Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


   

Conférence prononcée devant l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen, 4/12/21
Mise en ligne :
31/12/21

 

 

 

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Pascal et l’expérience du vide : physique et métaphysique

            Je donnerai, comme il est d’usage, les références aux textes de Pascal dans l’édition des Œuvres complètes, présentées et notées par Louis Lafuma, publiée aux éditions du Seuil en 1963 (notée : L).

*****

            Vers le printemps de l’année 1640, Etienne Pascal, veuf depuis 1626 (1), fait venir à Rouen ses trois enfants – successivement Gilberte, qui a alors vingt ans, et qui épousera l’année suivante Florin Périer, de Clermont, dont est originaire la famille Pascal, Florin que nous retrouverons pour la grande expérience du puy de Dôme ; Blaise, qu’il est inutile de présenter, sur le point d’avoir dix-sept ans ; et enfin Jacqueline, alors âgée de quinze ans ; elle prendra le voile à Port-Royal douze ans plus tard, après la mort de son père qui toujours s’opposa à sa vocation religieuse. Etienne Pascal, laissant sa famille à Paris, s’était installé à Rouen, trois mois auparavant, en novembre 1639, envoyé en mission par Richelieu pour rétablir l’ordre en Basse Normandie, alors enflammée par la révolte des Nu-pieds. On reconnaît là le mélange de finesse et de cruauté qui inspire la politique du Cardinal : Etienne Pascal s’était fait malheureusement remarquer l’année précédente, en mars 1638, pour avoir été l’un des meneurs de l’émeute parisienne provoquée par l’annulation des rentes sur l’Hôtel de Ville, en lesquelles il avait placé une part non négligeable de son capital. Pour échapper à la Bastille, le père de Blaise Pascal doit se cacher pendant une année entière. Pour rentrer en grâce auprès de la Cour, il lui faudra participer activement à la brutale répression qui mit fin à la révolte des Nu-pieds, née d’une extension de la gabelle, à l’image de la révolte des rentiers de Paris, née de l’annulation de la rente (2). La guerre d’Espagne vide les caisses du Trésor Royal. Les besoins de l’Etat provoquent des désordres. Pour avoir été complice d’une insurrection, Etienne est désigné pour mater une insurrection. Il s’acquittera de sa tâche avec zèle et docilité. C’est ainsi que la main de fer du Cardinal redressait les âmes frondeuses à son obéissance.
            Toute la famille loge dans la paroisse de Sainte-Croix-Saint-Ouen, une petite église détruite en 1795 qui se trouvait à l’entrée des actuels Jardins de l’Hôtel de Ville, et non loin de la maison des Pères de l’Oratoire, où les Pascal trouveront de proches amis (3), située au carrefour de la Crosse, c'est-à-dire à l’angle de la rue Beauvoisine et de la rue de la Crosse (aujourd’hui : rue de l’Hôpital). On identifie distinctement les lieux sur le plan de Jacques Gomboust de 1655. Etienne Pascal et ses enfants habitent ce qui est de nos jours le quartier de l’Hôtel de Ville, alors lieu de résidence des magistrats et des administrateurs (4). Etienne est un homme de fort caractère, érudit, curieux des plus récentes découvertes dans les sciences et correspondant distingué de l’« Académie Mersenne », fondée par le célèbre Père Minime, et qui comptait parmi ses membres les mathématiciens Hérigone, Mydorge, Desargues, Carcavy, ainsi que le physicien Roberval (5). Le jeune Blaise, d’une remarquable précocité et qui s’était fait remarquer dans les mois qui précèdent son arrivée à Rouen par un Essai pour les Coniques inspiré de la géométrie projective de Desargues, participait aux réunions de l’Académie Mersenne. Cette Académie, avec quelques autres, annonce ce qui sera plus tard l’Académie Royale des Sciences, fondée par Colbert en 1666.
            C’est par l’entremise du Père Marin Mersenne que le monde savant, dans la France en général et dans l’Académie Mersenne de Rouen en particulier, eut connaissance d’une expérience remarquable conçue à Florence par le plus célèbre des élèves du grand Galileo Galilei : Evangelista Torricelli. Dès 1638, dans ses Discours concernant deux sciences nouvelles (Discorsi e Dimonstrazioni matematiche intorno a due scienze attenanti alla mecanica ed i movimenti locali), Galilée rapportait ce qu’il avait appris des fontainiers de Florence, que l’eau que l’on fait venir, de terrasse en terrasse pour l’agrément des jardins, en faisant le vide dans les canalisations, ne s’élève jamais, quoi qu’on fasse, au delà de dix-huit coudées, soit un peu plus de dix mètres (6). L’explication qu’en donne Galilée ne tient pas : la colonne d’eau s’élève tant qu’à la fin elle finirait par rompre sous l’effet de son propre poids, comme une corde trop tendue. Or la colonne ne rompt nullement, et c’est plus simplement l’eau qui cesse de s’élever. En 1644 (Galilée est mort deux ans auparavant), Torricelli trouve la solution de l’énigme en réalisant, pour la première fois, l’expérience cruciale qui restera au centre de la querelle du vide jusqu’à la fin du XVIIe siècle, et même au-delà : choisissant le fluide le plus lourd qu’il connaisse, le vif-argent qu’on dit aujourd’hui le « mercure », Torricelli renverse un tube de verre, long de plus d’un mètre (une « sarbatane » dans le français de l’époque), préalablement rempli de mercure, en prenant soin d’en boucher l’orifice, dans une cuve remplie du même liquide ; une fois le tube plongé dans la cuve, on libère l’orifice, et l’on constate aussitôt que le mercure baisse dans la sarbatane, oscille autour de son point d’équilibre, et se stabilise en fin de compte à une hauteur approximativement identique dans toutes les expériences et quelle que soit la forme du tube, soit environ 76 cm. Dès juin 1644, dans une lettre à son ami Michelangelo Ricci, Torricelli donne la juste interprétation du phénomène : la pression atmosphérique, qui s’exerce sur la surface du mercure déposé dans la cuve (on parle à l’époque du « poids de la colonne d’air ») équilibre exactement le poids de la colonne de mercure qui demeure suspendue dans le tube. Le système, considéré en son ensemble, est un baromètre qui mesure avec précision la densité de l’air ambiant, il forme une balance en laquelle s’équilibrent le poids de l’air et celui du mercure, une balance dont les deux plateaux portent d’une part un gaz (l’atmosphère) et de l’autre un fluide (le vif-argent). Quant au volume dégagé par la chute du liquide au sommet de la sarbatane, on est en droit de le penser vide puisqu’en le libérant, le mercure semble l’avoir dépouillé de toute matière. Mais on peut tout aussi bien supposer, avec Descartes par exemple, qu’il y demeure une « matière subtile », ou bien, comme le soutiennent les aristotéliciens, qu’un air léger s’y est insinué par les pores du verre, comme semble le démontrer le fait que la lumière traverse cet espace sans être interrompue, étant donné que le rayonnement ne saurait se propager dans un pur « rien ».
            Curieusement, c’est ce vide discuté qui retient l’attention, et non la vérité méconnue que cette expérience découvre, à savoir que l’air à un poids, que la masse atmosphérique exerce une pression sur les corps qui sont en elle plongés, tels les poissons dans la mer, et que cette pression est très exactement mesurable. Le déplacement de l’accent, de la mesure de la pression atmosphérique à l’existence du vide, peut toutefois se comprendre du fait que la physique traditionnelle répète, depuis Aristote, que si l’on pouvait ouvrir dans l’espace un vide, si petit soit-il, alors cette béance engloutirait aussitôt le cosmos tout entier, sans qu’aucune force naturelle soit en mesure de s’opposer à cet anéantissement. Ne nous hâtons pas de sourire de ces vieilles croyances : lorsque le LHC, le grand collisionneur de hadrons du CERN, a été remis en marche en 2015 après avoir été transformé en vue de la désintégration du boson de Higgs, quelques esprits mal informés, se réclamant confusément de certains travaux de Stephen Hawking, craignaient que ne se forment des mini-trous noirs, qu’on supposait capables d’avaler des quantités considérables de matière, voire la terre entière… Etienne Pascal entend parler pour la première fois de l’invention du baromètre par un ingénieur, Pierre Petit (7), de passage à Rouen à la fin de l’été 1646, qui tenait lui-même la nouvelle du Père Mersenne, esprit curieux de tout qui n’avait pu s’empêcher de se rendre à Florence dès décembre 1644 pour voir, de ses yeux voir, la désormais fameuse expérience du grand Torricelli. De retour à Paris, Mersenne avait tenté à plusieurs reprises de renouveler la démonstration par ses propres moyens, sans toutefois parvenir à ses fins, les verres se brisant sous le poids du mercure. Le jeune Pascal – il vient d’avoir vingt-et-un ans – qui venait tout juste de réaliser l’un des tout premiers calculateurs automates, la machine arithmétique dite « Pascaline », qu’il avait conçue deux ans plus tôt ; et qui venait en outre d’achever un traité sur les sections coniques assez original pour retenir plus tard l’intérêt du grand Leibniz – relève aussitôt le gant. Pour quelle raison ? Le savait-il lui-même ? En ce temps-là, les querelles de savants prolongeaient la tradition du duel, proscrite depuis le Cardinal, qui permettait aux grands seigneurs de régler, de façon sanglante, la question du point d’honneur. Sans doute est-ce la tentation du défi et le goût du pari qui entraînent Pascal en cette aventure. Un pari il est vrai lancé à la face de ce monde, qui est fini, et non sous le regard de Dieu, qui est infini, à l’image de cet autre pari qui concluait sans doute la première partie de l’Apologie de la religion chrétienne, ouvrage inachevé parvenu jusqu’à nous à l’état de fragments, publié après la mort de Pascal, par ses amis de Port-Royal, sous le titre : Pensées de Monsieur Pascal sur la religion et quelques autres sujets (1670).
