Jacques Darriulat

 

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Mise en ligne : 1-10-10
Master II, 2007-08
Cette étude fait suite au document intitulé « Et in Arcadia ego » (« Auteurs », « Nietzsche »).

 

 

NIETZSCHE

« DEVIENS QUI TU ES » (1)

            Le sous-titre de Ecce Homo (1888) : « Comment on devient ce qu’on est : wie man wird, was man ist », hérite d’une longue histoire. Bien des interprétations de cette formule sont possibles. Elle demeure ambiguë chez Nietzsche lui-même, même si la révélation arcadienne de l’été de Saint Moritz incline à la comprendre dans le sens d’un impératif du présent (1) : le plus difficile, ce n’est pas de demeurer fidèle à ce que nous avons été, à nos serments passés ; ce n’est pas non plus de demeurer constants dans nos projets d’avenir ; c’est plus simplement, mais plus difficilement peut-être, de devenir ce que nous sommes, en cet instant, dans l’intensité du présent que nous vivons actuellement, mais dont nous nous détournons presque toujours, par inattention, par ressentiment ou par futilité.

 

            I- Archéologie de l’impératif

            Nous nous proposons ici de passer en revue l’anthologie des formules dont l’impératif nietzschéen est en quelque sorte l’aboutissement. La seule chronologie nous tiendra lieu d’ordre.
            Ve siècle BC. Pindare, IIe Pythique, v. 72 : « Puisses-tu devenir qui tu es en l'apprenant : genoi oios essi mathôn ». Genoi : optatif de gignômai, naître, devenir, se produire, s’accomplir. Commenté par Heidegger, Introduction à la métaphysique, IV, 2 : « Etre et apparence » ; Gallimard, 1967, p. 110 (c'est ce passage que commente à son tour Jean Beaufret dans Parménide, Le Poème, PUF, 1955, p. 54) ; repris par Rémi Brague dans Aristote et la question du monde, PUF, 1988, p. 19. La formule s'adresse à un athlète, Hiéron de Syracuse, vainqueur aux Jeux. Ce sont ses qualités innées, héritées de ses ancêtres, que la victoire du héros manifeste au grand jour. Donc le devenir n'est pas une tâche morale, mais plutôt un destin, celui du sang et de la lignée. Ce qui, en revanche, est pour Pindare un impératif moral, c'est de devenir en apprenant, c'est-à-dire en apprenant ce que l'on devient, de devenir donc en devenant conscient de la nature qui, en nous, veut devenir et se manifester. C’est en cette mathésis que réside la grandeur de l’homme, qui le distingue de la bête, ou de la plante : la rose aussi, de la puissance à l’acte, devient ce qu’elle est, en ce sens qu’elle accomplit, dans le devenir de sa croissance, son essence, à la condition toutefois qu’aucun obstacle ne vienne contrarier cet épanouissement. Seul l’homme réfléchit l’éclosion de son essence, et conçoit la paideia qui veille à l’accomplissement de cette excellence, qui est vertu (arêtê). L'impératif porte donc moins sur l'action que sur la conscience. La formule de Pindare est commentée par Heidegger dans Introduction à la métaphysique (Gallimard, 1967, p. 110) : « L'être est la détermination fondamentale du noble et de la noblesse (c'est-à-dire de ce qui a, quant à son essence, une haute origine, et repose en elle). C'est en se référant à cela que Pindare forge la sentence : genoi oios essi mathôn (Pyth., II, 72). "Puisses-tu, en apprenant, te pro-duire comme celui que tu es". Or ce se-tenir-en-soi ne signifie pour les Grecs rien d'autre que se-tenir-là, se tenir dans la lumière. "Etre veut dire "apparaître". » La beauté est ce rayonnement qui s'approche du dévoilement de l’Etre, et c’est le propre de la Grèce présocratique, selon Heidegger, que d’obéir à un implicite impératif de l’apparaître, qui n’est autre que le mouvement propre de la phusis. Cependant Heidegger supprime le participe présent mathôn, qui affirme l’action propre du sujet connaissant, et soumet le sujet au pur déploiement de l’Etre, qui seul donne à l’homme sa mesure. C’est aller à contresens du vers de Pindare, qui met l’accent sur la connaissance autant que sur l’éclosion. Les vers suivants l’expriment sans équivoque : « Un singe paraît toujours beau à des enfants. Mais Rhadamante est heureux parce que lui échut le fruit irréprochable de l’esprit, phrênôn karpon amômêton » (v. 72-75). Rhadamante est un fils de Zeus auquel on attribuait une grande sagesse et qui, pour cette raison, avait été appelé aux Enfers pour y juger les morts.
            1er siècle AC, Martial : de cette sentence qui dirait l’absolu de l’Etre dans le déploiement de sa présence (Heidegger), ou la grandeur de l’homme, qui forge lui-même la paideia qui le portera à l’épanouissement de son être (Pindare), on passe avec Martial à une maxime de la prudence, de la mesure : celle de la médiocrité heureuse. La sentence dit la vérité de la nature, et la nature de la vérité, selon Heidegger ; elle devient platement morale chez Martial : savoir se contenter de ce qu’on est (dans le même sens, Erasme, Eloge de la folie, § XXII : « Le bonheur consiste essentiellement à vouloir être ce que l’on est », GF 32). Martial, Epigrammes, X, 47, 12 : « Voici les éléments de la vie heureuse : une fortune acquise sans peine et par héritage ; un champ qui rapporte ; un foyer qui toujours brûle ; point de procès ; peu d'affaires ; la tranquillité de l'esprit ; un corps suffisamment vigoureux ; une bonne santé ; une simplicité bien entendue ; des amis qui soient nos égaux ; des relations agréables ; une table sans faste ; des nuits sans ivresse et libres d'inquiétude ; un lit où il y ait place pour la joie et pour la pudeur ; un sommeil qui abrège les ténèbres ; se contenter d'être ce que l'on est, et ne rien désirer de plus (Quod sis, esse velis, nihilque malis) ; attendre son dernier jour sans crainte sans demande ». Sagesse désabusée de la résignation. La formule de Pindare attisait le désir de l’excellence, celle de Martial se satisfait de la médiocrité. On est donc proche de l’épicurisme mondain d’un Horace, et de l’éloge de l’aurea mediocritas : « Quiconque choisit le juste milieu, précieux comme l’or, vit en sécurité sans souffrir de la pauvreté et de ses laideurs ; il vit dans la modération loin des palais que le vulgaire envie » (Odes,II, 10). Le devoir d’accomplissement devient ici simple renoncement, et l’optatif du devenir se résigne à n’être que le simple contentement de l’actuel, et se borne à dresser l’état des lieux.
            IIIe siècle BC, Plotin, I, 9, § 2 (Belles Lettres, I, p. 87) : le désir ne porte pas sur l’avenir, mais sur le présent ; nous désirons être pleinement ce que nous sommes, mais les hantises du passé et les faux espoirs de l’avenir nous en empêchent, en nous transportant en des temps qui ne sont pas les nôtres : « Mais, dira-t-on, nous désirons à chaque moment vivre et être en acte ; être heureux, n'est-ce pas atteindre cette fin? — Il en résulterait, en premier lieu, que le bonheur de demain serait plus grand que celui d'aujourd'hui, et le bonheur qui suit que celui qui précède ; la vertu ne serait plus la mesure du bonheur. De plus, les dieux seraient plus heureux au moment actuel qu'aux moments précédents ; ils n'auraient pas encore le bonheur parfait et ne l'auraient jamais. De plus, le désir n'atteint son but qu'en atteignant le présent, et encore et toujours le présent ; il demande à posséder le bonheur à chaque instant présent, jusqu'au bout ; désirer vivre, c'est chercher à être ; c'est donc désirer une chose présente, puisqu'il n'y a d'être que dans le présent. — Mais on veut des choses futures et avenir. — Ce que l'on veut, c'est ce qu'on possède et ce qu'on est, et non ce qui est passé ou futur : on veut être ce que l'on est déjà ; on ne cherche pas à l'être pour tout l'avenir ; mais on veut que l'état actuellement présent soit actuellement présent. » L’idée du devenir est selon Plotin contraire à l’accomplissement de l’essence : on ne saurait devenir ce que l’on est, précisément parce que la plénitude de l’être transcende le devenir, qui est le symptôme d’une corruption. Aussi celui qui cherche le bonheur de l’accomplissement dans le temps s’expose au malheur d’un progrès infini, qui n’est qu’une indéfinie impuissance. Il ne s’agit donc pas de se chercher dans le temps, où nous ne trouverons pas l’être, mais au contraire de s’en affranchir pour participer, autant que le permet notre nature de vivants mortels, à l’éternelle plénitude de l’Un. La formule ne renvoie donc ni à la paideia de l’excellence, comme chez Pindare, ni à la morale du conformisme, comme chez Martial, mais à la métaphysique de l’Etre, que l’Un réconcilie avec lui-même, et que le devenir dissocie et disperse.
            XVIIIe siècle, Rousseau. Devenir qui l’on est, cela peut aussi signifier être sincère, être soi-même, se dépouiller de toute identité d’emprunt : Rousseau, à Madame d’Houdetot, 13 juillet 1757 (Correspondance générale, t. III, p. 101 ; cité par Henri Gouhier dans Les Méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Vrin, 1984, p. 94) : « Quiconque a le courage de paraitre toujours ce qu’il est deviendra tôt ou tard ce qu’il doit être ». "Profession de foi du vicaire savoyard" (Emile en GF, p. 366) : « Si nous nous contentions d’être ce que nous sommes, nous n’aurions point à déplorer notre sort. » Cette morale de l’authenticité n’est pas loin de l’ontologie plotinienne, mais se situe dans le domaine moral, celui de l’aliénation et de la reconnaissance, et non plus dans le domaine métaphysique. La question ne porte plus sur l’Etre, mais sur l’épanouissement possible de l’individu, et de sa personnalité propre. La dispersion du devenir procède ici par l’aliénation des consciences, qui précipite les progrès de l’inégalité, engendre la réflexion et ouvre l’esprit à la connaissance de la mort inéluctable. La formule renvoie donc à l’ambivalence du contrat, et à l’ambiguïté de la question morale chez Rousseau : comment demeurer soi-même, puisque c’est toujours d’autrui que nous tenons ce que nous sommes ? Rousseau, La Nouvelle Héloïse, IV, 12 : « Mes enfants, nous dit-il d'un ton d'autant plus touchant qu'il partait d'un homme tranquille, soyez ce que vous êtes, et nous serons tous contents. Le danger n'est que dans l'opinion : n'ayez pas peur de vous, et vous n'aurez rien à craindre; ne songez qu'au présent, et je vous réponds de l'avenir. » (Pléiade, Rousseau, OC, II, 496). Cf Burgelin, La philosophie de l’existence de Jean-Jacques Rousseau , p. 141-42 : « Ou l'homme s'attache à son corps mortel, à ses passions, aux préjugés que lui inculque la vie sociale, mais "celui qui aspire le plus avidement au bonheur est toujours le plus misérable" ("Profession de foi du vicaire savoyard"), ou il consent à ne point aspirer à autre chose que lui-même, s'il a su retrouver l'accès à soi, s'il y a un soi auquel il puisse adhérer. "Soyez ce que vous êtes", cette formule immoraliste, avant de se laisser accueillir par Ibsen ou Nietzsche, est de Rousseau. Nous l'avons traduite : soyez ce que vous êtes maintenant, comme si le reste, passé, avenir, l'univers loin de nous, étaient abolis. Dans nos tourments, feignons donc de sortir à l'instant du néant : comme la statue de Condillac, soyons odeur de rose »
            XVIIIe siècle, Herder. Accepter le rôle et la place que Dieu assigne  chacun, et l’occuper dignement. On n’est pas loin du conformisme résigné de Martial ou d’Horace, non point toutefois sur le ton d’un humanisme platement épicurien, mais en élevant au contraire la maxime à la dignité d’une mission divine. 1784-91 : Idées pour la philosophie de l'histoire de l'humanité, Aubier, 1962, p. 239-241: « Notre jeunesse ne reviendra plus ; ni non plus par conséquent l'effet de nos facultés tel qu'il fut en ce temps là et à cet endroit là... Toute plante de la Nature est condamnée à se faner ; mais la plante fanée disperse sa semence et par là, la création vivante se renouvelle. Shakespeare ne fut pas un Sophocle, Milton ne fut pas un Homère, ni Bolingbroke un Périclès : mais ils furent dans leur genre et à leur place ce que ceux-ci furent à la leur. Que chacun s'efforce donc à sa place d'être ce qu'il peut être dans la suite des temps ; cela, c'est aussi son devoir de l'être, et rien d'autre ne lui est possible. »
