Jacques Darriulat

 

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Master II, 2007
Mise en ligne : 1er septembre 2010

 

NIETZSCHE

ET IN ARCADIA EGO

            En exergue de son voyage dans le paradis italien (Voyage en Italie ; le voyage a lieu de septembre 1786 à juin 1788 ; le journal de voyage est publié en 1816-17), Goethe écrit ces mots : « Et moi aussi en Arcadie, Auch ich in Arkadien » premiers mots du premier vers d’un des poèmes dit « philosophiques » de Schiller : Résignation (1786). « Auch ich war in Arkadien geboren : Et moi aussi, j’étais né en Arcadie ». Goethe supprime le war geboren, qui marque la nostalgie d’un passé enfui, pour lui substituer implicitement le présent de la régénération. Le poème de Schiller est inspiré par cette mélancolie en laquelle Germaine de Staël reconnaissait le trait distinctif de la profondeur allemande : l’esprit qui a sacrifié l’amour et le plaisir à la recherche de la vérité, dans l’espoir d’une récompense éternelle, voit s’approcher la mort, et se lamente sur sa jeunesse perdue, et sur le bonheur enfui de l’Arcadie natale. Un génie lui apparaît qui lui révèle l’antinomie indépassable à laquelle toute vie humaine est soumise : ou l’Espoir (Hoffnung) ou la Jouissance (Genuss). Et l’homme doit ainsi se résigner entre la jouissance désespérée et l’espoir ascétique. C’est précisément cette leçon de l’ascèse que dénonce Goethe par cette exergue ironique : loin de voir s’approcher la mort, il se sent vivre une nouvelle jeunesse, loin de se résigner à l’ascèse, lui a été révélée une volupté jusqu’alors inconnue. L’Italie réconcilie la science avec la joie, elle initie à la découverte d’un gai savoir. Sur la route de l’Italie, Goethe reconnaît déjà le rayonnement bienfaisant de la joie de vivre : « Maintenant j’aime à sentir, comme une exception, cette joie, que l’on devrait goûter sans cesse, comme une éternelle nécessité de la nature » (à Trente, le 11 septembre 1786, p. 31) ; et plus tard à Rome, il note avoir connu le point extrême de la joie, qui servira d’étalon à tous les autres : « Je puis dire que j’ai goûté dans ces huit dernières semaines les plus hautes jouissances de ma vie et que, du moins, je connais un point extrême d’après lequel je pourrais étalonner à l’avenir le thermomètre de mon existence » (14 mars 1788, à Rome ; p. 584-585). A l’inverse de l’éternel gémissement de la nostalgie, Goethe peut dire non seulement qu’il a vécu en Arcadie, mais qu’il y vit encore, tant la leçon italienne sera éternellement présente en son cœur. « Résignation » s’achève sur un vers célèbre, qui sera repris par Hegel (Principes de la philosophie du droit, § 340) : « Die Weltgeschichte ist das Weltgericht ; l’histoire du monde est le tribunal du monde ». Mais tandis que pour Hegel la formule pense le travail de la raison dans le cours du monde, et le sens ainsi que la nécessité d’un avenir, pour Schiller au contraire elle dit le deuil des espérances foulées au pied par la dure réalité ; elle dit le poids du passé, et de l’éternité du passage, de la fuite du Temps, qui pèse inéluctablement sur nos chimères. A l’inverse, l’exergue de Goethe, également indifférente à l’avenir comme au passé, exprime l’intensité d’un présent pleinement et actuellement vécu.

            Le vers de Schiller est la traduction allemande d’une célèbre inscription latine : Et ego in Arcadia. Sans doute pourrait-on l’inscrire sur le portail d’entrée du paradis terrestre, comme Dante inscrivait sur le portail de l’Enfer : « Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate » (III, 9). C’était en effet curieusement en ce sens que l’entendait Schiller : celui qui rêve avec nostalgie de l’Arcadie de l’enfance a perdu toute espérance. Il se trouve que cette formule a une histoire, qui peut nous aider à mettre à jour les promesses comme les ambivalences de la pensée du paradis terrestre. Elle n'est pas très ancienne, puisqu'elle apparaît pour la première fois dans l'Italie du XVIIème siècle. Nous suivrons l’étude du grand historien de l’art Erwin Panofsky, précisément intitulée « Et in Arcadia ego ; Poussin et la tradition élégiaque », d’abord publiée en 1936, puis approfondie et remaniée (trad. française : L’œuvre d’art et ses significations, Gallimard, 1969, p. 278-302). Avant d’être reprise par les poètes, la formule latine a d'abord été inscrite par les peintres sur leurs tableaux. Elle s’insère alors dans ce qu’on nomme « la peinture de Vanité », leçon morale qui oppose la fragilité de nos rêves au néant inéluctable de la mort. C’est en ce sens en effet que l’interprète Schiller. On la trouve en premier lieu sur un tableau du Guerchin (peut-être peint dès 1618, et non entre 1621 et 1623, comme le prétend Panofsky, p. 288 ; cf Les Vanités dans la peinture du XVIIe siècle, p. 198-199) : dans une nature orageuse et plutôt inhospitalière, à la lisière d’une forêt, deux bergers, la nuque inclinée en signe de mélancolie, contemplent un crâne posé sur un piédestal de vieilles pierres sur lesquelles on peut lire « Et in Arcadia ego ».


Figure 1 : Le Guerchin, Et in Arcadia ego, 1618-22, 81 x 91, Galleria Nazionale d'Arte antica, Rome

            On pourrait croire qu’il s’agit d’une tombe, et que la phrase inscrite sur la pierre est prononcée par le mort lui-même, ici représenté par le crâne dont la mâchoire est légèrement ouverte, comme si le peintre avait voulu laisser entendre qu’il pouvait parler : « Et moi aussi, comme vous qui passez, j’ai vécu autrefois en Arcadie, et je suis mort maintenant ». Ainsi le paradis terrestre de l’Arcadie, région du Péloponnèse devenue, par la force de suggestion des Bucoliques de Virgile (Panofsky 283), la terre fabuleuse d’un âge d’or primitif, est corrompu par la menace invisible de la mort prochaine ; et c’est bien cette rencontre qui détermine la songerie mélancolique des deux jeunes gens. Une mouche et une souris, tous deux sur le piédestal où se trouve le crâne, symboles du Temps qui ronge tout et de la putréfaction, renforcent cette lecture. Ce n’est donc pas le paradis arcadien que nous montre le peintre, mais plutôt le paradis en tant que perdu, du fait de la conscience de la mort et du deuil de l’innocence : le ciel, sur lequel se détache un arbre presque mort, est sombre, l'orage menace une forêt inhospitalière. Si l’Arcadie se réfère à la mythologie antique, ou du moins à son interprétation par la littérature classique, l’image du Guerchin s’inscrit tout aussi bien dans une vision chrétienne, puisque l’expulsion du paradis biblique précipite la créature dans le Temps et l’expose à la Mort.
            Pourtant, selon Panofsky, cette interprétation nostalgique repose sur un contresens : la sentence latine ne fait pas parler un mort (« moi aussi, j’ai vécu en Arcadie »), car alors elle devrait s’écrire : Et ego  in Arcadia (telle est bien la forme de la sentence de Schiller, forme romantique qui pousse l’ego en avant), la conjonction intensive en tête de phrase portant sur « ego » et non sur « Arcadia ». Dans Et in Arcadia ego (forme classique qui ne concède à l’ego que la dernière place), l’accent est mis au contraire sur l’Arcadie : il faudrait donc traduire : « Même en Arcadie, j’existe ». En ce cas, ce ne peut être un quelconque défunt qui s’exprime ici, mais la Mort même. La tombe est alors un cénotaphe, c'est-à-dire un tombeau vide, le monument élevé en mémoire de la Mort éternelle, et le crâne n’est plus le reste d’un mort, mais le symbole de la Mort universelle. Le tableau devient un memento mori, qui prend place dans une longue tradition, où l’on trouve par exemple la grande fresque du Camposanto de Pise illustrant le Dit des Trois Morts et des Trois Vifs (Panofsky, 292). Toutefois, et malgré ce que semble prétendre Panofsky, les deux interprétations, telles du moins qu’il les développe, ne sont pas très distantes l’une de l’autre : douleur du deuil à la suite de la perte d’un ami proche, ou méditation sur la Mort même, la leçon est toujours de Vanité et rappelle la menace du Néant au milieu des jouissances.
            Quelques années plus tard, deux tableaux de Nicolas Poussin enrichissent cette iconographie, tous deux s’intitulant « Les Bergers d’Arcadie ». Le premier (Chatsworth, Devonshire collection, vers 1630) représente, en perspective raccourcie, deux bergers et une jeune fille, vêtus à l’antique, découvrant avec animation un sarcophage surmonté d’un crâne, sur lequel ils déchiffrent, suivant du doigt les lettres : « Et in Arcadia ego ».


Figure 2 : Nicolas Poussin, Les Bergers d'Arcadie, 1627, 101 x 82, Chatsworth

            Au premier plan, l’allégorie d’un fleuve verse une urne sur la terre, ajoutant l’idée d’un universel écoulement à la mélancolie du deuil. Dans les collections Massimi, le tableau faisait pendant à un thème assez rare, mais aimé du Poussin : Midas se lavant dans le Pactole, pour se débarrasser du redoutable pouvoir qu’il avait acquis, à sa demande, de Bacchus (transformer en or tout ce qu’il touchait) : il ne pouvait en effet plus se nourrir, tout aliment porté à sa bouche se transformant instantanément en minerai. Ainsi la mélancolie des bergers d’Arcadie ajoutait sa leçon de Vanité à la Vanité des richesses représentée par la légende de Midas.
            A la fin des années trente, Poussin revenait sur ce thème, sans doute l’une des clés de son œuvre, avec le célèbre tableau du Louvre : la vision s’est apaisée, la perspective est maintenant frontale, dans la sérénité du soir trois bergers contemplent pensivement une tombe nue, un parallélépipède de pierre dépouillé du crâne, sur lequel est écrite la sentence fatidique. Le face à face saisissant du Vif avec la Mort laisse la place à une méditation rêveuse, dans la paix du soir, sur le sort des mortels et la fuite du Temps.


