Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mardis de la Philo, 9 avril 2019
Mise en ligne, 4-7-19

 

 

 

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2- L'Imaginaire

3- Le Réel

4- La Vérité

5- Le Maître

6- Le Désir

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LACAN

ECOUTER LA FOLIE

6- Le Désir

            Che vuoi ? « Que veux-tu ? Que désires-tu ? » Première scène, acte I. Le rideau se lève sur l’acte de naissance de ce personnage complexe qu’on nomme « le sujet ». Tout commence par la voix. On sait que Lacan, à la liste habituelle des objets transitionnels, qui sont autant d’insignes, ou d’objets partiels, qui composent, morceau par morceau, comme les pièces d’un puzzle, la figure du Grand Autre – soit la forme ou le prototype de la série illimitée des semblables qui viendront par la suite jouer un rôle sur le théâtre – ajoute l’œil et la voix (1). C’est par la voix d’abord que l’Autre se signale à l’enfant. Aux cris du nourrisson que la faim tenaille et qui ne saurait se reconnaître en cet ennemi intérieur qui lui creuse les entrailles, l’Autre dont la voix résonne dans l’espace de la chambre, entre en scène et interroge l’enfant : que veux-tu ? Que désires-tu ? Qui, et pourquoi, appelles-tu ? Cette ouverture ne nous semble commune que parce que nous avons oublié combien elle fut formidable. Qu’on imagine un seul instant que soudain, du fond du silence éternel des espaces infinis, résonne un « Que veux-tu ? » en réponse à quelqu’une des sondes que nous envoyons vers nos nébuleuses voisines… Nous n’en mènerions pas large, et le coup de théâtre serait d’un bel effet ! On sait que Lacan aime à citer cette scène du roman de Cazotte, Le Diable amoureux : dans le décor hanté des ruines de Portici, Belzébuth en personne, sous la forme d’un épouvantable chameau, au cou démesurément long, surgi par une haute lucarne – un « vasistas » – répond à l’appel d’une scabreuse invocation : « L’odieux fantôme ouvre la gueule et d’un son assorti au reste de l’apparition, me répond : Che vuoi ? Toutes les voûtes, tous les caveaux des environs retentissent à l’envi du terrible Che vuoi ? » (2). La magie de la voix s’y fait entendre avec une puissance insoupçonnée. On se croirait sur la scène d’un opéra, par exemple dans l’auberge du troisième acte du Chevalier à la rose, avec ses chausse-trapes et ses spectres de foire, où le baron de Lerchenau se laisse piéger comme un enfant. S’il est vrai qu’au commencement est, non le Verbe, mais la Voix, alors c’est bien dans un décor d’opéra que se joue l’entrée en scène du Grand Autre, et c’est sans doute pourquoi la voix parle l’italien (Che vuoi ?) et que la rencontre se situe à Naples, qui est la patrie du bel canto. La diablerie de Cazotte est un opéra comique sur une scène foraine, un théâtre de guignol, ou plutôt de Grand Guignol, puisque le désir et la mort s’y donnent rendez-vous, une machinerie de carton-pâte qui fait paraître sur la scène l’appareillage insolite des fantasmes de la première enfance (3). Pascal Quignard suggère que l’émotion très énigmatique que fait naître en nous la musique nous vient du souvenir d’avant le Temps, bien plus originaire encore que tout ce que les psychanalystes classent sous l’étiquette de « processus primaire », de la voix de la mère perçue par le fœtus à travers le liquide amniotique dont la densité déforme les sons, au rythme de la respiration et du battement du cœur de l’organisme vivant où l’embryon est reclus (4). Le Che vuoi ? du Diable – qui est le maître du Désir (ce Diable n’est-il pas « amoureux » ?) – résonne dans le plus absolu des commencements, avant lequel il n’est rien, ni voix, ni Autre, ni espace, ni temps. Si Lacan s’intéresse à cette scène, c’est parce qu’elle est radicalement inaugurale, elle est le coup de tonnerre (5) – qui retentit « dans tous les caveaux des environs » – qui salue l’acte de naissance du sujet, son avènement dans le monde du désir, du manque et de la jouissance, du langage et de la reconnaissance, qui est proprement le monde où les hommes vivent. Il est très inaccoutumé de représenter le Diable sous la forme d’un chameau. On peut imaginer que cet animal vient du désert, qui est la terre du silence, et qu’il faut nécessairement que la première voix, pour atteindre à sa plus haute intensité (elle ne l’égalera plus jamais par la suite), surgisse du silence. Mais l’on peut encore remarquer que le chameau, en cette fin du XVIIIe siècle, porte avec lui tout un imaginaire exotique : dunes de sable, ciel constellé et croissant d’or, pyramides, piliers colossaux et les « grands sphinx allongés au fond des solitudes »…(6) L’Egypte, qui précisément fascinait Freud, l’Egypte qui était aux yeux de Hegel la terre natale du symbolisme, et le sphinx « le symbole du symbolisme » (7), soit le signifiant qui exprime l’énigme qu’aucun signifiant ne réussit à formuler (en lequel Lacan reconnaît le « signifiant manquant », qui est exactement la place qu’il réserve au « phallus »), l’Egypte, ou du moins sa légende, parle à l’inconscient. Le Diable amoureux est publié presque vingt ans avant que ne soit joué, sur la scène d’un opéra populaire de Vienne, La Flûte enchantée (1791) : il y est question d’un certain Sarastro – qui n’est pas encore Zarathoustra, mais qui en est la préfigure – Père et « Grand Autre » plein de majesté qui guide le garçon Tamino et la fille Pamina au sortir de l’enfance sur le chemin qui doit les conduire à l’autonomie, tandis que les gardiens du temple chantent à l’unisson un hymne de gloire pour Isis et Osiris ; et d’une mère phallique et castratrice, qui apparaît dès la première scène sous la forme d’un  dragon, menace de mort le prince venu chercher la princesse et, devenue reine de la Nuit, s’épuise en d’acrobatiques vocalises qui font une extraordinaire transposition musicale de la dramatisation hystérique. C’est sur la scène, cette « autre scène » du grand opéra du rêve et de l’enfance, naïf et profond, menacé et tenté à la fois par le lubrique Monostatos et le très charnel Papageno,  qui sont comme les deux masques, négatif et positif, de ce que Freud désignait sous le nom de « libido », qu’il faut imaginer l’apparition du chameau satanique et entendre la voix prodigieuse qui fait naître en l’enfant, pour la première fois, le trouble d’un désir. La Voix est première. Le Regard viendra plus tard, et bien avant qu’il ne se fixe sur l’éclat de la prunelle, quand l’enfant sentira, au bruissement de l’entourage, une présence flottante qui s’approche et s’apprête à renouveler le miracle sonore de l’invocation. Bien avant d’être le face-à-face de deux visages qui se toisent, le regard est le sentiment d’une présence sur le point d’élever la voix, de s’adresser à l’enfant. Je suis déjà regardé, fût-ce dans la nuit (8), quand je me sais sous la garde d’une voix en laquelle vient se réfléchir l’appel de mon désir, une voix à l’appel de laquelle je me découvre moi-même désirant. Sous la garde de cette -flexion, je me sais re-gardé. La forme du Grand Autre ne cessera ensuite de se définir et de se singulariser, par le sein de la mère dans la période orale, par l’apprentissage de la propreté dans la période anale, enfin par le renoncement à la neutralité du « bébé » et le choix, par identification, du masculin ou du féminin avec le dénouement de l’Œdipe, pendant le stade dit « phallique ». A ces stades de la libido qui, dans les années soixante et même au-delà, étaient au cœur du dogme analytique, Lacan n’accorde qu’une attention modérée. Tout se joue pour lui avec l’entrée dans le langage, c'est-à-dire bien avant l’apprentissage de la langue, quand le gazouillis répond au gazouillis, et plus archaïquement encore, quand le nouveau-né réagit au son de la voix qui s’adresse à lui sur le ton de la demande, et sans qu’il lui soit possible de savoir ce qu’on lui demande : Che vuoi ?
            Avec ce qu’il a nommé lui-même « le graphe du désir », et qu’on pourrait interpréter comme l’une de ces lignes que les metteurs en scène tracent à la craie sur les planches pour guider les acteurs dans leurs évolutions respectives, Lacan dessine le fil dramatique qui part du saisissement de la vocation au risque de la prise de parole, de l’appel du désir au désir qu’il fait naître en écho, qui se précise et se cherche en se formulant dans l’articulation de la langue par symétrie inversée de la formule qui lui est adressée : AveEva, écho de la salutation évangélique. On comprend ainsi que le « stade du miroir », bien avant de se jouer dans le cadre du miroir (vers la fin de la première année), soit dans le champ visuel, sur la scène, ou la fenêtre du visible (Lacan remarque que le fantasme apparaît toujours dans un encadrement qui le limite (9), telle par exemple la « scène » de Montjouvain qui initie le Narrateur de la Recherche aux rites de Gomorrhe) (10), s’est joué dans l’invisibilité du monde sonore, le sujet se découvrant voix et désir en écho à la voix qui le désire et le nomme. C’est ainsi que la musique est plus ancienne que la peinture, que la nymphe Echo est amante non aimée de Narcisse captivé par son image méconnue, et que la symétrie spéculaire se retrouve dans l’alternance des versets et des respons qui font le chant du psalmiste, ou bien encore dans la symétrie du contrepoint ou le jeu des variations, qui sont reprises sans être répétitions. Le miroir est tout autant signifiant pour les voyants que pour les aveugles, et c’est en aveugle que le nouveau-né s’achemine en bredouillant vers la parole qui fait écho à la voix interpellante. Ainsi se construit le sujet, comme un phénomène de résonance, une frange d’interférence sur la ligne de front de deux champs sonores qui se propagent l’un à la rencontre de l’autre. La vision n’est pas nécessaire à l’institution de l’humanité. Mais rien d’humain ne peut naître là où il n’est pas de voix pour répondre à la voix.
            Suivons donc le parcours, tel que le dessine le graphe lacanien du désir, dont l’appel sonore du Che vuoi ? est le coup d’envoi. Sa ligne directrice dessine une courbe qui s’élève pour revenir dans la proximité du lieu de son départ, un aller-retour qui n’est pas sans évoquer le geste du pêcheur à la ligne qui lance l’appât et, quand le poisson mord, le retourne par le moulinet dans la main du lanceur (où le lancer par l’enfant de la bobine qu’il jette au loin pour la tirer ensuite vers lui). Tel est l’acte de la pulsion (Trieb), qui est l’acte propre de tout vivant en ce sens où le désir est le destin du vivant, un organisme qui tente une sortie, se lance dans l’extériorité pour atteindre cet Autre lui-même qu’il hallucine en dehors de lui-même, puis, comme effrayé de son audace, revient en lui-même pour emmagasiner en son intérieur la trace de l’objet absent dont le geste du lancer n’a fait que caresser le contour. Si le pêcheur prend le poisson, la propulsion du désir – qui implique une dépense d’énergie, et c’est par cette dépense, et non par ce qu’on nommait autrefois « l’instinct de conservation », que le vivant se manifeste comme vivant, et non comme chose – s’empare de l’ombre plutôt que de la proie, pour cette raison simple qu’elle ne saurait « posséder » l’objet, puisque c’est inversement l’objet qui, par le renversement que provoque sa seule apparition, possède le vivant en proie au désir. Contrairement à ce qu’enseigne la dialectique hégélienne des consciences, le désir n’est pas la négativité d’une conscience qui tend à s’approprier son essence rencontrée à l’extérieur d’elle-même dans le désir d’une autre conscience. Il s’apparente plutôt au geste de vénération de l’adorateur qui n’ose lancer qu’un coup d’œil vers l’idole préhistorique qui l’écrase de sa majesté, et ne garde en retour, comme Moïse devant le buisson ardent, que la forme abstraite, la marque en creux d’une présence insoutenable, inoubliable. Le désir n’est pas un acte qui s’affirme par la négation de ce qui le nie, comme le soutient Hegel, il est bien davantage possédé qu’il ne possède en vérité, il n’est actif que parce qu’il est, non pas passif, mais en proie à la passion, et s’il joint les deux mains vers son idole, c’est pour faire le geste de la prière, plus encore que celui de l’étreinte. Pour hasarder cette sortie hors de lui-même, il faut que le vivant se risque à transgresser ses propres limites, qu’il pratique une ouverture, qu’il ouvre une brèche pour se porter à la rencontre de l’Autre. C’est pourquoi la notion d’adaptation – dégénérescence de l’Ego-psychology qui se donne pour but suprême d’adapter le moi aux conditions de son milieu ! – n’est pas à la mesure du désir : dans la lutte pour la vie, ce n’est jamais le mieux adapté qui l’emporte, c’est au contraire celui qui se laisse tenter par le péril de la transgression. Lacan se situe ainsi dans une longue tradition qui, chez les modernes du moins, passe par Nietzsche, le surréalisme et le Bataille de La Part maudite (1949), selon lequel le principe fondamental de l’économie du vivant ne réside pas dans la conservation, mais au contraire dans la dilapidation de l’énergie, dans la dépense et l’excès et non dans l’accumulation ni l’épargne. C’est encore, remarque Lacan, sur le pourtour de la brèche, du cratère par lequel est propulsé ce que Freud nomme « le jet de lave » de la pulsion (11), que se dépose et se précipite la charge du désir, ce qui définit les zones érogènes comme autant de « structures de bord », par la condensation du désir qui cristallise autour des orifices du corps désirant dans son rapport à l’Autre : les lèvres dès la première oralité, par l’allaitement et plus encore par l’émission de la voix, puis le contrôle anal lors de l’apprentissage de la propreté, qui se soumet à la demande parentale, mais encore les yeux qui osent se lever vers leur idole – point de cristallisation de la double perversion du voyeurisme et de l’exhibitionnisme. On s’attendrait à ce que Lacan ajoute la relation sexuelle telle qu’elle se structure pendant la phase dite phallique, au terme du complexe œdipien, mais ce serait laisser croire que l’aller-retour de la pulsion réussirait, en fin de compte, à s’unir véritablement à son objet, soit à abolir la distance par la conjonction des sexes, alors qu’il faut dire à l’inverse que le manque qui la tourmente est destiné à n’être jamais comblé, que le désir est voué à toujours laisser la proie pour l’ombre, qu’il n’y a pas de « rapport » sexuel, soit un signe égal qui mettrait en relation constante l’un et l’autre, et qu’en conséquence deux ne feront jamais un. Si bien que Lacan incline à penser que le désir ne se satisfait que dans la sublimation, qui ne s’approprie jamais son objet mais dessine plutôt, par le mimétisme de l’image, du son ou du  jeu des signifiants dans le travail de l’écriture, la forme d’une absence. Ce pourquoi il se pourrait bien que l’érotique de la Fin’Amor, soit la poétique de l’amour dit « courtois » qui s’épanouit aux douzième et treizième siècles en pays d’oc, ne doive pas être considérée comme une pathologie de la vie amoureuse, mais plutôt comme sa secrète vérité (12).