            XIXe siècle, Fichte. Epanouir les facultés que la nature a placées en nous. L’impératif signifierait donc simplement : « laisser faire la nature ». Il est monstrueux aux yeux de Fichte de l’adresser à l’humanité : l’homme ne doit pas laisser s’épanouir son être naturel : il ne doit pas devenir ce qu’il est, il doit bien davantage devenir ce qu’il n’est pas encore. L’impératif fichtéen inverse celui de Plotin, et affirme cette fois le devenir contre l’éternité. Seul l’animal ne devient que ce qu’il est ; la destination de l’homme l’appelle au contraire à toujours surpasser son état présent, à devenir ce qu’il n’est pas encore. L’ouverture du vouloir au progrès infini de sa liberté est le fondement de la dignité morale. Philonenko, La théorie kantienne de l'histoire, Vrin, 1986, p. 88 : « Si l'animal est quelque chose, si à partir de ce qu'il est, il s'adapte à ce qui n'est pas lui, il demeure que le développement naturel de l'instinct et de l'organisation mécanique, orienté dans une série de problèmes extrêmement déterminés, est analytique. Pour l'animal, la formule Operari sequitur esse [c'est de l'être que procède l'œuvre] est parfaitement justifiée. L'animal devient ce qu'il est ». Philonenko ajoute ici en note : « Fichte, G-A, I, 3, p. 382. La formule de Gœthe : "Werde was du bist" a d'un point de vue kantien un bon sens pour l'animal, mais ne signifie rien pour l'homme pour autant qu'on est en droit de le considérer comme un néant ». En revanche, s'arrachant du néant pour parvenir à l'existence, dans une perspective universelle ou cosmopolitique, qui engage l'espèce humaine comme telle, l'homme en tant qu'être historique suit une démarche fondamentalement synthétique. » La référence à Fichte donnée en note est la formule célèbre : « Chaque animal est ce qu'il est ; l'homme seul, originairement, n'est absolument rien. Ce qu'il doit être, il lui faut le devenir » (Fondement du droit naturel, PUF, p. 95). Remarquons qu’en écrivant la formule Werde der du bist, Nietzsche supprime la moralité du devoir et affirme l’actualité de l’être.
            1808, Goethe : Fichte en effet reprenait ici une formule de Goethe. Faust I : « Tu es en fin de compte… ce que tu es (Du bist am Ende – was du bist) / Mets toi sur la tête une perruque à un million de boucles / Chausse un cothurne haut d’une aune / Tu n’en demeures pas moins ce que tu es ». C’est le diable qui parle (v. 1806). Faust dit sa désillusion du savoir, qui n’apprend rien, et se convertit pour cette raison, avec l’aide du diable, non au plaisir, mais à la souffrance que le plaisir engendre : « Il n’est pas question ici de plaisir / Je me voue au vertige (Taumel, étourdissement, ivresse), à la jouissance la plus douloureuse / A la haine amoureuse, au dégoût réconfortant / Mon cœur, guéri de la soif du savoir / Ne doit désormais se fermer à aucune souffrance » (v. 1765-1769). Dégoûté de la sérénité de la sagesse, Faust veut retrouver la jeunesse, non parce qu’elle est l’âge de la jouissance, mais au contraire parce qu’elle est l’âge de la souffrance ardente, qui est la vie la plus intense. Devant l’ironie du diable, Faust interroge : « Que suis-je donc s’il ne m’est pas possible d’atteindre cette couronne d’humanité (der Mensheit Krone) où aspire tout mon être ? » (v. 1803-1805). Et la réponse du diable humilie le sentiment de cette destination : l’homme peut s’agiter sur les tréteaux, endosser les costumes les plus prestigieux, se donner les rôles les plus glorieux, il restera, sous le masque, ce qu’il est, c'est-à-dire un désir toujours inassouvi, un esprit qui, comme le Diable, toujours dit « non » (v. 1338 : Ich bin des Geist der stets verneint).
            1830. Hegel, Philosophie de l'histoire, éd. all. Lasson, 1923, p. 534 : « Le peuple grec est d'abord et avant tout devenu ce qu'il était » (commenté par Janicaud, Hegel et le destin de la Grèce, p. 132). Selon Janicaud, Hegel veut souligner par là combien les Grecs ne sont pas les simples fruits du climat ou de la géographie (thème développé par Winckelmann), mais au contraire qu'ils se sont faits eux-mêmes en luttant contre la nature et en triomphant par l'esprit. L’impératif ne saurait toutefois être moral (« Accomplis ton essence contre le monde qui te résiste »), car il s’aliénerait ainsi aux contingences de la subjectivité, à la force du « caractère », et déchoirait de l’ontologie à la psychologie, de la doctrine de l’essence aux maximes de la vertu. Si le peuple grec est devenu ce qu’il était, c’est moins en raison de l’excellence de sa vertu, que du destin de l’esprit et de l’essence de la vérité. Il appartient en effet à la vie de l’esprit de manifester son essence, de se déclarer publiquement dans le monde, de s’arracher à l’inauthenticité de la pure subjectivité et de se soumettre à l’épreuve de la réalisation. L’esprit est plus grand que le monde, et les obstacles matériels que l’histoire oppose à son destin, selon les temps et les lieux, ne sauraient étouffer durablement la manifestation de la vérité. Si le peuple grec est devenu ce qu’il est, c’est qu’il appartenait au destin de l’esprit de s’élever à la conscience de l’absolu qui est en lui, en tant qu’il est esprit devenu conscient de lui-même, ce que les philosophes anciens résumaient en attribuant à la sagesse la devise apollinienne : « Connais-toi toi-même ». Il faut donc penser que la Grèce n’est pas un lieu géographique, ni une époque de l’histoire, mais un moment dans le devenir de l’esprit, le moment fondateur par excellence, par la force duquel l’esprit sort de la somnolence en laquelle le maintenait l’inconscience rêveuse de l’Egypte, pour s’élever à la pleine conscience de sa rationalité, qui est la « terre natale » de la vérité.
            1835. Hegel, Esthétique, IV, 282-283 (à propos du héros tragique) : « La force des grands caractères consiste précisément en ce qu'ils ne choisissent pas, mais sont d'emblée et depuis toujours ce qu'ils veulent et accomplissent. Ils sont ce qu'ils sont, et ils le sont éternellement, et c'est en cela que réside leur grandeur. » Le désir, qui est négativité, est l’essence de la conscience, et le vouloir, c'est-à-dire la force par laquelle la subjectivité est appelée à se réaliser dans le monde, à s’objectiver par l’action, est pour l’esprit un destin. C’est pourquoi les grands caractères n’hésitent ni ne tergiversent : ils veulent. Hegel pense ici aux héros de la tragédie antique, et à Aristote qui définit dans La Poétique la personnalité héroïque par la force du « caractère » (êthos), qui détermine la ligne de l’action, et la résolution à s’engager dans un parti. Le héros est celui qui, mis en présence de l’antagonisme tragique du profane et du sacré, ne demeure jamais indifférent. Aussi s’oppose-t-il moins à l’adversaire qui fait face qu’à l’indécis qui n’ose s’engager. Antigone et Créon sont des doubles, plutôt que des contraires. En revanche Antigone s’oppose à Ismène, comme Electre à Chrysothémis (dans Electre), et Œdipe à Créon (dans Œdipe-tyran). Le caractère héroïque est celui qui impose, contre tous les obstacles que le monde lui oppose, le vouloir qui s’exprime irrésistiblement en lui-même. On peut dire que la liberté (qui consiste pour l’individu dans la réalisation de sa volonté) est paradoxalement pour le héros un destin : nous sommes sans doute libres de triompher ou de renoncer, de choisir entre l’héroïsme ou la médiocrité, mais nous ne sommes pas libres de vouloir autrement que nous voulons : nous ne voulons pas vouloir, nous subissons au contraire la manifestation en nous du vouloir comme un destin. Velle non discitur, « vouloir ne s’apprend pas », énoncera avec Hegel, son ennemi déclaré : Schopenhauer. C’est pourquoi dans ce même passage de l’Esthétique (dernière partie, consacrée au drame, qui est l’histoire de la liberté concrète, engagée dans une situation historique), Hegel peut affirmer – avec une grande justesse – que « les héros tragiques sont à la fois coupables et innocents » (Esth. IV, p. 282) : Œdipe, coupable par ses actes, est innocent (mais la formule convient tout aussi bien à ce que Hegel dit par ailleurs de Napoléon), puisqu’il subit comme un destin la volonté de régner, qui le fait turannos ; il est innocent, puisqu’il n’a pas choisi la volonté qui le fait vouloir, et qui détermine son engagement dans le monde. Pourtant, la liberté est pour le héros tragique un devenir, la lutte sans merci d’une volonté contre les obstacles que lui oppose la force des choses. C’est par le péril de ce combat qu’elle accède à la dignité de l’héroïsme (2). Le héros tragique n’est donc pas ce qu’il est – car alors son essence serait réifiée dans l’être sans devenir de l’animalité – il devient ce qu’il est, par un combat de tous les instants. Et c’est inversement le personnage comique qui fait de son existence une essence, et s’identifie au type (« l’Avare », « le Malade imaginaire », etc.) qui nie le devenir de l’individualité, et pétrifie la personnalité dans le masque. Le pathos de la liberté n’a alors plus lieu d’être, et chacun se résigne à n’être que ce qu’il est, selon la médiocrité satisfaite d’elle-même prônée par Martial : « Le comique ne se manifeste que par les couches inférieures de l’actualité et de la réalité, parmi des hommes qui ne sont que ce qu’ils sont et qui, tout en étant inaccessibles au pathos véritable, n’éprouvent pas le moindre doute devant ce qu’ils sont et ce qu’ils font » (ibid. p. 289).
            1846. Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, « TEL », p. 85 : « On croit généralement que ce n'est pas une grosse affaire que d'être subjectif et il est bien vrai que chaque homme est à sa manière un sujet. Mais devenir ce qu'on est sans plus : oui, qui voudrait perdre son temps à cela, ce serait bien dans la vie le plus résigné de tous les devoirs. Bien sûr : mais ce devoir est très ardu, oui, le plus ardu de tous, ne serait-ce que pour cette raison justement que chaque homme a un fort penchant naturel à être quelque chose d'autre et de plus. » Devenir un individu, c’est ici répondre à l’appel qui nous élit, et exige de nous la foi. Le stade esthétique dilue, ou dissout (la vie du séducteur est « dissolue ») l’individu dans la futilité de l’instant, dans l’évanescence du sentiment ; le stade éthique supprime l’individu en l’assujettissant à l’impératif catégorique de l’universalité ; le stade de la foi restaure l’individu en le faisant responsable d’une promesse, d’un engagement envers l’absolu. Seule la parole de l’autre me fait naître à moi-même, et seule la parole d’un dieu fonde en mon être l’absolu de l’individualité : je ne suis unique et singulier qu’en recevant le dépôt d’un don absolu qui m’engage envers l’absolu. Abraham, le chevalier de la foi, engagé par la demande d’amour infinie qu’un dieu lui adresse, par l’absolu même de cet engagement, peut prétendre être un « individu ». C’est alors seulement que nous pourrons nous flatter d’être « devenus ce que nous sommes ». Ou bien...ou bien, « La formation de la personnalité » (« Bouquins », p. 573) : « Je rappellerai ici ma précédente définition de l'éthique : c'est ce par quoi un homme devient ce qu'il devient. L'éthique ne fera donc pas de l'individu une autre personne, mais lui-même ; il n'anéantira pas l'esthétique, mais le transfigurera » : il s’agit ici de cette forme supérieure de l’éthique qu’est l’engagement de la foi, qui restitue l’individu à lui-même (à l'inverse du stade de la moralité, qui avait dénié à l'individualité toute vérité), mais en lui donnant le poids de l’Etre et non, comme dans le stade esthétique, en le dissolvant dans le devenir.

