Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mardis de la Philo, janvier 2019
Mise en ligne, 1-3-19

 

 

 

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Ecouter la folie

1- Le Symbolique

2- L'Imaginaire

3- Le Réel

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LACAN

ECOUTER LA FOLIE

2- L'Imaginaire

            Il ne suffit pas que le sujet, comme le montre le déroulement de la cure analytique, soit pris dans le langage, dans le réseau ou le filet de ses associations, il faut encore qu’il tienne un discours, qu’il se risque à prendre la parole. Pas de langage sans un locuteur, pas de système de signifiants sans un sujet parlant. La question est alors de savoir où se trouve ce « sujet parlant », qui tient le fil des associations, ou bien encore où se trouve le joueur dans le jeu de la libre association d’idées ? On sera peut-être tenté de répondre que nul ne parle, ou plutôt que l’inconscient parle dans la cure, « ça parle » pour ainsi dire « tout seul », la dérive associative se laissant guider par le destin des pulsions. Ce « ça parle », qu’on serait tenté de croire conforme à la pensée de Lacan, est pourtant ici bien superficiel. C’est en effet dans le délire paranoïaque, non dans la cure qui prétend précisément retrouver le chemin d’une parole pleine et non hantée, que lalangue parle toute seule et envahit, comme un parasite destructeur, l’esprit que menace la dissociation psychotique. Telle est la « langue fondamentale », Grundsprache – si souvent et si magistralement commentée par Lacan (1) – avec ses mots déformés et ses phrases inachevées, comme en suspens d’un danger latent, qui dévore littéralement le soliloque du président Schreber. Dans le cas du discours paranoïaque, on peut en effet dire que « ça parle », et que nul sujet ne se présente pour arrêter la ritournelle. Mais ce n’est pas là le discours que tient l’analysant quand il choisit de s’abandonner à la dérive de l’association. D’autant qu’il ne le tient pas seul, et que l’analyste, embusqué derrière le divan, ne manquera pas, quand l’occasion se présentera, par lapsus, dénégation ou équivoque, de le sommer de prendre la parole. Là où se trouve le discours, le sujet doit advenir, pourrait-on dire en paraphrasant une formule célèbre de Freud traduite par Lacan. Mais de quel sujet parlons-nous ? L’ordre symbolique, en soumettant le signifié aux résonances du signifiant, enchaînant les associations de signifiant en signifiant, esquive non seulement le réel – puisque nous savons que le mot renvoie à l’idée et non à la chose – mais aussi le sujet parlant lui-même, qui se trouve forclos, exclu de son propre discours, par une nécessité de structure, qui veut que le sujet soit toujours exclu du champ de son discours, ou bien encore que le sujet se dissocie de lui-même en se représentant sur l’écran du langage. C’est pour cette raison, avons-nous vu, qu’il ne saurait y avoir de métalangage, qu’aucune langue ne peut être à elle-même sa propre raison, et que le paradoxe du menteur n’en est pas un puisque le sujet de l’énonciation ne peut jamais s’identifier au sujet de l’énoncé. Mais alors, si le sujet n’est pas dans son discours, comme on dit que l’homme est dans son style, où se trouve-t-il donc ? Il ne peut se constituer que dans un registre qui est extérieur au champ du symbolique, et que Lacan nomme d’un substantif qui n’apparaît qu’au XVIIe siècle, chez Descartes dans le domaine des mathématiques, et chez Pascal dans le domaine moral, ou métaphysique : l’Imaginaire.


            Le sujet – qui se prend volontiers pour le « Moi », un pronom (prénom ?) personnel également substantivé au XVIIe siècle, et tout particulièrement chez Pascal qui lui attribue un rôle central sur le théâtre du monde : « Le moi est haïssable […] il se fait le centre de tout » (L597) – est un phénomène d’écho ou de résonance, il ne peut parvenir à l’existence qu’en passant par la médiation d’un autre, d’un réflecteur qui lui renvoie son image. Est imaginaire, chez Lacan, tout ce qui passe par la médiation d’une image, et ne peut se connaître qu’en se transposant ainsi comme au-delà de lui-même, en se dissociant de lui-même sur le plan de la représentation. Ce clivage du sujet, qui ne se retrouve qu’en se dédoublant – Freud parle d’Ichspaltung, clivage ou dédoublement du moi qui se produit surtout dans le fétichisme et dans les psychoses – détermine la part de l’inconscient, puisqu’il y a toujours un autre qui est en moi, et que « Je est un autre » (2) (remarquons que Rimbaud n’a pas écrit : « Je suis un autre », car cet autre qu’il est, précisément, il ne s’y reconnaît pas, mais s’y perd au contraire comme dans un objet dont la signification lui est inconnue). C’est bien pour cette raison que la psychanalyse se fonde sur l’hypothèse de l’inconscient, puisqu’elle ne croit pas avec Descartes que le sujet parlant puisse se connaître par l’immédiateté d’une intuition intellectuelle, mais que la connaissance de soi – ce « connais-toi toi-même » que Socrate lisait dans le pronaos du temple d’Apollon à Delphes, et que Platon voulait inscrire sur l’autre temple, dont le temple d’Apollon n’était que l’image : le temple de la philosophie – passe nécessairement par la médiation d’un écran qui renvoie au sujet l’image de son double, à la fois familier par sa ressemblance et étrangement inquiétant par son altérité. En posant ainsi la question du sujet, Lacan se voulait sans doute fidèle à Freud, mais peut-être plus encore à Hegel, qu’il connaissait par l’entremise des cours fameux sur le philosophe allemand dispensés de 1933 à 