            Pascal avait sur Mersenne, qui avait échoué à reproduire l’expérience sur le vide, un avantage certain. Il se trouve qu’il y avait alors à Rouen une fameuse verrerie, dont l’histoire est bien connue, bénéficiant depuis l’année 1598 d’un privilège accordé par le roi Henri IV, afin que la Cour de France soit en mesure de se procurer « verres de cristal, verres dorés, émaux et autres ouvrages » dignes de rivaliser avec les verriers de Venise (8). En cette fin d’année 1646, la verrerie de Rouen était encore la meilleure du royaume, bénéficiant en raison de son excellence d’un privilège royal à perpétuité qui lui avait été accordé en 1635. Elle se situait sur la rive gauche, non loin de l’église Saint Sever, au sud du « Pré aux Anglois », dans un assez grand enclos qu’on distingue fort bien sur le plan de Jacques Gomboust, et sur lequel on lit le nom « La Verrie » (d’autres plans de l’époque mentionnent le nom « La Verrite », parfois « La Verriere »). Il en reste quelque chose, puisque la place qui se trouve devant le Centre Commercial de Saint-Sever se nomme encore aujourd’hui « place de la Verrerie ». Pascal disposait là d’une base remarquable pour lancer sa croisade en faveur du vide. Mersenne avait échoué dans sa tentative faute d’avoir pu disposer de tubes de verre assez robustes pour résister à la pression de la colonne de mercure. Pascal met la barre plus haut, puisqu’il entreprend de fabriquer son baromètre, non pas avec du mercure, mais avec de l’eau, ce qui nécessite des tubes de verre d’une longueur supérieure à dix mètres. Pascal prétend même avoir réalisé un siphon « scalène » (en forme de V renversé) dont la plus grande « jambe » était de 50 pieds (environ 16 m.) et la plus petite de 45 pieds (environ 14 m. ½) ! A dire vrai, qu’il ait pu tenir une telle gageure a semblé peu vraisemblable aux yeux de quelques historiens, dont le plus fameux, Alexandre Koyré, n’a pas hésité à conclure que Pascal ne nous a pas donné le récit exact des expériences qu’il prétend avoir faites, en vérité expériences imaginaires ou expériences de pensée, ce qui était alors courant dans le domaine de la philosophie naturelle (9). Pourtant, nombreux sont ceux qui assistèrent à l’exploit, et leurs témoignages concordants suffisent à authentifier les prétentions du jeune Blaise (10). Une brillante série d’expériences fut réalisée, aux mois de janvier et février 1647 selon le témoignage de Roberval, dans le pré qui jouxtait la Verrerie de la veuve Girard, près de l’église Saint Sever (11). Les longs tubes de verre (qui n’étaient certainement pas faits d’une seule pièce, mais composés de courts segments abouchés les uns aux autres) sont attachés à des mats de navire qui seront renversés de haut en bas – opération fort délicate – pour être plongés dans la cuve dans laquelle se précipitera, une fois débouchée l’extrémité du tube, une partie de l’eau qu’il contient. Le récit de ces expériences nous est rapporté fin septembre 1647 par le grand physicien, ami de la famille Pascal, Gilles Personne de Roberval (12), puis le 8 octobre suivant (soit neuf mois après l’expérience effective), par Pascal lui-même, dans un petit livret qui relate avec précision huit « expériences nouvelles » (13), quelques-unes fort délicates, et en tire un certain nombre de « propositions » et de « maximes » destinées à démontrer que « le vide n’est pas une chose impossible dans la nature » (14), que « l’horreur du vide » qu’on attribue à la nature est « limitée » et ne dépasse pas les trente et un pieds, enfin que « l’espace vide en apparence [dégagé au sommet du tube après son renversement] n’est rempli d’aucune des matières qui sont connues dans la nature, et qui tombent sous aucun des sens » (15). Nulle part n’est fait mention de Torricelli – que Pascal reconnaît pour être l’inventeur, dans la correspondance toutefois, non dans les textes publiés – nulle part non plus n’est montrée l’égalité des poids de la « colonne d’air » et de la « colonne d’eau ». Seule intéresse Pascal la question du vide et de l’horreur prétendue qu’il inspire à la nature, selon la tradition aristotélicienne qui dominait à l’époque dans les milieux savants. Ce petit texte provoque une grande émotion dans le monde lettré, dont le fruit le plus savoureux est sans doute la correspondance que Pascal eut avec le recteur du Collège de Clermont, le Père jésuite Etienne Noël, pléniste adversaire des vacuistes, que le génie sarcastique de celui qui sera l’auteur des Provinciales excelle à transformer – en vérité bien injustement – en un personnage de farce (16).
            Le second acte, tout aussi retentissant, de la polémique du vide dont Pascal fut en France l’initiateur sera l’expédition conduite par Florin Périer, beau-frère de Pascal et époux de sa sœur Gilberte, tout désigné, en sa qualité de Clermontois, pour emporter les tubes de mercure jusqu’au sommet voisin du puy de Dôme (1465 m.) (17). Florin, d’un naturel obligeant, exaucera le souhait de Pascal – l’ascension, avec le lourd matériel barométrique, n’était pas de tout repos – constatant que la colonne de mercure baisse avec l’altitude en proportion de la pression atmosphérique (comme baisse la pression au fur et à mesure que le plongeur remonte vers la surface) et, dans l’esprit de Pascal du moins, apportant ainsi une confirmation définitive à la réalité du vide : « Car, pour ouvrir franchement ma pensée, écrit Pascal dans la feuille de route qu’il adresse à Florin, j’ai peine à croire que la nature, qui n’est point animée, ni sensible, soit susceptible d’horreur, puisque les passions supposent une âme capable de les ressentir, et j’incline bien plus à imputer tous ces effets à la pesanteur et pression de l’air, parce que je ne les considère que comme des cas particuliers d’une proposition universelle de l’équilibre des liqueurs » (18). Des Premières expériences touchant le vide (octobre 1647) au Récit de la grande expérience de l’équilibre des liqueurs (automne 1648), l’interprétation n’est plus la même : dans le premier texte, qui décrit les expériences imaginées et réalisées par Pascal dans la cour de la Verrerie Saint-Sever, il s’agit de montrer que la nature n’a aucunement horreur du vide ; dans le second texte, il s’agit de démontrer « l’équilibre des liqueurs », c'est-à-dire la balance barométrique de la colonne d’air – la liqueur la plus subtile – et de la colonne de mercure – la liqueur la plus pesante. Rappelons que, ni dans l’un ni dans l’autre de ces deux écrits, Pascal ne cite le nom du premier inventeur, Torricelli, qui avait conçu, réussi et interprété l’expérience cruciale dès l’été 1644. Omission qui lui sera sévèrement reprochée. Pascal souhaite alors conclure ce qui n’est somme toute qu’un épisode dans sa courte vie par un grand Traité du Vide, annoncé dès le premier procès-verbal des expériences rouennaises, et dont la rédaction ne commence, selon Jean Mesnard, que quatre ans plus tard, vers 1651 (année de la mort du père, le 24 septembre), et qui demeure inachevée, Pascal se détournant définitivement de cette étude vers 1654, sans doute en raison de la fulgurante conversion dont le texte intitulé « le Mémorial » conserve la trace (23 novembre 1654). Nous ne possédons de ce grand Traité que deux fragments posthumes, publiés en 1663 (Pascal meurt au mois d’août 1662), un Traité de l’équilibre des liqueurs et un Traité de la pesanteur de la masse de l’air (19). On y trouve une théorie désormais unifiée et cohérente qui résume les recherches de Pascal sur le vide, le premier traité portant sur « l’équilibre des liqueurs » (qu’il faut comprendre au sens de « liquides », ou de « fluides »), qui concerne la balance barométrique, et le second sur « la pesanteur de l’air », qui concerne la pression atmosphérique, les deux n’en faisant qu’un dans la théorie générale d’une physique du Vide.