            II- Nietzsche

           Quand Nietzsche reprend donc à son tour cette formule, il vient s’inscrire, on le voit, dans une longue tradition. Il fait même plus que reprendre la formule, il la choisit pour sous-titre de l’un de ses ouvrages : Ecce Homo (1888) a en effet pour sous-titre : Comment on devient ce qu’on est : « wie man wird, was man ist ». Peut-être faut-il comprendre : le travail de l’autobiographie – Ecce Homo est l’essai d’un « Nietzsche par lui-même » – n’est pas d’accumuler les anecdotes insignifiantes, mais de montrer ce qu’il y a de nécessaire et de vrai dans le parcours d’une existence, à savoir la progressive manifestation de l’originalité d’un individu, son être propre, irréductible à tout autre. C'est ainsi que Nietzsche médite dans cet essai ce qu’il est devenu en surmontant l’aliénation qui le retenait captif de ceux qu’il n’était pas, à savoir Schopenhauer et Wagner. Mais il est vrai que ce sous-titre introduit une certaine ambiguïté, puisque l’on peut traduire aussi bien, en respectant la césure : « comment on devient, c’est ce que l’on est », ce qui signifierait alors plus généralement que l’essence d’un être se résume à son histoire, à l’histoire de son « devenir ». L’homme ne serait en ce sens que la somme de ses actes, et la maxime prendrait un sens hégélien : la vérité de l’essence n’est que son effectuation, et la subjectivité n’a d’autre vérité que celle de son objectivation, de sa réalisation dans le monde (contre Luther : l’absolu est ici dans les œuvres, non dans la foi). Dans le premier sens, le devenir est la phénoménologie de l’Etre ; dans le second, c’est le devenir lui-même qui est l’Etre.
            En vérité, la maxime qui nous occupe ne se trouve pas seulement chez Nietzsche dans le sous-titre d’Ecce Homo, elle est essaimée dans tout l’œuvre, comme dans les fragments inédits, et apparaît, semble-t-il, dès 1878, c'est-à-dire à partir de Humain, trop humain. Cet ouvrage étant le premier dans lequel Nietzsche prend effectivement ses distances avec Schopenhauer comme avec Wagner, cette chronologie semble indiquer le sens de la maxime elle-même : on ne devient ce qu’on est qu’après avoir surmonté les identités d’emprunt qu’on s’était données, par cette illusion qui nous fait d’abord nous trouver dans les autres. « Devenir ce que l’on est », c’est donc comprendre, au terme des années d’apprentissage, que l’on n’est ni Wagner ni Schopenhauer, c’est en quelque sorte se rencontrer soi-même. C’est peut-être là le parcours nécessaire de toute existence en quête de son essence : il faut d’abord se perdre dans les autres avant de se retrouver en soi-même. N’est-ce pas là le langage que Zarathoustra lui-même tient à ses disciples, avant de les quitter pour retourner à la solitude de sa montagne : « Eloignez-vous de moi et défendez-vous de Zarathoustra ! […] Vous ne vous étiez pas encore cherchés lorsque vous m’avez trouvé. Ainsi font tous les croyants : c’est pourquoi la foi est si peu de chose. A présent, je vous ordonne de me perdre et vous trouver vous-mêmes ; et ce n’est que lorsque vous m’aurez tous renié que je reviendrai parmi vous » (« De la vertu qui donne », dernier chapitre de la première partie, 1883). Croire, c’est se trouver en un autre, se rencontrer en un maître. Révélation première et nécessaire, mais aussi aliénation qui doit être dépassée, puisque ce qu’elle révèle est aussi le devoir d’autonomie. Aussi faut-il renier, non le maître, mais son aliénation au maître, pour se trouver soi-même, c'est-à-dire pour accomplir ce vers quoi fait signe, ou « enseigne », ce qu’on a trouvé de soi-même en un autre. Et c’est alors seulement lorsqu’on s’est trouvé soi-même, qu’on peut revenir vers le maître, maintenant un pair devenu un partenaire privilégié pour l’affirmation de notre propre pensée. La réalité historique sera moins idyllique : Nietzsche s’est trouvé en se perdant en Wagner, il ne s’accomplira qu’en reniant Wagner, mais, devenu lui-même, il ne retournera pas comme un égal vers son ancien maître, qui restera un adversaire et ne sera plus jamais un ami. Signe peut-être que le dépassement ne s’est jamais pleinement accompli.
            Quand nous considérons maintenant les diverses occurrences chez Nietzsche de la maxime qui nous occupe, nous sommes contraints de constater que les interprétations qu’en donne Nietzsche lui-même sont fort divergentes. L’expression aphoristique multiplie ici les ambiguïtés, comme si Nietzsche avait tout fait pour brouiller les pistes et pour interdire au lecteur une claire et univoque connaissance de sa propre pensée. Il est vrai que Nietzsche revendique lui-même cette écriture, seule capable de réfléchir fidèlement le labyrinthe impénétrable que la pensée est pour elle-même : nul n’écrit, comme on le croit trop souvent, pour « communiquer » sa pensée, claire et distincte, mais pour approfondir le labyrinthe d’une pensée qui s’impose à nous comme une énigme, le symptôme  d’une vérité qui fait signe et se manifeste à nous. On fait étalage d’une illusoire maîtrise quand on affirme la souveraineté d’un « je pense » ; en vérité, quelque chose veut se penser en moi, et je ne pense et n’écris que pour m’acheminer vers l’intelligence de cette idée qui veut devenir en moi : « En ce qui concerne la superstition du logicien je ne me lasserai pas de souligner un petit fait bref que ces superstitieux répugnent à avouer, à savoir qu’une pensée vient quand elle veut, et non quand "je veux" ; c’est donc falsifier les faits que de dire : le sujet "je" est la condition du prédicat "pense". Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit précisément l’antique et fameux "je", ce n’est à tout le moins qu’une supposition, une allégation, ce n’est surtout pas une "certitude immédiate" » (Par delà Bien et Mal, § 17 : « Des préjugés des philosophes »). C’est ainsi que la pensée ne devient en moi qu’à la condition que je me mette humblement à l’écoute de cette voix qui cherche à se faire entendre, cette voix qui est la mienne et que je deviendrai si je parviens à faire mienne sa leçon. Un auteur ne devient donc ce qu’il est qu’à la condition d’approfondir sans relâche le labyrinthe de sa propre pensée. La vérité qui cherche à se faire jour ne se manifeste jamais sous la forme d’un discours clair et ordonné (comme veut le croire la « superstition » du logicien), mais sous la forme de traits aphoristiques, qui sont autant d’énigmes que la pensée en quête d’elle-même se propose à elle-même : « On ne devrait ni dissimuler ni dénaturer la façon effective dont nos pensées nous sont venues. Les livres les plus profonds et les plus inépuisables auront sans doute toujours quelque chose du caractère aphoristique et soudain des Pensées de Pascal. Les forces et les évaluations motrices restent longtemps enfouies sous la surface : ce qui en apparaît, est effet » (fragment posthume de 1885, OC, XI, p. 252). Ce cheminement difficile de la pensée vers sa propre vérité, et de soi vers soi-même, n’est-ce pas précisément ce que dit la maxime de l’authenticité (convenons de nommer ainsi l’impératif qui nous commande de devenir ce que nous sommes) ? Il ne faut donc pas nous étonner si la signification que Nietzsche lui-même lui attribue est flottante et indécise. L’auteur transmet au lecteur le travail d’interprétation, de façon qu’il puisse se trouver lui-même après s’être perdu dans la lecture d’un autre. Parmi les différents sens que Nietzsche semble donner à l’impératif d’authenticité, il nous appartiendra de déterminer celui qui est le plus profondément nietzschéen.
            Il semble que l’on puisse, dans les textes de Nietzsche, décliner en trois sens principaux l’impératif d’authenticité, selon que l’interprétation qu’on en donne est naturaliste ou morale (l’accent dans ces deux cas est placé sur le devenir), ou esthétique (l’accent est alors placé sur l’éternel).