1939 par Alexandre Kogève à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (3). Kogève lisait la Phénoménologie, et en particulier le célèbre chapitre sur la conscience de soi, en mettant en scène, avec un certain sens dramatique, la dialectique que doit endurer la conscience sur le chemin qui la conduit à la conscience d’elle-même. L’essence de la conscience, enseignait Hegel, est le désir, et le désir travaille toujours à nier ce qui échappe à son emprise. C’est pourquoi la conscience ne peut se connaître qu’en éprouvant son désir sur une autre conscience, dont elle éprouve à son tour le désir, faisant ainsi l’expérience qui lui révèle son essence intime et véritable. Toute conscience ne peut ainsi s’affirmer qu’en niant ce qui la nie, soit en désirant ce qui la désire, et c’est seulement par cet affrontement qu’elle peut se connaître elle-même, dans le duel des consciences, chacune cherchant à aliéner l’autre à la loi de son désir, de façon qu’on puisse savoir qui, des deux, sera le maître, et qui l’esclave. Les deux consciences se font ainsi face comme le sujet et son double devant le miroir, et cette rivalité ne peut prendre fin que par l’assimilation – nécessairement malheureuse, puisqu’une conscience asservie devient chose et perd sa dignité de conscience – du dominé par le dominant. Cette dialectique inaugure selon Hegel le destin de la conscience et de l’esprit. Elle marque surtout pour Lacan le fait de l’inconscience, et de l’indépassable dissociation du sujet, à jamais aliéné à un grand Autre, son « Auteur », dont il sera toujours la créature. C’est ainsi que le sujet, qui prétend tenir le discours et, en tant que sujet grammatical du verbe, être maître de l’action, se trouve nécessairement asservi par un autre sujet, sans l’intervention duquel il serait impuissant à se connaître lui-même. Cette ambivalence se retrouve dans le mot lui-même, puisque le « sujet » renvoie en premier lieu au domaine de la subjectivité autonome, non réductible aux objets du monde ou de l’expérience, personne, ou personnalité à laquelle on reconnaît le pouvoir et le droit d’agir par elle-même (le sujet de l'action, le sujet du verbe) ; mais le « sujet » désigne encore celui qui est assujetti, mis en sujétion, soumis à une autorité éminente, donc aliéné et non autonome (le roi et ses sujets). Les deux sens sont contradictoires entre eux, et c’est là le moteur dialectique qui conduit la conscience hégélienne à se construire en son histoire. Pour Lacan qui, à l’inverse de Hegel, pense le sujet clivé par un inconscient qu’aucun travail ne réussira jamais à rendre conscient, le sujet demeure inéluctablement aliéné, sans qu’il lui soit jamais possible de se constituer comme une totalité pleine, donc nécessairement déchiré et lacunaire, souffrant fatalement de son incomplétude.
            La phénoménologie dont Hegel trace le chemin – qui est, selon ses propres termes, le Calvaire de l’Esprit en son histoire (4) – est une phénoménologie de l’Esprit (Geist), donc une aventure proprement humaine, la conscience de l’animal n’étant jamais que la conscience de l’objet, de la chose – la faim qui tiraille les entrailles ou le prédateur qui fait face – tandis que c’est avec l’homme seulement que la conscience devient conscience d’elle-même. Le désir humain, qui est selon Hegel l’essence de l’esprit, et à l’inverse du besoin animal, ne désire pas l’objet, mais un autre désir, désirant ainsi être désiré et, par cette épreuve, parvenir à la conscience de lui-même. Lacan, considère à l’inverse de Hegel, que le jeu des rivaux – les deux semblables qui se font face sur les deux rives du fleuve, de part et d’autre du miroir – est le propre, non de l’homme seulement, mais du vivant en général, et que la capture imaginaire du sujet par son double commande peut-être plus impérieusement encore le comportement des bêtes que celui des hommes. Il est vrai qu’il ne s’agit plus, dans le cas de l’animal, d’une dialectique de la conscience, mais plutôt d’un mécanisme de l’inconscient. Lacan renverse totalement le lieu commun qui veut que le monde animal soit celui du besoin, gouverné par le seul impératif de l’utilité immédiate, tandis que l’imaginaire serait le propre de l’homme, ce « rêveur définitif » (André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924) toujours séduit par les chimères, toujours tenté par l’utopie. Il faut au contraire penser le monde animal comme soumis à la dure loi de l’imaginaire, nécessairement fasciné par l’apparence, épouvanté par le regard qui fait de lui sa proie, évoluant dans un monde aussi captivant, aussi subjuguant que celui du rêve. Inversement, il appartient peut-être à l’homme seul de briser le miroir de l’imaginaire, et cela par la puissance du signifiant, par le pouvoir de la parole qui lui permet de trouver les mots pour dire ce que cèle à jamais le silence des bêtes. C’est l’animal, non l’homme, qui est un rêveur définitif. L’homme, quant à lui, n’est qu’un rêveur provisoire, il ne lui est pas impossible, par la seule vertu du langage, de sortir de son rêve, non sans doute pour connaître le réel – en lui-même absolument inconnaissable – mais pour se construire un autre rêve, un autre habitat taillé dans le tissu des mots, et dans lequel il sera plus doux de vivre. Tel est bien l’enjeu de l’analyse. La connaissance que Lacan a du monde animal lui vient en partie de son ami Roger Caillois, proche pendant quelques années des surréalistes, mais qui se détacha bientôt d’eux, ne partageant pas leur complaisance pour l’irrationnel et souhaitant construire à l’inverse une