Figure 3 : Nicolas Poussin, Et in Arcadia ego, 1637-39, 85 x 121, Paris, Louvre

            Mystérieusement, l’effroi de la Mort semble se dissoudre dans la beauté vespérale d’une nature sereine. Une jeune femme, somptueusement vêtue, pose sa main droite sur l’un des bergers : est-elle l’allégorie de la défunte, présente dans le souvenir, ou la personnification antique de la Mort, à laquelle le sage sait se résigner ? « Ne faudrait-il pas conclure que cette nouvelle jeune femme, si statique (et qui, sous ce rapport, s’oppose à l’animation des trois bergers), figure la Mort, ou à tout le moins la Destinée, sous cette apparence flatteuse qui lui convient quand elle veut s’imposer, souveraine, "même en Arcadie ?" » (Lévi-Strauss, Regarder, écouter, lire, Plon, 1993, p. 20). C'est ainsi que la survenue du Néant au cœur du Paradis laisse progressivement place à la contemplation pensive, à la méditation sereine. En ce sens, on peut dire que du Guerchin à Poussin, la pensée de la Mort s’allégorise, se fait plus abstraite (le crâne, la souris et la mouche disparaissent), et acquiert une grandeur stoïque qui prend son inspiration dans l’antiquité païenne plus que dans le christianisme. Et c’est en effet dans le sens de cette inspiration élégiaque et mélancolique que les amateurs déchiffrent le tableau du Poussin : Bellori, 1672 : « Un berger de l’heureuse Arcadie, un genou à terre, indique du doigt et lit l’inscription gravée sur le tombeau : et in Arcadia ego, ce qui veut dire que, en Arcadie aussi, les tombeaux existent, et que la mort survient au milieu du bonheur » (Vies de Poussin, Macula, 1997) ; Félibien, 1685 : « L’Arcadie est une contrée dont les poètes ont parlé comme d’un pays délicieux ; mais par cette inscription on a voulu marquer que celui qui est dans ce tombeau a vécu en Arcadie, et que la mort se rencontre parmi les plus grande félicités » (ibid. 214) ; l’abbé Dubos, Réflexions critiques sur la peinture et la poésie (1719), I, 6 (ENSBA p. 18-19), évoque à son tour « le paysage que Poussin a peint plusieurs fois et qui s’appelle communément l’Arcadie » : « au milieu l’on voit le monument d’une jeune fille morte à la fleur de son âge [Dubos veut-il dire que la jeune fille vêtue d’or et de bleu est l’apparition de la morte que commémore le tombeau ?] : c’est ce que l’on connaît par la statue de cette fille couchée sur le tombeau, à la manière des Anciens [Dubos n’a sans doute jamais vu lui-même le tableau…]. L’inscription sépulcrale n’est que quatre mots latins : Je vivais cependant en Arcadie ». L’œuvre évoque à Dubos l’Arcadie d’utopie de l’idylle littéraire, où l’on ne connaît « d’autres malheurs que ceux qu’essuient dans les romans ces bergers chimériques dont on veut nous faire envier la condition » ; « On s’imagine entendre les réflexions de ces jeunes personnes sur la mort qui n’épargne ni l’âge, ni la beauté et contre laquelle les plus heureux climats n’ont point d’asile. »
            Diderot, De la poésie dramatique, 1758 (XIII, « Des caractères », Vernière, Œuvres esthétiques, Garnier, 1968, p. 241 ; éd. Versani, « Bouquins » p. 1316) : « Il y a un paysage du Poussin où l’on voit de jeunes bergères qui dansent au son du chalumeau ; et à l’écart un tombeau avec cette inscription : Je vivais aussi dans la délicieuse Arcadie. Le prestige de style dont il s’agit tient quelquefois à un mot qui détourne ma vue du sujet principal, et qui me montre de côté, comme dans le paysage du Poussin, l’espace, le temps, la vie, la mort, ou quelque autre idée grande et mélancolique, jetée tout au travers des images de la gaieté ». Salon de 1767 : « Voyez comme le Poussin est sublime et touchant, lorsqu’à côté d’une scène champêtre, riante, il attache mes yeux sur un tombeau où je lis : Et ego in Arcadia » (éd. Versani, « Bouquins » p. 645). Salon de 1767 : « Cependant, ce Vernet, tout ingénieux, tout fécond qu’il est, reste encore bien en arrière du Poussin du côté de l’idéal. Je ne vous parlerai point de l’Arcadie de celui-ci, ni de son inscription sublime : Et ego in Arcadia » (éd. Versani, « Bouquins » p. 742). Avec Diderot, la méditation autour du cénotaphe devient « sublime » (Diderot cite la forme romantique de la sentence, non la forme classique qui est pourtant celle du Poussin), la pensée s’élevant à l’infini de l’absence, du silence, tandis que dans la paix du soir l’âme recueillie se souvient des jours enfuis.
            Un essai de Lessing, rédigé et publié en 1769, Comment les Anciens représentaient la Mort, opposait la noblesse et la sérénité mélancolique de la personnification païenne de la Mort – un jeune homme pensif, Génie ailé et frère du Sommeil, s’appuyant sur une torche renversée et éteinte – au squelette horrible qui brandit le sablier et la faux et entraîne, sur les danses macabres du moyen âge tardif, la ronde des vivants terrorisés. Dans la méditation sur la mort, le christianisme a insinué le poison de l’angoisse et de l’épouvante ; le tableau du Poussin, flattant le goût néoclassique de Diderot, substitue à cet effroi le sentiment de l’énigme et le recueillement de la réminiscence.
            A l’âge classique, le théâtre de l’Et in Arcadia ego est un lieu commun, à la fois littéraire et pictural. En mettant en avant le trouble du moi et la rhétorique du Désespoir, Schiller en fausse le sens et se détourne du ton élégiaque, apaisé et serein qui donna d’abord son vrai sens à la sentence. Le thème disparaît par la suite, le goût romantique comme l’esthétique du sublime lui préférant des visions plus terrifiantes, et n’hésitant pas à convoquer les spectres et les larves.

            En quel sens le Voyage en Italie de Goethe s’insère-t-il dans cette tradition ? Si Goethe peut la reprendre en son nom, c’est à la condition de supprimer le ton de nostalgie et de « résignation » (Schiller) qui ordinairement l’accompagne, et d’en inverser radicalement le sens : la mort et la finitude ne sont plus un obstacle à l’éternité de la jouissance. La perfection du bonheur est accessible ici et maintenant, dans le cercle de l’immanence, dans l’horizon de l’humaine condition. La plainte élégiaque se métamorphose ainsi en un hymne à la joie, et la vie la plus intense, quoi qu’en dise Schiller, peut s’accomplir sur cette terre. Pour Goethe, le réel sera toujours plus beau que le rêve, l’expérience vécue plus belle que l’utopie arcadienne, et le vrai paradis ne peut être que terrestre. Pour lui, la mort est un moment de la vie universelle de la nature, et de ses perpétuelles métamorphoses : elle ne s’oppose donc pas à la plénitude de cette vie, elle lui est au contraire profondément liée. C’est même une loi de la vie que de devoir mourir à elle-même pour renaître rajeunie : « Meurs et deviens ! » (1). La finitude de l’humaine condition n’est plus un obstacle à l’infinité de la joie. La sentence latine n’est donc plus affligée par la douleur du deuil, elle affirme au contraire la perfection d’un présent : Auch ich in Arkadien, moi aussi je vis en Arcadie, et le paradis est ici et maintenant.

            On sait l’admiration que Nietzsche vouait à Goethe, le « grand Olympien ». Il voyait dans sa poésie le meilleur antidote contre la maladie du romantisme, cette insatisfaction de l’esprit qui remet toujours à plus tard la béatitude, dans un avenir utopique ou lointain, et se lamente sur la souffrance présente. La poésie de Goethe célèbre l’instant présent, et la plénitude actuelle de la vie dans la nature. Plus encore, elle se réjouit de la vie universelle qui parcourt cette nature et lui donne un rythme, l’allégresse d’un da capo toujours recommencé, l’éternel retour d’une vitalité toujours renaissante. Dans La métamorphose des plantes (1790) (2), Goethe affirmait que la croissance des végétaux se faisait par une alternance de contraction et d’expansion (§ 73) ; et dans la Farbenlehre (1791), Goethe, qui comprenait la couleur comme l’effet d’une oscillation de la lumière et des ténèbres, écrivait : « De fidèles observateurs de la nature, si différente que soit par ailleurs leur pensée, tomberont pourtant d’accord sur ce point : tout ce qui doit apparaître, tout ce qui doit venir à notre rencontre en tant que phénomène, doit annoncer ou une division originelle capable de s’unifier ou une unité originelle parvenant à se diviser et doit se présenter de la sorte. Diviser ce qui est uni, unir ce qui est divisé, telle est la vie de la nature. C’est l’éternelle systole et diastole, l’éternelle syncrisis et diacrisis, l’inspiration et l’expiration du monde, dans lequel nous sommes, nous vivons et agissons » (§ 739, Triades, 1986, p. 250-251) (3). Jean Starobinski remarque qu’on lit ici « l’écho de la parole célèbre de l’apôtre Paul sur l’esprit de Dieu : in ipso enim vivimus, et movemur, et sumus » (Actes, 17, 28) (4). La nature est ainsi le rythme d’une perpétuelle renaissance qui nous anime intérieurement, à la façon de l’Esprit divin. La pensée de l’éternel retour, selon Nietzsche lui-même l’événement décisif qui précipita la maturation de sa pensée, n’est pas étrangère à ce battement que le poète de Weimar percevait au cœur de l’Etre : au paragraphe 56 de Par delà bien et mal, Nietzsche évoque « l’homme le plus généreux, le plus vivant et le plus affirmateur, qui ne se contente pas d’admettre et d’apprendre à supporter la réalité telle qu’elle fut et telle qu’elle est, mais qui veut la revoir telle qu’elle fut et telle qu’elle est, pour toute l’éternité, qui crie insatiablement da capo… ». Dans Le Crépuscule des idoles (1888), Nietzsche consacre les trois derniers paragraphes (§ 49-52) du chapitre « Flâneries inactuelles » à l’éloge de Goethe, qui fut selon lui la grande chance du XIXe siècle, pourtant reniée par le nihilisme. Goethe fut à ses yeux le seul esprit libre, heureux et véritablement affirmateur de la modernité : « Un tel esprit libéré, apparaît au centre  de l’univers, dans un fatalisme heureux et confiant avec la foi qu’il n’y a de condamnable que ce qui existe isolément, et que, dans l’ensemble, tout se résout et s’affirme. Il ne nie plus… Mais une telle foi est la plus haute de toutes les fois possibles. Je l’ai baptisée du nom de Dionysos » (§ 49). Nietzsche peut se reconnaître en l’auteur du Voyage en Italie : de même que le poète de Weimar guérit des brumes germaniques en s’offrant au soleil de Naples et de la Sicile, de même Nietzsche connaîtra une véritable régénération lors de son arrivée à Naples et de son séjour à Sorrente, auprès de Malwida von Meysenburg dans la villa Rubinacci, en compagnie de Paul Rée et d’Albert Brenner, de fin octobre 1876 au début du mois de mai 1877. On y cultive pendant quelques mois une société utopique consacrée à la culture, un « cloître pour esprits libres », selon la formule qu’utilisera Nietzsche. C’est en compagnie de cette fervente wagnérienne que Nietzsche concevra le premier volume de Humain, trop humain, qui sera pourtant à l’origine de sa brouille explicite avec Wagner (après la quatrième Intempestive, le différend n’était encore que latent). Comme Goethe à Palerme, c’est à Sorrente que Nietzsche devient, pour la première fois, qui il est : « Je n’ai pas assez de force pour le Nord, confie Nietzsche dans une note inédite de l’automne 81 : là règnent des âmes balourdes et artificielles toujours occupées, obligatoirement, à des mesures de prévoyance, comme le castor à sa hutte. Et dire que c’est parmi elles que j’ai passé toute ma jeunesse ! Voilà ce qui m’a saisi lorsque pour la première fois je voyais monter le soir avec son rouge et son gris veloutés dans le ciel de Naples – comme un frisson, comme par pitié de moi-même de ce que j’eusse commencé ma vie par être vieux, et des larmes me sont venues, et le sentiment d’avoir été sauvé tout de même au dernier moment. J’ai assez d’esprit pour le sud » (Lectures de Nietzsche, sous la dir. de J.-F. Balaudé et P. Wotling, Le Livre de poche, 2000, p. 468; Bertram, Nietzsche, essai de mythologie, 2007, p. 324).
            Un texte du Voyageur et son ombre (décembre 1879), que son auteur concevait comme un supplément à Humain, trop humain, marque l’affinité entre les deux expériences, celle du poète et celle du philosophe : même si le nom de Goethe n’y est pas cité, l’intitulé de ce paragraphe (« Et in Arcadia ego ») est une allusion directe à l’exergue du Voyage en Italie. Sans doute Nietzsche entend-il ainsi traduire la formule de Goethe : « Et moi aussi en Arcadie, Auch ich in Arkadien », citation volontairement tronquée du vers de Schiller : « Auch ich war in Arkadien geboren : Et moi aussi, j’étais né en Arcadie ». Remarquons toutefois que Nietzsche n’écrit pas Et ego in Arcadia (« Et moi aussi, j’ai vécu en Arcadie »), mais bien Et in Arcadia ego, qui signifie, comme nous l’avons vu : « Même en Arcadie, moi, la Mort, j’existe ». L’allusion finale à Epicure, qui affirmait que la mort même n’était pas en mesure de troubler la béatitude du sage, permet de soupçonner que cette inversion n’est pas l’effet du hasard. Lisons cet étrange texte :

            Et in Arcadia egoIch sah hinunter, über Hügel-Wellen, gegen einen milchgrünen See hin, durch Tannen und altersernste Fichten hindurch : Felsbrocken aller Art um mich, der Boden bunt von Blumen und Gräsern. Eine Herde bewegte, streckte und dehnte sich vor mir; einzelne Kühe und Gruppen ferner, im schärfsten Abendlichte, neben dem Nadelgehölz; andere näher, dunkler; alles in Ruhe und Abendsättigung. Die Uhr zeigte gegen halb sechs. Der Stier der Herde war in den weissen, schäumenden Bach getreten und ging langsam widerstrebend und nachgebend seinem stürzenden Laufe nach: so hatte er wohl seine Art von grimmigem Behagen. Zwei dunkelbraune Geschöpfe, bergamasker Herkunft, waren die Hirten: das Mädchen fast als Knabe gekleidet. Links Felsenhänge und Schneefelder über breiten Waldgürteln, rechts zwei ungeheure beeiste Zacken, hoch über mir, im Schleier des Sonnenduftes schwimmend—alles gross, still und hell. Die gesamte Schönheit wirkte zum Schaudern und zur stummen Anbetung des Augenblicks ihrer Offenbarung; unwillkürlich, wie als ob es nichts Natürlicheres gäbe, stellte man sich in diese reine scharfe Lichtwelt (die gar nichts Sehnendes, Erwartendes, Vor- und Zurückblickendes hatte) griechische Heroen hinein; man musste wie Poussin und sein Schüler empfinden: heroisch zugleich und idyllisch.— Und so haben einzelne Menschen auch gelebt, so sich dauernd in der Welt und die Welt in sich gefühlt, und unter ihnen einer der grössten Menschen, der Erfinder einer heroisch-idyllischen Art zu philosophieren: Epikur.