             Revenons maintenant à la boucle de la pulsion, tout au long de laquelle s’inscrivent, comme autant de scènes dans un drame, les stations du désir. Au commencement était la Voix (Lacan le note expressément au point d’origine du vecteur pulsionnel), et nous savons que la voix paraît sur fond de silence, puisqu’elle surgit du silence qui la précède puis s’efface dans le silence que son onde provoque. En vérité, il n’y a jamais de silence, les oreilles, comme l’écrit Quignard, n’ont pas de paupières (13), et la rumeur est continue. Le silence n’est imaginé que dans le voisinage de la rupture, dans l’imminence de la vocation ou dans l’après coup de l’événement sonore (ce qu’il est parfois donné d’entendre au concert, dans les quelques secondes qui suivent une interprétation magistrale, et avant que le fracas des applaudissements ne vienne saccager ce moment de grâce). Si bien qu’il faut penser qu’il n’y a de voix que par son émergence depuis le bruit de fond qui fait la rumeur du monde, comme il n’y a dans l’univers d’explosion des supernovae que sur le fond du rayonnement fossile. Ce qui signifie que l’enfant, qui est bien sûr incapable de déchiffrer le message, reçoit l’événement de la voix comme distinct de tout autre bruit, et cette voix distincte de tout autre, puisqu’il paraît que deux mois avant la naissance, le fœtus serait déjà en mesure de reconnaître la voix de sa mère (14). Il faut donc comprendre que la voix signifie, en ce sens qu’elle est le signe de la venue de l’Autre, et cela bien avant que le récepteur du signe ne puisse en connaître la signification. Ce pourquoi l’émergence de la voix ne peut être que le commencement d’une histoire, la recherche d’un sens, puisque perçue comme un signe, elle se donne immédiatement comme faisant signe au-delà du simple phénomène acoustique. Aussi est-elle bien entendue comme l’indique la fantaisie de Cazotte : Che vuoi ? Que me veut-il ? Que me veut-elle ? Dans la profération de la voix humaine tremble, dès l’origine, l’expression d’un désir qui m’est adressé. Et cette re-connaissance, qui est paradoxalement connaissance que rien ne précède, n’est possible que parce que la voix de l’Autre fait écho au désir qui est le mien, et que l’enfant se découvre désirant par le désir venu de l’Autre qui interroge la vérité du désir de l’enfant (infans, in-fari : celui qui n’a pas encore reçu le don de la parole, du phêmi grec, qui signifie à la fois déclarer et éclairer). On pourrait dire en ce sens que le stade du miroir, à la fin de la  première année, n’est que la confirmation de visu, par l’image spéculaire tardivement fixée, d’un mal qui vient de plus loin, par le phénomène d’échos, de résonances, d’interférences des ondes acoustiques qui font naître le désir, soit le sujet lui-même, par le tremblement d’une voix désirante – tout son est vibration, toute voix est tremblement et je reconnais ton désir au tremblement de ta voix. La drague n’est pas le désir, mais seulement le simulacre du désir, le dragueur est beau parleur tandis que celui qui désire vraiment, transi d’amour (transire, dans le latin chrétien passer au-delà, trépasser), bégaie sans oser le dire. Ce phénomène d’interférence des désirs, qui est l’acte de naissance du sujet, répond à un phénomène de rétroaction toujours souligné par Lacan en relation au graphe du désir, et qui doit se comprendre en ce sens : la demande issue du côté de l’Autre révèle, par un jeu d’échos ou d’interférences sonores (dans l’écho le son réfléchi interfère avec le son émis), ce qu’était en vérité le sujet avant que la voix ne l’interpelle, à savoir un désir (15). Le sujet est donc saisi par l’incantation de la voix primitive, il est originairement aliéné, puisque c’est seulement par la voix de l’Autre qu’il devient ce qu’il est en effet, mais qu’il ne se savait pas savoir. L’inconscient est non seulement, comme se plaît à le répéter Lacan, le discours de l’Autre, mais c’est plus encore la voix de l’Autre qui révèle au sujet sa vérité la plus intime refoulée dans l’inconscience, ce désir qui en lui s’éveille à l’appel que l’Autre lui adresse. Il se produit donc ici, par cet acte instaurateur de la reconnaissance des voix, prélude à tout langage articulé, une captation imaginaire du sujet par la voix qui le fait naître à lui-même et, si incompréhensible soit-elle, lui révèle pourtant cette vérité radicale, à savoir qu’il est désir.
             Nous avons vu comment le stade du miroir, en transposant le sujet en cet autre moi qui fait figure de Moi Idéal, le vole à lui-même à l’instant même où il lui délivre son identité. Et c’est en ce sens que la reconnaissance spéculaire est indissociable d’une castration originaire, de la même façon que Narcisse ne se reconnaît pas dans le double qui hante la fontaine, mais se perd au contraire en ce lui-même qu’il prend pour un Autre. Cet effet de castration est déjà présent dans les voix qui se font écho par la frange d’interférence qui leur est commune, et qui fait entendre le tremblement du désir dans la vibration de la phonation. La « vocation » primitive qui met le sujet en demeure de naître au désir, et de reconnaître en lui sa plus intime vérité, est aussi la voix terrible du maître envers lequel le sujet, pour advenir à la connaissance de lui-même, contracte une dette, puisque c’est à la voix de l’Autre qu’il doit de devenir ce qu’il est. Sans cet appel, rien d’humain ne saurait advenir, et il appartient au destin de l’homme de ne parler que parce qu’on lui a parlé. Dans une précédente conférence, nous avons souligné combien Lacan est ordinairement plus proche de l’œil que de l’oreille (ce en quoi il appartient bien à la tradition catholique et non protestante), de la peinture que de la musique, mais il nous faut maintenant lui reconnaître assez de génie pour surmonter cette limite : dans le séminaire du 22 mai 1963 (16), suggestivement intitulé par Jacques-Alain Miller « La voix de Yahvé », Lacan, en s’inspirant d’un article de Theodor Reik (17), évoque le son du chofar, cette trompe façonnée sur la corne d’un bélier abattu selon le rite, et qu’on fait sonner dans la synagogue lors des fêtes de Roch Hachana et de Yom Kippour, pendant les dix jours de repentance qui sont le temps du Grand Pardon, qui commandent à chacun d’implorer ceux que nous avons offensés de bien vouloir nous remettre notre dette. Le son du chofar, puissant, criard, strident, qui n’est pas sans évoquer le cri du nouveau-né, ou le cri de la victime qu’on immole sur l’autel – la corne de bélier célèbre la mémoire du bélier, substitué par Dieu à Isaac que son père Abraham s’apprêtait à égorger – est, comme Lacan l’exprime fort bien, saisissant. Dans la Bible, le chofar se fait entendre au peuple juif épouvanté quand Yahvé descend sur le Sinaï dont le sommet devient aussitôt une fournaise, tandis que la montagne tremble (Exode, 19, 16-19 et 20, 18) ; tous doivent se détourner de cette aire sacrée, à l’exception de Moïse qui seul est appelé par Yahvé pour recevoir les tables de la Loi. Par l’écho sonore de la voix formidable du Dieu Tout-Puissant, soit le Grand Autre ou l’Autre absolu dans le langage de Lacan, la Loi est donnée, et par elle le poids de la dette et le tourment du désir, tant il est vrai que la Loi, comme l’énoncera Paul de Tarse souvent repris par Lacan lui-même, est instituée non pour réprimer le désir – tâche impossible pour l’humanité déchue que la grâce n’a pas encore touchée – mais pour  l’éveiller à la conscience de lui-même (18). Le saisissement de la vocation est ainsi source de culpabilité, le Che vuoi ? du Dieu qui me parle me fait aussi porter le poids d’une dette insolvable et creuse dans le sujet un manque que rien désormais ne saura combler. Tel est le prix, le tribut dont doit s’acquitter le petit d’homme pour franchir le seuil du langage.
             Dans ce séminaire et dans ceux qui suivent (19), Lacan s’approche de fort près de l’énigme qui se trouve au cœur de la magie de la musique : comment peut-il se faire qu’une suite de sons qui ne signifient rien soit capable de faire naître en nous (le fait que l’homme soit homme de paroles le rend sensible à la musique bien autrement que ne le sont les animaux) un trouble qui dépasse largement en puissance l’effet qu’un discours articulé est en mesure de produire, comme on en fait souvent l’expérience à la radio, en cet instant où cesse le bavardage du présentateur et que soudain s’élève la musique ? Cela provient sans doute de ce que la voix qui nous a révélé à nous-mêmes le désir qui nous fait humains a signifié bien au-delà d’elle-même, et alors qu’encore « enfants » nous étions bien incapables d’en déchiffrer le message. Ce n’est pas des sons confus entendus par le fœtus dès le début du  huitième mois que provient la commotion musicale, mais de la voix qui s’arrache distinctement à l’indistinction du bruit de fond et fait entendre, surgi du silence, le tremblement d’un désir. A l’invocation du chofar, il faudrait ajouter d’autres instruments, dont certains que l’on rencontre dès la préhistoire, tel le rhombe qui vrombit quand on le fait tourner avec vigueur au bout d’une cordelette, et d’autres encore, tel le long cor tibétain qu’on nomme le dungchen (ou tongkin de son nom chinois) qui accumule les résonances dans son long tube en bronze au rythme de leurs interférences, et produit une sorte de bourdonnement dont la puissance est impressionnante. L’équivalent européen en est le cor des Alpes, qui modère l’inhumanité du cor tibétain en ce qu’il est capable d’une élémentaire modulation, mais suffisamment redoutable pour semer la panique dans les armées de Charles le Téméraire quand, à la bataille de Granson, en 1476, les Suisses prennent à revers les Bourguignons et s’annoncent en faisant mugir les longs cors alors célèbres, la « Vache d’Unterwald » et le « Taureau d’Uri ». Lacan, à cette liste, ajoute quelques exemples de cette musique d’avant la musique, telles les percussions saisissantes qui scandent sur la scène la pantomime des masques du Nô ou bien encore le roulement des tambours abyssins (20). Il faudrait dresser la liste des instruments qui commémorent l’incantation première du Che vuoi ?, soit le véritable acte de naissance de l’enfant à son humanité désirante. Et il n’est pas mal à propos de rappeler ici que tout corps sonnant est composé d’une caisse de résonance, ou d’un tube qui permet de piéger la fréquence de l’onde acoustique, et de la moduler par un certain nombre d’ouvertures qu’il est possible d’obturer, et dont les lois de l’harmonie déterminent précisément le lieu. N’existe-t-il pas une analogie entre ces corps creux, excavés, et qui doivent le don de chanter à cet évidement même, et la structure du sujet qui n’accède à la parole que par le manque que creuse en elle la castration, ou le saisissement originaire qui capture l’enfant qui s’entend pour la première fois interpellé par la voix qui vient de l’Autre ? Lacan revient à plusieurs reprises sur la rêverie du vase (21), cet appareil à contenir du vide, l’un des tout premiers objets des civilisations naissantes, cette forme évasée qu’on oublie de penser en la réduisant à sa seule fonction utilitaire, alors que les vases anciens étaient pour beaucoup d’entre eux destinés à un usage religieux, tels les brûle-parfum où se consumait l’encens qui s’élevait en fumée vers les dieux célestes et venait chatouiller leurs divines narines (22), ou bien encore les vases qu’on déposait dans les tombes, toujours percés en leur fond, tels les vases des Danaïdes, pour ce que les fantômes des morts n’ont besoin que du simulacre des choses, et non des choses elles-mêmes (23). Ne suffit-il pas de renverser un vase et d'en frapper le cul pour faire naître en son ventre le roulement de la rumeur et le soulèvement de la vague ? La magie d'une volte fait, du vase, le tambour de la révolte, ou bien encore la cloche que frappe le battant, où résonne l'heure, le tocsin qui appelle aux armes ou le glas qui invite au recueillement. Le vase aristocratique, à la cour ou dans le temple, ou le pot paysan qui fredonne au-dessus de l’âtre, comment ne pas voir qu’ils sont des métaphores de l’homme de paroles, et que leur concavité qui fait de ces récipients des corps sonores résonne en phase avec cet autre vide qui ouvre dans le sujet, à l’appel du Grand Autre, le manque du désir ? A moins qu’ils ne soient l’équivalent matériel du signifiant lui-même qui, comme on sait, n’est pas une étiquette posée sur la chose même mais un signifiant qui renvoie à un autre signifiant, donc une simple forme sans contenu réel, et qui vaut tout aussi bien pour la série illimitée des objets singuliers qui viennent s’y loger, tel un vase qui peut contenir du vin, de la bière ou du blé, ou tout ce qu’on voudra bien y déposer.
            Cet appel, qui saisit le sujet par une castration féconde qui le fait naître au langage, institue inversement le Grand Autre comme le Maître des Signes, soit comme le « trésor des signifiants » (24), ou bien encore comme le saint Graal, le vase musical où vient résonner, par la fulgurance du mot d’esprit, les multiples échos du sens sous la morne platitude des communications routinières (25). Car si l’enfant entend bien que c’est à lui que ce désir s’adresse, désir de savoir ce qui se désire dans les cris de l’enfant, toutefois le contenu même du message, que Cazotte exprime significativement dans une langue étrangère – Che vuoi ? – demeure bien entendu inaccessible à cet enfant. C’est ainsi que celui qui délivre au petit d’homme l’acte de sa naissance sait, dès le commencement, mieux que lui la vérité de son désir. C’est pourquoi le sujet, anéanti par l’avènement de ce grand Savant, ou supposé tel, qui détient la clé de l’énigme que le sujet est pour lui-même – ce qu’exprime la formule ($ ◊ D), fading du sujet sous le coup de la Demande qui lui vient du Grand Autre, et qui marque la seconde station du parcours pulsionnel, la première étant nommée par Lacan « la Voix » – ne demeure pas médusé par l’interpellation, mais désire désormais entrer dans le jeu du langage, par questions et réponses et, selon la correspondance des vases communicants chers à André Breton, s’initier aux mystères de la signification et reprendre la parole au Maître qui lui en a révélé la puissance. Dès lors, la partie proprement propulsive de la pulsion, qui s’éloigne du sujet pour se porter au-delà d’elle-même – extravasement plutôt qu’extraversion – atteint le sommet de sa courbe et amorce le mouvement de rétroaction qui fait retour vers le sujet. Deux moments structurent ce retour, comme deux moments – la Voix puis le sujet interdit par la Demande – structurent l’aller : l’enfant comprend d’abord, tel Oedipe devant le Sphinx, que l’Autre n’est pas l’Enigme qui le menace de mort, mais l’interlocuteur lui-même marqué par l’action du Signifiant, qui l’invite en ce sens à s’inscrire dans un échange articulé, ce qui inverse la relation de sujétion et permet de poser S(Ⱥ), soit l’enfant qui reprend alors l’initiative en se risquant à prendre la parole, annulant à son tour l’Autre inaugural qui l’avait anéanti : ce n’est plus désormais le sujet qui est barré, mais bien le Grand Autre. Le sujet peut alors, dans un quatrième et dernier moment, s’aventurer à répondre à la demande venue de l’Autre – désormais perçue comme une demande articulée, et non comme l’instrument terrifiant qui annonce la venue du Tout-Puissant, tel le chofar qui retentit au sommet du Sinaï – ce qui s’écrit s(A), où s symbolise le signifiant et non plus le Sujet, soit à donner sens à la Voix en lui faisant écho par une autre voix également signifiante. On constate ainsi que le stade du miroir s’accomplit par la seule consonance de la Voix incidente avec la Voix réfléchie, sans qu’il soit besoin de passer par la médiation de l’image spéculaire, ce pourquoi Lacan origine le « jet de lave » de la pulsion dans le sujet encore inconscient de lui-même ($), et le termine avec l’image acoustique du Grand Autre, soit I(A), auquel désormais s’identifie le sujet. Ce qui nous permet de comprendre que le stade du miroir n’est pas le maître-mot de la pensée de Lacan, mais plutôt la conclusion tardive d’un drame bien antérieur, le fixateur – dans la forme distincte de l’image – de ce qui est d’abord apparu dans le révélateur de la Voix émergente. Dans l’archéologie du désir qui structure notre humanité, l’oreille précède l’œil et la nymphe Echo aimait Narcisse bien avant qu’à la fontaine il ne rencontre son Double.