            Tels sont les faits, grossièrement évoqués. Je souhaiterais maintenant en proposer, ou plutôt en esquisser, une double interprétation. La première, anthropologique, concerne l’homme, ou plutôt ce que Montaigne nommait « la nihilité de l’humaine condition », et Pascal, plus sobrement, « la misère de l’homme » ; la seconde, physique, concerne le monde, cette « nature » à laquelle l’ancienne physique attribuait des passions, désirs et sympathies (le feu tend vers le haut, la terre vers le bas), ou dégoûts et antipathies (horror vacui), passions imaginaires dont la physique mathématique fait l’économie par le procès-verbal objectif des données de l’expérience. L’interprétation anthropologique réfléchit une angoisse qui prend sa source au cœur de notre subjectivité ; l’interprétation physique établit la vérité des faits, dans la lumière de l’objectivité. L’une à l’autre attachées, ces deux analyses – sur le néant de l’homme comme sur l’indifférence du monde – composent une nouvelle métaphysique, la métaphysique d’une modernité qui, pour une grande part, est encore la nôtre, métaphysique du Salut pour ce qui concerne l’homme (métaphysique qui, selon Pascal, ne trouve son véritable sens qu’en se faisant théologie), et métaphysique de la facticité (qualité propre à ce qui n’est qu’en fait, non en droit ni en raison) pour ce qui concerne le monde.

            Considérons en premier lieu ce que les expériences sur le vide nous apprennent de la condition des hommes. Elles ont mis en lumière qu’on ne saurait attribuer à la nature une quelconque horreur du vide, et que si l’eau monte dans les canalisations, ce n’est pas parce que la nature s’empresse de combler une vacuité qui lui serait odieuse, mais plus simplement par un effet de balance, ou « équilibre des liqueurs », l’élévation de l’eau (ou du mercure, ou de tout autre fluide) venant équilibrer la pression atmosphérique qui s’exerce sur la surface du liquide laissée à l’air libre. C’est ici que le génie de Pascal intervient pour renverser les termes du problème : si la nature, interroge-t-il, n’a pas horreur du vide, comme la science a su le démontrer, d’où vient alors que tous les hommes, pendant tant de siècles, ont imaginé qu’elle en avait horreur ? Pourquoi l’esprit s’est-il acharné pendant si longtemps à insinuer l’horreur dans l’impassibilité des phénomènes, la dramaturgie de la passion dans la neutralité des faits ? Pourquoi s’être obstiné dans une erreur qui nous paraît aujourd’hui tout à fait absurde ? Ce n’est pas dans le silence des choses que nous trouvons l’horreur et l’effroi, mais bien dans le secret de notre cœur. C’est donc pour ne pas avoir à connaître l’horreur d’un autre vide, l’angoisse d’un néant qui nous tenaille au plus intime de nous-mêmes, que nous projetons cette horreur au dehors de nous-mêmes, l’attribuant à la nature pour ne pas avoir à la trouver en notre intériorité. Ce n’est pas le vif-argent, c’est l’homme, c’est la créature qui s’est « révoltée », depuis le péché, de son créateur, qui a horreur du vide qu’elle ressent au plus profond d’elle-même. L’abîme est en nous, le vide est notre affaire, non celle de la nature, et c’est notre chute, notre dépression dans ce néant intérieur qui nous épouvante et nous rend comme fous : « Qu’y a-t-il de plus absurde de dire que des corps inanimés ont des passions, des craintes, des horreurs ? Que des corps insensibles, sans vie, et même incapables de vie, aient des passions, qui présupposent au moins une âme sensitive pour les recevoir ? De plus, que l’objet de cette horreur fût le vide ? Qu’y a-t-il dans le vide qui leur puisse faire peur ? » (L 958).
            Il faut le reconnaître, la question est pertinente : nous avons ordinairement peur de quelque chose, d’un danger singulier, déterminé, qui nous menace actuellement ; comment pourrions-nous avoir peur de « rien », comment le « rien » du vide pourrait-il devenir à nos yeux quelque chose, un objet d’épouvante et de fascination ? Pascal touche juste, qui vise au cœur de l’humaine condition. Il sait, bien avant Freud qui fera de la névrose d’angoisse le tronc commun de toutes les névroses, que l’angoisse n’est pas la peur. Car si la peur a un objet, l’angoisse est sans objet repérable, incapable qu’elle est d’identifier la menace diffuse qui pèse obscurément sur elle, toujours imminente mais jamais présente. Les enfants le savent, qui ont peur, plus encore que des monstres préhistoriques ou des dragons fantastiques, de ce qu’ils appellent « le noir », dans lequel, précisément, on ne distingue plus « rien ». L’animal ne se sait mortel qu’en présence du danger, débusqué par le chasseur ; mais l’homme se sait mourant depuis le jour de sa naissance, son cœur – non sa raison – connaît le bourreau qui le supplicie insidieusement : le Temps en lequel s’écoule et se liquide notre existence tout entière. « C’est une chose horrible, constate Pascal, de sentir s’écouler tout ce qu’on possède » (L 757), « horrible », c'est-à-dire digne d’horreur, horreur de ce vide en lequel se liquéfie et se dissout tout ce que nous sommes, « tout ce qu’on possède », le corps en ses douleurs comme l’âme en ses ennuis. L’Ennui, un mot qui avait au XVIIe siècle une intensité qui s’est affadie avec le temps (20), et en lequel il faut reconnaître ce que nous nommons aujourd’hui l’angoisse – Pascal ne craint pas d’écrire, dans un fragment célèbre des Pensées, du tourment du crucifié : « Jésus dans l’ennui » (L 919) – l’Ennui est selon Pascal la passion originelle dont toutes les autres sont issues. A tel point qu’il n’est pas impossible de penser que toutes les « passions », qui font autant de masques sur la scène de la comédie – l’amoureux, le vaniteux, le jaloux, l’avare, le faux dévot ou le malade imaginaire – ne sont que des rôles de composition qui n’ont de sens qu’à refouler la passion mère, la seule authentique, la passion du néant qui secrètement nous dévore. L’Ennui est en effet, comme l’angoisse, une passion paradoxale, puisqu’elle est incapable d’identifier distinctement son objet. C’est une chose d’avoir des ennuis, rencontrer des obstacles définis qui nous font nous affairer, élaborer des stratégies, et nous connaissons bien ceux qui font les importants pour être accablés par le poids des affaires : qu’on leur ôte cette charge, ils tomberont, désœuvrés, dans une profonde dépression. « Otez leur divertissement, écrit Pascal, vous les verrez se sécher d’ennui ; ils sentent alors leur néant sans le connaître » (L 36) ; mais c’est une tout autre affaire d’être livré au supplice de l’Ennui, dont nous ignorons la cause, comme le savent si bien les enfants qui disent s’ennuyer non pour telle ou telle raison déterminée, mais plus simplement parce qu’ils « ne savent pas quoi faire ». Car il n’est nul besoin d’une cause particulière pour provoquer en nous la dépression de l’ennui : il nous suffit de rentrer en nous-mêmes. « Ainsi, conclut Pascal, l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui, par l’état propre de sa complexion. Et il est si vain, qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose, comme un billard ou une balle qu’on pousse, suffisent pour le divertir » (L 136). Ce ne sont pas les obstacles que nous rencontrons dans le monde qui font naître en nous cette « horreur du vide » qui nous mine secrètement, c’est en notre nature même qu’elle prend racine. Pascal nous met en garde : « Quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin » (L 136). Nous sécrétons nous-mêmes le poison qui nous crucifie. Le divertissement, qui est une manœuvre désespérée de diversion pour échapper à l’abîme en se fixant sur l’objet du désir, est un vain remède puisque l’objet que nous poursuivons n’est qu’un leurre que nous imaginons à seule fin d’occulter notre néant véritable. Pascal nous met en garde : « Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir » (L 166). C’est ainsi que par une sorte de fuite en avant, en voulant nous garder du vide, nous nous y précipitons la tête la première. Ce pourquoi le vide nous fait à juste titre horreur. Il n’a pas échappé à la terrible sagacité de Pascal que cette stratégie du divertissement n’est pas sans rapport avec celle à laquelle nous avons recours pour lutter contre le vertige (21) : nous nous efforçons de fixer sur la paroi un accident qui accroche le regard, un relief qui peut l’arrêter, bref « quelque chose », un cran d’arrêt qui nous sauve imaginairement de la glissade dans le néant. Aussi le gouffre béant, sans le moindre repère, qui s’ouvre en surplomb sous nos pas, est-il le plus vertigineux des gouffres. Non parce que nous ne voulons pas y tomber, mais bien au contraire parce que nous sentons l’irrésistible attraction qui nous entraîne malgré nous vers ce néant qui nous ressemble. Ce pourquoi la sagesse du monde prend garde de placer au bord de l’abîme ce qu’à l’époque de Pascal on nommait déjà des « garde foux » (22). L’horreur du vide serait en l’homme moins intense s’il ne ressentait une démente et horrible sympathie entre les deux abîmes, l’un, extérieur, qui nous fait courir le péril d’une chute mortelle, et l’autre, intérieur, celui de l’ennui qui met la mort dans l’âme que le seul Temps angoisse. S’il en est bien ainsi, si le vertige n’est pas la peur de la chute mais à l’inverse la terrible attraction que le vide exerce sur notre imagination, alors nous n’y échapperons pas, quelle que soit l’horreur qu’il nous inspire, et alors même que notre sécurité est assurée. Quand il emprunte cette pensée à Montaigne, qui avait déjà médité la tentation du vertige (23) comme la nausée du mal de mer (24), Pascal lui donne une dimension métaphysique : « Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer » (L 44). C’est le cœur, non la raison qui ici ne peut rien, qui sent en lui le vide qui fait perdre l’équilibre. Il n’y a pourtant pas de danger, puisque la planche est « plus large qu’il ne faut » : posée sur le sol, un enfant même y marcherait droit et sans hésitation ; mais élevée au-dessus du gouffre, toute la sagesse du monde ne saurait nous préserver de la tentation du néant. « Pâlir et suer » sont les marques de l’agonie. L’horreur du vide nous invite à la pensée de la mort. Mais, parce qu’elle nous fait horreur, nous nous en déchargeons sur le compte de la nature.