           

            « Et in Arcadia ego – Je regardais en bas (hinunter), par-dessus les collines vallonnées (Hügel-Wellen, l’ondulation des collines), du côté d’un lac d’un vert laiteux (milchgrünen), à travers des sapins, et d’antiques, d’austères pins ; autour de moi, des blocs de roches de toute sorte, et le sol que diapraient les fleurs et les herbes. Un troupeau se déplaçait (bewegen) devant moi, s’allongeait (streichen) et s’étendait (dehnen) ; plus loin, quelques vaches isolées et d’autres groupées, dans la lumière très précise du soir (im schärfsten Abendlichte, aiguisée, acérée, tranchante), à côté de la forêt de pins ; d’autres, plus près, plus sombres. Tout dans le calme et la plénitude du soir (Abendsättigung, la satiété, le rassasiement du soir). A ma montre, il était presque cinq heures et demie. Le taureau du troupeau était descendu dans la blanche écume du ruisseau et il remontait lentement son cours impétueux, résistant et cédant tour à tour : ce devait être là pour lui une sorte de satisfaction farouche (grimmigem Behagen, un plaisir, un agrément farouche, furieux, enragé). Deux créatures à la peau brunie, d'origine bergamasque, étaient les bergers de ce troupeau : la jeune fille presque vêtue comme un garçon (Knabe, jeune garçon, enfant). A gauche, des pentes rocheuses (Felsenhänge, des rochers en pente) et des champs de neige (Schneefelder) au-dessus de larges ceintures de forêt, à droite deux énormes pitons couverts de glace (zwei ungeheure beeiste Zacken), bien au-dessus de moi, flottant dans le voile du parfum exhalé par le soleil (im Schleier des Sonnenduftes) – tout cela grand, calme et lumineux. La beauté tout entière inspirait un tremblement d’effroi et portait à l'adoration muette (stummen Anbetung) de cet instant de sa révélation (des Augenblicks ihrer Offenbarung) ; involontairement, comme s’il n’y avait là rien de plus naturel, on plaçait des héros grecs dans ce monde de lumière pure aux contours aigus (in diese reine scharfe Lichtwelt, lumière aiguisée, acérée, voir plus haut : im schärfsten Abendlichte) où rien ne rappelait le désir (Sehnen), l’attente (Erwartung), le regard porté en avant ou en arrière (Vor- und Zurückblickendes) ; il fallait sentir (empfinden) comme Poussin et son élève : à la fois d’une façon héroïque et idyllique. – Et, c’est ainsi que certains hommes ont aussi vécu, ainsi qu’ils se sont continuellement (dauernd) sentis dans le monde, qu’ils ont senti le monde en eux (in der Welt und die Welt in sich gefühlt), et parmi eux l’un des plus grands hommes qui soient, l'inventeur (Erfinder) d'une façon de philosopher héroïque et idyllique tout à la fois : Epicure. »
            (Le voyageur et son ombre, décembre 1879, § 295).

***

            Il faut en premier lieu marquer le caractère extraordinaire d’un tel texte. Il ne semble se rattacher ni à ce qui le précède, ni à ce qui le suit. On le lit en effet entre diverses analyses, dans le style aphoristique prisé par le maître du soupçon, ayant trait à des questions de philosophie, surtout morale et politique. Pourtant, il ne s’agit nullement d’une analyse, moins encore d’une  démonstration, mais plutôt d’une description. Rien ne semble donc annoncer ce tableau poétique de la paix du soir dans un paysage de montagne. Il est aisé de dater l’événement silencieux que ce texte commémore : il se réfère assez précisément à un groupe de fragments posthumes, rassemblés dans la liasse « Pensées de Saint-Moritz, 1879 », du mois d’août de cette année, que Nietzsche passe en effet à Saint-Moritz (Œuvres complètes, Humain, trop humain, II, p. 424-431). On y lit par exemple ceci : « Celui que choque l’expression "lac d’un vert laiteux" lit avec son palais et non avec ses yeux » (424). Il faut comprendre que, le soleil déclinant, l’ombre s’allonge et le lac n’est plus le miroir éblouissant qui réfléchit la lumière du jour : il prend une consistance de porcelaine, dans laquelle se reflète le vert de la forêt de sapins. Un fragment de la même période dit en effet : « Le lac et les hautes montagnes. Un vieillard qui tient un miroir à la main (le soir, quand le soleil est trop bas pour briller dans le lac, les hautes montagnes se reflètent dans ses profondeurs : c’est comme si un vieillard… » (HH, II, 419 : 42 [49]). Ce fragment inachevé permet de deviner que le vieillard en question n’est autre que le vieux Saturne, c'est-à-dire le Temps lui-même. Commentant superbement les « jardins bouddhistes de Kyôto et d’ailleurs », Claudel écrivait : « – Jules : Le lac a fait le jardin. Tout se compose autour de cette eau qui pense. – Le poète : Ou du moins qui réfléchit. – Jules : Un vide qui attire et qui rassemble directions, volumes et couleurs, tous les éléments de l’enclos, de ce motif abrégé […] Le jardin est avant tout la conscience du site, tout pareil à cette flaque inexplorée de lumière liquide que Dieu a mise au fond de nous-mêmes, cette chose par laquelle il se sait et se connaît lui-même à la fois dans son ensemble et dans ses parties […] L’eau est ainsi le regard de la terre, son appareil à regarder le temps, ce qui sent, à la fois ce qui unit et ce qui s’unit, âme, point » (Jules ou l’homme au deux cravates ; rédigé en 1926 ; publié avec L’Oiseau noir dans le soleil levant, Claudel, Pléiade, Œuvres en prose, p. 857). Dans Généalogie de la morale (III, 8 ; OC, VII, p. 299), faisant le portrait du « désert » en lequel se réfugie volontiers le philosophe, Nietzsche se souvient des vacances d’été dans les paysages de Haute-Engadine : « des montagnes pour compagnie, non pas des montagnes mortes, mais des montagnes avec des yeux (je veux dire des lacs) ». C’est ainsi que chez Nietzsche, le lac de montagne est l’œil du Temps et la pensée du paysage : la terre se pense elle-même dans la paix du soir. Le voyageur est le témoin presque indiscret de cette autocélébration. L’eau verte du lac devient le reflet opalescent des pins et des montagnes, le miroir du Temps qui se résume dans le cercle de l’horizon. L’heure s’arrête : cinq heures et demie, entre la fin de l'après-midi et le commencement du soir le temps s’immobilise, la terre se rassemble dans l’éternité : il s’agit d’une véritable révélation surnaturelle, annoncée par un tressaillement prophétique, dont pourtant l’unique objet est la nature qui se déploie sous nos yeux : « La beauté tout entière inspirait un tremblement d’effroi et portait à l'adoration muette (stummen Anbetung) de cet instant de sa révélation (des Augenblicks ihrer Offenbarung) ». Nietzsche est un randonneur, et les meilleures pensées qui lui sont venues lui sont venues en marchant. Dans une lettre à Georg Brandès du 10 avril 1888, il confie : « Zarathoustra de 1883 à 1885 (chaque partie en 10 jours environ. Parfait état d’"inspiré". Tout conçu en chemin au cours de longues marches ; certitude absolue, comme si chaque phrase était dictée. Tandis que je transcrivais, extrême élasticité et plénitude corporelle) » (Antéchrist, 10/18, p. 130-131). La marche, par son rythme, est communion lente avec l’esprit de la terre, Erdgeist. Marche non pas morale – vaincre l’obstacle – mais contemplative : se mettre en accord avec le monde. Tout le contraire des grimpeurs forcenés auxquels Nietzsche consacre le § 202 du Voyageur et son ombre : « Ils escaladent la montagne comme des bêtes, stupides et suant ; on avait oublié de leur dire qu’il y a de belles vues en chemin » (OC, HH, II, p. 243). Dans la paix du soir, tandis que les ombres s’allongent (c’est l’heure littéraire dont le Virgile des Bucoliques est pour ainsi dire l’inventeur : « Majores cadunt altis de montibus umbrae : Et s’allongent les ombres, tombant des hautes montagnes », I, 83) (5), s’accomplissent en silence les noces de la mélancolie et de la béatitude. Telle la lumière arcadienne du Poussin, qui semble irradiée d’un âge d’or retrouvé, ou bien encore la gloire qui s’étend sur la terre sur les paysages de Claude, dont Goethe avait compris la beauté dans la brume de chaleur qui nimbe et auréole les côtes de la Sicile. Révélation bouleversante de l’éternité dans l’immanence. Dans un autre fragment de la liasse « Pensées de Saint-Moritz, 1879 », on lit encore ceci, qui se rapporte peut-être à la révélation de la même journée : « Avant-hier sur le soir j’étais tout entier plongé dans le ravissement comme dans les tableaux de Claude Lorrain et je finis par éclater en sanglots véhéments, longuement. Oh, il m’aurait été donné de connaître encore cela ! Je ne savais pas que la terre avait choses pareilles à montrer et pensais que les bons peintres les avaient inventées. L’idylle héroïque est maintenant la découverte de mon âme : et d’un seul coup voici dévoilée et révélée à mes yeux toute la poésie bucolique des Anciens – je n’y avais rien compris jusqu’alors » (OC, HH, II, p. 425). Fragment d’autant plus remarquable que les références picturales sont rares chez Nietzsche, la musique l’emportant presque toujours chez lui sur l’évocation des arts plastiques. Comme l’indique le titre de ce paragraphe, emprunté à l’exergue du Voyage en Italie (publié en 1829), Nietzsche pense sans doute davantage au texte de Goethe qu’aux tableaux du Lorrain. Goethe arrivant par mer à Palerme découvrait ainsi la vue qui s’offrait à lui : « Il n’y a point de terme pour exprimer la lumière vaporeuse qui flottait autour des côtes, lorsque, par un après-midi magnifique, nous sommes arrivés devant Palerme. La pureté des contours, la douceur de l’ensemble, la dégradation des tons, l’harmonie du ciel, de la mer et de la terre… Qui a vu ces choses les a toute sa vie devant les yeux. Cette fois, je comprends les Claude Lorrain, et quelque jour, dans le nord, j’espère trouver aussi au fond de mon âme et produire des images de cet heureux séjour » (3 avril 1787) (6). Trente ans avant que Goethe ne publie son Voyage en Italie, en 1799 donc, August Schlegel avait fait paraître en deux livraisons dans la revue Athenaeum une réflexion, ou plutôt des commentaires sur la peinture, intitulés Les Tableaux (trad. E. Peter, Christian Bourgois, 1988).  On y trouve la longue description d’un paysage du Lorrain, représentant « les environs de Naples », en des termes voisins de ceux employés par Goethe : « Un éclat pur, tempéré seulement par les vapeurs de l’aube, où surgit l’astre qui en inonde la mer. Dans une indicible harmonie, il se mêle à l’eau couleur de jade, sur laquelle flotte encore une brume que ses premiers rayons dorent à peine. L’air en est entièrement irisé ; aucun objet ne s’offre dans sa nudité ; elle enrobe tout de son voile transparent » (p. 54). L’auteur continue en ajoutant qu’un tel paysage se passe de figure, étant lui-même figure, puisque « la vie de l’inanimé y palpite, créant à son tour de l’âme » (ibid.) (7). Le « lac d’un vert laiteux », que mentionne la description de Nietzsche, comme en écho à l’eau couleur de jade de Schlegel, est certainement celui de Silvaplana, proche de Saint-Moritz, dans cette région de la Suisse italienne qu’on nomme la Haute Engadine. Nietzsche aimait à marcher sur la rive est du lac, passant le pont entre le lac de Champfèr et de Silvaplana, vers le petit village de Surlei. Nietzsche reviendra souvent en Haute-Engadine, séjournant à Sils-Maria, dans ce pays dont il dit, dans une lettre à sa sœur du 24 juin 1879 : « J’ai l’impression d’être en terre promise […] Un continuel octobre ensoleillé » (Lectures de Nietzsche, Balaudé et Wotling, 2000, p. 468-469). C’est très exactement là que deux ans plus tard, en août 1881, alors qu’il séjourne à Sils-Maria, distante de dix kilomètres de Saint-Moritz, il aura la révélation de l’Eternel Retour : « Je veux raconter maintenant l’histoire de Zarathoustra. La conception fondamentale de l’œuvre, l’idée de l’éternel Retour, cette formule suprême de l’affirmation, la plus haute qui se puisse concevoir, date du mois d’août 1881. Elle est jetée sur une feuille de papier avec cette inscription : "A 6000 pieds par delà l’homme et le temps." Je parcourais ce jour-là la forêt, le long du lac de Silvaplana ; près d’un formidable bloc de rocher qui se dressait en pyramide, non loin de Surlei, je fis halte. C'est là que cette idée m’est venue » (Ecce Homo, « Médiations », p. 113). La révélation de l’éternel Retour, de l’aveu de Nietzsche l’idée fondamentale de toute son œuvre, se lit donc en surimpression dans le paragraphe 295 du Voyageur et son ombre. Il y manque sans doute le rocher en forme de pyramide, mais on y trouve pourtant « deux énormes pitons couverts de glace (zwei ungeheure beeiste Zacken), bien au-dessus de moi, flottant dans le voile du parfum exhalé par le soleil (im Schleier des Sonnenduftes) ». Ces deux pitons sont les deux colonnes d’un temple : le site où se manifeste le rythme silencieux du retour éternel, où palpite l’énigme du présent, est un monument colossal, le sanctuaire de l’éternité où se célèbre sans fin « l'adoration muette de cet instant de sa révélation ».