            I- L’interprétation naturaliste

            La maxime de l’authenticité peut en premier lieu être interprétée comme une loi du développement naturel : si la croissance de l’animal, ou tout aussi bien celle de la plante, n’est pas contrariée par un obstacle insurmontable, elle atteindra immanquablement la plénitude de sa forme accomplie, ce que les Grecs nommaient son « essence ». La phusis est, chez Aristote, le lieu de cette maturation et de cet épanouissement, qui est aussi révélation dans le temps de la forme en acte des êtres naturels, par laquelle ils sont ce qu’ils sont. Il ne s’agit donc ici que d’écarter les obstacles qui s’opposent à l’éclosion de la nature, laisser libre cours à l’instinct, cultiver l’inné. La formule est un peu paradoxale, car si c’est par un mouvement naturel que chaque chose devient ce qu’elle est, on ne comprend plus le sens de l’impératif, qui fait appel à l’effort et à la volonté : inutile de commander catégoriquement à la rose de devenir ce qu’elle est, puisque de toutes façons elle n’a pas d’autre choix, et ne risque en aucune façon de devenir tulipe. Toutefois l’impératif peut avoir le sens d’un encouragement pour lutter contre les obstacles qui peuvent entraver le développement naturel des facultés de chacun, bien que cette épreuve puisse aussi jouer le rôle d’une sélection, seuls les meilleurs réussissant à se libérer de leurs entraves et à réaliser « le meilleur d’eux-mêmes », leur « excellence », ce que les Grecs nommaient leur « vertu ». On trouvait chez Jean-Baptiste Dubos, dès 1719, une théorie du génie très proche de ce point de vue (Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, deuxième partie, section 1 à 12) : « On appelle génie l’aptitude qu’un homme a reçue de la nature pour faire bien et facilement certaines choses que les autres ne sauraient faire que très mal, même en prenant beaucoup de peine » (section 1, p. 173) ; « L’art ne saurait faire autre chose que de perfectionner l’aptitude ou le talent que nous avons apporté en naissant » (section 7) ; le « génie » est alors une sorte de « providence » qui élève les hommes par l’inspiration et l’enthousiasme, « au-dessus d’eux-mêmes », sans qu’on puisse les dire véritablement responsables des œuvres qu’ils engendrent dans ce transport. Rien ne saurait contrarier cette destinée, tant est puissante la nature du génie : le génie s’affirme irrésistiblement non pas grâce au milieu qui le soutient, mais contre le monde qui l’ignore (section 3) : rien ne saurait s’opposer à cette force de la nature : « C’est la nature, et non pas l’éducation qui fait les poètes » (section 3), et « les génies qui demeurent ensevelis toute leur vie sont des génies faibles […] Leur perte n’est pas grande : ils n’étaient pas nés pour être d’illustres artisans » (section 4). Le développement du génie est donc naturel, même si son épanouissement peut être favorisé par une culture attentive : « Le génie est donc comme une plante, qui pour ainsi dire, pousse d’elle-même ; mais la qualité comme la quantité de ses fruits dépendent beaucoup de la culture qu’elle reçoit » (section 5). L’intelligence, qui est l’aptitude à l’universel, est ainsi refusée au génie, qui est au contraire un esprit borné qui n’excelle que dans un domaine déterminé (section 7). Il suffit de laisser faire la nature. Plus sera long le travail souterrain de la maturation, plus la moisson sera abondante : « Il est naturel que les grands génies atteignent le point de leur perfection un peu plus tard que les génies moins élevés et moins étendus. Les grands génies ont plus de choses à faire que les autres ; ils sont comme ces arbres qui portent des fruits excellents, et qui dans le printemps poussent à peine quelques feuilles lorsque les autres arbres sont tous couverts de leur feuillage » (section 10) : on le voit, le génie produit des œuvres comme le pommier produit des pommes (3). Ce qui conduit Dubos à prolonger sa théorie du génie par une théorie des climats, causes efficientes du tempérament des peuples comme du génie qui préside au développement des individus. C’est cette théorie la maturation souterraine de la nature, et du travail de l’inconscient dans l’œuvre du génie, que l’on retrouvera, certes infiniment plus élaborée, dans les paragraphes 46 à 50 de la Critique de la faculté de juger.
            Humain, trop humain (1878), § 263 : « Dons naturels — Dans une humanité aussi supérieurement développée qu'est l'actuelle, chacun reçoit de la nature l'accès à de nombreux de talents. Chacun a un talent inné, mais à un petit nombre seulement est donné par nature et par éducation le degré de constance, de patience, d'énergie nécessaire pour qu'il devienne véritablement un talent, qu'ainsi il devienne ce qu'il est, c'est-à-dire qu’il s’en décharge en œuvres et en actes. » (Humain, trop humain, dans Œuvres complètes, p. 184). Le devenir n’est ici que le développement de l’inné. Autant dire qu’il n’y a pas de devenir véritable, puisque tout était donné dès le commencement, et que la manifestation du latent obéit à un processus naturel. Il est vrai que Nietzsche précise que le talent est « donné par nature et par éducation », mais l’éducation n’étant ici que la culture de l’innéité, c'est bien la nature qui a le premier comme le dernier mot. Le génie n’est donc qu’un étalon sélectionné par la nature. L’esprit supérieur n’est que l’échantillon exceptionnellement réussi d’une race supérieure. En prenant le parti du naturalisme, Nietzsche cherche à provoquer l’interprétation idéaliste, ou spiritualiste, du génie.
            On sait qu’il ne faut pas toujours se fier à Nietzsche : il ne dit pas toujours ce qu’il pense, il ne pense pas toujours ce qu’il dit. Il faut pourtant bien constater que dix ans après la profession de foi de ce naturalisme plutôt étroit, Nietzsche récidive dans un fragment posthume du printemps 1888 (O.C. t. XIV, p. 81-82). Il n’a pas même l’excuse de le maintenir inédit, puisque l’idée se retrouve dans Le Crépuscule des idoles (septembre 1888), dans le chapitre intitulé « Les quatre grandes erreurs ». Il s’agit ici pour Nietzsche de renverser la prétention morale de la responsabilité : la superstition de la moralité veut nous persuader que nous nous faisons nous-mêmes, par un acte de liberté dont nous sommes seuls responsables, alors que la volonté veut en nous à notre insu, et se réalise indépendamment des nobles idéaux que l’individu déclare poursuivre. Ce renversement a une remarquable force intempestive, que Nietzsche s’emploie aussitôt à exploiter : la hantise de la décadence qui, depuis Paul Bourget (Essais de psychologie contemporaine, 1883), mine d’une sourde culpabilité la fin du siècle (l’esprit « fin-de-siècle »), est communément imputée au déclin du sens moral. Nietzsche inverse insolemment cette pieuse leçon, et montre au contraire que c’est l’excès de moralité qui contribue à anémier la volonté : ce que nous nommons « décadence » n’est que l’effet de cet épuisement du vouloir, phénomène naturel bien indépendant des prétentions morales qui entretiennent l’illusion que nous sommes maîtres de nos actes : « La morale comme decadence – Aujourd’hui où tout "l’homme doit être comme ceci ou comme cela" nous met un peu d’ironie à la bouche, où nous croyons ferme que, malgré tout, on ne devient que ce qu’on est (malgré tout ; je veux dire éducation, instruction, milieu, hasards et accidents), nous avons curieusement appris, pour ce qui concerne la morale, à retourner la relation entre cause et conséquence, – rien peut-être ne nous différencie plus radicalement des vieux croyants de la morale. Nous ne disons par exemple plus "le vice est la cause pour laquelle un homme va, physiologiquement aussi, à sa perte" ; nous ne disons pas davantage "c’est la vertu qui fait prospérer l’homme, c’est elle qui lui donne longue vie et bonheur". Notre opinion est au contraire que vice et vertu ne sont pas des causes, mais des conséquences. On devient un homme convenable parce que l’on est un homme convenable : c'est-à-dire parce que l’on capitalise dès la naissance bons instincts et conditions favorables… […] Nous ne pouvons plus aujourd'hui concevoir la dégénérescence morale indépendamment de la dégénérescence physiologique : elle n’est qu’un complexe de symptômes de cette dernière ; on est nécessairement mauvais, comme on est nécessairement malade […] Le vice n’est pas une cause, le vice est une conséquence… "Vice" est un terme assez arbitrairement défini pour résumer certaines conséquences de la dégénérescence physiologique ». Il ne s’agit pas ici simplement d’une provocation, puisque ce thème est abondamment développé, comme il a été noté, dans le chapitre « Les quatre grandes erreurs » du Crépuscule des idoles : ces quatre « erreurs » (il s’agirait plutôt d’illusions) sont 1- le renversement de la relation de la cause et de l’effet, l’effet étant alors interprété comme la cause : c’est ainsi qu’il ne faut pas chercher dans l’affaiblissement du sens moral la cause de la décadence, mais considérer plutôt que la décadence est l’effet de l’épuisement de la volonté de puissance, épuisement auquel la contrainte morale a puissamment contribué. 