            Telle est la leçon que le vide nous enseigne sur la misère de notre condition. Après cette interprétation anthropologique de l’horror vacui, il nous faut maintenant considérer son interprétation physique. Qu’en est-il de la nature elle-même, une fois qu’on l’a dépouillée des passions que nous projetons indûment sur elle ? L’ancienne physique, qui n’était qu’une anthropologie inconsciente, parlait en vérité de l’homme et de sa condition ; la nouvelle physique nous apprend à voir le monde avec d’autres yeux, et les expériences sur le vide, comme a su le deviner aussitôt Pascal, vont jouer un rôle crucial dans cette rupture. La passion déstabilise, elle nous incline du côté de la chute. La nature, telle que l’interprète la physique mathématique dont Galilée est le promoteur, est à l’inverse d’une remarquable stabilité. S’il y a mouvement dans la nature, c’est toujours un mouvement soumis au principe de répétition, orbe des astres ou rythme des marées, comme une curieuse pensée de Pascal semble l’indiquer : « La nature agit par progrès. Itus et reditus, elle passe et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que jamais, etc. Le flux de la mer se fait ainsi, le soleil semble marcher ainsi » (L771). Tel le mercure déstabilisé par l’ouverture du tube plongé dans la cuve, le mouvement naturel oscille autour d’un centre de gravité sur lequel il finit par s’immobiliser. Et si le mouvement se prolonge, c’est qu’il est perpétuel, à l’image des astres qui parcourent inlassablement la même orbite. La nature tend vers l’équilibre. Elle ne penche ni d’un côté ni de l’autre, elle n’aime ni ne hait le vide, elle est d’une extrême indifférence, tout lui est égal comme sont égaux, sur les deux plateaux, les poids qui se font contrepoids, à l’image d’une somme dont le total serait nul : « Puisque j’ai montré, écrit Pascal dans la conclusion de son Traité du vide, qu’elle [la nature] ne fait aucune chose pour fuir le vide, il s’ensuit qu’elle ne l’abhorre pas ; car, pour suivre la même figure, on dit d’un homme qu’une chose lui est indifférente, quand on ne remarque jamais en aucune de ses actions aucun mouvement de désir ou d’aversion pour cette chose, on doit aussi dire de la nature qu’elle a une extrême indifférence pour le vide, puisqu’on ne voit jamais qu’elle fasse aucune chose, ni pour le chercher, ni pour l’éviter » (L, p. 256). Tandis que le néant métaphysique exerce sur le cœur de la créature une attraction mortelle, le vide physique n’est que l’effet mécanique et neutre, d’une extrême indifférence, de l’équilibre des liqueurs.
            Dans son Traité sur l’équilibre des liqueurs, Pascal écrit, du poids de l’air et de celui du vif-argent, que « ces efforts contraires se contre-balancent », de la balance barométrique, que les poids « se contrepèsent », et de la cuve contenant le fluide en lequel est plongé le tube, qu’elle est un « bassin de balance » (25). Le paradigme de la nouvelle physique est la balance, et Gilles de Roberval, le physicien qui fut toujours le plus proche de la famille Pascal, est fameux pour avoir inventé une balance remarquable, dont les plateaux demeurent invariablement horizontaux quelle que soit l’inclinaison du fléau, et qui conserve son autonomie en quelque lieu ou position qu’on la place. C’est en 1644 que le même Roberval publie un petit ouvrage Sur le système du monde d’Aristarque de Samos (26), qu’il donne – mais personne ne sera dupe – pour un texte antique qu’il attribue au seul astronome de l’antiquité qui fut partisan de l’héliocentrisme (27), faisant ainsi passer sa cosmologie copernicienne sous l’autorité des Anciens. Roberval imagine un univers plongé dans un fluide subtil en lequel se répand la chaleur du soleil, les corps célestes s’élevant quand le milieu qui les baigne est dilaté et raréfié par le rayonnement solaire, et s’abaissant quand ils s’éloignent de l’astre et que se refroidit et se condense le fluide répandu dans l’univers. Quant à la matière céleste, elle est soumise à une loi d’attraction qui la contracte autour de son centre de gravité, ce qui rend compte de la forme toujours parfaitement sphérique des planètes. Cette même force attractive rassemble alors les planètes, chacune selon son assiette propre, autour d’un soleil qui occupe le centre, les emportant d’un mouvement uniforme et continu le long de l’orbe qui les équilibre, en un mouvement perpétuel qui fait de cette machinerie cosmique un assemblage toujours mouvant et pourtant invariable. Cosmologie de l’immobile, équilibre hydrostatique, à l’image d’un ordre monarchique que rien ne doit troubler, et dont le roi Soleil est le centre. C’est là ce qu’on nomme très exactement un « système », mot nouveau qui apparaît pour la première fois en français chez Descartes en 1633 (28), et qu’il emprunte au grand ouvrage de Galilée, le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, publié l’année précédente. Le « système » de l’univers est ainsi une immense et complexe balance, composée de tous les corps célestes, et dont le mouvement se stabilise sur sa position d’équilibre, quand le centre de gravité est à son point le plus bas. La physique de Pascal, de Roberval, de Descartes – mais non de Galilée, qui voit plus loin, et pressent la mathématique des indivisibles – est une Statique, physique des machines simples (toutes se résument à la théorie du levier, dont la balance est l’exacte démonstration) et des forces mortes (qui annulent mutuellement l’accélération par l’inertie de l’équilibre). A l’agitation des hommes en proie aux passions s’oppose une nature impassible, automate sans âme qui réitère toujours le même manège, sans commencement ni fin, sans queue ni tête, et dont le radotage est dénué de toute signification.
            Le cosmos des anciens était ordre et beauté, et la musique des sphères en réglait l’harmonie. L’univers des modernes, inexpressif et mécanique, n’a plus rien à nous dire. Dans le cosmos médiéval, par les multiples correspondances qui unissent la création à la créature, la majesté de l’univers à la dignité de l’homme, le macrocosme au microcosme, l’homme, qui a été façonné à la semblance de Dieu, est chez lui, logé au centre d’un monde qui, de multiples façons, lui correspond. Dans l’univers des modernes, l’homme est à l’inverse un étranger qui ne s’y reconnaît plus, qui ne se retrouve pas dans une immensité qui lui est incommensurable, avec laquelle il n’a plus de mesure commune. « Disproportion de l’homme » (tel est le titre d’un célèbre fragment des Pensées : L 199), qui fait de l’homme un exilé perdu dans un monde indifférent, égaré dans un univers sourd et muet dont l’infinité lui est incompréhensible et le silence oppressant : « En voyant l'aveuglement et la misère de l'homme, en regardant tout l'univers muet et l'homme sans lumière abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l'univers sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j'entre en effroi comme un homme qu'on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s'éveillerait sans connaître et sans moyen d'en sortir » (L 198) ; ou bien encore la célèbre formule dont Valéry s’est plu à ironiser l’effet rhétorique à son sens trop appuyé : « Le silence éternel des espaces infinis m’effraie » (L 201) (29) ; et plus concise encore, cette allusion à un texte fameux de Plutarque, prêtre d’Apollon contemporain des tout premiers temps du christianisme, où l’on trouve une fable grandiose sur la fin des oracles païens : « Le grand Pan est mort » (L 343) (30). L’homme, depuis Galilée, n’a réussi à mettre l’univers en équation qu’à la condition de ne plus le comprendre, de n’être plus compris par lui, en lui. Cette méconnaissance est le prix à payer pour la science. Ainsi pouvons-nous dire que plus nous connaissons le monde, et moins nous le comprenons. Plus encore : c’est parce que nous avons renoncé à le comprendre que nous sommes en mesure de le connaître.