science du fantastique, une connaissance raisonnée de l’insolite. Ce qui le conduisit, dans des ouvrages fort suggestifs (5), à l’étude des phénomènes fascinatoires dans le monde animal, tels que le mimétisme, le camouflage et l’intimidation, ainsi qu’à ces danses qui précèdent l’accouplement, mais aussi parfois le combat, qu’on nomme des « pariades » (saison où les animaux s’apparient, de parere, qu’on retrouve dans separere, comme si la complétude de l’union sexuée était indissociable de l’incomplétude du manque et de la séparation). En vérité, l’intérêt de Lacan pour les phénomènes imaginaires, de leurre et de fascination, dans le monde animal, remonte plus haut, puisqu’il s’intéressait dès 1946 (6) aux travaux de L. M. Harrisson (1939) (7), qui montraient comment la femelle du pigeon ne peut pas pondre quand on la maintient dans l’isolement, l’ovulation ne fonctionnant qu’à la condition qu’elle soit en compagnie de ses congénères, ou devant un miroir qui lui renvoie son image ; ainsi qu’aux travaux de Rémy Chauvin sur le criquet pèlerin (1941) qui, à partir d’une larve identique, se développe différemment selon qu’il est solitaire ou grégaire, donnant lieu à deux types très différents, d’un vert uniforme quand il est solitaire et passant par toutes sortes de couleurs voyantes au cours de son développement quand il est grégaire. Il existe donc une stimulation de la forme animale par la seule perception de son semblable, par une sorte de mimétisme du double déterminé par les sens de la vue et du toucher à l’exclusion des autres (8). Comme si l’animal, pour être lui-même, avait besoin de se voir en un autre, auquel il est même possible de substituer, dans le cas du pigeon, une image spéculaire. Lacan est également frappé par les travaux de Nikolaas Tinbergen (1937) sur le comportement reproducteur de l’épinoche : ce petit poisson, pendant sa maturité sexuelle, attaque tous les mâles qui portent la même livrée nuptiale que lui – ventre écarlate, œil bleu se détachant sur un fond de marbrures très accentuées – alors qu’en dehors de la période des amours, le mâle comme la femelle sont grisâtres. Ce que Tinbergen apportait de nouveau, c’est la méthode des leurres : si l’on agite devant l’épinoche une petite boule, rouge par en-dessous, le mâle l’attaque aussitôt comme s’il s’agissait d’un rival ; l’image  spéculaire produit le même effet ; en revanche, si on lui présente une forme semblable à la sienne, mais de couleur grise, il demeure indifférent. Le facteur de la stimulation, le signal du jumelage imaginaire est donc la couleur, non la forme (9). Chaque espèce obéit ainsi à un signal spécifique qui provoque une conduite d’imitation, et ordonne une symétrie des ressemblances. Nous croyons souvent que la ressemblance est obtenue par une imitation fidèle et intégrale de l’apparence ; en vérité, il suffit d’un détail (dans le cas de l’épinoche, la tache rouge), d’un « point de regard », pour amorcer le piège mimétique. Il suffit par exemple que l’animal se voit vu, saisi dans le regard du prédateur, pour que son apparence soit entièrement modifiée et qu’il disparaisse aussitôt par mimétisme dans le décor. Lacan s’intéresse également à la danse qui précède l’accouplement chez l’épinoche : les deux partenaires évoluent en un mouvement réciproque, comme si chacun était l’image en miroir de l’autre (10).
            Dans tous ces phénomènes, est déterminante une certaine forme animale, Tiergestalt selon le titre d’un bel ouvrage (11) qui aura une réelle influence sur les travaux de Merleau-Ponty comme sur ceux de Jacques Lacan, une image qui joue le rôle d’un double auquel l’animal s’identifie à tel point qu’il finit par lui ressembler (c’est le cas de l’animal grégaire qui ne se développe complètement qu’à la condition de se voir en ses semblables), par un mécanisme qu’on ne peut strictement dire qu’imaginaire, puisque c’est par une image qu’il est entièrement déclenché. On sait que les biologistes nomment imago le troisième stade, que précèdent la larve, puis la chrysalide, des métamorphoses de l’insecte. Dans le comportement, surtout sexuel (la pariade de la pigeonne, la danse nuptiale des épinoches), de l’animal, il semble donc que l’imago ait la fonction d’une véritable « causalité psychique », comme s’il s’agissait d’un modèle pour l’accomplissement de l’espèce, qui détermine le processus de la maturation par identification imaginaire (12). Ce n’est pas seulement l’homme qui, pour devenir ce qu’il est, doit se voir et s’aliéner en un autre, son semblable et son rival – selon le parcours effectué par l’esprit dans la phénoménologie hégélienne – c’est plus encore l’animal qui semble rigoureusement réglé par la capture imaginaire de son double. Certes, l’homme a toujours été fasciné par le miroir, depuis son reflet dans l’eau dans lequel se noie Narcisse, jusqu’aux miroirs qui remontent à la plus haute antiquité – ils étaient alors faits de métal poli, le visage apercevant son double fantomatique dans le cercle étroit de l’argent ou du cuivre ; c’est seulement à une date relativement récente que nous savons fabriquer des miroirs qui nous renvoient notre portrait en pied. Mais tandis que l’animal  semble irrémédiablement fixé sur l’image du double, il appartient peut-être à l’homme de rompre ce charme, et comme on le dit fort bien, de « briser la glace » en prenant la parole. Ce pourquoi l’homme, comme il a été démontré, est le meilleur des chasseurs, et le plus redoutable prédateur, non parce qu’il l’emporte par la force sur les autres bêtes, mais parce qu’il les piège par le leurre.