            Mais il est d’autres façons, dans le récit lacanien, de raconter l’aventure du désir. C’est ainsi qu’on peut dire que tout commence avec le cri du besoin : l’enfant affamé crie non pour exprimer le moindre message, mais de façon tout animale, pour extérioriser l’ennemi intérieur qui tenaille ses entrailles. C’est alors que l’Autre vient, et prononce les premiers mots du drame : Que veux-tu ? L’enfant, saisi par cette présence invocante qui le révèle à lui-même en le privant d’une part de lui-même – aliénant à jamais sa vérité en un Autre que lui-même – passe alors du besoin à la demande. L’objet du besoin n’est que la chose qui est en mesure d’apaiser la souffrance qui provoque le cri. A l’inverse si la demande a également son objet – le biberon ou le sein – cet objet toutefois n’est que le  médium qui se rapporte à l’Autre, et la ruse à laquelle recourt l’enfant pour rendre présent cet Autre soi-même dont l’absence fait désormais souffrir. Mais l’enfant aura alors toute sa vie pour comprendre combien la présence de tout autre, si magnifique soit-il, ne le sera jamais assez pour cicatriser, ou « suturer » comme aime à le dire Lacan – d’un verbe chirurgical, qui désigne l’acte de recoudre les lèvres de la plaie qu’on a soi-même ouverte, soit de retourner l’extérieur en intérieur – cette brèche ouverte en lui qui lui donne accès au langage en le dissociant à jamais de lui-même. Désormais la demande visera non l’objet mais au-delà de l’objet, se condamnant ainsi à toujours le manquer, puisqu’il substitue à « l’Autre préhistorique, l’Autre inoubliable » (26), à jamais perdu, la collection des ersatz (27) incapables d’assouvir cette autre faim, insatiable celle-là, qui creuse dans le sujet son ouverture au langage. Si la demande croit encore, par la médiation de l’objet, combler le manque, le désir en revanche souffre d’un éloignement qui fait l’objet irrémédiablement manquant. Ce qu’exprime le mot lui-même, « désir » de de-sidus, sideris, soit la souffrance qui naît de la distance infranchissable qui sépare le sujet de l’étoile qui le guide ou plus encore, selon les prédictions de l’astrologie, détermine son destin. Si l’animal est un être de besoin – ce qui est bien schématique, car c’est faire bon marché de l’Imaginaire dont l’animal, plus encore que l’homme, est captif – l’enfant est le sujet de la demande, mille fois répétée, comme est inlassablement répété le lancer au loin de la bobine puis son retour dans les mains du lanceur, qui remédie par l’aller-retour de la pulsion à l’absence de son objet – en revanche l’homme est un être de désir, et Lacan s’accorde en ceci avec Spinoza (avec lequel pourtant il discorde plus souvent qu’il ne le croit lui-même), qui pose en principe, dans la première des définitions des affects qui conclut le livre III de l’Ethique : « Le désir est l’essence de l’homme en ce sens où, étant donné quelque affect de cette essence, on la conçoit déterminée à faire quelque chose » (28). Formule parfaitement lacanienne, si l’on ajoute toutefois que l’affect en question est le sceau ineffaçable que l’avènement de la parole marque en creux dans la chair du sujet.
            Peut-être sommes-nous mieux en mesure de comprendre l’intérêt que Lacan porte à l’un des textes fondateurs de la tradition philosophique : Le Banquet de Platon. Lacan consacre au commentaire de ce célèbre dialogue pas moins de dix séances, du 23 novembre 1960 au 1er mars 1961 (29), sans compter les multiples références qui se rapportent au Banquet dans le reste de l’œuvre… Lacan semble fort attaché à son commentaire, n’hésitant pas à affirmer que ce qu’il en a dit n’a jamais été aperçu avant lui (30) – il s’agit pourtant de l’un des textes les plus commentés de la culture européenne, et cela depuis plus de deux mille ans… – et exprimant à ce propos, une fois n’est pas coutume, un réel contentement du travail accompli (31). Il appartient en effet au texte de Platon, dont la magie semble inépuisable, de donner l’illusion à chacun de ses lecteurs qu’il y découvre la vérité de sa propre pensée. C’est ainsi que Lacan lit Platon non pour Platon lui-même, mais pour y retrouver Lacan, ce qui, il faut le reconnaître, est pourtant moins aberrant qu’il ne paraîtrait au premier abord. Que le désir creuse en l’homme un manque que rien ne saurait assouvir, telle est en effet la leçon de Socrate, transportée par Diotime, prophétesse de Mantinée, à la dimension du mythe, ou de l’initiation aux mystères les plus sacrés. Deux thèses s’opposent, sans que Lacan discerne toujours la profondeur de cette fracture : d’une part les sophistes, c'est-à-dire tous ceux qui ne sont pas Socrate, qui, malgré leur apparente division, s’accordent et se retrouvent dans la merveilleuse fable forgée par Aristophane (32) : à l’androgyne originel, que sa suffisance portait à l’orgueil, Zeus a imposé le supplice de la scission, de la séparation de soi avec soi-même, contraignant chacun de ces êtres désormais fragmentaires à chercher sans relâche sa moitié d’orange, puis à fusionner dans l’acte sexuel – tel un métal soudé dans la forge d’Héphaïstos – pour que, de deux, il ne soit plus qu’un. L’amour est donc une comédie, dont Aristophane est le maître, qui se termine par un happy end : les deux se marièrent, eurent beaucoup d’enfants et furent très heureux. Socrate ne l’entend pas de cette oreille : tout vivant est être de désir, et le désir n’est désir que parce qu’il n’accède jamais à la jouissance, que le manque qui le fait souffrir jamais ne se laisse combler. Aussi ne désirons-nous jamais ce que nous pouvons posséder, et qu’il faut dire au contraire, avec Socrate, que « ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, tels sont les objets du désir (epithumia) et de l’amour (erôs) » (33). Et tel est bien en effet l’enseignement de Lacan. La totalité retrouvée par la jouissance sexuelle qui transfigure les amants dans le feu de la forge divine est un rêve, un mirage virtuel qui enclot chacun des partenaires dans le cercle de son narcissisme, l’un comme l’autre croyant s’unir avec le Moi Idéal dont l’aliénation du miroir l’a dépossédé, et ne faisant ainsi l’amour qu’avec lui-même à l’instant où il s’imagine faire l’amour avec un Autre. Ici prend son origine une formule célèbre de Lacan qui n’apparaîtra pourtant que bien plus tard, d’abord sous une forme approximative en 1967 : « Il n’y a pas d’acte sexuel » (34), puis sous sa forme définitive deux ans plus tard : « Il n’y a pas de rapport sexuel » (35). Il n’y a pas de rapport sexuel, c'est-à-dire une relation commune entre deux termes qui se conjoignent. L’Homme en effet vise, en cette étreinte, à se perdre et s’anéantir dans l’Autre préhistorique, l’Autre inoubliable enfin retrouvé, soit la mère phallique dont il porte le deuil, lui, le Veuf, l’Inconsolé, le Prince à la Tour abolie. La Femme, de son côté, tend à s’anéantir dans la jouissance, non pas en remédiant à son incomplétude par le phallus qui la comble, mais en s’approchant de la limite de l’anéantissement – ce pourquoi il n’est pas de jouissance sans douleur – en jouant voluptueusement avec cette limite au-delà de laquelle, comme dans certains contes chinois qui rapportent comment le peintre, parfois, disparaît dans son tableau, elle s’évanouirait, purement et simplement, et réaliserait ainsi son essence de femme – ce qu’on appelle « La Femme », qui n’existe pas comme nous le répète Lacan, puisqu’au moment même où elle est accomplie, elle échappe à jamais. Ce pourquoi il n’y a que « des femmes », chaque fois singulière et dont chacune est « pas toute » (36), puisqu’elle ne fait dans la jouissance que flirter avec le tout, la totalité en laquelle la scission – la Spaltung qui fait naître le sujet au désir – se résorbe, non dans l’unité retrouvée, mais dans l’illimité de l’inexistence, dans l’abîme d’un néant qui précède l’Etre, comme le zéro précède l’unité, soit dans l’indifférenciation de la mort où la vie, qui est indissociable de la souffrance du désir, n’a plus lieu d’être. Car si l’on se laisse tenter par la jouissance, il ne faudrait tout de même pas pousser le jeu trop loin, et pour de bon se laisser mourir de plaisir, comme semblent s’y prêter pourtant certaines mystiques, magnifiques en leurs transverbérations, qui fascinent Lacan (37), ou bien encore quelques masochistes fanatiques, qui rêvent de s’anéantir aux pieds de leur  idole en se consumant d’amour. S’il en est bien ainsi, on comprend qu’il n’y a pas de rapport sexuel, que le désir de l’un est sans commune mesure avec le désir de l’autre, puisque chacun de ces deux déments demeure captif d’un désir inassouvissable au moment même où il s’imagine l’assouvir, le détenteur du phallus jouissant d’une gloire éphémère que le plaisir bientôt met à bas, tandis que sa partenaire se pâme de ce vide que la jouissance dilate, comme les saintes s’abîment en Dieu. Aussi la gloriole du mâle, qui se vante de connaître et posséder cette femme, est-elle vaine et dérisoire, puisqu'il ne la connaît au mieux que « pas toute », l'objet de son désir lui échappant au paroxysme de l'étreinte, à l'instant même où il croyait enfin s'en saisir, alors qu'il lui est en vérité magiquement subtilisé et comme anéanti dans la jouissance qui l'éloigne dans l'infini. Et c'est aussi pourquoi les "mille et trois" de don Giovanni sont bien loin de suffire, et que la chasse du désir, qui ressemble fort à la course poursuite de la tortue et d'Achille, n'est pas près de finir.
            Cette leçon amère – « Platon appelle l’amour une chose amère, amorem rem amaram vocat », écrivait au XVe siècle Marsile Ficin dans son commentaire du Banquet (38) – c’est bien chez Platon qu’elle prend son origine. Car l’objet de ce dialogue est la connaissance de l’amour (Erôs), de ce qu’il est essentiellement, connaissance que cette Pythie amoureuse qu’est Diotime résume en une fable, qui est le récit de la naissance du démon Eros. Car l’amour n’est pas un dieu, enseigne Diotime, mais un démon qui fait office de messager, ce qui se dit en grec un « ange », un intermédiaire, un entremetteur entre les hommes et les dieux, puisqu’il « interprète et porte aux dieux ce qui vient des hommes et aux hommes ce qui leur vient des dieux, les prières et les sacrifices pour les uns, les ordres et les bienfaits en rémunération des sacrifices pour les autres. Placé à mi-distance des hommes et des dieux, continue Diotime, l’amour comble le vide, de manière à lier ensemble les parties du grand Tout (sumplêroi ôste to pan auto autô xundedesthai) » (39). Dans le mythe de la naissance de l’Amour, Lacan lit pourtant tout autre chose, que le vide n’est jamais comblé, mais exalté au contraire, chacun demeurant prisonnier de son fantasme, sans qu’il soit possible de restaurer une unité qui ne peut être perdue puisqu’elle n’a jamais existé. Et telle est bien la leçon qu’il tire de la fable de Diotime, qu’il faut ici rappeler. Le jour de la naissance d’Aphrodite – l’Amour ne saurait naître tant que la beauté n’a pas encore vu le jour – Pénia (en grec : pauvreté, indigence), une mendiante, une misérable qui manque de tout, s’aventure dans le jardin de Zeus, dans la proximité de la salle où les dieux réunis fêtent la naissance de la déesse, dans l’espoir de recueillir quelques miettes du festin. Elle y trouve Poros (en grec : ressource, expédient, astuce, débrouillardise) endormi, qui cuve le vin qu’il a subtilisé dans la salle du banquet, et jouit de son larcin. Profitant de ce qu’elle prend alors pour une bonne fortune, Pénia s’accouple avec Poros endormi, et l’Amour naît de cette conjonction de la détresse et de l’ingéniosité, du savoir du non-savoir – dont Socrate est l’incarnation – avec le savoir-faire incarné par l’habile Poros, de l’âme ardente que son manque fait souffrir avec l’esprit ingénieux qui jouit de son talent. Ce n’est pas ici le lieu d’approfondir l’allégorie platonicienne – une année entière n’y suffirait pas – mais seulement de rendre compte de la lecture qu’en fait Lacan. S’il faut en croire cette fable, qu’est-ce donc que l’Amour ? C’est un étrange échange au cours duquel chacun donne à l’autre ce qu’il n’a pas – Pénia, démunie de tout, n’a rien d’autre à donner que sa souffrance, soit le manque qui dissocie le sujet de lui-même en lui donnant accès au langage – à quelqu'un qui n’en veut pas – puisque Poros, ivre d’avoir bu le nectar, ne souhaite pas troubler son bienheureux sommeil en se chargeant du poids de l’angoisse dont Pénia lui fait l’aveu. A l’inverse de ce qu’on pourrait croire, cette formule tout aussi bien frappée que frappante – « l’amour consiste à donner ce qu’on n’a pas à quelqu'un qui n’en veut pas » (40) – est dénuée d’ironie, car il n’est pas selon Lacan de don plus généreux, plus amoureux que celui qui donne ce que nous n’avons pas, ce dont nous manquons, osant ainsi l’aveu, par ce don du rien, de notre dénuement, qui est en nous la part de Pénia. Le don d’amour, par lequel nous donnons le rien, est en ce sens incomparablement plus magnifique que l’échange économique, par lequel nous n’échangeons que nos richesses, en un rite de vanité et de rivalité où chacun joue la surenchère pour mieux se faire valoir aux yeux des autres. Aussi Lacan peut-il dire, le plus sérieusement du monde, qu’il n’est pas de don plus grand que celui de notre néant, et que Pénia, en ne donnant rien, donne pourtant tout ce qu’elle a de plus précieux. C’est là ce que se garde bien de faire le riche, et Poros, par l’accumulation de ses larcins, est précisément l’un de ceux qui se croient riches, et n’a donc que faire de l’angoisse de Pénia qui désire s’unir avec lui. C’est ainsi que Pénia donne bien ce qu’elle n’a pas à Poros qui n’en veut pas. Chacun fait l’aveu de sa détresse, ou de sa souffrance – dont l’origine est la scission du sujet d’avec lui-même par l’acte de sa naissance au langage – et chacun demande à l’autre la plénitude de la jouissance, remède toujours désiré, toujours poursuivi, à l’incomplétude qu’ouvre en nous la béance du désir. Il y a peu de chance que ces deux ne fassent qu’un. Et il faut bien conclure qu’il n’y a pas de rapport sexuel, mais un indépassable discord, ou divorce, qui voue l’étreinte sexuelle à un éternel inassouvissement. Ce qui n’exclut nullement la jouissance, mais implique plus exactement que les jouissances de l’un et de l’autre n’en feront jamais une. Et c’est pourquoi le Séminaire qui, plus encore que les autres, sera consacré à la jouissance sexuelle, portera le titre emblématique de l’incomplétude jamais assouvie : Encore (41).
           Si la complainte des pauvres amants n’inspire à Lacan pas le moindre sarcasme, en revanche il n’a pas assez de railleries pour la morale pontifiante d’une certaine psychanalyse qui se flattait avant guerre de conduire l’analysant sur le chemin de l’amour du prochain, de l’harmonie conjugale, de l’abnégation pleine de charité, et des vertus du sacrifice et de l’oblativité. Dans les années qui précédaient la guerre, la psychanalyse française était lourdement accablée d’une « bienpensance » catholique dont les apôtres les plus zélés étaient Edouard Pichon, linguiste et psychanalyste, qui écrivit avec Jacques Damourette une grammaire française en sept volumes qui lui valut l’estime de Lacan (surtout pour l’article sur la négation, auquel Lacan se réfère volontiers pour éclairer la notion freudienne de dénégation, Verneinung), Pichon admirateur inconditionnel de Maurras et, comme son maître, homme d’extrême-droite qui eut la bonne idée de mourir en 1940 – c'est-à-dire avant d’avoir le temps de faire des bêtises – et d’autre part René Laforgue, psychiatre et psychanalyste, qui collabora avec enthousiasme avec les nazis et fut pour cette raison poursuivi après la guerre, acquitté mais non réhabilité, et n’ayant plus sa place au sein de la psychanalyse française. Ces deux personnages chantaient les louanges de « l’oblativité » – l’oblation est selon le dictionnaire l’acte qui consiste à offrir quelque chose à Dieu – et se faisaient fort d’élever leurs patients à la béatitude de « l’amour génital », amour comblé où chacun des deux partenaires – hétérosexuels bien évidemment – se donnait entièrement à un autrui qui recevait ce don avec une onction pleine de grâce, amour qu’on ne conçoit par ailleurs que dans le mariage, à l’église de préférence, catholique et romaine comme de bien entendu. Freud lui-même avait eu l’occasion de dénoncer, au cours de sa correspondance avec Laforgue, la tartufferie de l’oblativité et l’escroquerie de la plénitude sexuelle que le psychanalyste français prétendait vendre à ses patients. De son côté, Lacan s’est heurté sur ce point avec Pichon dans son article sur les complexes familiaux (1938) (42), critiquant le moralisme de l’oblativité, de l’harmonie génitale, d’une maturité sexuelle qui serait enfin au-delà de tout conflit. La réponse de Pichon n’est plus, aux yeux du lecteur d’aujourd’hui, qu’un prêchi-prêcha laborieux, tandis que les critiques de Lacan n’ont rien perdu de leur acuité. Cette polémique, justement oubliée, demeure pourtant présente dans les séminaires comme dans les Ecrits, où Lacan se fait un plaisir de dénoncer, sous le masque du don de soi, l’agressivité anale de l’obsessionnel, toujours en demande d’un sacrifice (43).
           Il ne suffit pas pour autant de conclure qu’il n’est pas d’amour heureux, et qu’il est du destin de l’amour de vivre dans la souffrance du désir plutôt que dans la plénitude de la jouissance. Toujours, le désir s’épuisera à restaurer une totalité qui n’a sans doute jamais existé, le fœtus étant déjà isolé du corps de la mère par l’enveloppe oppressante du placenta (44), cage où se trouve à jamais confinée la solitude du sujet, comme si, imagine Lacan en une fable qui se veut l’image inversée de celle d’Aristophane, le tissu placentaire collait fantastiquement à la peau du nouveau-né et ne le quittait plus jamais, réduisant l’homme à n’être qu’une « Hommelette », qui est précisément ce qu’on ne peut faire sans casser les œufs (45). Il faut donc encore, avant de conclure, construire une théorie de la poursuite du désir comme de son insatisfaction perpétuée. On la trouvera dans la séance du 16 novembre 1968, qui ouvre le Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre (1968-69) sur la notion du « plus-de-jouir » (46). Lacan avance cette nouveauté en hommage à la lecture que fait alors de Marx Althusser – c’est à l’amitié du philosophe qu’il doit l’hospitalité de l’ENS, ignorant encore qu’il sera congédié en juin 1969, c'est-à-dire précisément quand prendra fin ce Séminaire qui sera le dernier prononcé à Ulm. On sait que, dans le livre I du Capital, Marx élabore une théorie de la plus-value, dont l’objet est de montrer comment l’échange capitaliste, soit celui de la force de travail au prix du salaire, engendre nécessairement un profit, ou plus-value, sans que pourtant aucun des contractants ne puisse se plaindre d’avoir été volé – ce qui distingue l’échange capitaliste de l’échange marchand, tel qu’il s’était mondialement développé par le commerce triangulaire et grâce auquel la bourgeoisie a réussi à accumuler suffisamment de richesses (« accumulation primitive ») pour réaliser les investissements considérables sans lesquels la révolution industrielle n’aurait pu avoir lieu. Semblablement, le désir, continue Lacan, tourmenté par l’incomplétude d’une jouissance en quête d’une totalité impossible, est à la recherche d’une relation, sexuelle cette fois et non plus économique, qui lui apporterait un « plus-de-jouir », soit un supplément de jouissance qui comblerait le manque qui le fait souffrir. Lacan construit alors sur cette analogie une extraordinaire arithmétique, qui singe avec humour (?) les équations que construit Marx en appui de sa démonstration. Profitant des leçons de Frege – que le jeune Jacques-Alain Miller lui avait fait découvrir – et de la notion d’ensemble vide (∅) qui permet à la théorie des ensembles de surmonter les paradoxes de Russell, Lacan va construire une série, métaphore mathématique de l’accumulation des objets du désir (semblable à la liste méticuleusement tenue à jour par Leporello), en partant, non de l’unité – comme il semble naturel au calcul, qui compte avec de petits cailloux, calculi – mais du zéro ou de l’ensemble vide qui est la matrice paradoxale d’où s’engendrent l’infinité des entiers, la béance féconde de laquelle toute parole est issue et l’infini dénuement en lequel s’abîme l’extase mystique. Ce décompte se justifie en ce sens que le sujet, révélé à lui-même par la voix du Grand Autre, ne compte pas 1 + 1 (moi et l’Autre), mais 0 + 1, le sujet étant anéanti, assujetti, par son aliénation au Maître qui le dépossède de lui-même (47). Le miroir, au stade qui porte son nom, n’est pas le lieu d’une simple duplication (1 / 1), le semblable étant semblable au semblable, mais d’un transfert, qui annule un terme pour le transposer, idéalisé, dans son au-delà virtuel, ou imaginaire (0 / 1). Il est le leurre d’une scission bien plutôt que le médiateur d’une reconnaissance. Dans ce miroir s’anéantissent les âmes simples, qui ne sont unes qu’à la condition de se perdre en s’exténuant dans l’immensité de Dieu. Ce zéro originel est essentiel dans la mesure où il inscrit dans la série un manque irréversible, qu’aucun complément ne parviendra par la suite à combler. C’est ainsi que le désir de la totalité conduit à réaliser l’unité de cette première conjonction (0 et 1), soit 0 + 1 = 1 ; mais pour que ce total parvienne à la totalisation, il faut encore qu’il s’ajoute au terme qui le précède dans la suite des générations, de façon à ce que les deux membres, séparés par le signe de l’égalité, fusionnent en un tout indivisible : (0 + 1) + 1 = 2. Il apparaît aussitôt que cette poursuite de la complétude est illimitée, et que cette dernière équation doit elle-même produire une totalité d’ordre supérieur en conjointant le total provisoire au terme qui le précède immédiatement, soit 1 + 2 = 3 ; cette opération devant à nouveau être réitérée, de sorte qu’on obtient la suite : 2 + 3 = 5 ; puis 3 + 5 = 8 ; 5 + 8 = 13 ; 8 + 13 = 21 ; 13 + 21 = 34, etc… Il se trouve que cette suite croissante est bien connue en arithmétique sous le nom de « suite de Fibonacci », mathématicien de génie, pisan contemporain de Giotto et de Dante (48). Elle n’est pas sans rapport avec la sexualité, puisque Leonardo Fibonacci en faisait une histoire de chauds lapins : soit un couple de lapins, proposait-il ; si l’on suppose qu’un couple engendre un couple pour deux générations successives seulement, combien de couples obtiendra-t-on au bout d’une, deux, trois générations…? (49) Cette suite a une propriété toute particulière : on peut en effet démontrer que, si l’on divise un terme quelconque de la suite par le terme qui lui succède immédiatement, le quotient obtenu tend vers une limite, qui se trouve être un nombre irrationnel auréolé d’une longue tradition, et nommé « le nombre d’or » (50), soit : 