            Mais alors comment dire un monde devenu sourd et muet ? Comment signifier ce qui n’a pas de sens ? L’univers médiéval, inspiré de la cosmologie d’Aristote, est un poème : La Divine Comédie de Dante ; l’univers des modernes est un calcul. Comment serait-il un discours ? La langue de la nature ne saurait plus être poétique, ni rhétorique, ni mythologique ni même religieuse : la création, selon Pascal, ne nous apprend rien du Créateur, et le divin, incarné en son Fils, s’est réfugié au plus profond du seul cœur de l’homme (31). Mais quelle serait une langue qui ne veut rien dire, une langue qui ne parle plus ? Un pur système de signes corrélés entre eux par une syntaxe invariable ? C’est à Galilée, le fondateur, qu’il appartiendra de trouver le mot de cette énigme, en apparence insoluble : « La philosophie [il s’agit de la « philosophie naturelle » qui correspond à ce que nous appelons aujourd’hui les « sciences physiques »], énonce-t-il dès 1623, est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert sous nos yeux, je veux dire l’univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à en connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique (in lingua matematica) et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot, de même qu’en être privés nous condamne à errer en vain dans un sombre labyrinthe » (32). Cette pensée, à plusieurs reprises énoncée dans son œuvre, il n’est pas certain que Galilée lui-même en ait compris toute la portée. Son inclination pour Platon, qu’il invoque surtout à des fins de polémique contre la tradition aristotélicienne, lui permet de postuler, sans trop avoir à s’en étonner,  un accord parfait entre les idéalités mathématiques, dans le monde intelligible, et l’expérience physique, dans le monde sensible. Pourtant, l’essentiel est ailleurs : si l’on peut poser, contre Aristote, que la nature est rigoureusement mathématisable, c’est parce que la mathématique est la seule langue qui nous permet de la décrire sans rien en dire, sans lui attribuer le moindre sens. Le moyen âge enseignait que la vérité se trouvait déposée en deux livres, le premier, les Saintes Ecritures, qui témoignent pour le plan de la rédemption, et le Second, le grand livre de la Nature, qui témoigne pour la majesté du Créateur. Les modernes savent qu’il n’en est rien, et que le prétendu « livre de la Nature » est entièrement dépourvu de sens, rédigé en une langue qui ne veut rien dire et qui n’exprime rien : la langue des mathématiques, qui n’est pas une langue, mais plutôt une syntaxe formelle, un pur système de signes corrélés l’un à l’autre par des lois invariables. Dans un article publié en 1901, Bertrand Russell, qui devait, quelques années plus tard, publier avec Alfred Whitehead les Principia mathematica, un ouvrage qui a joué un rôle fondamental dans l’histoire des mathématiques, écrivait ceci : « Les mathématiques pures consistent entièrement en assertions qui ont pour effet que si telle proposition est vraie d’une chose, alors telle et telle autre proposition est vraie de cette chose. Il est essentiel de ne pas examiner si la première proposition est réellement vraie, et de ne pas mentionner ce qu’est la chose quelconque censée être vraie. Ces deux points relèveraient des mathématiques appliquées […] Ainsi, les mathématiques [entendre : les mathématiques pures, non appliquées] peuvent être définies comme la matière en laquelle nous ne savons jamais de quoi nous parlons, ni si ce que nous disons est vrai » (33). En effet, une relation mathématique ne saurait être ni vraie ni fausse ; elle est seulement exacte ou inexacte.
            Certes, ni Pascal ni Galilée ne connaissaient le formalisme logique des Principia mathematica. Mais il reste que la physique des modernes s’exprime, selon la formule de Galilée, dans la « langue mathématique », qui est une étrange langue puisqu’on n’y sait jamais de quoi l’on parle ni si ce qu’on dit est vrai. Cette radicalité est, il est vrai, étrangère à la physique de l’âge classique. Il n’y a pas d’équations mathématiques dans les traités de Pascal se rapportant aux expériences sur le vide, mais Roberval sait mettre en équation, en se réclamant d’Archimède, le moment du levier et les conditions de l’équilibre, et Galilée, plus habile, excelle à rapporter la trajectoire des projectiles à l’équation de la parabole. Qu’est-ce en effet qu’une « équation » mathématique – c’est encore chez Descartes que le mot apparaît pour la première fois en français, en 1637 (34) – sinon l’égalité (aequalitas, adaequatio) entre deux membres composés de quantités diverses, réunies de part et d’autre du signe « égal » ? Qui ne voit la parenté entre cette structure formelle et l’équilibre d’une balance, chaque terme de l’équation étant comme autant de poids dont les sommes se compensent, ou se pondèrent, de part et d’autre du signe égal, qui joue ici le rôle du fléau ? L’équation, comme l’indique son nom, est en effet une égalité, elle n’est pas une identité, et c’est une chose décrire que A = A (principe d’identité), c’en est une autre d’écrire A = B, affirmation de prime abord paradoxale puisqu’on ne voit pas comment, A et B étant posés comme des termes dissemblables, ils pourraient être égaux. S’il en est bien ainsi, c’est parce que la réduction à l’identité procède par la résolution de l’équation : à l’inverse de l’identité, une équation n’est pas un axiome, évident par lui-même, mais une expression mathématique qui ne prend sens que par sa solution, qui doit démontrer comment A – B = 0. L’œuvre mathématique la plus accomplie de Pascal est, de loin, l’ensemble des traités publiés aujourd’hui sous le titre général Ecrits sur la Roulette (35), une courbe qui occupe fort les mathématiciens tout au long du XVIIe siècle, que nous nommons la Cycloïde, qu’on nommait autrefois la Trochoïde. Roberval, l’ami des Pascal, avait déjà démontré que l’aire de la Roulette était égale à trois fois l’aire du cercle qui l’engendre. Sa démonstration suivait une méthode qu’il baptise lui-même « la balance d’Archimède » (36), qui consiste dans l’égalisation de sommes de produits numériques considérés comme autant de poids qui se font équilibre. Dans sa très complexe démonstration, qui annonce les méthodes du calcul intégral, Pascal recourt à la même méthode, dite « méthode générale pour les centres de gravité ». Il imagine une « balance arithmétique » dont les poids sont des « nombres triangulaires », et dont les deux bras sont en équilibre à la condition que la résolution de l’équation démontre l’égalité des sommes. Par exemple : « Pour faire que les poids d’un bras soient en équilibre avec ceux de l’autre, il faut que la somme triangulaire des uns soit égale à la somme triangulaire des autres » (37). Ainsi les nombres sont-ils pris pour des poids, et la résolution de l’équation pour la mise à l’équilibre d’une balance. Nous avons vu comment le paradigme de la balance gouverne toute la physique du XVIIe siècle. Nous comprenons maintenant qu’il gouverne aussi la forme même de l’équation mathématique. C’est donc parce que la mécanique de l’équilibre est conforme au système général de la nature, c'est-à-dire conforme à cette « extrême indifférence » dont l’expérience sur l’équilibre des liqueurs a démontré la rigueur, que l’équation mathématique, cette balance des nombres, est adéquate à la description des phénomènes naturels. La mathématique – du moins une mathématique encore bien rudimentaire, puisqu’elle ignore le calcul intégral – est donc bien la langue de la nature, une langue qui n’exprime ni ne signifie rien, mais décrit avec exactitude le jeu de poids et de contrepoids qui accorde les multiples objets qui composent le Système du monde, en équilibre autour de son centre de gravité. La grande machine cosmique, d’une extrême indifférence, sans désir, sans horreur et sans passion, tend ainsi à l’état de repos par le seul jeu de son inertie, en une invariance qui n’exclut pourtant pas le mouvement, à la condition qu’il soit perpétuel, uniforme et continu.