            Le petit d’homme cède également, au cours de son évolution, à la tentation du miroir, passant par une phase, entre six et dix-huit mois, pendant laquelle il contemple longuement et joue avec l’image spéculaire. Ce moment est, selon Lacan, fondamental dans la construction de l’identité du sujet, et constitue la scène primitive qui articule l’inconscient humain selon des relations d’oppositions et de polarités qui le structurent « comme un langage », non que l’inconscient soit un langage – puisqu’il se trouve nécessairement exclu du champ de la parole – mais en ce sens qu’il n’est pas un simple chaos, puisqu’il est ordonné par un jeu de corrélations, de symétries, d’inversions, d’annulations ou de « forclusions », de déplacements qui déterminent le sens du symptôme et n’est pas sans effet sur la syntaxe des langues. C’est au Congrès de Marienbad, en 1936, que Lacan exposa pour la première fois sa théorie du stade du miroir (il n’était pas encore question de « stade », mais de « phase » : la conférence s’intitulait The Looking-glass Phase ; après la guerre, il ne sera plus question que du « stade du miroir », que les Anglais traduisent par « the mirror stage ») (13). Le texte en est perdu, mais nous pouvons nous en faire une idée par le texte d’un article, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu » que  Lacan rédigea, à la demande d’Henri Wallon, pour le tome VIII de l’Encyclopédie française, consacré à « la vie mentale » et publié en 1938 (14). Ce thème sera enfin longuement développé dans la communication donnée au congrès international de Zurich en 1946 : « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique » (15). Par la suite, le « stade du miroir » reviendra comme un leitmotiv, à tel point qu’il en devient parfois l’emblème un peu réducteur de la pensée de Lacan. Certes, Lacan n’est pas le premier à souligner l’importance de la reconnaissance, par l’enfant, de son image dans le miroir. On lui a souvent reproché de ne pas même citer, dans la conférence de Zurich, le nom d’Henri Wallon (16), qu’il connaissait pourtant bien pour avoir participé, sous son autorité, à l’Encyclopédie française,  et qui avait publié de son côté, en 1931, un long article dont le dernier chapitre était entièrement consacré à cette question (17). Ce procès me semble mal instruit, dans la mesure où Wallon, qui n’était certes pas le premier à traiter du rôle du miroir dans la formation de l’enfant, envisageait le problème d’un point de vue adaptatif : l’enfant, en un temps marqué encore par l’apprentissage de la marche, construit progressivement un schème de l’espace qui lui permet d’accéder à une relative maîtrise sur son milieu, et de sortir ainsi de l’âge de dépendance et de passivité qui est celui du nourrisson. L’accent est ainsi mis par Wallon sur l’adaptation à la réalité, tandis que Lacan au contraire souligne l’importance de l’imaginaire et de ses jeux qui retiennent longuement l’enfant devant l’image spéculaire, s’y attachant pour elle-même, pour sa magie et sa fascination, et non comme à un simple auxiliaire qui permet le retour au réel. Alors que le chimpanzé, qui paraît en ce sens plus avancé que l’enfant, se désintéresse de son image peu de temps après l’avoir reconnue, témoignant ainsi de l’inanité à ses yeux d’un phénomène purement virtuel, le petit d’homme inversement s’y attarde longuement, « en une série de gestes où il éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l’image à son environnement reflété » (18), jouant ainsi à se faire disparaître, puis apparaître à nouveau sur la scène spéculaire, passant, selon les mots de Lacan, par « une assomption jubilatoire de son image spéculaire » (19) que ne connaît pas l’animal. Ce n’est donc pas la réalité qui intéresse l’enfant dans le miroir, mais l’imaginaire lui-même, dont il fait le thème de son jeu, se différenciant ainsi de l’animal qui, quand il se situe à un degré supérieur de l’évolution, se détourne du miroir, reconnaissant l’irréalité de l’image virtuelle, ou bien, quand il se situe plus bas dans l’échelle de l’évolution, est comme saisi et figé par l’apparition de son double, incapable par là même de s’arracher à la fascination pour jouer avec l’objet. Il appartient donc au propre de l’homme de s’attarder à l’imaginaire, et de trouver en cette rencontre une épreuve formatrice de son identité par identification au modèle spéculaire. Lacan retrouve ainsi, d’une certaine façon, la thèse hégélienne qui posait en principe que le sujet humain ne peut se connaitre lui-même que par la médiation de son semblable, bien qu’il ne s’agisse, apparemment du moins, dans le stade du miroir, que de l’image du corps et non de celle de l’esprit.
            Quelle est donc la raison de cette « jubilation » qui retient l’enfant auprès de son image ? Lacan croit la discerner dans le fait proprement humain de la prématuration à la naissance. Il invoque à l’appui de sa thèse les travaux d’un biologiste et anatomiste néerlandais aujourd’hui oublié, Louis Bolk (1866-1930). Celui-ci affirmait que l’homme, comme quelques rares animaux (20), et à l’inverse du plus grand nombre, naissait prématuré, avant l’achèvement du processus de maturation (21). C’est ainsi qu’en comparant l’évolution du fœtus humain à celle des autres animaux supérieurs, Bolk concluait que la période de gestation devrait être, pour l’homme, non de neuf mois, mais de dix-huit. Comme en témoigne un certain nombre de particularités anatomiques : cloisons cardiaques non fermées à la naissance, immaturité postnatale du système nerveux, insuffisance des alvéoles pulmonaires, circonvolutions cérébrales à peine développées, absence de système pileux, absence de dentition de lait à la naissance... Lacan cite explicitement Bolk, par exemple dans un texte dans lequel il revient sur le stade du miroir (22), et adhère à sa théorie de la « fœtalisation » de l’homme. L’image du miroir jouerait ainsi le rôle, aux yeux de l’enfant, de l’imago qui présente à l’individu la forme achevée et totale de son espèce, un modèle d’identification correspondant au « Moi idéal » (Idealich) dont parle Freud dans son essai Pour introduire le narcissisme (1914), forme achevée qui remédie à l’inachèvement du prématuré humain, prototype qui se matérialise dans l’art de la statuaire : « Ce que j’ai appelé le stade du miroir a l’intérêt de manifester le dynamisme affectif par où le sujet s’identifie primordialement à la Gestalt visuelle de son propre corps : elle est, par rapport à l’incoordination encore très profonde de sa propre motricité, unité idéale, imago salutaire » (23). Cette identification jubilatoire est encore renforcée de ce que l’enfant, durant les six premiers mois de son existence, n’a de son propre corps qu’une image morcelée, fragmentée – d’abord la bouche qu’il ne connaît que par le sein ou la