           C’est ainsi, triomphe Lacan, que la surenchère de la jouissance, qui règne par l’individualisme narcissique qui est devenu la norme contemporaine – loi qui commande de jouir toujours davantage, plus mensongère que la loi qui censurait à l’inverse le désir, puisque le désir se censure lui-même dans la mesure où il ne réussit pas à s’anéantir dans la fusion totale qui est la perfection de la jouissance, et que la loi, comme l’enseigne saint Paul, ne réprime nullement le désir mais l’éveille plutôt au sentiment de sa puissance (51) – conduit le plus-de-jouir à reconnaître sa finitude en connaissant la limite qui l’épuise avec méthode. Car en augmentant ta jouissance, tu augmenteras ta douleur, qui est très exactement ici la part du vide, jamais forclos.
           Que faut-il en conclure ? On connaît l’unique article en lequel se résume l’éthique de la psychanalyse : « Je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir » (52). Ce « ne jamais céder sur son désir » est souvent interprété dans le sens d’un impératif inconditionnel de la jouissance, conformément au mot d’ordre qui s’inscrivait sur les murs de 68 : « Jouissons sans entrave » (53). Ce n’est pourtant pas là du tout ce que Lacan veut dire. La jouissance n’est pas le désir, elle en est même l’exact contraire, puisqu’elle est l’indifférenciation – il n’y a pas d’éléments distincts au sein de la totalité, sinon la totalité serait divisible, et ne serait donc plus une, ni totale en conséquence – l’indifférenciation en laquelle s’anéantit le désir. Si le désir est tension vitale, la jouissance à l’inverse obéit à la pulsion de mort. Ne pas renoncer au désir, ne pas céder sur son désir, c’est donc ne pas renoncer à la vérité du désir, vérité qui est précisément l’objet de la quête analytique. S’il est une éthique de l’analyse, c’est en ce sens qu’elle ne se résignera jamais à se mentir à elle-même sur la nature de son désir, qu’elle ne renoncera jamais à reconnaître l’origine et la structure de son désir, à ne pas se raconter des fables pour enfants, que ce soit celle de l’oblativité consacrée par le conformisme et le mythe du bonheur conjugal, ou celle, en apparence plus rebelle, en vérité tout aussi grégaire, de l’orgasme perpétuel d’une jouissance devenue l’objet de fructueux commerces, la plus-value ne se montrant aujourd'hui, sur le théâtre du marché, que toujours affublée du masque du plus-de-jouir. Ce que propose l’analyse à celui qui consent à s’engager dans l’aventure, ce n’est nullement le leurre d’une jouissance sans fin et sans trouble, mais l’exigence d’une lucidité sans concession.