            Ce texte mérite qu’on le lise attentivement : il est sans doute l’un des plus proches de l’énigme qui se trouve au centre de la pensée de Nietzsche. « Je regardais en bas » : le randonneur fait halte sur la hauteur et jouit du panorama. L’ondulation des collines conduit le regard jusqu’au lac de Silvaplana, « d’un vert laiteux », entouré « d’antiques, d’austères pins », comme les piliers d’une immense cathédrale, dont « les deux énormes pitons de glace » seraient comme les tours. De la hauteur, les bruits s’apaisent, les mouvements se ralentissent, le troupeau évolue lentement dans le lointain, comme au ralenti par l’effet de la distance. La lumière du soir semble bénir cette vision à la fois monumentale et idyllique : « la lumière très précise du soir (im schärfsten Abendlichte) » ; « ce monde de lumière pure aux contours aigus (in diese reine scharfe Lichtwelt) ». Tout semble s’immobiliser et se recueillir dans la paix du soir, comme pour une prière : « Tout dans le calme et la plénitude du soir (Abendsättigung, la satiété, le rassasiement du soir) » ; « tout cela était grand, calme et lumineux (alles gross, still und hell) ». « La paix du soir » : le travail prend fin, l’agitation de l’histoire, bruit et fureur, se dissipe, et paraît le silence de l’Etre, la massive permanence de la terre. Le « tremblement d'effroi » (Schauder, frisson, mais aussi horreur) du philosophe-prophète est le signe de la venue du dieu, de l’imminence de la possession ; quelque chose, ou quelqu’un est sur le point de se  révéler : « adoration muette (stummen Anbetung) de l’instant de la révélation (des Augenblicks ihrer Offenbarung) » de « la beauté tout entière (die gesamte Schönheit) ». Le vocabulaire est religieux : la vision du randonneur est une apocalypse, la manifestation de la muette divinité de la terre, réchauffée par le soleil apollinien, duquel émane comme un parfum d'éternité (Sonnenduft). Le divin, c’est ici le paysage monumental nimbé dans l’or du soir, et l’objet paradoxal de la révélation n’est pas l’autre monde, mais ce monde qui s’étend sous nos yeux, ici et maintenant. Ce qui est révélé, ce n’est pas ce que nous n’avons encore jamais vu, mais ce qui était depuis toujours devant nous, et qui pour cette raison sans doute, nous « crevait les yeux ». Et l’objet de la révélation n’est pas seulement l’espace, en son immensité calme, mais plus encore le temps : il est bientôt cinq heures et demie, comme si l’heure s’était arrêtée, comme si l’instant était suspendu, entre la fin de l'après-midi et le commencement du soir. « Il fallait sentir d’une façon à la fois héroïque et idyllique » : l’héroïsme, dont le maître est Homère, est le fait de l’antiquité naïve, qui suit un instinct que le travail de la réflexion n’a pas encore inquiété ; son génie s’exprime dans l’épopée, qui chante la splendeur objective du monde immédiatement donné à la sensation. L’idylle peint inversement le tableau d’un âge d’or devenu lointain, elle représente aux yeux de l’âme nostalgique une Arcadie idéale que nous avons à jamais perdue en perdant l’innocence et la foi de l’enfance. En opposant l’héroïque à l’idyllique, Nietzsche se souvient de l’essai composé par Schiller en 1795 : Poésie naïve et poésie sentimentale. Plus encore, il le réfute, puisqu’il donne comme effectivement réalisée la réconciliation idéale à laquelle aspirait le poète allemand : en ce moment d’éternité où la plénitude de la terre se révèle à nos yeux, l’âge d’or redevient présent, les héros de la Grèce habitent le monde des modernes, la vitalité de l’épopée et la nostalgie de l’idylle fusionnent dans le miracle d’un retour qui suspend le temps et fait paraître la « beauté tout entière » de ce monde.