tétine, la souffrance de la faim qu’il vit comme l’intrusion d’un autre à l’intérieur de lui-même, les mains avec l’apprentissage de la prise, et avec elle le premier don, sinon encore le contre-don… Cette terreur archaïque d’un corps mis en pièces, sans vergogne exploitée par tous les procédés du spectacle d’épouvante, met en doute la cohésion et l’intégrité du corps et rend compte de l’angoisse que suscite en nous la prothèse, ou la greffe : la perruque, le dentier, l’œil de verre, le membre articulé du mutilé… jusqu’où le corps peut-il ainsi se morceler sans se détruire lui-même ? Cette hantise est encore accrue par l’agressivité orale mise en évidence par Melanie Klein, dont Lacan se déclare souvent proche, l’activité de la succion, quand apparaissent les premières dents dès le sixième mois, se compliquant du plaisir de mordre et de déchirer, soit de disloquer la forme de l’objet. Dans sa conférence de Zurich sur le stade du miroir, Lacan évoque à ce propos « les corps disjoints […] qui s’ailent et s’arment pour les persécutions intestines qu’à jamais a fixées par la peinture le visionnaire Jérôme Bosch » (24). On comprend alors mieux comment cette terreur du démembrement se trouve magiquement surmontée par la révélation de l’image spéculaire : l’enfant peut enfin accéder à l’intelligence de l’intégrité corporelle, recomposant en un tout harmonieux les fragments épars – semblables encore aux cadavres horriblement disloqués qui gisent dans le repaire du dragon sur la fresque de Carpaccio à San Giorgio degli Schiavoni de Venise (25) – du corps immature de la première enfance. L’imaginaire tient ainsi son privilège de ce qu’il présente, dans la complétude d’une belle forme – ce n’est pas un hasard si les proportions du corps humain seront longtemps le module exemplaire de toute beauté et de toute harmonie – un corps que la conscience intime de l’enfant expérimente d’abord de façon disparate et disjointe. La connaissance médiate l’emporte ainsi sur la connaissance immédiate, et je me retrouve davantage dans le miroir qu’en moi-même. L’homme est originairement aliéné, pour la constitution de sa propre identité, à un autre qui se trouve au-delà de lui-même – dans le reflet du miroir – reconnaissant ainsi l’éminence du virtuel sur le réel, de l’Imaginaire sur le sentiment du corps propre. C’est ainsi que le sujet se reconnaît par sa sujétion à l’image spéculaire, n’accédant donc à la maîtrise que par le fait de sa soumission, s’inclinant devant ce premier maître qui est à la fois son double et sa vérité, ce « Moi idéal » sans lequel le Moi ne parviendrait jamais à la conscience de lui-même, ou du moins, tant le mécanisme de l’identification demeure encore englué dans l’inconscient, à la reconnaissance de son image. C’est la raison pour laquelle Lacan distingue toujours le « Moi idéal » – forme imaginaire ou imago d’un modèle identificatoire – de « l’Idéal du Moi », modèle parental qui se définit au cours de la phase œdipienne, et qui ouvre à l’enfant la voie du jeu de rôle sur le théâtre social, l’insérant ainsi dans un réseau relationnel au sein duquel son identité sera mise à l’épreuve. Le Moi idéal est de l’ordre de l’Imaginaire, il conserve la prégnance d’une empreinte première qui adhère au sujet, tandis que l’Idéal du Moi est un modèle social qui entre dans le jeu du Symbolique et du langage, et peut ainsi être articulé et décliné sous des formes diverses. Il faut encore ajouter qu’il n’a été ici question que de l’image du corps, non de la conscience de soi proprement dite, soit de l’identité spirituelle ou morale en laquelle le sujet se reconnaît. Mais là encore le stade du miroir peut jouer le rôle d’une recomposition par métaphore d’une identité précaire, menacée de dissociation et de morcèlement. Pour Lacan comme pour Freud en effet, le Moi, en tant que conscience d’une identité propre, n’est pas une entité autonome, mais plutôt un assemblage hétéroclite composé de pièces rapportées, faites des successives identifications aux modèles sur lesquels s’est progressivement construite l’identité que le sujet reconnaît pour sienne. Le Moi est un personnage complexe composé de tous les masques auxquels l’enfant s’est successivement identifié avant de faire son apparition sur la scène de la comédie humaine, manteau d’Arlequin composite et incertain – bien éloigné de ce point d’évidence, absolument un, simple et indivisible, qu’est, selon Descartes, pour le « je pense », la lumière même de sa pensée – mais se multipliant avec génie en autant de personnages divers qu’il lui faut inventer pour suppléer à son immaturation originelle : « C’est par la voie du complexe que s’instaurent dans le psychisme les images qui informent les unités les plus vastes du comportement : images auxquelles le sujet s’identifie tour à tour pour jouer, unique acteur, le drame de leurs conflits. Cette comédie, située par le génie de l’espèce sous le signe du rire et des larmes, est une commedia dell’arte en ce que chaque individu l’improvise et la rend médiocre ou hautement expressive, selon ses dons certes, mais aussi selon la loi paradoxale qui semble montrer la fécondité psychique de toute insuffisance vitale. Commedia dell’arte encore en ce qu’elle se joue selon un canevas typique et des rôles traditionnels. On peut y reconnaître les personnages mêmes qu’ont typifiés le folklore, les contes, le théâtre pour l’enfant ou pour l’adulte : l’ogresse, le fouettard, l’harpagon, le père noble, que les complexes expriment sous des noms plus savants (26). On reconnaîtra dans une image où nous mènera l’autre versant de ce travail, la figure de l’arlequin » (27). Il est vrai que pour remettre de l’ordre dans les pièces démontées de la mécanique identitaire, il faut davantage qu’une image dans le miroir. Mais il est vrai également que l’image du miroir présente au sujet comme la métaphore de son identité recomposée, l’analogon sensible de la « personnalité » – de persona, le masque ; une notion que Lacan plaçait au centre de son doctorat de 1932 (28) – en laquelle le sujet, enfin réconcilié avec lui-même, peut accepter de se retrouver. Métaphore seulement, dont la vérité ne peut avoir lieu que dans la cure analytique, l’analyste jouant alors, pour l’analysant, le rôle d’un « miroir » moral – c’est ainsi qu’on intitulait au moyen-âge les traités qui proposaient des modèles d’identification selon le rôle et l’état – en lequel se réfléchit, par l’événement du transfert, l’image qui rend le sujet à lui-même. Aliénation à l’image dans le miroir, aliénation par le biais du transfert au sujet supposé savoir, lui-même substitut d’un grand Autre qui posa au sujet, au commencement des temps, la question de son désir : de quelque manière qu’on l’envisage, l’homme est une créature aliénée à son maître, qui n’est pourtant que son double, et l’image de lui-même.