 

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NOTES

1- Dans le Séminaire X, consacré à l’angoisse, à la fin de la séance du 12 juin 1963, Lacan distingue cinq « étages » dans la constitution de l’objet a selon les niveaux successifs qui structurent la relation du sujet au grand Autre : à l’étage oral, l’objet a est le sein, qui est partie du corps du sujet, plutôt que de celui de la mère ; à l’étage anal, l’objet est l’excrément qui est cédé à la demande de l’Autre ; à l’étage phallique, l’objet est défini comme le manque du phallus (- φ), et lié par cela même à l’angoisse de castration ; à l’étage « scopique », celui du fantasme, le sujet s’anéantit dans l’image d’un grand Autre tout-puissant ; enfin, au cinquième « étage », l’objet a est lié à la demande de l’Autre, soit à « la forme pure » de son désir (Séminaire X, Seuil, 2004, p. 336-339). Lacan pressé par le temps, n’en dit pas davantage. Mais lors de la séance suivante, le 19 juin, Lacan précise ce cinquième étage : l’objet a en est la voix, qui marque dans le sujet la forme du Surmoi, que Lacan associe au stade oral, comme il associe le stade anal et la fonction scopique (id., p. 341-342). On retrouve la série regard-voix-sein-excrément dans un passage difficile du Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, Seuil, 2006, p. 315-317 : telles sont les successives manifestations de ce que Lacan nomme l’enforme de A, soit l’objet qui vient combler le vide laissé par l’absence du grand Autre. Et Lacan ajoute que, sans le regard et la voix, les stades oral et anal ne sauraient se constituer, même si étrangement la théorie traditionnelle des stades de la libido laisse dans l’ombre l’expérience primaire qui la fonde : « Nous sommes ici forcés de supposer regard et voix déjà construits sur support avant d’aborder ce qui va faire élément dans la demande. Chose singulière, alors que le maniement le plus fréquent de ce dont il s’agit dans la régression analytique fait venir au premier plan, dans l’ordre de l’objet a, le sein et le déchet, au point de laisser dans une certaine ombre le regard et la voix » (p. 316).

2- Jacques Cazotte, Le Diable amoureux, Garnier-Flammarion, éd. Max Milner, 1979, p. 59.

