la réminiscence dont Iris est l’allégorie, c'est-à-dire de la pensée s’élevant à la conscience de sa propre fécondité. Mais à l’inverse du sophiste, il refuse de fonder la communauté politique sur le seul critère de l’opinion, qui n’est qu’une convention partagée, et entreprend de la fonder en vérité, c'est-à-dire sur une connaissance véritable dialectiquement construite, ce qui revient à identifier la communauté politique à la communauté enseignante, et de substituer,  à la convention qui règle la constitution, le progrès de la connaissance rationnelle, toujours remis en question et non figé dans l’arbitraire d’un pacte qui mettrait fin à toute discussion. Aux yeux de Platon, seule la cité philosophique est capable de perpétuellement se questionner elle-même, tandis que la cité sophistique demeure figée dans ses dogmes, asservie au lieu commun de l’opinion, et refoulant, en raison même de cette adhésion fondatrice, toute interrogation qui porterait sur ses fondements. Seule la cité philosophique est en mesure de se sauver en sauvant Socrate. La cité sophistique au contraire condamne Socrate à mort, et supprime ce gêneur, ce parasite, cet empêcheur de tourner en rond. C’est pourquoi Platon critique souvent le fétichisme excessif que certaines cités ont pour leur loi (3) : pour le philosophe, ce n’est pas la loi – qui n’est somme toute pour le sophiste qu’une norme de convention – qui doit être considérée comme absolue, c’est l’exigence de rationalité qui établit les lois par le progrès dialectique de la connaissance, les critique et n’hésite pas à les remplacer par de nouvelles lois. C’est ainsi que pour Platon comme pour Protagoras, l’homme est la mesure de toutes choses, parce qu’il se donne à lui-même la mesure, par l’échange et le dialogue. Mais tandis que pour le sophiste, la mesure n’est que la convention sur laquelle se fonde l’accord, pour le philosophe il n’y a de mesure véritable que celle qui se mesure elle-même, c'est-à-dire établit par elle-même sa propre nécessité en vertu de l’autonomie rationnelle de l’esprit. A la convention sur laquelle le sophiste établit le contrat social, le philosophe substitue l’activité spéculative qui développe méthodiquement l’ordre de ses raisons. Il n’y a de cité véritable que la communauté qui se voue à la progression de la connaissance, au progrès des lumières. C’est alors seulement que la philosophie sera reine.
            Bien entendu, rares sont ceux qui sont appelés à participer à la recherche scientifique, rares ceux qui seront admis à la porte de l’Académie. Pour le plus grand nombre, il faudra inventer des mythes qui tiendront lieu de vérité, et participeront, par imagination et non par raison, à la solidité du lien civil. Tel est le mythe de l’autochtonie, qui enseigne aux Athéniens qu’ils sont nés de la Terre, leur mère, fécondée par la semence d’Héphaïtos poursuivant en vain Athéna : ils croiront ainsi « qu’après avoir été entièrement formés la Terre, leur mère, les a mis au jour ; que, dès lors, ils doivent regarder la contrée qu’ils habitent comme leur mère et leur nourrice, la défendre contre qui l’attaquerait, et traiter les autres citoyens en frères, en fils de la terre comme eux » (République, III, 414de). C’est ainsi que, tandis que la cité philosophique – modèle et vérité de toute cité proprement humaine – conservera la flamme de la connaissance, la cité mythique rassemblera le plus grand nombre dans des croyances communes qui assureront la solidité du lien civil.
            C’est dans le grand dialogue du Politique, qui fait partie des œuvres de la maturité, que Platon résume sa philosophie politique. Il ouvre sur un mythe cosmique qui allégorise l’acte inaugural du parricide (268 c – 274 e). Il fut un temps, enseigne l’Etranger d’Elée, où le dieu conduisait les affaires humaines, faisant tourner du doigt dans le bon sens la sphère de la terre des hommes, suspendues à la voûte du ciel par une chaîne d’or. Alors le temps tournait à l’envers, les hommes naissaient vieillards et mouraient enfants, leur existence ne consistait qu’en une toujours plus intense infantilisation, ils naissaient de la terre au lieu de s’engendrer les uns les autres, préservés par là même de la violence des passions et du désir sexuel. Tel était l’âge d’or, pendant le règne de Kronos. Les hommes étaient alors comme des bêtes de troupeau que gardait un pasteur royal, image de l’ancien Basileus. Ils se soumettaient docilement à la volonté des dieux, et vivaient sans travail, jouissant des fruits abondants de la terre, leur mère généreuse qui leur offrait d’elle-même ses richesses. Sans doute étaient-ils heureux, du moins du bonheur stupides des bêtes, puisque leur étaient épargnés « le trouble de penser et la peine de vivre » (Tocqueville).