            Si le Moi perdu, par le miroir ou par la cure, est en fin de compte un Moi retrouvé – Moi idéal pour l’image du corps, Idéal du Moi pour le modèle de l’identification – c’est donc que la tragédie du morcèlement et de la dissociation n’est qu’une tragi-comédie, puisqu’elle s’achève sur une happy end : maîtrise du corps et schématisme spatial par l’apprentissage de la marche, raccommodage du tissu troué  de la personnalité par le patient tissage de la libre association. Tout est bien qui finit bien. Une telle conclusion n’est pourtant pas dans le ton de la pensée de Lacan. Nous verrons qu’il existe un véritable nihilisme lacanien, dont les accents pathétiques font parfois penser au Sermon sur la mort de Bossuet, un sentiment profondément tragique de l’humaine condition qui dément implacablement toute espérance d’une issue heureuse. Les formules en sont aussi nombreuses qu’éclatantes, et il suffira de citer celle-ci, qu’on lit parmi les textes contemporains de la construction thématique du « stade du miroir » : « Quand l’homme cherchant le vide de la pensée s’avance dans la lueur sans ombre de l’espace imaginaire en s’abstenant même d’attendre ce qui va en surgir, un miroir sans éclat lui montre une surface où ne se reflète rien » (29). Le véritable miroir est pour Lacan celui de la Madeleine pénitente qui médite, la main posée sur un crâne, dans le clair-obscur de Georges de La Tour, devant un miroir de ténèbres qui redouble, conformément aux lois de l’optique, la flamme d’une chandelle déjà bien consumée (c. 1640, New York, Metropolitan), à moins que ce ne soit le crâne au premier plan qui occulte la flamme et réfléchit sa forme osseuse dans un miroir alors sans lumière (c. 1635-40, Washington, National Gallery). Aussi bien est-ce son néant que l’homme aperçoit dans le miroir de vérité, et non l’assomption jubilatoire, l’affirmation triomphale de son identité enfin reconnue. Il serait donc bien superficiel de s’en tenir au leurre imaginaire, et de méconnaître la faille qui le travaille secrètement et menace d’en lézarder l’édifice, par un retour du réel que la séduction de l’image avait un peu vite refoulé. La composition de l’Idealich est chancelante et fragile, il suffit d’un traumatisme pour briser ce miroir, elle  résulte d’un appareillage complexe, d’un mirage savamment réglé pour que les morceaux épars reviennent chacun à leur place et que le puzzle éclaté de notre identité recompose l’ovale de notre visage. Pour nous rendre sensible la précarité de cet amalgame – l’image du Moi ressemblant, par bien des rapports, à ces portraits faits de l’assemblage hétéroclite d’objets divers censés se rapporter à l’identité du modèle (30) – Lacan a coutume de se référer à une expérience d’optique, du genre de celles qu’on trouve dans les expériences récréatives de la physique pour les esprits curieux. Cette expérience est un personnage considérable de la dramaturgie lacanienne (31), faisant toujours retour sur la scène de son enseignement, se compliquant par divers déplacements du spectateur ou par l’adjonction d’un miroir plan qui fait du reflet un reflet de reflet. Lacan l’a trouvée dans un manuel de physique alors prescrit dans les programmes d’enseignement : Henri Bouasse, Optique et photométrie dites géométriques, publié chez Delagrave en 1934. Aux pages 86 et 87, sous le titre « Expérience du bouquet renversé » – Lacan en fera « le schéma », et non « l’expérience » du bouquet renversé, signifiant par là la fonction paradigmatique qu’il joue selon lui dans la construction du « schéma corporel » – l’auteur propose un dispositif assez simple qui permet de faire apparaître, par un mirage virtuel, des fleurs dans un vase, le tout réfléchi dans un miroir parabolique. En vérité, les fleurs sont situées sous le vase, et non en lui, mais la courbure du miroir, qui inverse le bas avec le haut, rétablit l’image des fleurs dans la partie supérieure, donnant ainsi l’illusion d’une parfaite disposition. Pour que l’arrangement opère comme il convient, il faut que le spectateur se situe en un point et un seul depuis lequel la perspective se rétablit selon l’ordre qui convient, ce point figurant dans l’expérience le point imaginaire où doit se situer le sujet en vue de la recomposition de son image corporelle morcelée, ou de son identité personnelle éclatée. Dès que le point de vue se déplace, le mirage se défait, et le sujet se désagrège dans la discordance et la dissociation de la psychose. Ainsi se dissipe le fantôme qui me donne l’être et la vie. Tout l’art de l’analyse consiste à guider le sujet sur le chemin qui conduit à cette juste visée, à trouver le point depuis lequel il faut envisager le tableau de sa propre vie. L’intérêt de Lacan pour les images anamorphotiques – images déformées par projection sur un écran droit ou courbe, mais qui se rétablissent quand on les envisage sous une perspective raccourcie, ou dans un miroir cylindrique, pyramidal ou de quelque autre forme qu’on voudra – trouve son origine dans le schéma du bouquet renversé, dispositif qui fait lui-même fonction de « miroir de vanité », puisque par lui le spectateur humain prend conscience du caractère fantasmagorique de ce qu’il nomme la connaissance de lui-même, et se trouve ainsi renvoyé dans les ténèbres, c'est-à-dire à l’inconscient qui constitue tout le champ extérieur à cette étroite section de l’espace qui se réfléchit dans le miroir. Dans cette nuit, le sujet voit s’évanouir son simulacre, et l’homme se ressouvient de ce qu’il est, soit, selon les termes de Pascal, « un monstre incompréhensible », et selon ceux de Lacan, une « discordance fondamentale » (32). Le miroir plan qui s’interpose parfois entre le modèle et son image, et réfléchit l’image réfléchie du miroir parabolique, redoublant ainsi l’aliénation, figure le regard du « grand Autre » dont la parole inaugurale révèle au sujet l’inconditionnalité de son désir ; quant au vase avec ses fleurs, il est par endroits suggéré leur rapport de contenant à contenu, la bigarrure des fleurs figurant le disparate des sensations, tandis que la forme du vase dessine la Gestalt, « bonne forme », qui les rassemble dans l’unité d’un Je.