***

             La physique de Pascal, tout comme sa métaphysique, sont en grande partie toujours les nôtres. On a souvent souligné combien les analyses existentiales du Dasein – soit l’Existant qui seul est concerné par la question de l’Etre – que propose Heidegger dans l’un des ouvrages majeurs de la philosophie du XXe siècle, Etre et Temps publié en 1927, retrouvent les intuitions qui orientent la méditation pascalienne sur la misère de l’homme comme sur sa grandeur : ainsi les thèmes, chez Heidegger, du bavardage et de la curiosité, de la vaine agitation de la vie quotidienne soumise à la norme du « On » comme à l’affairement de l’emploi du temps, rejoignent ce que Pascal écrit sur « l’enchantement incompréhensible et l’assoupissement surnaturel » (L 427), dû à un « appesantissement de la main de Dieu » (L 163), qui nous détournent de penser l’énigme insondable de notre condition ; de même les analyses de Heidegger sur « l’être-jeté au monde »,  le Dasein pour lequel l’être même est la plus grande question, retrouvent les grands textes pascaliens sur la « disproportion » qui fait de l’homme un exilé sur la terre, misère d’un roi dépossédé ; ou bien encore l’analyse heideggérienne de la peur et de l’angoisse, qui doit également beaucoup à Pascal ; l’ouverture du Dasein à la pensée de l’Etre n’est pas non plus sans évoquer ce que, dans la Préface sur le Traité du vide, Pascal écrit de « l’homme, qui n’est produit que pour l’infinité » (38), ou, dans les Pensées, de l’homme « qu’il passe infiniment l’homme » (L 131) ; mais c’est sans doute l’analytique existentiale de « l’être-pour-la-mort » qui, chez Heidegger, retrouve le plus profondément l’accent de la meditatio mortis qui n’a jamais cessé d’accompagner, chez Pascal, le travail de la pensée. C’est ainsi qu’une certaine philosophie de l’existence, consciente du nœud inextricable de notre condition, accompagne la philosophie des modernes, depuis Pascal le fondateur, par Kierkegaard, penseur inlassable du mystère de la vocation comme du scandale de la croix, jusqu’à Heidegger, qui s’efforce, du moins dans Etre et Temps, de traduire cette méditation en un athéisme radical qui ne peut trouver l’authenticité de l’existence que dans une sorte d’héroïsme lucide de l’être-pour-la-mort. Pourtant le second Heidegger, après le tournant annoncé dans la Lettre sur l’humanisme (1947) (39), cherche un chemin qui permettrait de dépasser cette métaphysique de la subjectivité pour l’élever vers un acquiescement de la majesté de l’Etre, dans la lumière de son apparaître.
            Qu’en est-il alors de la physique pascalienne ? Certes, ce qu’on appelait au XVIIe siècle la « philosophie naturelle » a bien progressé, le progrès des sciences physiques a connu des ruptures radicales : la Statique devenue Dynamique grâce à la souplesse du calcul infinitésimal, et la masse distinguée du poids par le calcul continu des variations de l’accélération ; la théorie du champ électromagnétique avec Maxwell, qui pense pour la première fois l’espace physique, non plus comme un simple repère de coordonnées, mais comme un jeu de lignes de forces qui tient compte en chacun de ces points du différentiel de l’énergie potentielle et de l’énergie cinétique ; enfin la relativité et la théorie des quanta dont la dualité fait encore problème pour la physique contemporaine. Nous voici donc bien loin de la balance de Roberval ! Pourtant, ce silence qui s’est abattu sur le monde depuis que Galilée lui a appris à parler la « langue des mathématiques » est toujours bien là, et les progrès de la cosmologie ne nous ont certainement pas rendu plus familier un univers que Pascal jugeait déjà d’une terrifiante étrangeté. J’en veux pour témoin l’un des plus grands physiciens de la seconde moitié du XXe siècle, Steven Weinberg, qui a joué un rôle essentiel dans l’unification des forces qui sont en la nature, mort il y a exactement tout juste quatre mois, ce qui nous donne ici l’occasion de célébrer sa mémoire. Voici ce qu’il écrivait en 1977, en conclusion d’un ouvrage de haute vulgarisation au titre flamboyant, Les trois premières minutes de l’univers : « Je me trouve écrivant ces lignes dans un avion survolant le Wyoming à une altitude de 10.000 mètres, de retour de San Francisco vers Boston. En bas, la terre semble tendre et confortable – des nuages duveteux ici et là, de la neige rosissante au soleil couchant, des routes s’étirant d’une ville à l’autre à travers le pays. On a peine à croire que tout ceci n’est qu’une partie minuscule d’un univers écrasant et hostile. Il est plus difficile encore de réaliser que cet univers a évolué à partir de conditions initiales si peu familières qu’on peut à peine les imaginer, et doit finir par s’éteindre dans un froid interminable ou dans une chaleur d’enfer. Plus l’univers nous semble compréhensible, et plus il semble absurde » (40).
            Ne croirait-on pas entendre Pascal ? Pourtant, l’univers de la cosmologie contemporaine est un univers de perpétuelles créations et destructions, bien éloigné du système en équilibre des corps célestes imaginé par un Roberval. A l’ancienne querelle des plénistes et des vacuistes, les physiciens aujourd’hui répondent en faveur des plénistes : le vide n’existe pas dans la nature, pas plus que n’existe le zéro absolu de la température. Ce sont là des limites dont on peut s’approcher, mais qu’on ne saurait rejoindre. La raison en est que  le vide n’est pas un simple néant (41), et que la trame même de l’espace-temps résiste à la force qui voudrait la vider de toute matière, ce qu’on attribue aujourd’hui à ce qu'on nomme « l'énergie du vide ». La physique quantique a montré combien le vide n’annihile pas toute énergie, mais fait à l’inverse apparaître des fluctuations de particules et d’antiparticules virtuelles qui, dans un intervalle de temps inférieur au temps de Planck (5,39 x  seconde), se créent et s’annihilent tout en créant à leur tour d’autres particules et antiparticules virtuelles. Dans un livre publié en 2020, l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet écrit, du vide quantique, qu’il est « analogue à une bouillonnante mer d’énergie » (42) ; plus loin, il ajoute encore : « Avec le développement de la théorie quantique des champs, ils [les physiciens théoriciens] commencent à comprendre que  la notion d’espace vide présente des subtilités plus grandes que ce qu’ils pensaient. L’espace n’est pas un réceptacle passif empli de matière et de rayonnement, c’est une entité physique et dynamique qui a une chair. Et cette chair, c’est l’énergie du vide » (43). Au morne ennui du vide illimité et passif que nous décrivait l’éternel équilibre de la machinerie cosmique selon la mécanique classique, a succédé un univers vivant, en constante métamorphose, où la matière ne cesse de se créer et de s’annihiler pour se recréer encore dans un déploiement d’énergie que nous pouvons sans doute calculer, mais que nous ne pouvons qu’à peine imaginer. Un tel univers inspire au philosophe, non cette métaphysique déprimante de l’Ennui que Pascal sut penser avec une force incomparable, mais au contraire une métaphysique de la création et du renouveau perpétuel, dont le chef-d’œuvre est sans doute cette disposition de la matière qui, plus que d’autres, est en mesure d’engendrer de nouvelles créations, à savoir la vie. La philosophie qui, depuis longtemps, s’est détournée de la science, ferait bien d’y revenir : elle y trouverait peut-être l’inspiration d’une métaphysique nouvelle, tout opposée au tragique de l’être-pour-la-mort comme de l’attraction que le néant exerce sur notre condition : une éthique de la création toujours en travail d’enfantement et de la prodigalité sans fin de la vie, source inépuisable de formes toujours nouvelles.