3- Lacan (Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964, Seuil, 1973, p. 154) met en parallèle le montage de la pulsion et les rapprochements insolites que permet la technique surréaliste du collage : « Le montage de la pulsion est un montage qui, d’abord, se présente comme n’ayant ni queue ni tête – au sens où l’on parle de montage dans un collage surréaliste. Si nous rapprochons les paradoxes que nous venons de définir au niveau du Drang, à celui de l’objet, à celui du but de la pulsion, je crois que l’image qui nous vient montrerait la marche d’une dynamo branchée sur la prise du gaz, une plume de paon en sort, et vient chatouiller le ventre d’une jolie femme, qui est là à demeure pour la beauté de la chose. »

4- Pascal Quignard, La Haine de la musique, « Folio », Gallimard, 1998, p. 210 : « L’audition intra-utérine est décrite par les naturalistes comme lointaine, le placenta éloignant les bruits du cœur et de l’intestin, l’eau réduisant l’intensité des sons, les rendant plus graves, les transportant en larges vagues massant le corps. Au fond de l’utérus règne de la sorte un bruit de fond grave et constant que les acousticiens comparent à un “souffle sourdˮ. Le bruit du monde extérieur lui-même y est perçu comme un “ronronnement sourd, doux et graveˮ au-dessus duquel s’élève le melos de la voix de la mère, répétant l’accent tonique, la prosodie, le phrasé qu’elle ajoute à la langue qu’elle parle. C’est la base individuelle du fredon. »

5- Tout discours est semblant puisque, progressant de signifiant en signifiant, il n’est jamais en mesure d’atteindre l’Etre. Mais la voix, en faisant signe, lance le sujet sur la piste de la vérité. Le tonnerre, qui est la voix de Dieu, est un signe absolu, un semblant de signe en ce que nul ne sait ce qu’il signifie, mais un signe fondateur en ce qu’il annonce la venue du Père et l’inscription de la Loi : « Le météore le plus caractéristique, le plus originel, celui dont il est hors de doute qu’il est lié à la structure même de ce qui est discours, c’est le tonnerre. Si j’ai terminé mon Discours de Rome sur l’évocation du tonnerre, ce n’est absolument pas par fantaisie. Il n’y a pas de Nom-du-Père tenable sans le tonnerre, dont tout le monde sait très bien que c’est un signe, même si on ne sait pas le signe de quoi c’est. C’est la figure même du semblant » (Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, 1971, Seuil, 2007, p. 15).

6- Baudelaire, Les Fleurs du Mal, poème n° 66 : « Les Chats » : « Ils prennent en songeant les nobles attitudes / Des grands sphinx allongés au fond des solitudes / Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin. »

7- Hegel, Esthétique, « Le symbolisme inconscient », trad. S. Jankélévitch, Flammarion, 1979, deuxième volume, p. 75 : « Les œuvres d’art égyptiennes contiennent des énigmes qui ne restent pas seulement indéchiffrables pour nous, mais qui devaient l’être aussi, en partie du moins, pour ceux qui les ont posées. Par leur symbolisme mystérieux, les œuvres d’art égyptiennes sont donc des énigmes. Elles sont même l’énigme objective. Elles peuvent elles-mêmes être symbolisées par le Sphinx, qui est le symbole du symbolisme. »

8- Il suffit en effet de la voix de l’Autre pour faire la lumière, fût-ce dans les ténèbres : « Un enfant, anxieux de se trouver dans l’obscurité, s’adresse à sa tante qui se trouve dans une pièce voisine : “Tante, parle-moi, j’ai peurˮ – “A quoi cela te servirait-il, puisque tu ne vois pas ?  A quoi l’enfant répond : “Il fait plus clair lorsque quelqu'un parleˮ. » (Freud, Introduction à la psychanalyse, chap. 25 : « L’Angoisse », « Petite bibliothèque Payot », 1962, p. 384).

9- « Ceux qui ont entendu mon intervention aux Journées provinciales consacrées au fantasme […] peuvent se rappeler la métaphore dont je me suis servi, celle d’un tableau qui vient se placer dans l’encadrement d’une fenêtre. Technique absurde sans doute s’il s’agit de mieux voir ce qui est sur le tableau, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Quelque soit le charme de ce qui est peint, il s’agit de ne pas voir ce qui se voit par la fenêtre. Il arrive que l’on voie apparaître en rêve, et d’une façon non ambiguë, une forme pure, schématique, du fantasme. C’est le cas dans le rêve de l’observation de L’Homme aux loups […] Que voyons-nous dans ce rêve ? La béance soudaine – les deux termes sont indiqués – d’une fenêtre. Le fantasme se voit au-delà d’une vitre, et par une fenêtre qui s’ouvre. Le fantasme est encadré » (Séminaire X, L’Angoisse, 1962-63, Seuil, 2004, p. 89).

10- « La fenêtre était entrouverte, la lampe était allumée, je voyais tous ses mouvements sans qu’elle me vît, mais en m’en allant j’aurais fait craquer les buissons, elle m’aurait entendu et elle aurait pu croire que je m’étais caché là pour l’épier » (Proust, A la recherche du temps perdu, « Du côté de chez Swann, I », édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1987, p. 157).

11- « On pourrait décomposer la vie de toute pulsion en vagues isolées, séparées dans le temps, homogènes à l’intérieur d’une unité donnée de temps et ayant entre elles à peu près le même rapport que des éruptions successives de lave » (« Pulsion et destin des pulsions », dans Métapsychologie, trad. Laplanche et Pontalis, « Idées », Gallimard, 1968, p. 31)

12- La référence à l’amour courtois, comme forme quintessenciée et suprêmement véridique de la demande amoureuse, a toujours accompagné la méditation de Jacques Lacan. En effet, si l’amour consiste, selon une formule que Lacan affectionne, à donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas – à l’image de Pénia qui offre sa détresse à Poros qui l’ignore – alors le véritable jeu amoureux n’est pas celui qui imagine s’anéantir dans le réel, mais à l’inverse celui qui le sublime dans un labyrinthe symbolique qui n’a d’autre fin que de nous empêcher toujours d’en trouver l’issue : « Ce qui intervient dans la relation d’amour, ce qui est demandé comme signe d’amour, n’est jamais que quelque chose qui ne vaut que comme signe. Ou pour aller encore plus loin, il n’y a pas de plus grand don possible, de plus grand signe d’amour que le don de ce qu’on n’a pas […] Dans le don d’amour, quelque chose est donné pour rien, et qui ne peut être que rien. Autrement dit, ce qui fait le don, c’est qu’un sujet donne quelque chose d’une façon gratuite, pour autant que derrière ce qu’il donne il y a tout ce qui lui manque, c’est que le sujet sacrifie au-delà de ce qu’il a » (Séminaire IV, La relation d’objet, 1956-57, Seuil, 1994, p. 140).

13- « Il se trouve que l’infini de la passivité (la réception contrainte invisible) se fonde sur l’audition humaine. C’est ce que je ramasse sous la forme : Les oreilles n’ont pas de paupières » (Pascal Quignard, La Haine de la musique, « Folio », Gallimard, 1998, p. 108).

14- Marc Pilliot, « Le Regard du naissant », Spirale, 2006/1, n° 37, p. 79-96 : « Certes, les structures de l’oreille débutent vers la cinquième semaine, mais c’est seulement vers vingt semaines que le système auditif pourrait entrer en fonction et vers vingt-huit semaines que l’ensemble des structures auditives serait opératoire. Notons une particularité pour la voix de la mère : elle ne vient pas seulement de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur, conduite par les tissus et les os jusqu’à l’utérus ; ainsi la voix maternelle parvient au fœtus environ deux fois plus fortement que les autres voix féminines environnantes. »

15- Pour dire ce mouvement de rétroaction, Lacan parle parfois de « mouvement d’après coup » (nachträglich), mettant ainsi l’accent sur une notion suggérée par Freud, le plus souvent passée inaperçue mais dont Lacan se flatte d’avoir le premier pointé la richesse. Il faut le comprendre non seulement en ce sens qu’il est nécessaire d’attendre que la phrase soit terminée pour en déterminer le sens, mais plus profondément par l’effet saisissant de la voix de l’Autre sur le sujet, qui lui doit la révélation du désir qui constitue son essence (Spinoza). Le sujet naît ainsi de la voix comme l’effet de la cause, de la voix qu’il n’a pu entendre, puisqu’il n’existait pas encore quand elle n’avait pas été proférée. Ainsi le sujet ferme sa boucle, en réponse à un appel dont Lacan souligne le paradoxe, puisqu’il vient « de l’intérieur » : « … appeler de l’intérieur. Ceci n’est pas insoluble, si le sésame de l’inconscient est d’avoir effet de parole, d’être structure de langage, mais exige de l’analyste qu’il revienne sur le mode de sa fermeture […] On s’y aperçoit que c’est la fermeture de l’inconscient qui donne la clé de son espace, et nommément de l’impropriété qu’il y a à en faire un dedans. Elle démontre aussi le noyau d’un temps réversif, bien nécessaire à introduire en tout efficace du discours ; assez sensible déjà dans la rétroaction sur laquelle nous insistons depuis longtemps, de l’effet de sens de la phrase, lequel exige pour se boucler son dernier mot. Le nachträglich (rappelons que nous avons été le premier à l’extraire du texte de Freud), le nachträglich ou après-coup selon lequel le trauma s’implique dans le symptôme, montre une structure temporelle d’un ordre plus élevé. Mais surtout l’expérience de cette fermeture montre que ce ne serait pas un acte gratuit pour les psychanalystes de rouvrir le débat sur la cause […] Elle [la cause] perpétue la raison qui subordonne le sujet à l’effet du signifiant » (Position de l’inconscient, dans Ecrits II, Seuil, 1999, p. 319-319). Je me permettrai pour ma part de souligner ici la curiosité sémantique, en français, du mot « saisissement » : le suffixe adverbial, qui marque ordinairement une manière d’agir (ainsi prolongement désigne l’acte de prolonger), désigne à l’inverse en ce cas une passion : un saisissement ne désigne pas l’acte de saisir, mais à l’inverse le trouble d’être saisi.

16- Jacques Lacan, Séminaire X, L’Angoisse, 1962-63, chap. 18 : « La Voix de Yahvé », Seuil, 2004, p. 281-295.

17- Le texte de la conférence prononcée le 5 janvier 1919 par Theodor Reik devant l’Association viennoise de psychanalyse, « Das Schofar (das Widderhorn) »,  fut d’abord publié, avec une introduction de Freud et trois autres conférences du même Reik (« La couvade et la psychogenèse de la crainte des représailles », « Les rites de puberté des primitifs » et « Le Kol Nidré »), sous le titre : Probleme der Religionspsychologie, vol. 1 : Das Ritual (Bibliothèque internationale de Psychanalyse, Leipzig et Vienne, 1919). Suivit, dans une collection associée à la revue Imago, une seconde édition du même texte sous un titre légèrement différent : Das Ritual. Psychoanalytische Studien, Leipzig, Vienne, Zurich, 1928 (la conférence sur le chofar se lit aux p. 201-330). Ce texte peut être lu en ligne à l’adresse :
https://archive.org/details/XI_Reik_1928_Das_Ritual_2te_k.
On peut aussi consulter la traduction française : Theodor Reik, « Le Schofar », dans Le rituel. Psychanalyse des rites religieux, trad. M.-F. Demert, Paris, Denoël, 1974, p. 240-387.

18- « Est-ce que la Loi est la Chose ? Que non pas. Toutefois, je n’ai eu connaissance de la Chose que par la Loi. En effet, je n’aurais pas eu l’idée de convoiter si la Loi n’avait dit – Tu ne convoiteras pas. Mais la Chose trouvant l’occasion produit en moi toutes sortes de convoitises grâce au commandement, car sans la Loi la Chose est morte. Or, moi j’étais vivant jadis, sans la Loi. Mais quand le commandement est venu, la chose a flambé, est venue de nouveau, alors que moi, j’ai trouvé la mort, car la Chose trouvant l’occasion m’a séduit grâce au commandement, et par lui m’a fait désir de mort. Je pense que, depuis un tout petit moment, certains d’entre vous se doutent que ce n’est plus moi qui parle. En effet, à une toute petite modification près – Chose à la place de péché – ceci est le discours de saint Paul concernant les rapports de la loi et du péché, Epître aux Romains, chapitre 7, paragraphe 7. Quoi qu’on en pense dans certains milieux, vous auriez tort de croire que les auteurs sacrés ne sont pas d’une bonne lecture » (Jacques Lacan, Séminaire VII, L’Ethique de la psychanalyse, 1959-60, Seuil, 1986, p. 101).

19- Séminaire du 5 juin 1963 : « Ce qui entre par l’oreille », Séminaire X, L’Angoisse, 1962-63, chap. 20, Seuil, 2004, p. 309-321).

20- Jacques Lacan, Séminaire X, L’Angoisse, 1962-63, Seuil, 2004, p. 289.