2- La conscience n’est pas la cause de ses actes, elle n’est plutôt qu’un épiphénomène de la volonté. 3- Les valeurs morales et religieuses ne sont que les conséquences de l’expérience physiologique du plaisir (état végétatif d’apaisement) ou du déplaisir (tension dans laquelle nous plonge toute prise de risque). 4- Le libre arbitre, au nom duquel l’homme se prétend responsable de ses actes, n’est qu’une fiction destinée à condamner, à insinuer dans la volonté le poison de la culpabilité : « La doctrine de la volonté a été principalement inventée à fin de punir, c'est-à-dire avec l’intention de trouver un coupable ». On mesure mieux à ce rappel la portée provocatrice de la thèse de Nietzsche (« Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite »). On ne saurait ignorer pour autant ce que l’accent mis sur la dégénérescence physiologique doit aux doctrines sur l’hérédité, qui passent alors pour dogmes de la science (Zola). L’idée d’une décadence physiologique de l’occident, dont la cause est l’universelle bâtardise et le métissage des races, est répandue depuis la publication de l’Essai sur l’inégalité des races humaines d’Arthur Gobineau (1853 et 1855).
            La même formule se lit encore dans l’ouvrage qui la choisit pour sous-titre : Ecce Homo (envoyé à l’imprimerie en novembre 88, deux mois avant l’effondrement de Turin, et publié en 1908). Ce livre tonitruant et fracassant est, comme on sait, composé de quatre parties : « Pourquoi je suis si sage » ; « Pourquoi je suis si malin » ; « pourquoi j’écris de si bons livres ; et « pourquoi je suis une fatalité ». Le chapitre 9 de la deuxième partie commence ainsi : « En cet endroit je ne puis plus éviter de donner la véritable réponse à la question, comment l’on devient ce que l’on est ». Pourquoi « en cet endroit » ? Parce qu’au chapitre précédent, Nietzsche nous met en garde contre la tentation de l’érudition, qui nous rend peu à peu incapable de penser par nous-mêmes, et nous aliène à des pensées qui ne sont pas les nôtres : « Le savant qui, en somme, se contente de déplacer des volumes – chez le philologue de disposition moyenne, ce chiffre s’élève à environ deux cents par jour – ce savant finit par perdre complètement la capacité de penser par lui-même […] L’instinct de défense s’est affaibli chez lui, autrement il se mettrait en garde contre les livres. Le savant est un décadent. J’ai vu de mes propres yeux des natures douées, de disposition abondante et libre, qui, lorsqu’elles atteignent la trentaine, sont ruinées par la lecture » (p. 59). C’est ainsi que l’on devient celui que l’on n’est pas. La cause en est la « décadence », c'est-à-dire cet affaiblissement de la volonté de puissance qui nous met à la merci des autres, et nous conduit ainsi à nous trahir nous-mêmes. Le savant (Nietzsche pense sans doute à Wilamowitz, mais peut-être aussi à Rohde lui-même, avec lequel il a rompu à cette date) pèche par excès de conscience, il s’interroge trop sur les tenants et les aboutissants de sa propre recherche. Il faut au contraire (c’est le thème du chapitre 9) laisser croître en nous notre « tâche », qui est notre œuvre, sans chercher à la dominer, mais en s’abandonnant au contraire aux imprévus de son libre jeu : « Il n’y aurait pas plus grand danger que de s’apercevoir soi-même en même temps que l’on aperçoit cette tâche. Devenir ce que l’on est, cela fait supposer que l’on ne se doute même pas de ce que l’on est » (p. 60). Loin de soumettre notre itinéraire à la boussole de la méthode, il faut suivre l’impulsion du moment, « prendre des chemins de traverse », « s’arrêter au bord de la route ». La suprême sagesse inverse ainsi la maxime socratique : « nosce te ipsum […] devient la raison même ». Il faut laisser à l’œuvre le temps de sa maturation souterraine, et ne pas l’étouffer sous la dictature de la conscience : « On court le danger de voir l’instinct se comprendre trop tôt lui-même. – Dans l’intervalle, l’idée organisatrice, l’idée qui est appelée à la domination, ne cesse de grandir dans les profondeurs – elle commence à ordonner, elle ramène peu à peu, des chemins de traverse et des détours, vers la directive, elle prépare certaines qualités et certaines capacités qui, comme moyens vers le but général, se montreront un jour indispensable » (p. 61). Dans ce renversement est contenu l’essentiel de la critique que Nietzsche adresse à la morale : la volonté ne veut vraiment qu’à la condition de se rendre disponible à la rencontre et à la grâce, elle se rend aveugle au contraire en s’assujettissant à un but. En d’autres termes : la volonté n’exprime toute la puissance qui est en elle qu’à la condition d’être volonté innocente, spontanée, et non volonté de la volonté (ce formalisme désignant la torture de l’autonomie, ou « pureté » du vouloir, dans la morale kantienne). Par ce renversement « immoraliste », Nietzsche fait de la paresse et du loisir, non du travail, la condition de l’accomplissement d’une tâche qui serait véritablement « mienne ». Nous retrouvons ici la critique de la conscience, et de l’illusion des « buts » que nous nous donnons à nous-mêmes, que développaient les § 3 et 8 du chapitre « Les quatre grandes erreurs » du Crépuscule des idoles. Devenir ce que l’on est, c’est donc pratiquer l’art de la « conservation de soi », « l’art de l’égoïsme » (EH, § 9), qui consiste paradoxalement dans le refus de se laisser enfermer par un projet exclusif, et de se rendre disponible à l’invitation de la rencontre (« amor fati »). « La sauvegarde supérieure de cet instinct se montra tellement ancrée au fond de moi-même qu’en aucun cas je ne me suis jamais douté de ce qui grandissait en moi, en sorte que toutes mes facultés jaillirent un jour, soudain, dans leur dernière perfection » (EH, § 9), allusion fort immodeste à l’état de grâce en lequel fut composé le Zarathoustra. C’est pendant l’été 1881 que Nietzsche découvre Spinoza avec enthousiasme (lettre à Overbeck de la fin juillet : « J’ai un précurseur, mais quel précurseur ! ») : pour Nietzsche comme pour Spinoza, la liberté est l’expression de la nécessité de notre nature, qui est aussi dans l’individu l’explication de la causalité infiniment efficiente de la substance divine, ou « effort de persévérer en son être », qui a nom, chez Nietzsche, « volonté de puissance ». Nous ne sommes jamais aussi libres que lorsque nous sommes rigoureusement soumis à la dictée impérative de l’inspiration : « Quelqu’un a-t-il en cette fin du XIXe siècle la notion claire de ce que les poètes, aux grandes époques de l’humanité, appelaient l’inspiration ? Si nul ne le sait, je vais vous l’expliquer ici. Pour peu que l’on ait gardé en soi la moindre parcelle de superstition, on ne saurait en vérité se défendre de l’idée qu’on n’est que l’incarnation, le porte-voix, le médium de puissances supérieures » (EH, III, § 3). Il faudrait citer tout le texte : « Ce qu’il y a de plus étrange, c’est ce caractère de nécessité par quoi s’impose l’image, la métaphore : on perd toute notion de ce qui est image, métaphore ; il semble que ce soit toujours l’expression la plus naturelle, la plus juste, la plus simple, qui s’offre à vous » (ibid.). La liberté est ainsi dans l’expression de la nécessité, et nullement dans l’indétermination du libre arbitre. Le surhomme est le « médium de puissances supérieures », c'est-à-dire l’homme martyrisé par la poussée de la volonté de puissance, par les métamorphoses de la création. C'est alors seulement que l’individu devient véritablement un « individu », c'est-à-dire un créateur unique, qui fait entendre une voix : l’individu, ce fruit ultime de l’arbre de la vie.