 

NOTES

1- Antoinette Begon, son épouse, meurt au cours de l’année 1626. Voir la chronologie de Jean Mesnard, dans Pascal, Œuvres Complètes, De Brouwer, tome II, 1970, p. 41.

2- Pour tous ces événements, voir chronologie des années 1638 à 1640 dans Pascal, Œuvres Complètes, op. cit., II, p.113-118.

3- Le Père de Saint-Pé, oratorien et curé de Sainte-Croix-Saint-Ouen, est un ami proche de la famille Pascal, et leur amitié se prolonge au bien au-delà du séjour rouennais (voir Pascal, Œuvres Complètes, op. cit., II, p. 707-710).

4- Pour tous ces détails, voir Pascal, Œuvres Complètes, op. cit., II, 1970, p. 241.

5- Voir Sébastien Maronne, « D’une Académie à l’autre. Mersenne, Roberval et quelques autres », Dix-septième siècle, 2021/3, n° 292, p. 11-30 ; également Vincent Jullien, « Gassendi, Roberval à l’Académie Mersenne. Lieux et occasions de contact entre ces deux auteurs », Dix-septième siècle, 2006/4, n° 233, p. 606-613.

6- Galilée, Discours sur deux sciences nouvelles, Armand Colin, 1970, p. 18-19.

7- Sur Pierre Petit, familier de l’Académie Mersenne, et particulièrement sur la lettre qu’il écrivit à Chanut le 26 novembre 1646, lettre en sa totalité consacrée aux expériences sur le vide, voir Pascal, Œuvres Complètes, op. cit., II, p. 344-359.

8- A. de Girancourt, Notice sur la verrerie de Rouen et la fabrication du cristal en cette ville au commencement du XVIIe siècle (de 1598 à1674), Cagnard, Rouen, 1867 (accessible par Gallica). On lira avec intérêt l’article de Claude Mazauric, « Note sur la verrerie de Saint-Sever au temps d’Etienne Pascal », dans Les Pascal à Rouen (1640-1648), Colloque tenu sous la direction de Jean-Pierre Cléro à la faculté de Rouen les 17, 18 et 19 novembre 1999, Publications de l’Université de Rouen, 2001, p. 159-178.

9- Alexandre Koyré, « Pascal savant » (1954), dans Etudes d’histoire de la pensée scientifique, « Tel », Gallimard, 1973, p. 362-389 ; les lignes consacrées aux expériences sur le vide de la p. 376 à la p. 389.

10- Jean Mesnard, dans sa très approfondie édition des Œuvres complètes de Pascal (op. cit., II, p. 494-495), tout en reconnaissant que le compte rendu de Pascal est « simplifié et stylisé », affirme sans la moindre hésitation la réalité des expériences effectuées par Pascal. Dans les Actes du colloque Les Pascal à Rouen (1640-1648), publié en 2001 (le colloque s’est tenu à Mont-Saint-Aignan en 1999), on lira également Simone Mazauric, « Les expériences sur le vide et le statut de l’expérience », p. 179-195. A l’inverse, dans ce même colloque, Kimiyo Koyanagi, dans sa communication « Cet effrayant petit livret… Expériences nouvelles touchant le vide de Blaise Pascal », p. 137-157, va plus loin que Koyré et n’hésite pas à affirmer que les prétendues expériences de Pascal sont en vérité entièrement fictives. Mais une reconstitution très rigoureuse des expériences sur le vide, réalisée à la faculté d’Orsay en 2009 et renouvelée en 2010, a confirmé les résultats obtenus par Pascal et conclut sur la véracité et l’exactitude de son récit : Armand le Noxaïc, « Comment Blaise Pascal a pu envisager et réaliser l’expérience des liqueurs de Rouen », Revue d’histoire des sciences, vol. 68, n° 1 (Janvier-juin 2015), p. 5-22.

11- Un érudit rouennais a pu soutenir à la fin du XIXe siècle que les expériences eurent lieu au flanc de la côte Sainte-Catherine, mais cette imagination est sans fondement et n’a été retenue par personne : F. Bouquet, « Nouveaux détails sur deux expériences de Pascal à Rouen en 1646 », dans Bulletin de la Commission des Antiquités de la Seine-Inférieure, t. VIII, 1890. Voir Simone Mazauric, Gassendi, Pascal et la querelle du vide, « Philosophies », P.U.F., 1998, « De l’expérience du vide à la confirmation du puy de Dôme », note 31.

12- Il s’agit d’une lettre de Roberval à Pierre Desnoyers, datée du 20 septembre 1647, qui sera complétée par une lettre ultérieure datée du 15 mai 1648. Voir Pascal, Œuvres complètes, op. cit., II, p. 455-477 et p. 603-611.

13- Blaise Pascal, « Expériences nouvelles touchant le vide », dans Pascal, Œuvres complètes, op. cit., II, 493-508.

14- Pascal, Œuvres complètes, op. cit., II, p. 499.

15- Ibid. p. 507.

16- Le Collège de Clermont se trouvait à Paris, à l’emplacement de l’actuel lycée Louis-le-Grand. La correspondance de Pascal avec le Père Etienne Noël se lit, dans l’édition des Œuvres complètes de Jean Mesnard, op. cit., II, p. 508-540 ; elle se poursuit par la lettre de Pascal à Le Pailleur, ibid. p. 556-576 ; et enfin avec la lettre d’Etienne Pascal au Père Etienne Noël, dans laquelle le père prend la défense de son fils sur un ton particulièrement virulent : ibid. p. 584-602.

17- Le dossier concernant cette expérience est composé de deux lettres, l’une de Pascal à Florin Périer expliquant la signification de l’expérience et les moyens pour la réaliser, et l’autre de Florin Périer à Pascal rapportant le récit de l’ascension et le détail des mesures qui furent faites à des niveaux divers, toutes confirmant les prédictions de Pascal. Dans une note finale, Pascal ajoute qu’il a fait une expérience semblable en bas et en haut de la tour de Saint-Jacques-de-la-Boucherie (Pascal, Œuvres complètes, op. cit., II, p. 677-690). L’authenticité de la lettre de Pascal à Florin Périer a été violemment contestée dans quatre articles de Félix Mathieu, « Pascal et l’expérience du puy de Dôme », Ière série, dans la Revue de Paris, 13e année 1906, t. II, 1er avril, p. 565-589 ; 15 avril 1906, p. 772-794 ; t. III, 1er mai 1906, p. 179-206. Son argumentation, riche et documentée, et qui pose quelquefois de vrais problèmes, n’est plus aujourd’hui retenue. On lira sur ce point Jean Mesnard, ibid. p. 659-669.

18- Pascal, Œuvres complètes, op. cit., II, p. 678-679.

19- Pascal, Œuvres complètes, op. cit., II, p. 1036-1101.

20- Antiochus, dans Bérénice : « Dans l’Orient désert, quel devint mon ennui / Je demeurai longtemps errant dans Césarée » (I, 4).

21- Le mot ne figure pas dans les Pensées (mais l’idée y est partout présente). C’est seulement au XVIIIe siècle, vers 1770 selon Alain Rey, que le vertige désigne « l’impression angoissante de chute que certaines personnes éprouvent au-dessus du vide » (article « Vertige »). A l’époque de Pascal, le sens du mot « vertige » est plus spécial : il désigne le trouble de l’équilibre provoqué par le fait de tournoyer sur soi-même.

22- Dictionnaire de Richelet, 1680.

23- « Qu'on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clairsemés, qui soit suspendue au haut des tours Notre-Dame-de-Paris ; il verra par raison évidente, qu'il est impossible qu'il en tombe ; et si ne se saurait garder (s'il n'a accoutumé le métier des recouvreurs) que la vue de cette hauteur extrême ne l'épouvante et ne le transisse. Car nous avons assez à faire de nous assurer aux galeries qui sont en nos clochers, si elles sont façonnées à jour, encore qu’elles soient de pierre. Il y en a qui n’en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu’on jette une poutre entre ces deux tours, d’une grosseur telle qu’il nous la faut pour nous promener dessus : il n’y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d’y marcher comme nous le ferions, si elle était à terre » Montaigne, Essais, II, 12.

24- « Il me semble avoir vu en Plutarque […], rendant la cause du soulèvement d’estomac, qui advient à ceux qui voyagent en mer, que cela leur arrive de crainte : ayant trouvé quelque raison, par laquelle il prouve que la crainte peut produire un tel effet. Moi qui y suis fort sujet, sais bien que cette cause ne me touche pas. Et le sais, non par argument, mais par nécessaire expérience » III, 6 : « Des coches ».