            Par la précarité du mirage que ce dispositif révèle – il s’en faut d’un rien pour que le point de vue soit perdu et que l’image du Moi se décompose – on comprend qu’il introduit, dans le triomphe jubilatoire de l’identité retrouvée, l’inquiétude du morcèlement et la menace de la mort. Lacan souligne lui-même le caractère ambivalent de ce qui se trouve institué par la reconnaissance, par le sujet, de son image dans le miroir. D’une part l’enfant, de se voir si beau en ce miroir, ressent un sentiment de triomphe ; mais d’autre part, il rencontre dans le miroir un maître qui l’anéantit et le déprime, engendrant un effet dépressif provoqué par la dissociation du sujet réel et de son modèle imaginaire, assez semblable en cela à ce qu’on nomme « la dépression du post partum » (33). En un sens, le miroir me montre ce que je suis, mais en un autre, il me place en dehors de moi-même, dans un au-delà qui n’est pas celui du miroir, mais bien celui du sujet, ainsi dissocié d’avec lui-même, séparé par le point de distance qui le maintient éloigné du miroir, et par ce spectre inversé qui met la droite à gauche, ressemblant par sa dissemblance même, « un orphelin vêtu de noir qui me ressemblait comme un frère » (34). Cette séparation du moi d’avec lui-même – Lacan aime à jouer avec l’étymologie latine de se-parare, qu’il comprend comme l’acte de s’engendrer soi-même, comme l’accomplit en effet la parturition du miroir – si elle ouvre la dimension de représentation qui permet au sujet de se représenter en un langage, elle « castre » pour ainsi dire le sujet de lui-même, l’amputant de son double, à la façon du Zeus du Banquet platonicien qui, pour châtier les créatures sphériques soudées dans la forge d’Héphaïstos, les dissocie en les coupant par le milieu, séparant ainsi les deux moitiés de l’orange primitive, chacune errant alors sur la terre, l’une toujours à la recherche de l’autre, le visage désormais tourné par Apollon vers le nombril, qui porte la trace de la coupure et leur rappelle leur humiliation (35) : « Le piège dont il s’agit, c’est la capture narcissique   […] La cassure qui en résulte dans l’image spéculaire vient à être proprement ce qui donne son support et son matériel à cette articulation signifiante que, sur l’autre plan, symbolique, l’on appelle castration » (36). Dans le champ symbolique, la castration spéculaire peut-être féconde, ouvrant la distance qui rend possible l’élocution, la représentation du sujet qui se réfléchit dans le discours comme dans un miroir (ou qui se projette, dirait Platon, comme l’ombre de l’objet sur la paroi d’une caverne) ; mais dans le champ imaginaire, la castration spéculaire est une véritable amputation de la vitalité du sujet, et Lacan ne craint pas d’attribuer à ce deuil fondamental la dynamique de l’instinct de mort qui ne cessera désormais de hanter le sujet : « Le terme de narcissisme primaire par quoi la doctrine désigne l’investissement libidinal propre à ce moment [il s’agit du stade du miroir] […] éclaire aussi l’opposition dynamique qu’ils [les inventeurs de la notion de « narcissisme primaire », soit Freud lui-même dès 1911-1914] ont cherché à définir, de cette libido à la libido sexuelle, quand ils ont évoqué des instincts de destruction, voire de mort, pour expliquer la relation évidente de la libido narcissique à la fonction aliénante du je, à l’agressivité qui s’en dégage dans toute relation à l’autre, fût-ce celle de l’aide la plus samaritaine » (37). A l’inverse de la pariade animale, les deux partenaires s’accordant l’un à l’autre comme chacun avec l’image de son double, l’image du miroir ne provoque pas chez le petit d’homme un fantasme d’union ni de fusion – mais plutôt de rivalité et de jalousie, d’agressivité envers cet autre moi-même qui prétend impérativement se substituer à moi-même. Mon image est mon rival, auquel je m’identifie tout autant que je le repousse et le renie. C’est là ce que Lacan nomme encore, dans son article sur la famille, « le complexe de l’intrusion » (38), le rejet violent par l’enfant de son jeune frère cadet, « qui lui ressemble comme un frère », cet intrus qui usurpe la place enviée qu’il occupait dans l’affection de la mère, ce double haï qui s’affranchit de sa dépendance envers le sujet et lui vole sa part de plaisir. Pour évoquer cette déchirure, ce traumatisme provoqué par la venue de l’usurpateur, Lacan aime à citer un passage des Confessions d’Augustin (39), attentif à la naissance du mal au cœur même de ce qu’on croit être l’innocence enfantine, en vérité déjà marquée au fer du péché originel : « La faiblesse du corps est innocente chez l’enfant, mais non pas son âme. J’ai vu et observé un petit enfant jaloux (Vidi ego et expertus sum zelantem parvulum) ; il ne parlait pas encore et il regardait, tout pâle et l’œil jaloux, son frère de lait (intuebatur pallidus amaro aspectu collactenaeum suum). Qui ignore le fait ? Les mères et les nourrices prétendent conjurer cette envie (expiare ista) par je ne sais quels charmes (nescio quibus remediis) » (Confessions, I, 7). Ce qu’Augustin décrit ici, c’est précisément l’action du « mauvais œil » (amarus aspectus, un regard morose, plein d’amertume), qui est la projection imaginaire du sujet sur son double spéculaire, ici le frère de lait, le rival qui ouvre la voie à l’agressivité comme à l’instinct de mort. La Bible n’enseigne-t-elle pas que l’histoire des hommes a commencé par le meurtre d’un frère par un frère ? Le mauvais œil, croyait-on, jette un sort sur celui qu’il fixe, le saisissant de son regard maléfique, projetant sur lui le souhait de mort qu’il formule en son for intérieur. Le pouvoir du mauvais œil provient de ce qu’il considère son semblable comme son image dans le miroir, le soumettant par là à la sujétion du double, comme si tout ce qu’il formulait en lui-même devait, par l’efficace de l’imaginaire, se retrouver en son rival, par une symétrie qui régit en effet l’image spéculaire. C’est pourquoi Lacan se plaît encore à répéter que le commandement évangélique – « Aime ton prochain comme toi-même » – est d’une redoutable ambivalence, puisque le prochain ou le semblable, le double fraternel, est l’objet de la première haine, de la première jalousie, inexpiable, les remèdes des nourrices contre le mauvais œil étant ici inopérants, puisque seule, selon Augustin, la grâce du baptême est en mesure de nous sauver du mal. L’image du miroir est terriblement ambivalente : de l’exultation triomphale de la reconnaissance de son image, voici l’enfant passé au maléfice du mauvais œil, à la magie noire du souhait de mort.