            II- L’interprétation morale

            Mais la maxime de l’authenticité peut également être interprétée en un sens moral : il s’agit alors d’un impératif adressé à la volonté pour qu’elle trouve en elle l’énergie de forger, envers et contre tout, sa propre autonomie, pour qu’elle déclare sa liberté. On est ici proche de la morale kantienne, qui marque le moment fondamental, dans l’histoire de la pensée, où la raison se reconnaît pour la première fois dans la volonté pure (une volonté pure est toujours, selon Kant, une bonne volonté, et la loi morale est la loi de la bonne volonté), où l’esprit se sait volonté de puissance. Cette interprétation, suggérée par quelques textes ou fragments, semble contradictoire avec l’orientation immoraliste, ou amoraliste de la méditation nietzschéenne. Pourtant, Nietzsche se situe bien, dans une certaine mesure, dans le prolongement de la révolution accomplie par Kant : la moralité ne peut parvenir à son plein accomplissement (à son dépassement, selon Nietzsche) qu’à la condition d’être une métaphysique de la liberté : le devoir n’est plus alors un impératif qui assujettit la volonté à une valeur qui lui serait supérieure (le « souverain bien »), mais l’impératif adressé à la volonté pour qu’elle devienne pleinement elle-même, pour qu’elle se libère de toute aliénation et réalise son autonomie, qui est la forme de sa pureté. En ce sens, l’impératif kantien ne commande rien à la volonté, sinon qu’elle doit vouloir absolument, qu’elle doit se vouloir elle-même, selon la loi de la « faculté supérieure de désirer ». La loi ne censure donc pas le désir, elle est au contraire l’impératif du désir le plus intense, qui est le désir de la liberté, par lequel l’humanité, qui est sainte, est instituée en l’homme, qui est toujours profane. Nietzsche se situe pleinement dans l’héritage de ce renversement fondateur. S’il critique toutefois Kant, c’est parce qu’il le soupçonne de ne pas être allé jusqu’au bout de sa propre pensée : si la volonté en effet veut son autonomie, elle ne peut le vouloir, selon Nietzsche, qu’en renonçant paradoxalement à vouloir, et en s’abandonnant à son « destin ». Une volonté qui veut vouloir est une volonté qui se contraint elle-même, qui se soumet elle-même à la torture du devoir. Pour que la volonté s’exprime en sa plénitude, il lui faut inversement s’abandonner à la spontanéité, comme nous l’avons vu plus haut : nul besoin alors de devoir, ni d’impératif catégorique, mais une disponibilité artiste aux suggestions du hasard, qui déclencheront le processus irrésistible de la création des valeurs. C'est ainsi que je ne veux vraiment que lorsque je n’éprouve plus le besoin de vouloir vouloir, lorsque je m’abandonne au rythme naturel de la volonté qui veut vivre en moi. Chacun le sait : nous ne notons dans nos « agendas » que les tâches que nous n'avons guère le désir d'accomplir, et celles que nous voulons vraiment, nous n'avons nul besoin de nous les prescrire. C’est pourquoi l’impératif nietzschéen de la spontanéité contredit l’impératif kantien de l’autonomie rationnelle : la volonté ne manifeste sa vraie nature qu’à la condition de ne pas s’opposer à l’expression de sa nécessité inconsciente, du personnage souterrain qui veut naître en moi. L’homme malade, le seul vivant, est l’homme du souterrain, selon le titre d’une magnifique nouvelle de Dostoïevski qui a profondément marqué Nietzsche (4). D’une telle volonté créatrice, on peut dire alors qu’elle est force vitale, ou volonté de puissance, mais certainement pas « raison » : la raison en effet demeure prisonnière du cercle de la conscience de soi, et ne saurait libérer l’instinct artiste qui travaille à se faire jour dans « l’individu ». La vie ne veut pas l’autonomie identitaire, donc suicidaire, de la raison (le rationnel n’est que ce qui est conforme à nos catégories), mais au contraire l’expression de l’irrationnel et de l’inconscient, au prix de la souffrance de la métamorphose. La morale kantienne apparait alors comme un « histrionisme » de la volonté, qui se charge de devoirs comme autant de fardeaux (tel le chameau de la première métamorphose de l’esprit, le chameau qui s’en va tout droit vers le désert du nihilisme), grimace sous l’effort et prend la posture avantageuse du héros qui souffre, et fait bonne figure au sein des supplices. L’impératif kantien ne peut concevoir l’autonomie que sous la forme de la souffrance, par la résistance à la torture. La morale kantienne n’exalte la vie qu’en l’humiliant. C’est peut-être en ce sens qu’il faut interpréter l’étrange surnom dont Nietzsche affuble Kant : « Le grand Chinois de Königsberg » (Par delà bien et mal, § 210) : le Chinois est en premier lieu la « fourmi travailleuse » (Aurore, § 206) qui renonce à devenir un individu – c'est-à-dire à devenir ce qu’il est – et se conforme à la norme générale ; de la même façon, Kant ne soumet-il pas la liberté de vouloir à un impératif d’universalité ? Le Chinois est le paradigme d’une volonté qui veut toujours agir comme tous agissent. Mais, plus subtilement, le Chinois – s'il faut en croire du moins l'imaginaire colonial et raciste qui se répand à l'époque dans la littérature dite « exotique » – est réputé simultanément pour son extrême politesse, c'est-à-dire son respect des formes, comme pour son extrême cruauté : l’impératif moral n’est-il pas, dans son formalisme fanatique, une torture raffinée que la volonté s’impose absurdement à elle-même ? « Chez le vieux Kant, l’impératif a un relent de cruauté », remarque Nietzsche en Généalogie de la morale (II, 6). La chinoiserie de la loi morale serait alors l’épreuve que la volonté s’impose à elle-même pour faire sur elle-même l’expérience de sa propre puissance, en une sorte de vivisection qui prépare la voie à la métamorphose. Ainsi, par cette pédagogie de la souffrance, elle parviendra, avec Nietzsche, à se libérer de toute moralité, et à vouloir par delà la contrainte du devoir, dans le ravissement ou l’extase de l’inspiration : « C’est un ravissement où notre âme démesurément tendue se soulage parfois par un torrent de larmes, où nos pas, sans que nous le voulions, tantôt se précipitent, tantôt se ralentissent ; c’est une extase qui nous ravit entièrement à nous-mêmes, en nous laissant la perception distincte de mille frissons délicats qui nous font vibrer tout entiers, jusqu’au bout des orteils » (EH, III, 3). C’est en gardant à l’esprit cette problématique qui situe Nietzsche dans l’héritage de, comme dans l’opposition à, la morale kantienne, qu’il faut se pencher sur les textes qui semblent donner à la maxime d’authenticité un sens moral.
            1876 : Fragments posthumes, octobre-décembre 1876 : « Deviens celui que tu es : voilà une exhortation qui n'est jamais permise que pour quelques rares êtres, mais superflue pour les plus rares d'entre eux » (Fragments posthumes, U II 5c, octobre-décembre 1876). Il s’agit, à ma connaissance, de la première occurrence de la formule dans l’œuvre de Nietzsche. Etrange impératif (« Deviens »), qui se reconnaît « superflu » pour les meilleurs des cas ! Impératif immoraliste, plutôt que moral, puisqu’il commande à la volonté consciente d’elle-même de s’effacer devant l’instinct créateur. « Deviens qui tu es », c'est-à-dire l’individu unique qui cherche obscurément à percer en toi, à se faire jour dans la souffrance de la métamorphose. L’impératif est moral en ce sens que ce « devenir » passe précisément par la souffrance : seul peut se réaliser comme un créateur de valeurs le vivant qui ne recule pas devant la souffrance, qui s’offre, comme la victime au bourreau, au travail de la métamorphose, qui s’ouvre donc – et ne se ferme pas – aux possibilités inconnues que promet l’événement, aux sollicitations de la rencontre. Un tel impératif – accepter la souffrance comme la condition de l’ouverture de la vie à un degré supérieur d’ivresse – « n’est permis que pour quelques rares êtres », rares en effet puisqu’uniques et isolés, tandis que les autres, qui se ferment à la tentation d’une vie supérieure, à la souffrance de la métamorphose, s’enferment dans la tautologie de l’identité, ce « je » de la conscience qui est le produit de la vie sociale et communautaire. Ceux qui se refusent à l’ivresse nécessaire de la vie, ou accroissement de la volonté de puissance, tendent ainsi irréversiblement vers une norme commune, et s’agrègent en troupeau ; celui que tente au contraire l’aventure de l’individualité s’écarte de la norme et se fragilise en s’isolant. Aussi l’artiste devient-il la victime toute désignée du ressentiment du troupeau. Pourtant, cet impératif est « superflu pour les plus rares d’entre eux ». Comment l’entendre ? Pour les plus rares, le travail de la volonté de puissance en vue de l’individuation se fera, quelque obstacle qu’on leur oppose, tant est irrésistible cette surrection de la vie. Ici, c'est-à-dire véritablement par-delà bien et mal, plus besoin « d’exhortation » : l’épanouissement de la vie l’emporte triomphalement. Nous constatons ainsi combien la contradiction du naturalisme et de la morale est superficielle : l’impératif moral ne vaut que pour libérer la voie aux forces de la nature : « Laisse s’accomplir en toi, au prix de la souffrance, le soulèvement de la vie dont l’individu est le fruit, et l’éclosion d’une nouvelle évaluation de la nature le symptôme le plus éclatant ».