            Mais il vint un jour où le dieu se lassa de tourner la roue de Fortune, et abandonna la sphère terrestre à son propre mouvement. Alors, en raison de la torsion de la chaîne, la rotation de la terre s’inversa, et le temps se mit à défiler dans l’autre sens : « le pilote de l’univers, écrit Platon, lâchant, pour ainsi dire, les commandes du gouvernail, retourna s’enfermer dans son poste d’observation (periôpê), et, quant au monde, son destin et son inclination native l’emportèrent dans le sens rétrograde » (272e). A l’âge mythique, pendant lequel le dieu conduit les hommes comme le pasteur son troupeau, succède donc l’âge tragique, qui est aussi l’âge politique, pendant lequel le Dieu, devenu spectateur, se retire du monde et garde le silence. Une telle révolution, continue l’Etranger, entraîna de nombreux cataclysmes, et beaucoup de vivants périrent par ce bouleversement. Ceux qui toutefois survécurent à l’abandon du dieu apprirent l’autonomie : ils ne naissaient plus de la terre, mais s’engendraient les uns les autres, naissaient enfants, devenaient vieillards, rendus à eux-mêmes, progressant en responsabilité et se faisant désormais eux-mêmes. Certes, le secours de Prométhée, d’Héphaïstos et d’Athéna (274c ; Platon semble se souvenir de mythe qu’il avait mis lui-même dans la bouche de Protagoras) leur fut nécessaire pour surmonter leur dénuement originaire, désormais sans force ni protection, réduits à ne compter que sur eux-mêmes. Mais n’étant plus conduits par les dieux, ils durent apprendre à se conduire eux-mêmes. Cette naissance à la difficile liberté, n’est-ce pas aussi celle du délivré du livre VII, qu’on arrache de force au ventre maternel de la caverne, qu’on contraint à se lever, à marcher seul, à prendre conscience de ses forces comme de son autonomie ? L’art politique, enfant de cette révolution qui élève malgré eux les hommes à l’âge de raison, doit être comparé, continue Platon, à l’art du tissage (279a et sq). Le vêtement supplée à la nudité naturelle de l’homme abandonné du dieu, il socialise le corps de la bête humaine et marque publiquement – de même que le tatouage, ce vêtement premier et incorporé – le rang social comme la dignité politique. Pour bien tisser, il faut savoir d’abord séparer et distinguer, comme le fait le cardage, qui peigne et démêle les fibres textiles confondues dans la masse indistincte de l’écheveau ; il faut ensuite tordre le fil pour en augmenter la solidité (c’est ainsi sans doute que l’éducation travaille les âmes pour leur donner le pli et l’énergie de la citoyenneté). De ces fils distinct, ayant chacun sa tension propre, il faut alors faire un tissu homogène qui les entrelace, comme sont entrelacées, dans l’enceinte de la cité, les questions et les réponses par lesquelles, sans cesse, l’homme enseigne l’homme, à l’image de ce peplos que chaque année, lors de la fête des Panathénées, on apportait en grande procession, le long de la Voie sacrée, pour le consacrer dans son temple à la déesse tutélaire de la cité, Athéna. Le péplos (mot qui désigne généralement une étoffe tissée) est ainsi le symbole de la cohésion civile. Le tissage est bien pour un Athénien la plus haute métaphore du politique. Sur le grand métier à tisser des sociétés humaines, s’entrecroisent alors les fils de chaîne, verticaux et tendus par le poids du peson, et les fils de trame, horizontaux, plus lâches, le long desquels court la navette, comme court la parole dans la cité, qui rassemble les citoyens dans un dialogue toujours continué. Ainsi le tissu social est constitué d’un lien vertical fait de tension et d’énergie (le fil de chaîne) et d’un lien horizontal fait de souplesse et de prudence (le fil de trame). La métaphore du métier à tisser prépare ainsi la conclusion du dialogue : « Car c’est là toute la fonction de ce royal art du tissage : de ne jamais laisser le divorce s’établir entre le caractère tempéré (sôphrona) et le caractère énergique (andreia), de les ourdir ensemble, au contraire, par la communauté d’opinions, d’honneur, de gloire, par l’échange mutuel de gages… » (310 e). Ainsi l’art politique est-il l’art d’entrelacer (sumplokè : 281 a) les différences, l’art de produire un tout homogène et bien lié avec des éléments pourtant distincts. Sans doute n’y a-t-il pas de tissu plus homogène qui celui qui rassemble les partenaires dialectiques dans le progrès de la connaissance, qui est la fin suprême de la cité philosophique. Toutefois, semble dire Platon, c’est là une vocation trop haute encore pour être partagée par tous. En attendant que les cités humaines se tournent vers leur véritable destination – qui n’est ni l’expansion commerciale, ni la conquête militaire, mais la recherche spéculative et l’éveil jamais achevé à la rationalité – il faudra concéder une part aux politiques de l’irrationnel, et fabriquer des mythes pour suppléer à l’ignorance de ceux qui craignent encore de se consacrer à la seule recherche de la vérité.


NOTES

1- Par exemple Cicéron, De Legibus, II, 6, 14, pour lequel les Nomoi donnent des lois à la république esquissée dans la Politeia.

2- L’Idée fixe, « Pléiade », Œuvres, tome II, p. 275.

3- Une cité ne doit pas s’interdire de modifier ses lois ni sa constitution : République IV, 426 c ; de même qu’un médecin ne doit pas s’entêter au respect de ses anciennes ordonnances, de même le chef de gouvernement ne doit respecter les lois, non parce qu’elles sont anciennes, mais parce qu’elles sont conformes à la science du bon gouvernement : Politique, 295 c – 297 b ; il ne faut pas interdire, dans la cité, de ne rien faire contre les lois existantes, ni de promulguer de nouvelles lois : Politique, 297 de.