25- Chapitres IV et V de Traité de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air, Pascal, Œuvres complètes, op. cit., II, 1052-1054. Il est remarquable que Pascal énonce en toute clarté l’analogie mécanique de l’équilibre des « liqueurs » avec le levier, paradigme de toutes les « machines simples ». Exposant le principe de la presse hydraulique, Pascal écrit en effet : « D’où il paraît qu’un vaisseau plein d’eau est un nouveau principe de mécanique, et une machine nouvelle pour multiplier les forces à tel degré qu’on voudra, puisqu’un homme, par ce moyen, pourra enlever tel fardeau qu’on lui proposera. Et l’on doit admirer qu’il se rencontre en cette machine nouvelle cet ordre constant qui se trouve en toutes les anciennes ; savoir : le levier, le tour, la vis sans fin, etc., qui est, que le chemin est augmenté en même proportion que la force » (Ibid.., II, p. 1045).

26- Aristarchi Samii De mundi systemate, partibus et motibus ejusdem libellus, Paris, Antoine Bertier, 1644. Sur cet ouvrage on lira Léon Auger, « Les idées de Roberval sur le système du monde », Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, Vol. 10, No. 3 (Juillet-Septembre 1957), pp. 226-234 ; et plus généralement, Léon Auger, Gilles Personne de Roberval (1602-1675) : un savant méconnu : son activité intellectuelle dans les domaines mathématique, physique, mécanique et philosophique, Librairie scientifique A. Blanchard, 1962 : « Les travaux de Roberval en astronomie », p. 104-116.

27- Aristarque de Samos qui, selon l’Arénaire d’Archimède, aurait soutenu la thèse de l’héliocentrisme, serait actif au IIIe siècle avant J-C.

28- Descartes, lettre à Mersenne de fin novembre 1633, AT, I, p. 270.

29- Paul Valéry, « Variation » et « Sur une pensée », Œuvres, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1957, tome I, p. 458-459 et 460-473. On retrouve la même idée dans Mauvaises pensées, « Sur la mort » : Paul Valéry, Œuvres, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1962, tome II, p. 841.

30- Le texte de Plutarque se lit dans La disparition des oracles, 419 B-F ; voir Plutarque, Dialogues pythiques, trad. F. Ildefonse, GF, Flammarion, 2006, p. 170-171. Il convient de remarquer que la citation de Plutarque par Pascal, que l'on trouve dans la liasse XXIV (« Prophéties »), se rapporte davantage au déclin des oracles païens dans les premiers temps du christianisme, selon la tradition transmise par les Pères de l'Eglise depuis Eusèbe de Césarée (Préparation évangélique, Livre V, XVII : « De la mort des démons que les païens prenaient pour des dieux »), qu'au « silence éternel » imposé à l'univers par la physique galiléenne. Ces deux lectures ne sont pourtant pas contradictoires. Sur les diverses interprétations de ce très étrange texte de Plutarque, on lira Philippe Borgeaud, « La mort du grand Pan. Problèmes d'interprétation », Revue de l'histoire des religions, tome 200, n° 1, 1983, p. 3-39.

31- « Et quoi ne dites-vous pas vous-même que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu? Non. Et votre religion ne le dit-elle pas ? Non. Car encore que cela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donna cette lumière, néanmoins cela est faux à l'égard de la plupart » (L 3) ; et : « C'est une chose admirable que jamais auteur canonique ne s'est servi de la nature pour prouver Dieu. Tous tendent à le faire croire. David, Salomon, etc., jamais n'ont dit : “Il n'y a point de vide, donc il y a un Dieu.” Il fallait qu'ils fussent plus habiles que les plus habiles gens qui sont venus depuis, qui s'en sont tous servis. Cela est très considérable » (L 463).

32- « La filosofia è scritta in questo grandissimo libro che continuamente ci sta aperto innanzi a gli occhi (io dico l'universo), ma non si può intendere se prima non s'impara a intender la lingua, e conoscer i caratteri, ne' quali è scritto. Egli è scritto in lingua matematica, e i caratteri son triangoli, cerchi, ed altre figure geometriche, senza i quali mezi è impossibile a intenderne umanamente parola; senza questi è un aggirarsi vanamente per un oscuro laberinto », Galileo Galilei, Il Saggiatore, 1623 (Christiane Chauviré, L’Essayeur de Galilée, Annales littéraires de Besançon n° 234, Les Belles Lettres, 1979, p. 141). On lit un remarquable commentaire de cette célèbre citation dans Maurice Clavelin, La Philosophie naturelle de Galilée, Albin Michel, 1996 [Armand Colin, 1968], p. 435-452.

33- Bertrand Russell, « Les mathématiques et les métaphysiciens », dans Mysticisme et logique, publié sous la direction de Denis Vernant, Vrin, 2007, p. 87-88.

34- Descartes, Discours de la méthode, « La Géométrie », AT VI p. 373 : « Ainsi, voulant résoudre quelques problèmes, on doit d’abord le considérer comme déjà fait, et donner des noms à toutes les lignes qui semblent nécessaires pour le construire, aussi bien  celles qui sont inconnues qu’aux autres. Puis, sans considérer aucune différence entre ces lignes connues et inconnues, on doit parcourir la difficulté selon l’ordre qui montre, le plus naturellement de tous, en quelle sorte elles dépendent mutuellement les unes des autres, jusques à ce qu’on ait trouvé moyen d’exprimer une même quantité en deux façons : ce qui se nomme une Equation, car les termes de l’une de ces deux façons sont égaux à ceux de l’autre. »

35- On trouvera tous les documents relatifs au concours sur la Roulette dans l’édition de Jean Mesnard : Pascal, Œuvres complètes, De Brouwer, 1992, t. IV, p. 147-565.

36- Pascal lui-même fait allusion à ce procédé qui consiste à interpréter les termes de l’équation comme autant de poids dont l’effet est multiplié par la longueur du bras de levier : Suite de l’histoire de la Roulette… etc. (1658), ibid., p. 238-245.

37- Première Lettre de M. Dettonville à M. de Carcavy, ibid., p. 413 et suiv.

38- Pascal, Œuvres complètes, op. cit., II, p. 782 : « …la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection borné, elle leur inspire cette science nécessaire, toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites. Il n’en est pas de même de l’homme, qui n’est produit que pour l’infinité. » Le fragment de préface pour un Traité du vide est rédigé selon Jean Mesnard en 1651 (op. cit., II, p. 773).

39- C’est en effet dans la Lettre sur l’humanisme qu’apparaît pour la première fois, de façon explicite, le thème de la Kehre. Soulignant l’inachèvement de Sein und Zeit, du fait que la troisième section de la première partie, intitulée « Zeit und Sein », n’a jamais été publiée, Heidegger met cette lacune sur le compte d’une défaillance de la pensée qu’on ne pourrait dépasser qu’au prix d’un renversement fondamental : « Un achèvement et un accomplissement suffisants de cette pensée autre qui abandonne la subjectivité sont assurément rendus difficiles du fait que lors de la parution de Sein und Zeit, la troisième section de la première partie : Zeit und Sein ne fut pas publiée. C’est en ce point que tout se renverse (Hier kehrt sich das Ganze um). Cette section ne fut pas publiée parce que la pensée ne parvint pas à exprimer de manière suffisante ce renversement (dieser Kehre) et n’en vint pas à bout à l’aide de la langue de la métaphysique […] Ce renversement (Diese Kehre) n’est pas une modification du point de vue de Sein und Zeit, mais en lui seulement la pensée qui se cherchait atteint à la région dimensionnelle à partir de laquelle Sein und Zeit est expérimenté et expérimenté à partir de l’expérience fondamentale de l’oubli de l’Etre » (Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. Roger Munier, Aubier-Montaigne, 1983 [1964], p. 68-69).

40- Steven Weinberg, Les trois premières minutes de l’univers, Seuil, trad. franç. J.-B. Yelnik, 1978 [1977], p. 179.

41- Telle est déjà la remarque que Pascal adresse au Père Etienne Noël : « … il y a autant de différence entre le néant et l’espace vide, que de l’espace vide au corps matériel ; et qu’ainsi l’espace vide tient le milieu entre la matière et le néant. C’est pourquoi la maxime d’Aristote, dont vous parlez, que les non-êtres ne sont point différents, s’entend du véritable néant, et non de l’espace vide » (réponse de Blaise Pascal « Au très Révérend Père Noël », Pascal, Œuvres complètes (1623-1654), op. cit.. 1970, t. II, p. 526.

42- Jean-Pierre Luminet, L’Ecume de l’espace-temps, Odile Jacob, 2020, p. 14.

43- Ibid.