Figure 4 : Les lacs de Silvaplana et de Sils vus des hauteurs de Surlei

           L’allusion à Poussin et à son élève (Nietzsche pense sans doute au Lorrain, qui ne fut nullement « l'élève » du Poussin, mais qu'on devine muettement présent dans le paysage, que le commencement du soir illumine ; c'est encore une fois à Goethe, plus qu'à sa propre expérience de la peinture, que Nietzszche doit cette association) et le climat de l’idylle héroïque (« une façon de philosopher héroïque et idyllique tout à la fois ») se réfèrent à la tradition de la poésie arcadienne, et au poème qui en est l’origine : les Bucoliques de Virgile. Or, le chant IV des Bucoliques a connu pendant le moyen âge et la renaissance une extraordinaire fortune : on attribuait à Virgile un savoir prophétique, puisque lui, le païen, avait annoncé la naissance d’un sauveur du monde né du sein d’une Vierge. C’est du moins ainsi que les Pères de l’Eglise interprétaient les premiers vers du poème : « Voici venir le dernier âge chanté par la sibylle de Cumes / Voici que recommence le grand ordre des siècles / Déjà revient aussi la Vierge, revient le règne de Saturne / Déjà une nouvelle race descend du haut des cieux / Cet enfant dont la naissance va clore l’âge de fer / Et ramener l’âge d’or dans le monde entier / Protège-le, chaste Lucine : déjà règne ton cher Apollon : Jam redit et Virgo, redeunt Saturna regna / Jam nova progenies caelo demittitur alto » (v. 4-10). La « Vierge » est Astrée, ou la Justice, la Dikê des Grecs ; l’enfant est l’âge d’or naissant sous le règne d’Auguste, qui a rétabli la paix et mis fin à la guerre civile. Pour l’Eglise, il s’agit d’une vision prophétique de Marie et de la royauté de l’enfant Jésus. Saturne est le dieu de l’âge d’or, quand l’humanité réconciliée avec la terre vivait dans l’abondance et le loisir à la fois. Le vers « Voici que recommence le grand ordre des siècles ; Magnus ab integro saeculorum nascitur ordo » (v. 5), fait allusion à la croyance ancienne selon laquelle le monde parcourt un cercle, qui s’accomplit en dix âges, jusqu’à son terme (âge d’Apollon), puis recommence son cycle par le premier âge, celui de Saturne. Lucine désigne ici Diane, sœur d’Apollon, le dieu solaire qui, tel Auguste, règne sur le dernier âge, annonçant le retour au premier âge, l’âge d’or sur lequel règne Saturne : il appartient donc à Diane de veiller au recommencement du cycle, d’accompagner la nouvelle naissance d’une humanité rajeunie (nascenti puero) qui parcourra à nouveau le cycle des âges (comme Marie, dans l’interprétation chrétienne, est la nouvelle Eve et Jésus le nouvel Adam). Le mythe de l’éternel retour est donc bien présent dans les vers de Virgile, comme il est présent, par allusion il est vrai, dans le texte de Nietzsche. La majesté du soir, la révélation d’une beauté vespérale, est en outre, comme nous l’avons vu, le thème peut-être le plus insistant des Bucoliques. Nous pouvons donc définir ici une constellation culturelle, la matrice originaire qui donnera naissance à la pensée de l’éternel retour.
            Nous avons noté le paradoxe de cette révélation par le paysage : ne nous est révélé que ce que nous avions depuis toujours sous les yeux. Ce qui vaut pour l’espace vaut aussi pour le temps : ce qui est ici révélé, ou prophétisé, ce n’est pas un avenir utopique (à l’inverse de la révélation virgilienne, qui annonce le retour de l’âge d’or), ce n’est pas davantage un passé oublié, c’est bien plutôt la divinité du présent : « rien ne rappelait le désir ( Sehnen), l’attente ( Erwartung), le regard porté en avant ou en arrière (Vor- und Zurückblickendes) ». Le regard du promeneur sur la nature qui se déploie sous ses yeux (semblable à celui du dieu de la Genèse qui voit sa création, et la juge bonne) se porte sur l’instant – cinq heures et demie – éternisé dans la « gloire » du couchant : ni en avant, ni en arrière, mais ici et maintenant. Aussi bien « l’adoration muette » n’est pas celle de « la beauté tout entière », ni même de « sa révélation », mais plus l’exactement de « l’instant – Augenblick – de sa révélation ». Rien n’est à proprement parler « révélé », sinon la plénitude du présent qui date l’instant de la révélation. Par l’effet d’un renversement prodigieux, quelque chose dans le présent trouve la force de remonter le temps, de résister au devenir, de se maintenir dans l’éternité : tel ce taureau, loin du troupeau, qui lentement, mais irrésistiblement, remonte le courant et résiste à l’écoulement : « Le taureau du troupeau était descendu dans la blanche écume du ruisseau et il remontait lentement son cours impétueux, résistant et cédant tour à tour : ce devait être là pour lui une sorte de satisfaction farouche (grimmigem Behagen) ». Il suffit que l’animal fabuleux, ressuscité du mythe antique, soit planté dans le lit du torrent, les volutes écumeuses qui surgissent à ses sabots donnant l’illusion qu’il remonte le cours, alors qu’en vérité il demeure. Joie profonde d’une volonté qui fait durer le présent, qui se maintient dans l’éternité. Ce qui est révélé alors, c’est donc bien que le présent dure, et qu’il demeure dans la présence.
            Pourtant cette présence du présent, ce présent (don, offrande) du présent (épanchement de l'instant dans l'Etre), évoque à Nietzsche un âge historique, qui appartient au passé : « Involontairement, comme s'il n'y avait là rien de plus naturel, on plaçait des héros grecs dans ce monde de lumière pure aux contours aigus (in diese reine scharfe Lichtwelt) ». Mais cette Grèce est mythique et non historique, âge d’or fabuleux qui hante la littérature allemande depuis Winckelmann. Pour Hegel, ou Hölderlin, la Grèce est le temps bienheureux où les dieux habitaient sur la terre, où ce monde était plein de dieux. « Jovis omnia plena ; tout est plein de Jupiter », écrit Virgile (Bucoliques III, v. 60). Pour Hegel, la Grèce est le moment de la perfection de l’accomplissement sensible de l’Absolu, que le philosophe nomme pour cette raison « classique » : l’idée est alors parfaitement adéquate à la forme sensible qui l’incarne, et le divin s’incarne dans la beauté (de l’œuvre d’art, selon Hegel, non de la nature). C’est seulement avec le christianisme, c'est-à-dire avec la conscience malheureuse que tourmente le désir romantique de l’infini, que l’esprit reconnaîtra que son royaume n’est pas de ce monde, que la terre matérielle est indigne de recevoir le divin, et que l’Idée est toujours transcendante à la forme sensible qui prétend l’exprimer. Revenir à la perfection classique de la Grèce antique, c’est donc revenir à la sagesse du paganisme, qui jouit de la présence du divin sur cette terre, ici et maintenant. La Grèce à laquelle pense Nietzsche est donc un moment de l’esprit, et non une époque de l’histoire. Si l’on entend par métaphysique la dévalorisation de ce monde par l’invention d’un « arrière-monde », alors il faut dire que le christianisme est la religion de l’âge métaphysique, et que le paganisme, qui déifie le monde dans l’actualité de son apparaître, est l’unique réponse possible au ressentiment métaphysique, dont le destin est le nihilisme. La mort de dieu n’est que la mort du dieu transcendant du « christianisme » ; elle laisse un vide qui rend possible le retour de Dionysos, le dieu de la plénitude présente et de la divinité de l’apparaître. Par cette épiphanie du paradis terrestre, la révélation vespérale de Silvaplana transporte le penseur en un temps d’innocence que le travail du devenir n’a pas encore corrompu. Régression vers l’origine de la présence et du présent, de l’absolu présent dans ce monde. C’est ainsi que l’innocence supprime la différence sexuée, et rétablit l’humanité dans une adolescence pure et inaltérable, « la jeune fille presque vêtue comme un garçon (Knabe) » se confondant avec le jeune homme. Tout semble se fondre dans une communauté primitive une et indivisible, qui résout toute différence ; aussi n’y a-t-il plus ni sujet ni objet, l’homme et le monde ne faisant plus qu’un dans la paix réconciliée de la méditation et du paysage : « c'est ainsi que certains hommes ont aussi vécu, ainsi qu’ils se sont continuellement (dauernd) sentis dans le monde, qu’ils ont senti le monde en eux (in der Welt und die Welt in sich gefühlt) ». « C’est ainsi que les hommes ont vécu » fait songer à une épitaphe sur un tombeau arcadien, nouvelle variation sur l’inscription que déchiffrent les bergers d’Arcadie sur le tableau du Poussin. Mais le passé ne vaut ici que comme l’exemple (cf Deuxième Intempestive : l’histoire « monumentale ») de ce qu’il est possible de vivre, d’un absolu qui peut toujours redevenir présent : ce n’est pas Nietzsche qui se transporte par imagination dans le passé lointain d’une Grèce fabuleuse, c’est la plénitude du paganisme qui se fait soudain présente, sous ses yeux, dans le paysage de la Haute-Engadine. C’est ainsi que les hommes ont vécu et qu’il leur est toujours possible de vivre : le passé nostalgique du « Auch ich war geboren in Arkadien » de Schiller devient, par le mystère d’un incompréhensible « retour », le passé restauré dans le présent d’un « c’est ainsi qu’il faut vivre ».
            Le penseur, témoin de l’éternité qui s’accomplit silencieusement autour de lui comme en lui, dans le monde comme en l’homme, devient lui-même « comme un dieu parmi les hommes », selon les derniers mots de la Lettre à Ménécée : « Ces choses là, enseigne Epicure, médite-les jour et nuit en toi-même et avec qui est semblable à toi, et jamais, ni en état de veille ni en songe, tu ne seras sérieusement troublé, mais tu vivras comme un dieu parmi les hommes (zêseis de ôs theos en anthrôpois). Car il ne ressemble en rien à un vivant mortel (thnêtô zôô), l’homme vivant dans les biens immortels (zôon anthrôpos en athanatois agathois) » (§ 135) (8). Car c’est bien la même révélation qui conduit le dieu à résider sur la terre et l’homme à s’élever jusqu’aux dieux. Et si c’est le nom d’Epicure qui vient à l’esprit de Nietzsche pour baptiser cet homme déifié, c’est sans doute parce que l’auteur de la Lettre à Ménécée enseigne une béatitude si grande que la mort même ne peut plus rien contre elle : « Habitue-toi à penser que la mort n’est rien pour nous, mêden pros êmas » (§ 24). Cette sérénité au sein de l’immanence, vécue dans le présent, et non espérée en une vie future, fascine Nietzsche : Epicure enseigne la béatitude après la mort de dieu, quand le salut se joue en cette vie, qui est notre unique absolu. Epicure est le premier homme qui a su goûter l’éternité dans l’intensité du présent, dans la magnificence de l’apparaître ; le premier homme qui a su métamorphoser la souffrance de vivre dans la béatitude de l’être. C’est ainsi que le décrit le § 45 du Gai Savoir, qui s’intitule précisément « Epicure » : « Je vois son œil errer sur de vastes mers blanchâtres, sur des falaises où repose le soleil, tandis que les bêtes de toutes tailles viennent jouer à sa lumière, sûres et calmes comme cette lumière et cet œil même. Un tel bonheur n’a pu être inventé que par quelqu’un qui souffrait sans cesse ; c’est le bonheur d’un œil qui a vu s’apaiser sous son regard la mer de l’existence, et qui ne peut plus désormais se rassasier de voir cette surface chatoyante, cet épiderme délicat et frissonnant : il n’y eut jamais auparavant telle modestie de la volupté » (livre I, § 45). Epicure contemple ainsi « le sourire innombrables des vagues marines » (Eschyle, Prométhée enchaîné), qui est « la mer allée avec le soleil », qui est « l’éternité ». Et Nietzsche lui-même, dont le regard survole « la vague des collines » jusqu’au « lac d’un vert laiteux », ne médite-t-il pas, comme Epicure, devant la multiple splendeur de la terre qui se déploie à ses pieds comme un océan ? Et de même qu’il nous appartient de rendre présent le passé de la Grèce, de même Epicure ne cesse de renaître en tous les esprits qui ont reçu la révélation du présent : « Epicure a vécu à toutes les époques, et il vit encore, inconnu de ceux qui se disaient et se disent épicuriens, et sans renom auprès des philosophes. Lui-même a oublié jusqu’à son nom : c’est le bagage le plus lourd qu’il ait jamais rejeté » (« L’éternel Epicure », Le Voyageur et son ombre, § 227). Par la fusion de l’homme et du monde, qui se confondent dans l’éternité du présent, l’individu perd son nom, et devient le témoin anonyme d'une silencieuse et monumentale révélation (9).
            Ce point d’équilibre, cet avènement de la perfection dans l’horizon de la terre, dans « l’anneau du devenir », Nietzsche le nommera encore « le grand midi ». Certes, l’heure du paysage de la Haute-Engadine est plus tardive (il est « cinq heures et demie »), et la beauté dorée des paysages de Claude est une beauté vespérale, la lumière du couchant auréolant la terre d’un nimbe d’éternité. Pourtant « midi » désigne chez Nietzsche un point de perfection qui rend possible la venue de l’éternité au sein du devenir, une épiphanie du présent qui n’est nullement contradictoire avec la beauté vespérale des paysages du Lorrain. Que l’heure philosophique, sinon chronométrique, de cette silencieuse « révélation » soit un point d’équilibre, un parfait milieu dans l’ordre des temps, cela signifie encore qu’il suffira d’un infiniment petit, un souffle léger, pour que le charme se dissipe, que la vie soit à nouveau précipitée dans la cataracte du temps, et le taureau par l’eau contraire du torrent. C’est bien ce que semble laisser entendre un aphorisme qui suit d’assez près l’aphorisme 295 de Humain, trop humain : « A qui a été dévolu un matin de la vie actif et orageux, son âme est prise au midi de la vie d’un étrange besoin de repos, qui peut durer des mois et des années. Le silence se fait autour de lui, les voix s’éloignent de plus en plus ; le soleil tombe à pic sur lui. Dans une clairière cachée sous un bois, il voit dormir le grand Pan ; tous les êtres de la nature se sont assoupis avec lui, une expression d’éternité sur le visage – du moins lui semble-t-il […]. Il se sent heureux de la sorte, mais lourd, lourd est ce bonheur. – Enfin le vent se lève dans les arbres, midi est passé, la vie le tire et le reprend à soi, la vie aux yeux aveugles, avec son cortège se bousculant derrière elle : désir, illusion, oubli, jouissance, anéantissement, fugacité. Et ainsi monte le soir, plus orageux que ne fut même le matin » (§ 308). Si Epicure, que la mort même n’effraie pas, contemplant les vagues de la mer, évoque Le Cimetière marin de Valéry, en revanche, le bienheureux de midi qui, « caché sous un bois, voit dormir le grand Pan », fait songer au Mallarmé de L’après-midi d’un faune. Le sommeil du grand Pan, « avec une expression d’éternité sur le visage », inspire au penseur un bonheur mélancolique : « lourd, lourd est ce bonheur ». Le premier texte de Nietzsche qui exprime explicitement la doctrine de l’éternel retour, le paragraphe 341 du Gai Savoir (l’avant-dernier du quatrième livre ; le dernier, intitulé « Incipit tragœdia », fait paraître pour la première fois la figure de Zarathoustra, et sera repris intégralement au début d’Ainsi parlait Zarathoustra) s’intitule précisément : « Le poids le plus lourd ». Nietzsche dit en effet souvent, de façon plutôt énigmatique, de l’éternel retour, qu’il est sa « pensée la plus lourde » (10). Le § 341 du Gai Savoir semble associer le poids de cette pensée à l’hypothèse d’un présent indéfiniment répété : « La question posée à propos de tout, et de chaque chose : "Voudrais-tu ceci encore une fois et d’innombrables fois ?" pèserait comme le poids le plus lourd sur ton agir ». Certes, on peut le comprendre comme un impératif moral qui pèserait lourd sur nos actions, la transmutation de la maxime kantienne devenue loi de la volonté de puissance, et tout aussi inconditionnée pour la liberté que la loi morale du maître de Königsberg : « Agis de telle façon que tu puisses vouloir en même temps la répétition indéfinie de ton acte ». Pourtant, n’est-ce pas encore faire de l’auteur de Par delà bien et mal un moraliste, même si c’est une morale de la pure affirmation de l’acte, qui vaut alors par lui-même et non selon le jugement d’un tribunal transcendant (mais n’en allait-il pas déjà de même chez Kant ? Et cette interprétation moralisante de l’éternel retour est-elle autre chose elle-même qu’un retour à l’esprit véritable de la morale kantienne ?). Suggérons plutôt ici une autre piste.
            Qui ne voudrait que revienne toujours l’avènement de l’éternité dans l’anneau du devenir, qui ne voudrait perpétuer l’instant suspendu de « l’adoration muette » de « la beauté tout entière » dans « l’instant de sa révélation » ? Pourtant, cette paix retrouvée n’est-elle pas encore renoncement au vouloir, et le bonheur pacifié qu’enseigne la sagesse d’Epicure, faisant du sage comme un dieu parmi les hommes, ne le retranche-t-il pas de la vie, dans une sérénité inhumaine qui le rend étranger à la terre, avec laquelle pourtant il entreprenait de le réconcilier ? La béatitude de la révélation de l’éternité entraîne avec elle le désir de s’en arracher, pour ne pas demeurer à jamais figé dans une contemplation immobile, plus proche peut-être de la mort que de la vie. Il y aurait donc un paradoxe qui menacerait intérieurement l’épiphanie du présent, transfiguré par l’éternité, une sorte d’antinomie proprement nietzschéenne de la pensée de l’éternel retour, paradoxe d’une perfection qui est à la fois la plus désirée, et la plus redoutée car, nous arrachant à la mort, elle nous arrache peut-être aussi à la vie. Dans le § 308 de Humain, trop humain, Nietzsche décrit en ces termes la béatitude de l’initié auquel a été donnée la vision du grand Pan endormi : « Dans une clairière cachée sous un bois, il voit dormir le grand Pan ; tous les êtres de la nature se sont assoupis avec lui, une expression d’éternité sur le visage – du moins lui semble-t-il. Il ne veut rien, n’a souci de rien, son cœur s’est arrêté, son regard seul est vivant – c’est un mort, les yeux éveillés. L’homme voit alors beaucoup de choses qu’il n’avait jamais vues, et si loin qu’il regarde, toutes sont blotties et comme ensevelies dans un filet de lumière. Il se sent heureux de la sorte, mais lourd, lourd est ce bonheur. » Le sage épicurien, comme un dieu parmi les hommes, est peut-être aussi comme un mort parmi les vivants. De même que la contemplation esthétique est, chez Schopenhauer, une absorption du sujet dans la splendeur de la représentation, et une extinction parallèle de la volonté, donc une victoire de l’idéal ascétique, de même la béatitude épicurienne, noce mystique de l’homme avec la terre, est autant réconciliation de l’homme avec le paysage du monde qu’extase, et par conséquent fuite hors du monde. Ce bonheur est lourd, car il connaît la tentation de sa propre négation, le retour à la vie, à l’insatisfaction des regrets et des désirs, au regard qui se tourne en arrière comme en avant.