21- Par exemple : « La structure du pot, je ne dis pas sa matière, apparaît là ce qu’elle est, à savoir corrélative de la fonction du tube et du tambour. Si nous allons en chercher dans la nature les pré-formes, nous verrons que cornes ou conques, c’est encore là, après que la vie en a été extraite, qu’il a à montrer ce qui est son essence, à savoir la capacité sonore. Des civilisations entières ne sont plus représentées pour nous que par ces petits pots, qui ont la forme d’une tête, ou bien encore de quelque animal, couvert lui-même de tant de signes pour nous impénétrables, faute de documents corrélatifs. Ici, nous sentons que la signification, l’image, est bien à l’extérieur, et que ce qui est à l’intérieur est précisément ce qui gît dans la tombe où nous le trouvons, à savoir des matières ou substances précieuses, les parfums, l’or, l’encens et la myrrhe, comme on dit. Le pot explique la signification de ce qui est là au titre de quoi ? Au titre d’une valeur d’usage, ou plutôt disons d’une valeur d’échange avec un autre monde et une autre dignité. Au titre d’une valeur d’hommage. Que ce soit dans ces pots que nous retrouvions les manuscrits de la Mer Morte, voilà qui est fait pour nous faire sentir que ce n’est pas le signifié qui est à l’intérieur, c’est très précisément le signifiant. C’est à lui que nous avons avoir affaire quand il s’agit de ce qui nous importe, à savoir le rapport du discours et de la parole dans l’efficience analytique » (Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, 1968-69, Seuil, 2006, p. 16).

22- Je pense au beau texte de Claudel, Le Poète et le vase d’encens,  rédigé en 1926 et publié en 1929 dans L’Oiseau noir dans le soleil levant. En voici les premières lignes : « Le poète – Petit pot à idées, vase à esprit qui divises tout aliment qu’on te fournit en cendre et en fumée, comme la chaleur de trois morceaux de charbon entre les mains gagne peu à peu sous les vêtements tout le corps transi, ainsi ton parfum qui anime le passé et qui endort le présent pénètre de cellule en cellule jusqu’aux racines de la cervelle. Je te prendrai avec moi comme une lampe, viens fiscaliser dans ma main le profond magasin des écritures oubliées, qui sait si elles n’ont pas travaillé dans le tonneau ? Qui sait si elles n’ont pas multiplié dans la nuit et si toutes sortes de choses n’ont pas profité de mon absence pour venir s’y agréger ? Le vase d’encens – C’est bien. Souffle sur moi et je brillerai et dans la reprise de ton haleine mon parfum remplira tout entier ta cave comme une lumière faisant de tous côtés tressaillir mille escarboucles et bouteilles » (Paul Claudel, Œuvres en prose, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 836).

23- « Ce n’est pas pour rien que j’ai signalé dans ma première introduction de ce pot que, là où on le voue à accompagner le mort dans la sépulture, on y met cette addition qui consiste proprement à le trouer. En effet, le principe spirituel du pot, son origine de langage, c’est qu’il y a quelque part un trou par où tout s’enfuit. Quand il rejoint à leur place ceux qui sont passés au-delà, le pot retrouve lui aussi sa véritable origine, à savoir le trou qu’il était fait pour masquer dans le langage.  Aucune signification qui ne fuie au regard de ce que contient une coupe » (Lacan, Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, 1968-69, Seuil, 2006, p. 89).

24- « Je vous ai déjà appris à situer le procès de la subjectivation, pour autant que le sujet a à se constituer au lieu de l’Autre, sous les espèces primaires du signifiant, et sur le donné de ce trésor du signifiant déjà constitué dans l’Autre, aussi essentiel à tout avènement de la vie humaine que tout ce que nous pouvons concevoir de l’Umwelt naturel. Le trésor du signifiant où il a à se situer attend d’ores et déjà le sujet, qui, à ce niveau mythique, n’existe pas encore. Il n’existera que partant du signifiant qui lui est antérieur, et qui est constamment par rapport à lui » (Lacan, Séminaire X, L’Angoisse, 1962-63, Seuil, 2004, p. 189).

25- « Le peu-de-sens et le pas-de-sens sont tout le temps en train de s’entrecroiser, à la façon dont se croisent et se décroisent ces mille navettes dont parle Freud dans la Traumdeutung. Mais aussi, ce vin de la parole, d’habitude il se répand dans le sable. Ce qui se produit entre moi et l’Autre lors du trait d’esprit, est comme une communion toute spéciale entre le peu-de-sens et le pas-de-sens. Sans doute est-elle plus spécifiquement humanisante qu’aucune autre, mais si elle est humanisante, c’est précisément que nous partons d’un niveau qui, des deux côtés, est très inhumain. Si à cette communion j’invite l’Autre, c’est que j’ai d’autant plus besoin de son concours qu’il en est lui-même le vase ou le Graal. Ce Graal est vide. Je veux dire que je ne m’adresse en l’Autre à rien qui soit spécifié, à rien qui nous unisse dans une communion, quelle qu’elle soit, qui tendrait à un quelconque accord de désir ou de jugement. C’est uniquement une forme » (Lacan, Séminaire V, Les Formations de l’inconscient, 1957-58, Seuil, 1998, p. 117-118).

26- « Je ne crois pas que ce Toi – ce Toi de dévotion où vient à l’occasion achopper toute autre manifestation du besoin de chérir – soit simple. Je crois qu’il y a en lui la tentation d’apprivoiser l’Autre, l’Autre préhistorique, l’Autre inoubliable qui risque tout d’un coup de nous surprendre et de nous précipiter du haut de son apparition. Toi contient je ne sais quelle défense – et je dirais qu’au moment où il est prononcé, c’est tout entier dans ce Toi, et pas ailleurs, que réside ce que je vous ai présenté aujourd’hui dans das Ding » (Séminaire VII, L’Ethique de la psychanalyse, 1959-60, Seuil, 1986, p. 69).

27- Ersatzbildung, qu’on traduit par « formation substitutive », est une notion qu’on trouve chez Freud pour rendre compte du symptôme, censé apaiser une tension qui vient de plus loin (Inhibition, symptôme et angoisse, 1926).

28- « Cupiditas est ipsa hominis essentia, quatenus ex data quacunque ejus affectione determinata concipitur ad aliquid agendum. »

29- Séminaire VIII, Le Transfert, 1960-61, Seuil, 2001, p. 29-217.

30- « Je ne crois pas exagérer en disant que ce par quoi nous avons conclu la dernière fois a été jusqu’ici négligé par tous les commentateurs du Banquet, et qu’à ce titre, dans la suite de l’histoire du développement des virtualités que recèle ce dialogue, notre commentaire constitue une date » (Séminaire VIII, Le Transfert, 1960-61, Seuil, 2001, p. 204)

31- « Il m’arrive de temps en temps quelque chose d’encourageant. Je vous ai fait cette année ce long discours, ce commentaire du Banquet dont je ne suis pas mécontent, je dois le dire » (Séminaire VIII, Le Transfert, 1960-61, Seuil, 2001, p. 225).

32- Platon, Banquet, 189 d – 193 d.

33- Platon, Banquet, 200e.

34- « Ainsi m’amuserais-je à vous dire ce qui, peut-être, vous ferait quand même un certain effet, et après tout ce n’est pas pour rien que je scande ce que je vais dire de cette étape : « Le secret de la psychanalyse, le grand secret de la psychanalyse, c’est qu’il n’y a pas d’acte sexuel. » […] Y-a-t-il dans l’acte sexuel ce quelque chose où – selon la même forme – le sujet s’inscrirait comme sexué, instaurant du même acte sa conjonction au sujet du sexe qu’on appelle opposé ? Il est bien clair que tout dans l’expérience psychanalytique parle là contre : que rien n’est de cet acte, qui ne témoigne que ne saurait s’en instituer qu’un discours où compte ce tiers, que j’ai tout à l’heure suffisamment annoncé par la présence du phallus et des objets partiels, et dont il nous faut maintenant articuler la fonction […]. Fonction toujours glissante, fonction de substitution, qui équivaut presque à une sorte de jonglage et qui, en aucun cas, ne nous permet de poser dans l’acte – j’entends : l’acte sexuel – l’homme et la femme opposés en quelque essence éternelle » (Lacan, Séminaire XIV, La logique du fantasme, 1966-67, séance du 12 avril 1967, non publié).

35- Dans un texte difficile, Lacan affirme « qu’il n’y a pas de rapport sexuel », en ce sens que, si l’homme se définit par le phallus, la femme se définit par un vide, une béance dont elle fait le paradoxal objet – puisqu’il n’existe que par son absence – de sa jouissance. Ce pourquoi le rapport sexuel est, au moment de son acmé, un rapport, non avec l’Autre, ni même avec l’autre, mais précisément avec le rien, avec le vide, soit l’abîme infini – seule l’absence ouvre sur l’infini – en lequel s’anéantit la jouissance : « Ce que je vous ai dit, qu’il n’y a pas de rapport sexuel, s’il y a un point où ça s’affirme, et tranquillement, dans l’analyse, c’est en ceci que la Femme, on ne sait pas ce que c’est. Elle est inconnue dans la boîte – sinon, Dieu merci, par des représentations. Depuis toujours, on ne l’a jamais connue que comme ça » (Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, 1968-69, Seuil, 2006, p. 226).

36- Cette formule apparaît pour la première fois à la fin de la séance du 12 janvier 1972, au cours du Séminaire XIX, …Ou pire, 1971-72, Seuil, 2011, p. 107-108.

37- « Je me suis rué là-dessus. Il faut que je l’écrive, sinon vous le l’achèterez pas. C’est Hadewijch d’Anvers, une Béguine, ce qu’on appelle tout gentiment une mystique. Moi, je n’emploie pas le mot mystique comme l’employait Péguy. La mystique, ce n’est pas tout ce qui n’est pas de la politique. C’est quelque chose de sérieux, sur quoi nous renseignent quelques personnes, et le plus souvent des femmes, ou des gens doués comme saint Jean de la Croix – parce qu’on n’est pas forcé, quand on est mâle, de se mettre du côté du ∀xΦx [tous possèdent le phallus]. On peut aussi se mettre du côté du pas-tout. Il y a des hommes qui sont aussi bien que les femmes. Ça arrive. Et qui du même coup s’en trouvent aussi bien. Malgré, je ne dis pas leur phallus, malgré ce qui les encombre à ce titre, ils entrevoient, ils éprouvent l’idée qu’il doit y avoir une jouissance qui soit au-delà. C’est ça, ce qu’on appelle les mystiques […] Pour la Hadewijch en question, c’est comme pour sainte Thérèse – vous n’avez qu’à aller regarder à Rome la statue du Bernin pour comprendre tout de suite qu’elle jouit, ça ne fait pas de doute. Et de quoi jouit-elle ? Il est clair que le témoignage essentiel des mystiques, c’est justement de dire qu’ils l’éprouvent, mais qu’ils n’en savent rien. Ces jaculations mystiques, ce n’est ni du bavardage, ni du verbiage, c’est en somme ce qu’on peut lire de mieux – tout à fait en bas de la page, note – Y ajouter les Ecrits de Jacques Lacan, parce que c’est du même ordre » (Séminaire XX, Encore, 1972-73, Seuil, 1975, p. 70-71).

38- Marsile Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, prés. et trad. par Raymond Marcel, Les Belles Lettres, 1978, « Deuxième discours », chap. VIII, p. 156.

39- Platon, Le Banquet, 202 e.

40- C’est précisément dans un commentaire du Banquet que cette formule est énoncée, non pas à propos de l’union de Pénia et de Poros, mais à propos de l’amour ambigu qui réunit Alcibiade à Socrate : « …nous ne voyons pas se renvoyer, quoique avec des accents contraires, deux paroles d’amour : celle d’Alcibiade et celle de Socrate, qui - je l’ai dit - avec des accents qui ne sont pas les mêmes, tombent sous la clé de la même définition : “L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pasˮ. C’est vrai d’Alcibiade qu’il ne peut donner que ce qu’il n’a pas, à savoir l’amour que lui demande Socrate, l’amour qui le renverra à son propre mystère et qui, dans le dialogue du Premier Alcibiade, est incroyablement figuré, d’une façon qui me paraît tellement actuelle, pour notre réflexion ici, puisque : c’est à cette petite image qui apparaît au fond de la prunelle ; c’est à ce quelque chose qui, dans la vision n’est pas vision mais est à l’intérieur de l’œil ; c’est à cette place où nous situons cet objet fondant qu’est le regard, que dans le texte de Platon, Alcibiade est renvoyé. Et que Socrate n’en veuille pas, c’est là aussi une articulation essentielle mais qui demande à être retenue. Pourquoi n’en veut-il pas, puisque, aussi bien, chacun sait que Socrate est non seulement dit « attaché » à Alcibiade mais jusqu’au point d’être jaloux, c’est le texte et la tradition qui nous le disent. Et ce que Socrate renvoie à Alcibiade, c’est aussi quelque chose qu’il affirme ne pas avoir, puisqu’il n’a aucune science qui ne soit, dit-il, accessible à tous. Et la seule chose qu’il sait, c’est la nature du désir : que le désir est le manque » (Séminaire XII, Problèmes cruciaux, 1964-65, séance du 17 mars 1965, non publié).