            1881 : Fragments posthumes, été-automne 1881 : « Deviens, ne cesse de devenir qui tu es, le maître et le formateur de toi-même », fragment 11 (106), Œuvres philosophiques complètes, tome V, Le Gai Savoir, p. 338. Dans cet étrange fragment de l’été-automne 1881, il s’agit bien d’une « exhortation » que le penseur, ou plutôt l’écrivain, s’adresse à lui-même : « Tu n’es pas un écrivain, tu n’écris que pour toi ». Contrairement à ces misérables que la solitude épouvantent et qui, toujours rêvant de « célébrité », imaginent une multitude qui leur serait dévouée, l’artiste ne travaille pas pour le public, ni pour la publication, mais d’abord pour lui-même, pour la joie et pour la souffrance, indissociablement mêlées, de la métamorphose, pour la fête secrète de la transvaluation des valeurs (5). Ce travail de la métamorphose, qui est la venue de l’Autre dans le Soi, est d’autant plus déchirant que la vie s’ouvre davantage au risque de l’événement. Il appartient alors à l’auteur de conserver la mémoire de ces subversions intimes, de ces arrachements féconds, et de trouver le fil qui les tissera en un texte nouveau : « Tu n’es pas un écrivain, tu n’écris que pour toi ! Ainsi tu maintiens la mémoire de tes heureux instants et tu trouves leur enchaînement, la chaîne d’or de toi-même ! » (6). La publication n’a de sens que lorsque s’est achevé le travail souterrain de la maturation : alors seulement la pensée peut se communiquer (Nietzsche appelle en effet « conscience » la forme de la pensée communicable) ; en revanche, la publication prématurée fait honte à l’écrivain, qui a livré au public une interprétation encore immature de sa propre pensée : « Ainsi tu te prépares pour le temps où il te faudra parler ! Peut-être alors auras-tu honte de parler, comme parfois tu as eu honte d’écrire, honte de ce qu’il soit encore nécessaire de s’interpréter, de ce que le fait d’agir ou de n’agir pas ne suffise à te communiquer ! ». Tel est le sens de toute création : se livrer volontairement à la souffrance de la métamorphose, pour se rendre maître de l’œuvre qui, en nous, aspire à sa délivrance, « être le maître et le formateur de soi-même ».
            Ce fragment posthume est sans doute l’ébauche de l’aphorisme 270 qu’on trouve à la fin du troisième livre du Gai Savoir : « Que dit ta conscience [Was sagt dein Gewissen? Tu dois devenir celui que tu es : Du sollst der werden, der du bist ». Aphorisme il est vrai un peu déroutant, puisque Nietzsche lui-même enseigne l’opposition de la conscience (ici Gewissen, la conscience morale, et non Bewusstsein, qui désigne plutôt la conscience spéculative, au sens où l’on dit de quelqu’un qu’il a « toute sa conscience ») et de l’instinct créateur. Tel est le sens par exemple, dans ce même Gai Savoir, du § 11 (livre premier), qui oppose la synthèse cohérente et stabilisatrice de la conscience (das Bewusstein) à la poussée créatrice et subversive de l’instinct. La conscience « tyrannise » l’instinct, elle est un mécanisme d’incorporation qui équilibre, par digestion et rumination, le choc de la rencontre bouleversante, force vive de la création des valeurs. Dans le chapitre 354 du Gai Savoir, Nietzsche évoque encore une fois la question de la conscience (das Bewusstsein), ou plus exactement du « devenir conscient de soi-même : richtiger : des Sich-Bewusst-Werdens) » : la conscience est une formation supérieure et tardive de l’organisme, qui se constitue par l’exercice de la communication et des échanges auquel les hommes sont contraints par la nécessité de demander secours et protection : « La pensée qui devient consciente ne représente que la partie la plus infime, disons la plus superficielle, la plus mauvaise, de tout ce qu’il pense » : « mauvaise » parce que la conscience banalise la pensée en la livrant au domaine public, elle standardise l’individu – qui est la part qui demande à naître en nous – en l’alignant sur la norme du troupeau : « La nature de la conscience animale fait que le monde dont nous pouvons devenir conscients n’est qu’un monde de surfaces et de signes, un monde généralisé, vulgarisé ; qu’en conséquence tout ce qui devient conscient devient par là même superficiel, mince, relativement bête, devient une chose générale, un signe, un chiffre du troupeau… » (GS, § 354).
            Il semble pourtant qu’on puisse sortir de cette apparente contradiction de deux façons. On peut tout d’abord penser que le refoulement exercée par la conscience, et la censure qu’elle oppose à l’inconscient créateur, joue un rôle ambivalent. Il vise en premier lieu à étouffer l’originalité de l’individu, seul créateur, en l’intégrant par force aux lieux communs qui soudent le groupe. Victoire des faibles – c'est-à-dire des moins vivants – sur les forts – c'est-à-dire les plus vivants, par là même les plus fragiles et les plus exposés au risque. Mais cette exigence de la communication peut également jouer, en un second sens, un rôle favorable à la création : elle contraint le créateur à travailler l’instinct, à l’exprimer de façon qu’il soit compréhensible de tous, à ne pas se contenter de fumeuses divagations, à construire sa pensée pour qu’elle puisse devenir la pensée de tout autre, s’il veut lui prêter l’oreille. Ce travail est bénéfique et porte l’œuvre jusqu’au point de son accouchement. C'est par désir de rendre sa pensée communicable que Nietzsche, de 1884 à 1888, accumule des notes en vue du système élaboré de sa propre pensée, qu’il souhaitait intituler La Volonté de puissance, ou Le grand midi, ou Le Retour du marteau.
            Une seconde interprétation, que je crois plus riche est possible : la conscience morale (Gewissen, et non Bewusstsein), intéresse le sujet à lui-même, par l’examen de conscience que la culpabilité, entretenue par le prêtre, commande à la créature. En ce sens la morale chrétienne a fait de la subjectivité un problème pour elle-même (Augustin, Les Confessions), et, en condamnant la sexualité, l’a rendue prodigieusement intéressante aux yeux de l’individu désormais attentif à ses moindres phantasmes. C'est ainsi, et paradoxalement, le ressentiment de la conscience morale, et plus particulièrement chrétienne (le christianisme est en effet la religion de la conscience de soi et de l'examend e conscience, donc la religion de la confession, dieu s’étant incarné au plus intime de l’âme), qui a découvert à la conscience les abîmes de l’inconscient auparavant ignorés (GM, troisième dissertation). Foucault a ainsi montré comment les manuels des confesseurs, listes de questions très indiscrètes, ont puissamment contribué à affiner la conscience que nous avons de notre désir, et produisant un résultat exactement inverse à l’effet souhaité, ont incité le pénitent à explorer la part la plus refoulée de sa propre sexualité. C'est donc le travail de la censure, sous le contrôle de la conscience morale, qui a ouvert les yeux des âmes innocentes sur les abîmes qui se tramaient en elles, et leur a suggéré de devenir ce qu’elles découvraient en elles, ce « soi-même » qui ne leur était pas venu à l’esprit jusque là : « Que dis ta conscience ? Tu dois devenir celui que tu es ». Ajoutons, dans le même sens, que l’aphorisme 270 fait partie d’une suite d’aphorismes qui terminent le livre III du Gai Savoir. Il s’agit d’une sorte de dialogue de l’individu entre lui et lui-même (un peu à la façon des dialogues poétiques du moyen âge et de la renaissance entre le corps et l’âme, ou bien entre la raison et le cœur), quelque chose comme un examen de conscience, qui se met à l’écoute de l’inconscient. Le § 268 énonce que l’héroïsme véritable consiste dans le fait de s’offrir à la souffrance, celle de la métamorphose au prix de laquelle seulement la vie peut mourir et devenir ; le § 269 énonce la nécessité de réaliser une nouvelle évaluation du monde, une nouvelle table de valeurs, « déterminer de nouvelle façon le poids de toutes choses », et ne pas adhérer à une norme invariable ; le § 271 dénonce la compassion comme « le plus grand danger », comprenons la compassion envers soi-même, c'est-à-dire envers ce moi conscient qui doit mourir pour que vive en nous un désir plus intense ; le § 272 enseigne qu’il faut aimer chez les autres la promesse qu’ils attendent de nous, et la dette qui nous arrache à nous-mêmes ; les trois derniers aphorismes (§ 273 à 275) portent sur le sentiment de la honte, que cultive le prêtre, l’homme du ressentiment, qui retourne l’individu contre sa propre création, en le rendant coupable du désir qui cherche à se faire jour en lui : tel est le mal (« Qui nommes-tu mauvais ? »), qui est la haine du nouveau, et la résistance à l’invention (§ 273) ; aimer autrui, c’est au contraire lui épargner la honte, n’avoir donc aucune pitié pour ce qu’il est, ce qu’il doit cesser d’être pour devenir cet autre plus puissant qui veut être lui-même (§ 274) ; et la liberté, qui est obéissance à la dictée de la création, n’est enfin vraiment pleine et entière que lorsque la volonté de puissance ne rencontre plus l’obstacle de la honte sur le chemin de sa réalisation (§ 275).
            On comprend mieux ainsi combien l’éthique nietzschéenne, si éthique il y a, est en vérité une poétique, mieux : une « poïêtique », c'est-à-dire une ontologie de la création. On mesure encore sa dépravation dans « l’individualisme » contemporain, avec le culte de l’immédiat et du spontané, ou du moins ce qu’on présente comme tel : le « deviens qui tu es » se traduit alors par un « jouissons sans entrave », parfaitement conforme, quant à lui, aux normes publicitaires qui régissent la communication des troupeaux. Il suffirait, pour être un « individu », de se libérer de la censure et de satisfaire tous ses désirs. Pourtant, la conquête nietzschéenne de l’individualité ne s’accomplissait nullement par la jouissance – qui réconcilie le vivant avec lui-même et l’endort dans la satisfaction – mais au contraire dans la souffrance féconde de la création : il s’agit de se porter au-delà de soi-même, selon l’éthique tragique du risque qui accroît l’intensité de la vie, et non de se complaire en soi-même, dans l’heureux apaisement de la satisfaction. La haute exigence de la création déchoit dans le narcissisme d’un désir toujours complaisant pour lui-même, et soucieux de son exclusif contentement. Peut-être trouverait-on alors la version banalisée de la maxime nietzschéenne dans l’immoralisme très littéraire d’un Gide, maître penseur de toute une génération avide de libérer en elle le désir trop longtemps refoulé : « Ce n’est pas seulement le monde qu’il s’agit de changer ; mais l’homme. D’où surgira-t-il, cet homme neuf ? Non du dehors. Camarade, sache le découvrir en toi-même et, comme du minerai l’on extrait un pur métal sans scories, exige-le de toi, cet homme attendu. Obtiens-le de toi. Ose devenir qui tu es. Ne te tiens pas quitte à bon compte. Il y a d’admirables possibilités en chaque être. Persuade-toi de ta force et de ta jeunesse. Sache te redire sans cesse : Il ne tient qu’à moi » (Les Nouvelles nourritures, 1935, Romans, Pléiade, 1958, p. 292).