            Dans Le Gai Savoir, le § 341, « Le poids le plus lourd », précède le § 342, « Incipit tragœdia », qui ouvrira sans modification le « prologue de Zarathoustra ». De quoi est-il question dans ce texte ? Zarathoustra, nous est-il dit, décide, âgé de trente ans, d’abandonner la montagne et le lac pour se rendre parmi les hommes. Il entonne un hymne au soleil, qui est une sorte de célébration de la lumière qui chaque matin bénit le monde. Pourtant, Zarathoustra se dit « dégoûté » de la beauté et de la béatitude, ou de la sagesse épicurienne qu’elle inspire, et choisit de renoncer à l’éternité pour descendre parmi les hommes, et partager avec eux les souffrances de l’histoire et les tourments du désir : « J’ai en dégoût ma sagesse, comme l’abeille qui a trop recueilli de miel, j’ai besoin de mes mains qui se tendent, je voudrais donner et distribuer jusqu’à ce que les sages parmi les hommes se réjouissent une fois de plus de leur folie et les pauvres une fois plus de leur richesse », allusion probable au chiasme paulinien de la sagesse de dieu qui est folie parmi les hommes et de la sagesse des hommes qui est folie aux yeux de dieu. L’objet paradoxal du dégoût, c’est donc ici la plénitude et la satiété. Dans le § 295 de Humain, trop humain, Nietzsche évoquait déjà « la plénitude du soir (Abendsättigung, la satiété, le rassasiement du soir) ». Il se pourrait que l’éternité soit, pour un cœur seulement humain, écœurante. C'est ainsi que la sagesse d’Epicure, qui est comme un dieu parmi les hommes, est folie pour les hommes, comme pour Zarathoustra lui-même qui choisit de se détourner de l’éternité sans désir pour se tourner vers les hommes de désir : « Zarathoustra veut redevenir un être humain. Ainsi commença le déclin de Zarathoustra ». Comme l’écrit encore ici Nietzsche, la surabondance du soleil (« ô astre surabondant ! ») est « d’une trop grande félicité » : le penseur bénit cette effusion de la grâce, ou de la beauté, mais lui préfère pourtant la douleur du devenir, et de l’histoire : « Je te bénis, ô œil paisible, qui supporte sans envie la vue d’une trop grande félicité ! Bénis la coupe qui désire déborder, au point que l’eau en coule à flots d’or, et qu’elle répande en tous lieux le reflet de tes délices ! Voici ! Cette coupe veut à nouveau se vider, et Zarathoustra veut redevenir un être humain ». Il n’est pas interdit de deviner, en cette « eau qui coule à flots d’or », l’or et la gloire qui illuminent les paysages du Lorrain. Redevenir humain, c’est donc cesser d’être épicurien. La pensée de l’éternel retour – le poids le plus lourd – paraît ainsi comme déchirée par la tentation de l’éternité, et par le refus de cette tentation : la volonté délibérée de vivre dans la douleur du temps. L’éternel retour, entre accomplissement et inachèvement, entre recueillement et dispersion, marque donc une antinomie au cœur de la pensée nietzschéenne : la volonté veut le retour de l’accomplissement de l’éternité sur la terre, mais se détourne de cette grâce dès qu’elle la reçoit, et revient sur la terre pour partager les souffrances des hommes qui vivent sans révélation.
            Il reste que le retour éternel, cette vision de la Haute-Engadine, s’est manifesté par l’adoration muette de la beauté tout entière, en un instant « révélée ». Nous touchons là à ce qu’il y a de plus central dans la méditation de Nietzsche. Le déclin de Zarathoustra, auquel l’incline le dégoût de l’éternité, dégoût toutefois non par répulsion mais par « satiété », se détourne de la béatitude, mais non pas de la pensée de la béatitude. Et si Zarathoustra quitte la montagne pour descendre vers la vallée, c’est précisément pour annoncer le règne de l’éternité sur la terre des hommes, pour publier et approfondir une révélation première, qui inscrit l’être au cœur du devenir. Il s’agit donc moins de renoncer à l’éternité elle-même, que de renoncer à « l’adoration muette », et s’efforcer de dire ce qu’une révélation a montré dans le silence de « midi ». Pour dire cette indicible rédemption dans l’immanence, il faut, pense Nietzsche, tant la révélation est inouïe, inventer une langue philosophique nouvelle. Et c'est ainsi que Nietzsche quittera l’Eldorado de la Haute-Engadine pour écrire le livre de l’éternel retour, ce Zarathoustra « pour tous et pour personne » ; on sait que personne ne le lira, et que cet échec brisera Nietzsche, qui ne s’en remettra jamais.
            Quel peut donc être le contenu d’un pareil enseignement ? La révélation de Silvaplana fait paraître l’éternité au cœur même du devenir, et la plénitude au sein de l’immanence, dans l’anneau qui enserre l’espace de ce monde. Il n’est donc plus besoin d’un autre monde pour justifier ce monde-ci, ni d’une cité de Dieu pour nous consoler de la corruption de la cité terrestre : la Jérusalem céleste est présente ici-bas, et le paradis est de retour sur la terre. Il n’est pas davantage nécessaire d’attendre la fin des Temps et le Jugement Dernier pour que la terre des hommes soit rétablie dans la gloire d’avant le péché : à chaque instant, ici et maintenant, il nous est donné de jouir de la perfection incompréhensible et énigmatique de la présence, de l’absolu accomplissement du monde. Le randonneur de la Haute-Engadine, dans la paix d’une fin d’après-midi éternisée par l’heure arrêtée à la montre, est semblable au dieu de la Genèse, qui, à chaque jour de la Création, jouit de son œuvre présente : « Il y eut un soir, il y eut un matin, et Dieu vit que cela était bon », et même, à la fin du sixième jour, qui voit la naissance de l’homme et de la femme : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon. Il y eut un soir, il y eut un matin. Sixième jour » (I, 31). Pourtant, le Créateur attend le septième jour pour prendre du repos, et s’autoriser la jouissance de la pure contemplation. Cette béatitude divine, elle est, veut nous enseigner Nietzsche, à notre portée, ici et maintenant, et c’est une folie d’attendre le septième jour et la fin des temps pour savourer l’éternité sur la terre : « Le jugement du soir – Celui qui réfléchit sur l’œuvre de sa journée et de sa vie lorsqu’il est parvenu au terme et qu’il est fatigué tombe habituellement dans une méditation mélancolique ; mais cela ne tient ni à la journée, ni à la vie, mais à la fatigue. En pleine activité créatrice nous ne prenons ordinairement pas le temps de juger la vie et l’existence, pas plus qu’au sein du plaisir : mais si cela nous arrive un jour, nous cessons de donner raison à celui qui attendit le repos du septième jour pour trouver très beau tout ce qui existe, – il avait manqué le meilleur moment » (Aurore, aph. n° 317).
            Par cet accomplissement de l’éternité dans le temps, de l’absolu dans le relatif, de la plénitude au sein de la souffrance et du devenir, Nietzsche devient enfin qui il est. L’auteur de Naissance de la tragédie ne se connaissait encore que par ceux qu’il n’était pas : Schopenhauer et Wagner. Aussi demeurait-il tributaire de la consolation métaphysique qui rédime la souffrance de ce monde en promettant la sérénité dans l’autre, et qui simultanément déprécie la beauté de ce monde, image déchue et corrompue de la gloire qui règne dans l’au-delà, « un au-delà inventé pour mieux calomnier l’en-deçà » (Essai d’autocritique, § 5). La révélation de l’Abendsättigung enseigne inversement que le royaume est de ce monde, et qu’il est possible de vivre dans la gloire et la béatitude dès cette vie, à tel point qu’on ne saurait en souhaiter d’autres. C’est bien cette pensée de l’accomplissement qui affranchit définitivement Nietzsche de Schopenhauer comme de Wagner : le premier opposait, au voile de Maya, qui dupe la volonté en attisant toujours son avidité, le renoncement ascétique qui se détourne de ce mirage et atteint à la sérénité par l’extinction du vouloir. La paix – la béatitude ne saurait être selon Schopenhauer plus que l’absence de la souffrance – est alors atteinte par la connaissance du néant de ce monde et de l’illusion du désir : le sage selon Schopenhauer ne se réconcilie avec l’Etre qu’en se situant hors du monde. Par cette négation et cet exil, par ce « nihilisme », il appartient encore à la pensée métaphysique, qui ne sait penser le présent de la vie que dans la souffrance du devenir, et la beauté de ce monde qu’en la dépréciant, la jugeant illusoire et fallacieuse. Quant à Wagner, qui reconnut dans Le Monde la philosophie implicite qui l’avait inspiré lors de la composition de Tristan, il entend dans le chant d’amour, non une affirmation de la vie mais au contraire une fascination de la mort. L’hymne à la nuit du deuxième acte transporte les amants hors du monde, dans une fusion vocale et incantatoire dont l’absolu érotique est paradoxalement ascétique, puisqu’il n’assouvit le désir qu’en le néantisant dans l’infini. C’est pourquoi le dernier Nietzsche croira reconnaître dans la chasteté de Parsifal la vérité cachée de la passion amoureuse où s’abîment Tristan et Isolde (11).
            Mais ce n’est pas seulement Wagner, c’est encore le Nietzsche wagnérien de La Naissance de la tragédie qui cède à la tentation de la métaphysique : ne fonde-t-il pas en effet son interprétation de la tragédie grecque sur un double principe dont l’articulation reproduit le dédoublement métaphysique de l’apparence et de la vérité, du phénomène et de l’essence, du jour et de la nuit ? Dans un langage encore schopenhauerien, Nietzsche n’hésite en effet pas à définir le règne d’Apollon comme « le voile de Maya » (§ 1 : « on pourrait appliquer à Apollon, en un sens détourné, ce que Schopenhauer dit de l’homme prisonnier du voile de Maya », 44), tandis qu’au règne de Dionysos revient « le fond souterrain », « l’abîme le plus enfoui des choses », ou « la souffrance originaire ». Si donc, dans son Essai d’autocritique de 1886, Nietzsche renie en partie son ouvrage, c’est parce qu’il le reconnaît beaucoup trop tributaire de la dépréciation métaphysique de l’existence, et de la dissociation qui en résulte entre l’illusion manifeste et la vérité latente, l’apparence trompeuse et la profondeur authentique. La tragédie peut alors être interprétée comme la consolation métaphysique qui masque l’horreur de l’existence sous le mensonge de la belle forme apollinienne. Et le dithyrambe dionysiaque chanté par le chœur, qui naît de la souffrance du devenir, est à la fois refoulé et transfiguré par la beauté apollinienne de la scène où paraissent les héros : « La tragédie grecque, ce n’est pas autre chose que le chœur dionysiaque ne cessant de se décharger dans un monde apollinien d’images toujours renouvelées » (§ 8, 74). Et c’est précisément parce que l’opéra wagnérien reproduit cette double articulation de l’apparence et de la vérité, qu’il peut se présenter à juste titre comme l’authentique héritier de la tragédie antique : le chant du chœur s’identifie alors à la mélodie infinie, cet enivrement musical qui emporte l’orchestre symphonique wagnérien (dissimulé dans la fosse, et invisible à Bayreuth, théâtre qui fut, comme on sait, dessiné par Wagner lui-même), tandis que sur la scène, illuminée par les feux de la rampe, apparaissent les figures apolliniennes du mythe ou de la légende qui transfigurent la vague de l’orchestre en parole poétique (comme la Neuvième transfigure la symphonie dans l’hymne à la joie), et donnent forme apollinienne à la voix qui gémit dans le monde souterrain. C’est alors tout l’ouvrage de sa jeunesse qui apparaît au Nietzsche de la maturité comme étrangement corrompu par le nihilisme métaphysique : «  Je le répète : aujourd’hui, c’est pour moi un livre impossible, je le trouve mal écrit, lourd, pénible, frénétique et chaotique dans l’image, sentimental, sucré ici et là jusqu’à l’efféminé, inégal dans le tempo, sans volonté de netteté logique, trop convaincu pour s’obliger à fournir des preuves… » (Essai d’autocritique, § 3).
            Ce que la révélation de Surlei met en évidence, c'est la vanité de ce besoin métaphysique de la consolation, et l’illusion maladive qui fait croire à la nécessité, pour supporter la souffrance de vivre, du mensonge apollinien : la béatitude est à portée de main, et le devenir n’est souffrance que pour celui qui n’a pas vécu la transfiguration du présent dans l’éternité du septième jour. Quand paraît en décembre 1871 son ouvrage sur La Naissance de la tragédie, Nietzsche lui donne un sous-titre : enfantée par l’esprit de la musique : Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik. Le titre lui-même porte la marque de la dépréciation métaphysique, puisqu’il dissocie le manifeste du latent, le fils de la mère, soit le spectacle apollinien de sa source obscure et cachée : le dithyrambe dionysiaque. La dualité schopenhauerienne qui oppose la volonté à la représentation se retrouve ici entre la musique et son objectivation apollinienne : la représentation tragique. Or, c’est précisément cette dualité que supprime la seconde édition de 86, précédée d’une autocritique que nous avons déjà citée. Le sous-titre devient alors : Die Geburt der tragödie, oder Hellenismus und Pessimismus. Il ne s’agit donc plus d’opposer l’apparence à la vérité, l’image apollinienne à la musique dionysiaque, mais de proposer la sagesse grecque comme un remède au pessimisme schopenhauerien. La tragédie, qui met en évidence l’héroïsme de la volonté qui se risque à franchir les limites, qui exalte donc la vie dans le mouvement perpétuel de son propre dépassement, affirme simultanément l’angoisse de mourir et l’ivresse de vivre : la souffrance créatrice est semblable aux douleurs de l’accouchement, et l’agonie accompagne nécessairement l’épreuve de la métamorphose, de laquelle naissent des valeurs nouvelles. La mort même, dont l’horreur était dans la première édition profondément enfouie dans la profondeur dionysiaque, et refoulée par la beauté intemporelle de l’image apollinienne, appartient donc au cycle de la vie et de la renaissance, à l’éternelle convalescence de la volonté de puissance, travaillée par le désir de toujours vivre davantage. 
            Dans la première édition, l’horreur de mourir inspirait un nihilisme radical, et exerçait une sorte de fascination morbide dont on retrouve l’envoûtement aussi bien dans la métaphysique schopenhauerienne que dans la musique de Tristan. Pour le Nietzsche de 1871, la mort est un argument indépassable contre la vie ; et l’illusion apollinienne reste nécessaire pour en refouler le désespoir. C’est ainsi que le paragraphe 3 oppose la beauté de l’ordre olympien, et la sérénité apollinienne des dieux de la Grèce, à la vérité cachée sous le masque : le nihilisme de Silène, qui fait partie du cortège de Dionysos (mais qui est encore semblable, selon l’Alcibiade du Banquet, à Socrate) est aussi aux yeux de Nietzsche l’ennemi de la tragédie et le responsable de son déclin. Avec Socrate et Silène, le pessimisme l’emporte sur l’hellénisme :
            « Une antique légende rapporte que le roi Midas avait longtemps battu les bois à la recherche du sage Silène, le compagnon de Dionysos. Quand enfin celui-ci tombe entre ses mains, le roi lui demande quel est pour l’homme ce qu’il y a de plus désirable, le bien suprême. Roide et figé, le démon se tait ; jusqu’à ce que, pressé par le roi, il finisse par lâcher ces mots en éclatant d’un rire strident : "Misérable race d’éphémères, enfants du hasard et de la peine, pourquoi m’obliger à te dire ce que tu as le moins intérêt à entendre ? Le bien suprême, il t’est absolument inaccessible : c’est de ne pas être né, de ne pas être, de n’être rien. En revanche, le second des biens, il est pour  toi – et c’est de mourir sous peu" » (OC, La naissance de la tragédie, § 3, p. 50).
            Telle est la voix la plus ancienne du pessimisme, dont on peut entendre la plainte dès la plus haute antiquité, et qui ne trouve de consolation que dans le mensonge apollinien de la métaphysique. Voici quelques jalons de cette généalogie, qui est aussi une archéologie du nihilisme :
            Théognis, Sentences (VIe siècle) : « De tous les biens, le plus souhaitable pour les habitants de la terre, c'est de n'être point né, de n'avoir jamais vu les éclatants rayons du soleil; ou bien, ayant pris naissance, de passer le plus tôt possible par la porte d'Hadès, de reposer, profondément enseveli sous la terre » (425-428).
            Sophocle, Œdipe à Colone, v. 1226-29 : « Le mieux, c’est de n’être pas né / Mais s’il nous faut voir la lumière / Le moindre mal est de s’en retourner / Là d’où l’on est venu, et le plus tôt possible »
            Cicéron, Tusculanes I, 48 : « XLVIII. On rapporte aussi de Silène, qu'ayant été pris par le roi Midas, il lui enseigna, comme une maxime d'assez grand prix pour payer sa rançon, "Que le mieux qui puisse arriver à l'homme, c'est de ne point naître; et que le plus avantageux pour lui quand il est né, c'est de mourir promptement". Euripide, dans une de ses tragédies, a employé cette pensée: "Qu'à l'un de nos amis un enfant vienne à naître. Loin de fêter ce jour ainsi qu'un jour heureux, on devrait au contraire en pleurer avec eux. Mais si ce même enfant aussitôt cessait d'être, C'est alors qu'il faudrait, en bénissant le sort, aller fêter le jour d'une si prompte mort". »
            On comprend mieux alors l’évocation d'Epicure à la fin du fragment 295 du Voyageur et son ombre : Epicure lui-même ne présentait-il pas sa propre sagesse comme un remède au nihilisme radical de Silène ? Ne soupçonnait-il pas d'hypocrisie l'avocat du néant qui choisit paradoxalement de rester en vie, jouissant secrètement, honteusement, de ce qu'il prend tant de plaisir à déprécier ? « Celui qui exhorte le jeune à bien vivre et le vieillard à bien mourir est niais, enseignait Epicure, non seulement à cause de l’agrément de la vie, mais aussi parce que c’est une même étude que celle de bien vivre et celle de bien mourir. Bien pire encore celui qui dit qu’il est beau de "n’être pas né", mais "si l’on naît de franchir au plus tôt les portes de l’Hadès". Car s’il est convaincu de ce qu’il dit, comment se fait-il qu’il ne quitte pas la vie ? » (Lettre à Ménécée, § 126, éd. Marcel Conche, PUF, 1987, p. 218-221). Epicure est l’anti-Silène, le sage dont la vie (« c'est ainsi que certains hommes ont aussi vécu, ainsi qu’ils se sont continuellement sentis dans le monde, qu’ils ont senti le monde en eux ») justifie l’existence contre la souffrance. La jouissance silencieuse du présent, don de la révélation de la Haute-Engadine, révèle l’adhésion de toute vie, au plus profond d’elle-même, à la durée qui la maintient miraculeusement dans l’existence, dans l’ouverture d’un maintenant qui reçoit l’offrande du monde. Dionysos devient Apollon, et les deux principes fusionnent dans l’incompréhensible avènement d’une plénitude présente, ici et maintenant. La mort n’est rien, en effet, pour celui qui sait jouir, en ce monde, de la gloire de l’éternité.