41-Séminaire XX, Encore, 1972-73, Seuil, 1975.

42-« Ce rôle de l’Œdipe serait corrélatif de la maturation de la sexualité. L’attitude instaurée par la tendance génitale cristalliserait selon son type normal le rapport vital à la réalité. On caractérise cette attitude par les termes de don et de sacrifice, termes grandioses, mais dont le sens reste ambigu et hésite entre la défense et le renoncement. Par eux une conception audacieuse retrouve le confort secret d’un thème moralisant : dans le passage de la captativité à l’oblativité, on confond à plaisir l’épreuve vitale et l’épreuve morale » (« Les Complexes familiaux dans la formation de l’individu », 1938, dans Jacques Lacan, Autres Ecrits, Seuil, 2001, p. 51).

43- La critique de l’oblativité est une des scies de Lacan. Parmi bien d’autres diatribes, on peut citer, par exemple, ceci : « Je veux pousser à son terme cette extermination à quoi je m’efforce depuis toujours, de la mystique de l’oblativité, en vous montrant ici à quoi elle se rapporte réellement. Le champ de la dialectique anale est le champ véritable de l’oblativité, et une fois que vous l’aurez aperçu, vous ne pourrez plus le reconnaître autrement. Il y a longtemps que sous des formes diverses j’essaye de vous introduire à ce repérage. Et nommément, je vous ai fait remarquer que le terme même d’oblativité est un fantasme d’obsessionnel. Tout pour l’autre, dit l’obsessionnel, et c’est bien ce qu’il fait, car étant dans le perpétuel vertige de la destruction de l’autre, il n’en fait jamais assez pour que l’autre se maintienne dans l’existence » (Séminaire VIII, Le Transfert, 1960-61, Seuil, 2001, p. 245-246). Sur ce thème, et sur la polémique avec Pichon et Laforgue, on lira avec profit le très instructif article de Christine Ragoucy, « L’oblativité : premières controverses », Psychanalyse, 2007/1 (n° 8), p. 29-41.

44- « Pour l’enfant, la coupure du cordon laisse séparées les enveloppes, qui sont homogènes à lui, continues avec son ectoderme et son endoderme. Pour la mère, la coupure se place au niveau de la chute du placenta. C’est même pour cette raison que l’on appelle ça "les caduques". La caducité de l’objet a est là, qui fait sa fonction. La chute, le niederfallen, est typique de l’approche d’un a  pourtant plus essentiel au sujet que toute autre part de lui-même » (Séminaire X, L’Angoisse, 1962-63, Seuil, 2004, p. 196) ; et : « Le placenta est là pour nous rappeler que, loin que l’enfant dans le corps de la mère fasse avec lui un seul corps, il n’y est même pas enfermé dans ses enveloppes, il n’y est point un œuf normal, il est brisé, rompu dans cette enveloppe par cet élément de placage […] Aussi bien apparaît-il qu’au niveau de la pulsion, la fonction est inéliminable d’un objet tiers que j’ai appelé plaque – pendeloque, dirais-je encore, car nous le reverrons sous ses formes éminentes dans tout ce qui s’édifie de la culture, dans la chose accrochée au mur et qui leurre » (Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, 1968-69, Seuil, 2006, p. 260-261)

45- « … à la section du cordon, ce que perd le nouveau-né, ce n’est pas, comme le pensent les analystes, sa mère, mais son complément anatomique. Ce que les sages-femmes appellent "le délivre". Eh bien ! Imaginons qu’à chaque fois que se rompent les membranes, par la même issue un fantôme s’envole, celui d’une forme infiniment plus primaire de la vie, et qui ne serait guère prête à redoubler le monde en son microcosme. A casser l’œuf se fait l’Homme, mais aussi l’Hommelette. Supposons-la, large crêpe à se déplacer comme l’amibe, ultra-plate à passer sous les portes, omnisciente d’être menée par le pur instinct de la vie, immortelle d’être scissipare. Voilà quelque chose qu’il ne serait pas bon sentir se couler sur votre visage, sans bruit pendant votre sommeil, pour le cacheter » (« Position de l’inconscient », dans Jacques Lacan, Ecrits II, Seuil, 1999, p. 325-326).

46- Lacan, Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, 1968-69, Seuil, 2006, p. 15-25. Sur cette notion du « plus-de-jouir », on lira l’éclairant et pédagogique article de Gisèle Chaboudez, « Figures de la psychanalyse », ERES, 2013/1, n° 25, p. 197-225.

47- « La conversion véritable consiste à s’anéantir devant cet être universel qu’on a irrité tant de fois et qui peut vous perdre légitimement à toute heure, à reconnaître qu’on ne peut rien sans lui et qu’on n’a rien mérité de lui que sa disgrâce. Elle consiste à connaître qu’il y a une opposition invincible entre Dieu et nous et que sans un médiateur il ne peut y avoir de commerce » (Pascal, Pensées, L378).

48- Léonard Fibonacci (c. 1175 – c. 1250), dit Léonard de Pise, marchand, voyageur et mathématicien, fut l’un des premiers, sinon le premier, dans son Livre de l’Abaque (Liber Abaci, 1202), à substituer, à la numération ordinale des Romains, la numération de position des Arabes, donc en introduisant le zéro qui symbolise la colonne vide sur le boulier. Zéro se dit en arabe « sifr », qui signifie également « vide », et d’où vient notre mot « chiffre ». On lira les développements de Lacan sur la suite de Fibonacci, paradigme de l’accumulation indéfinie du « plus-de-jouir », dans le Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, 1968-69, Seuil, 2006, aux pages 137-143, 365-369 et 369-371.

49- Fibonacci raisonne de la manière suivante : en supposant les lapins immortels, chaque couple de lapins engendrant toujours un autre couple de lapins, et ceci pour deux générations seulement, et partant d’un couple premier qu’on suppose donné, les nombres des couples engendrés se succèdent, de la première à la énième génération, selon la suite : 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, 89, 144, …etc. En cette suite, chaque terme est la somme des deux termes qui le précèdent.

50- Prenons pour valeur approchée de 1/φ = 0,618033988. Si l’on divise le quatrième terme de la suite de Fibonacci par le cinquième qui lui succède (3/5), on obtient le quotient : 0,6 ; le neuvième par le dixième (34/55)  : 0,618181818 ; le quatorzième terme par le quinzième (377/610)  : 0,618032786 ; le vingt-deuxième par le vingt-troisième (17711/28657)  : 0,618033988.

51- Voir supra, note 18.

52- « Je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir. Cette proposition, recevable ou non dans telle ou telle éthique, exprime assez bien ce que nous constatons dans notre expérience. Au dernier terme, ce dont le sujet se sent effectivement coupable quand il fait de la culpabilité, de façon recevable ou non pour le directeur de la conscience, c’est toujours,  la racine, pour autant qu’il a cédé sur son désir. Allons plus loin. Il a souvent cédé sur son désir pour le bon motif, et même pour le meilleur […] Faire les choses au nom du bien, et plus encore au nom du bien de l’autre, voilà qui est bien loin de nous mettre à l’abri non seulement de la culpabilité, mais encore de toutes sortes de catastrophes intérieures. En particulier, cela ne nous met certainement pas à l’abri de la névrose et de ses conséquences. Si l’analyse a un sens, le désir n’est rien d’autre que ce qui supporte le thème inconscient, l’articulation propre de ce qui nous fait nous enraciner dans une destinée particulière, laquelle exige avec insistance que la dette soit payée, et il revient, il retourne, et nous ramène toujours dans un certain sillage, dans le sillage de ce qui est proprement notre affaire » (Séminaire VII, L’Ethique de la psychanalyse, 1959-60, Seuil, 1986, p. 368).

53- Un tel impératif, comme Lacan pense l’avoir démontré dans un article de 1963 : « Kant avec Sade » (Ecrits II, Seuil, 1999, p. 243-269), ne serait que l’inversion apparente de l’impératif d’universalité qui commande la morale kantienne. « Ici Sade est le pas inaugural d’une subversion […] dont Kant est le point tournant, et jamais repéré » (« Kant avec Sade », Ecrits II, p. 243). « Jamais repéré  » : c ’est beaucoup dire, puisque Lacan reprend en vérité une thèse longuement développée par Adorno et Horkheimer dans La dialectique de la raison, publiée dès 1944 (« Digression II, Juliette, ou Raison et Morale », « Tel », Gallimard, 1974, p. 127-178), qui assimile la prétendue « abstraction » de la morale kantienne à l’impératif de la perversion sadienne, et se croit ainsi autorisée à dénoncer, de façon bien confuse, dans les Lumières, « la forme rationalisée du fascisme » (Dialectique de la raison, p. 136). Ce qui revient à refouler la détestation que l’Allemagne nazie – surtout visée dans cette analyse – professait précisément à l’égard des Lumières, et sa prétention affichée de trouver dans le romantisme allemand sa principale source d’inspiration. Reconnaissons à Lacan une bien plus grande subtilité : loin d’asséner au lecteur d’accablants contresens (qui ont, il est vrai, connu depuis la guerre une désolante fortune), il établit une analogie entre la morale de la volonté pure, qui se découvre pure raison, et formule son impératif catégorique (Critique de la raison pratique), et le droit universel et inconditionné de jouir proclamé par Sade dans un pamphlet, une sorte de satire de la rhétorique révolutionnaire, inséré dans La Philosophie dans le boudoir : « Français, encore un effort si vous voulez être républicains ». J’avoue que la thèse de Lacan ne me convainc guère, et ceci pour deux raisons : la première, pour ce que la morale kantienne, à l’inverse du dogme libertin, ne se résume pas à l’impératif de la jouissance, mais à celui du désir, plus exactement défini par Kant comme « faculté supérieure de désirer » qui, seule, ouvre au désir l’infinité qui l’inconditionnalise. De cela, qui se trouve au fondement même de la deuxième Critique, Lacan semble ne pas avoir la moindre idée. Ma seconde réserve est à mes yeux plus radicale encore : en faisant du libertinage, système despotique qui enchaîne les figures imposées (Sade), l’envers d’une médaille dont l’endroit proclamerait l’universalité de la loi d’une volonté qui serait volonté pure (Kant), Lacan fait l’impasse, faute, semble-t-il, de la connaître, de la dimension la plus vertigineuse de la métaphysique des mœurs, ou doctrine de la vertu, selon Kant : la thèse de la radicalité du mal telle qu’on la trouve développée dans La Religion dans les limites de la simple raison (1793). En un texte d’une rare profondeur (les philosophes, qui font volontiers profession de candeur – mais héritent alors des défauts de leur qualité – ont toujours quelques difficultés à penser le mal...), Kant découvre l’infini négatif d’une volonté que seule détermine inconditionnellement la haine de sa propre liberté, une « damnation à perte de vue », par une perversion du caractère intelligible, soit le retournement de la révolution qui fonde dans le cœur de l’homme l’orientation morale, perversion qui substitue, à l’impératif de la liberté, l’impératif inverse déterminé par la haine de cette même liberté, brûlant d’humilier tout désir dans l’universalité indifférenciée de la mort même. Si Lacan n’avait pas méconnu la profondeur de la méditation kantienne, il n’aurait pas cru devoir éclairer Kant de son rapprochement avec Sade, mais à l’inverse trouver chez le philosophe des Lumières la métaphysique du mal radical qui, seule, est en mesure de penser ce qui fonde et motive le fantasme sadien.