 

NOTES

1- « L’impératif du présent » : je dois cette remarquable formule à Pierre Dardot. Tel est le titre en effet de la conférence qu’il prononça sur ce thème à l’université de Paris X-Nanterre en 1995: « L'impératif du présent. Sur le sens de la formule : "Deviens ce que tu es" ».

2- Hegel est ici proche de la dixième lettre des Lettres sur le dogmatisme et le scepticisme de Schelling.

3- La thèse est, il est vrai, ancienne : au chant XIII du Paradis de Dante, saint Thomas explique comment la lumière de la trinité se répand dans les neuf chœurs angéliques, « comme en miroir » (v. 59), « puis descend aux dernières puissances / d’acte en acte, en devenant telle / qu’elle ne fait plus que brèves contingences » (v. 61-63). Les « contingences » en question sont les individus, qui retiennent chacun « plus ou moins » (v. 69) la lumière divine. Il ajoute alors : « Il advient par là qu’un même arbre / produit selon l’espèce des fruits plus ou moins bons / et que vous naissez avec des esprits divers : e voi nascete con diverso ingegno » (v. 71-72), « et que vous naissez avec un génie propre ».

4- Dostoïevski publie Le Sous-sol en 1864. A la fin de l’année 1886, Nietzsche entre dans une librairie niçoise, et découvre un petit livre intitulé L’esprit souterrain (il s’agissait sans doute d’une traduction française). Cette rencontre sera aussi décisive aux yeux de Nietzsche que celle de Schopenhauer, puis de Stendhal. Il lira par la suite les grands romans de cet auteur. Sur Nietzsche et Dostoïevski, voir la note savante d’André Schaeffner dans Nietzsche, Lettres à Peter Gast, Bourgois, 1981, p. 666-671 (à propos de la lettre du 13-2-87 à Peter Gast) ; et OC, VII, p. 352, à propos de la lettre du 7-3-87 à Peter Gast. Dans les ouvrages publiés, le texte essentiel est : Crépuscule des idoles, § 45, « Le criminel et ses analogues » ; également, dans les fragments posthumes, OC, XIII, p. 322 et sq. Voir également l’avant-propos d’Aurore, rédigé en octobre 1886.

5- « La pensée abstraite est pour beaucoup une corvée – pour moi, dans mes jours heureux, une fête et une orgie » : fragment posthume, avril-juin 1885, OC, XI, p. 192.

6- « La chaîne d’or » : allusion à Homère. Comprendre : ce qui maintient la cohésion de toi-même.

 

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