            Aussi ne devons-nous pas nous étonner quand, dans Aurore (1881), qui succède au Voyageur et son ombre, Nietzsche présente Epicure, conformément à la leçon de Lucrèce, comme le Sage qui sut triompher de la crainte de la mort. Dans le § 72 (livre I), intitulé « L’après-la-mort » (OC, tome IV, p. 62), Nietzsche soutient que c’est le christianisme (non la religion juive, religion d’un « peuple qui tenait et tient encore à la vie, comme les Grecs et plus encore que les Grecs »), qui a donné de la réalité à la vie « après-la-mort », par le dogme de la résurrection de la chair : l’enfer des anciens n’était que le royaume des ombres, semblable au royaume des songes, et vain comme lui, tandis que l’enfer chrétien, comme le paradis, est un lieu bien réel, où l’on vit pleinement, par la souffrance ou par la jouissance. On connait la réponse célèbre d’Achille aux enfers, à Ulysse qui lui adresse un compliment flatteur : « Jadis, de ton vivant, nous t’honorions autant qu’un dieu / nous autres Grecs ; et maintenant, ici, parmi les morts / Tu règnes de nouveau : ne regrette donc pas la vie ! / A ces mots, il me dit aussitôt en réponse / Ne cherche pas à m’adoucir la mort, ô noble Ulysse / J’aimerais mieux être sur terre domestique d’un paysan / Fût-il sans patrimoine et presque sans ressources / Que de régner ici parmi ces ombres consumées » (Chant XI de la Nekyia, v. 484-491, trad. Jaccottet). Platon, dans l’allégorie de la caverne, fait allusion à la réponse d’Achille : le prisonnier libéré, « comme le héros d’Homère, ne préférera-t-il pas mille fois n’être qu’un valet de charrue, au service d’un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions, et de vivre comme il vivait ? » (Rép. VII, 516 d). Mais tandis que l’Achille d’Homère affirme l’absolu de la vie, il se pourrait que le délivré de la caverne affirme au contraire son dégoût de ce monde, et l’espérance d’un salut… Quoi qu’il en soit, Erwin Rohde, dans son magnifique ouvrage Psyché ; le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité (1893), développera cette intuition, en lui apportant une confirmation brillante et érudite : les Grecs ont peut-être été le seul peuple dans l’histoire pour lequel il n’y avait pas de plus haut absolu que la joie de vivre sur cette terre. Nietzsche, prononçant alors, dans ce même § 72, l’éloge de la science moderne (une fois n’est pas coutume), affirme que les modernes, débarrassés des superstitions de l’au-delà par les progrès des Lumières, peuvent enfin revenir à Epicure, le premier qui avait su dissiper les vaines terreurs de l’au-delà : par la faute du christianisme, écrit Nietzsche, « la damnation éternelle devint plus puissante que la pensée désormais affaiblie de la mort définitive. La science a dû la reconquérir, en refusant en même temps toute autre représentation de la mort et toute vie future. Nous sommes devenus plus pauvres d’un intérêt : l’après-la-mort ne nous regarde plus ! – inappréciable bienfait, bien qu’encore trop récent pour être ressenti comme tel d’un bout à l’autre du monde. Et de nouveau Epicure triomphe ! »
            Quel est l’enjeu de cette « révélation » ? Die gesamte Schönheit, « la beauté tout entière » : « La beauté tout entière inspirait un tremblement d'effroi, et portait à l'adoration muette de cet instant de sa révélation ». Révélation paradoxale, puisqu’il s’agit ici de la révélation de l’évidence, et nullement de la mise à jour de ce qui aurait été préalablement caché. Ce qui est révélé, ce n’est pas le latent, mais bien le manifeste. Le véritable secret, celui de la beauté, ne l’est pas par dissimulation, mais par ostentation. Ce que la rencontre de l’éternité suggère, ce n’est pas un avenir inouï, ce n’est pas davantage un passé enfoui, c’est l’intensité d’un présent, la plénitude de l’actuel : ni un « tu seras » ni un « tu as été », mais la béatitude d’un « je suis ». La présence du Présent (et le présent de la Présence). Le plus lointain est aussi le plus proche, et l’absolu est à portée de la main. Mais c’est paradoxalement ce plus proche qu’il nous est le plus difficile de devenir. L’immoralisme nietzschéen inverse la contrainte de l’impératif : nous ne devons pas devenir ce que nous ne savons pas encore être, mais plus énigmatiquement ce que nous sommes dès à présent.

 

NOTES

1- « Je veux louer le Vivant / Qui aspire à la mort dans la flamme […] Et enfin, amant de la lumière / Te voilà, ô papillon, consumé […] Et tant que tu n’as pas compris / Ce meurs et deviens ! / Tu n’es qu’un hôte obscur / Sur la terre ténébreuse », Goethe, « Bienheureux désir, Selige Sehnsucht », in Le Divan, Gallimard, « Poésie », 1984, p. 43-44.

2- Goethe, La métamorphose des plantes, Triades, 1975 : « Le style et les étamines en sont au même stade de la croissance, et nous confirmons à nouveau par ce fait l’expansion et la contraction alternantes. De la graine à la forme la plus évoluée de la feuille, nous avons tout d’abord constaté une expansion ; puis nous avons vu le calice se former par une contraction, les pétales par une expansion, les organes sexuels à nouveau par une contraction. Nous constaterons bientôt l’expansion maximale dans le fruit et la plus forte concentration dans la graine. C’est par ces six étapes que la nature, inlassablement, accomplit l’œuvre éternelle de la reproduction bisexuée des végétaux » (p. 137).

3- Déjà au § 38 du Traité des couleurs, Goethe avait écrit : « … l’antagonisme tranquille que tout organisme vivant est contraint de manifester lorsqu’on le place dans une situation déterminée : l’inspiration appelle l’expiration, et toute systole est une diastole. C’est la formule éternelle de la vie qui se manifeste ici » (Triades, 1986, p. 97). Dans Le Divan, on lit encore : « Dans la respiration sont incluses deux grâces:/Aspirer l’air, et s’en délivrer./L’un oppresse, l’autre soulage ;/Tel est le merveilleux mélange de la vie » (« Talismans », dans « Le Livre du chanteur » ; voir aussi Jean Lacoste, Goethe : Science et philosophie, PUF, 1997, p. 39).

4- Jean Starobinski, Action et réaction, Seuil, 1999, p. 245.

5- Panofsky, « Et in Arcadia Ego », in L’œuvre d’art et ses significations, Gallimard, 1969, p. 285.

6- Nietzsche publie le texte que nous commentons ici à la fin de l'année 1879. Dostoïevski venait de publier depuis quatre ans, en 1875 donc, son roman L'Adolescent. Nietzsche n'avait pu en avoir connaissance, tout d'abord parce qu'à l'époque du Voyageur et son ombre, le roman de Dostoïevski n'avait pas encore été traduit en allemand, ni même en français ; ensuite et surtout parce que Nietzsche ne découvre Dostoïevski qu'en février 1887, quand il déniche dans une librairie de Nice une traduction française de L'Esprit souterrain (traduction de Ely Halpérine et Charles Morice chez Plon, 1886). On sait que cette rencontre fera sur l'esprit de Nietzsche une forte impression, semblable à celle qu'il avait éprouvée en découvrant Schopenhauer, puis Stendhal (lettre à Peter Gast du 13 février 1887 ; à Friedrich Overbeck du 23 février suivant). Il existe en efffet une profonde affinité entre les deux créateurs. En témoigne, parmi bien d'autres symptômes, leur commune fascination pour le paradis arcadien évoqué dans les toiles du Lorrain. Dans L'Adolescent en effet, Dostoïevski décrit longuement le tableau de Claude, Acis et Galatée, qui se trouve au musée de Dresde. Il l'interprète comme le dernier feu, la beauté à la fois luxueuse, onirique et vespérale de la civilisation européenne sur le point de disparaître sous les coups des barbares, incarnés en l'occurence par la guerre franco-prusienne de 1870 et par la Commune de Paris de 1871 (comme Dostoïevski, Nietzsche avait été épouvanté par l'incendie du palais des Tuileries qui menaçait de se communiquer au musée du Louvre, dans les derniers jours de l'insurrection) : « Il y a à Dresde, au musée, un tableau de Claude Lorrain que le catalogue intitule Acis et Galatée ; moi je l'ai toujours appelé L'Age d'or, j'ignore d'ailleurs pourquoi. Je l'avais vu précédemment et maintenant, trois jours avant, je l'avais encore remarqué en passant. Je vis donc en songe ce tableau, seulement pas en peinture, mais comme une réalité. Je ne sais d'ailleurs pas exactement ce que je vis ainsi ; comme dans un tableau, un coin de l'Archipel, il y a plus de trois mille ans ; des vagues bleues et caressantes, des îles et des rochers, une côte fleurie, dans le lointain un panorama féerique, un coucher de soleil séducteur... impossible de rendre cela en paroles. C'est l'humanité européene qui se rappelle son berceau : cette idée emplit mon âme d'un amour filial. C'était là le paradis terrestre de l'humanité : les dieux descendus du ciel et s'apparentant aux hommes... Oh! qu'ils étaient beaux, ces hommes-là! Ils se levaient et s'endormaient heureux et innocents ; les prés et les bocages s'emplissaient de leurs chants et de leurs cris joyeux ; un immense surplus d'énergies vierges se répandait en amour et en joie naïve. Le soleil les inondait de chaleur et de lumière, en admirant ces merveilleux enfants... Songe merveilleux, sublime aberration de l'humanité! L'âge d'or est le rêve le plus invraisemblable de tous ceux qui ont jamais été, mais pour lui les hommes ont donné toute leur vie et toutes leurs forces, pour lui sont morts et ont été tués les prophètes, sans lui les peuples ne veulent pas vivre et ne peuvent même pas mourir! Et toute cette sensation, je l'ai vécue dans ce rêve ; les rochers et la mer, les rayons obliques du soleil couchant, tout cela, il me semblait le voir encore, lorsque je m'éveillai et ouvris les yeux, littéralement baignés de larmes. J'étais heureux, je m'en souviens. Une sensation de bonheur encore inéprouvée traversa mon coeur, jusqu'à la douleur ; c'était un amour de toute l'humanité. C'était maintenant tout à fait le soir ; à travers la verdure des fleurs placées sur la fenêtre, un faisceau de rayons obliques frappait la vitre de ma petite chambrette et m'inondait de lumière. Eh bien, mon ami, eh bien! ce soleil couchant du premier jour de l'humanité, que je voyais dans mon songe, se transforma tout à coup pour moi, dès que je m'éveillai, en une réalité, en soleil couchant du dernier jour de l'humanité européenne! A ce moment on entendait tinter sur l'Europe un glas d'enterrement. Je ne veux pas parler seulement de la guerre, ni des Tuileries ; je savais sans cela que tout passerait, toute la figure du vieux monde européen, tôt ou tard ; mais moi, Européen russe, je ne pouvais pas l'admettre. Oui, ils venaient alors de brûler les Tuileries... » (Dostoïevski, L'Adolescent, Gallimard, « Folio classique », 1998, p. 506-507).

7- Dans ses Conversations avec Eckermann, Goethe se réfère à plusieurs reprises à l’art de Claude Gelée : « La puissance des masses sombres distribuées çà et là, non moins que la chaude lumière du soleil qui du fond se diffuse dans l’air et se réverbère dans l’eau, d’où naît toujours la grande clarté et la netteté de l’impression, voilà ce qui me parut être le principe artistique de ce maître. De même, je ne pus qu’admirer, à ma vive satisfaction, la façon dont chacun de ses tableaux formait un petit monde en soi où rien n’existait qui ne fût en harmonie avec le ton général et ne le fît ressortir » (10 avril 1829, Gallimard, 1949, p. 250). Mais c'est aussi à Jakob Burckhardt, qu'il connut lors de son professorat à Bâle, que Nietzsche doit son amour pour l'atmosphère « à la Claude Lorrain » : Burckhardt n'avait-il pas écrit, de l'Armide de Glück : « C'était un Claude Lorrain en musique » ? Et Nietzsche avait repris la formule, à propos d'une symphonie de Peter Gast : « C'est le plus beau Claude Lorrain en musique que je connaisse » (pour ces références, voir le chapitre « Claude Lorrain » dans Ernst Bertram, Nietzsche, essai de mythologie, préf. Pierre Hadot, Editions du Félin, 2007 [1918], p. 321-333 ; ici, p. 326). Ce que Nietzsche nomme « Claude Lorrain » est un effet esthétique plus qu'un peintre bien déterminé, qu'il ne connaît guère. Bertram cite d'autres passages qui célèbrent également la beauté d'un paysage que la lumière du soir transfigure. Ainsi, dans Ecce homo (1888) : « Je n'ai jamais vécu un pareil automne ni non plus jamais tenu pour possible splendeur pareille sur terre, – un Claude Lorrain prolongé en pensée jusqu'à l'infini, toutes les journées d'une même perfection effrénée ». A la même époque, Nietzsche écrit à Peter Gast : « Comme paysage, Turin m'est dans une certaine mesure plus sympathique que la Riviera, ce morceau de calcaire, pauvre en arbres et stupide [...] Ici, un jour comme l'autre se lève avec une même perfection effrénée et une même profusion de soleil : les arbres à la végétation splendide dans un jaune embrasé, le ciel et le grand fleuve d'un bleu délicat, l'air d'une pureté extrême – un Claude Lorrain comme jamais je n'eusse rêvé d'en voir ». Pour ces deux citations, voir Bertram (qui ne précise guère les références), p. 327 ; la première est issue du troisième paragraphe de la partie consacrée à « Crépuscule des idoles. Comment on philosophe à coups de marteau », qui appartient elle-même au troisième chapitre ( « Pourquoi j'écris de si bons livres ») d'Ecce homo ; la seconde se lit dans la lettre que Nietzsche écrivit de Turin à Peter Gast le 30 octobre 1888 (Nietzsche, Lettres à Peter Gast, introd. et notes par A. Schaeffner, Chritian Bourgois, 1981, lettre 267, p. 550-551).

8- C’est à propos de ce passage que Diogène Laërce précise que cette déification du sage s’accomplit dès en ce monde, non dans un au-delà : « Cette vie divine n’est pas une divinisation, ou une immortalisation liée à une contemplation des Idées ou des Principes, à une séparation de l’âme et du corps : elle se produit sur terre, parmi les hommes, par cette vie pacifiée » (X, 135, Vies et doctrines des philosophes illustres, « Pochothèque », 1999, p. 1230).

9- Sur l’épicurisme de Nietzsche, on lira avec profit le riche article de Richard Roos (« Nietzsche et Epicure : l’idylle héroïque », in Lectures de Nietzsche, sous la dir. de Balaudé et Wotling, Livre de Poche, 2000, p. 282-350). Cet article a le mérite de mettre en valeur le « moment épicurien » de Nietzsche, souvent méconnu par la critique. Toutefois, il est ici présenté comme l’expression d’un moment biographique (rupture avec Wagner comme avec Schopenhauer, mise en disponibilité de l’université de Bâle, découverte émerveillée de Sorrente, dégoût des enthousiasmes de la jeunesse et désir de paix et de réconciliation) plutôt que comme la découverte d’une philosophie nouvelle. C’est pourquoi l’essentiel – le lien entre la révélation épicurienne et la pensée de l’éternel retour – n’est pas aperçu.

10- On lira sur ce passage le commentaire pénétrant de Heidegger, Nietzsche, trad. Klossowski, Gallimard, 1971, I, p. 214-224.

11- Ce en quoi Nietzsche fit sans doute un profond contresens : jamais Wagner ne fut si proche de Nietzsche qu’en célébrant la victoire de l’Innocent sur la souffrance mystique de Montsalvat comme sur la magie illusionniste de Klingsor. Mais ceci est une autre histoire…

 

            Cette étude se prolonge en une méditation sur l'impératif nietzschéen « Deviens qui tu es ». Pour lire cette nouvelle analyse, cliquer ICI ou, dans la marge de gauche, sur « Deviens qui tu es » (1).