            Il est vrai que le narcissisme qui se structure avec le stade du miroir, qui constitue le noyau d’un mythe universellement répandu, merveilleusement évoqué dans les Métamorphoses d’Ovide, a partie liée avec la mort. La fable apparaît tardivement, à l’époque gréco-romaine, dans la littérature et dans l’art. Narcisse, aimé, pour son incomparable beauté, de la nymphe Echo sans l’aimer en retour, toujours méprisant l’amour qu’il inspire, n’aime que lui-même. Au cours d’une partie de chasse, dans la profondeur de ces forêts mythiques qui imagent l’ensevelissement dans l’inconscient, Narcisse aperçoit son image dans l’eau d’une fontaine, aussitôt éperdu d’amour pour cet autre lui-même, se laissant mourir de consomption pour l’insaisissable amant qui ne manque jamais de le regarder quand il tourne les yeux vers lui. On ne sait s’il se tua de désespoir (Ovide), ou s’il se noya dans l’eau de son propre reflet (Plotin). Il disparut au bord de la fontaine, et l’on retrouva à sa place la fleur narcisse, qu’on dit née de son sang, et qui fleurit au bord des rivières, se mirant dans l’eau qui passe (40). Dans l’antiquité, le narcisse était une fleur funèbre, qu’on utilisait pour l’ornement des tombes. Elle est aussi la fleur des divinités infernales, Déméter et Perséphone, qui appartenaient au monde souterrain, qui est le monde des morts. C’est encore une fleur fascinante, qui peut provoquer la mort, puisqu’on lui attribuait des vertus narcotiques – « narcisse » vient de « narkê », qui a le sens d’engourdissement, de léthargie, un peu comme la fleur de Lotos sur l’île des Lotophages, qui verse l’oubli dans l’âme et abolit toute volonté. Ulysse, qui ne renonce jamais au retour d’Ithaque, s’y refuse, mais ses compagnons se laisseraient aller à la mort si le héros ne les désenvoûtait. C’est ainsi que Narcisse ne meurt pas, il tombe plutôt en catalepsie, figé par l’hypnose de son amour impossible. La mort narcissique piège le regard par une torpeur fascinante, et le bel indifférent finirait par mourir s’il ne s’arrachait à l’ensorcellement du miroir. Ce que le mythe antique permet de comprendre, c’est que Narcisse est moins l’ensorcelé solitaire qui n’aime que lui-même, que l’amant désespéré d’un double qu’il ne reconnaît pas comme tel, et qu’il prend pour un autre. C’est peut-être là la clé de tout amour passion, que de demeurer figé, saisi par l’apparition d’un double méconnu, non reconnu : c’est un autre qui, du fond du miroir, tourne ses yeux et ses lèvres vers le jeune homme fasciné. Le musée des Beaux-arts de Boston conserve une magnifique tapisserie millefleurs de la fin du XVe siècle qui montre, dans le décor d’un jardin enchanté, un bel adolescent – son nom, « Narcisus », est brodé sur ses chausses rouges – penché sur une fontaine renaissance : l’élégant jeune homme sourit à son reflet, mais son image, qui semble lentement traverser jusqu'à lui le cristal de l’eau, ne sourit pas, mais le considère plutôt avec la gravité d’un revenant. En vérité, ce faux reflet, qui déjoue toutes les lois de la réflexion, est une vraie apparition. La perspective sommaire situe le point de vue légèrement au-dessus de la tête de Narcisse : une telle visée ne peut apercevoir le reflet du jeune homme, d'autant qu'il nous apparaît, non selon notre point de vue – il serait alors éclipsé par le reflet de la colonne de la fontaine – mais comme il apparaît aux yeux de Narcisse lui-même, nous permettant ainsi, selon une optique de l'hallucination, mais non de la vision, de nous insinuer dans le duel des doubles fascinés.

            L’un est le double de l’autre, et pourtant tous deux diffèrent, l’un à l’autre étrangers, mais l’un pour l’autre fascinés. La reconnaissance de l’enfant au miroir est bénéfique, elle fixe l’identité et affirme le sujet par la médiation de son image ; mais la méconnaissance est maléfique, elle provoque la stupeur  (« narkê », d'où vient « narcisse »), elle éveille la souffrance de la dissociation et de la castration. Ce que Lacan traduit dans le langage de la psychanalyse quand il soutient que le stade du miroir donne à la pulsion de mort la première occasion de sa manifestation. La mort par le miroir vient de la jalousie, de l’envie – Invidia : tel est le premier péché par lequel, selon Augustin, la mort et le mal s’insinuent dans l’âme de la créature (41), par la fascination exercée sur les spectateurs par les prestiges de la scène et les cruautés du théâtre tragique (Confessions, III, 2 : Rapiebant me spectacula theatrica plena imaginibus miseriarum mearum : « Ils me mettaient hors de moi-même les spectacles de la scène qui me renvoyaient les images de mes propres misères ») – qui mutilent et abîment l’assomption triomphale de la reconnaissance par le réveil de l’agressivité envers le rival, ce double de moi-même. Ambivalence de l’image du miroir, ambivalence de ses effets : bénéfique, elle attarde l’enfant à la contemplation de son image reconnue, mais inconsistante, pure virtualité sans réalité ; maléfique, elle éveille l’agressivité dont l’enclos narcissique demeure préservé, arrachant ainsi le sujet à son attachement pour un mirage. Bénéfique, elle est maléfique, et maléfique, elle est bénéfique. L’essentielle ambivalence qui structure le stade du miroir – et avec lui tout le champ de l’imaginaire – en fait un moment extraordinairement instable et susceptible de renversement. C’est en ce sens que l’imaginaire incline à son dépassement dans le symbolique, surmontant la fixation sur l’image par le jeu des relations entre les signifiants.
            Le texte auquel invariablement Lacan se réfère alors se lit au deuxième chapitre d’un essai que Freud publie en 1920 : Au-delà du principe de plaisir. Il décrit le jeu d’un enfant qui n’est autre que son petit-fils Ernst, alors âgé de dix-huit mois. Au seuil du langage – « il ne prononçait que quelques rares paroles compréhensibles et émettait un certain nombre de sons significatifs que son entourage comprenait » – cet enfant avait l’habitude, pendant les absences de sa mère – « absences qui duraient parfois des heures » – « d’envoyer tous les petits objets qui lui tombaient sous la main dans le coin d’une pièce, sous un lit, etc. […] En jetant loin de lui ces objets, il prononçait, avec un air d’intérêt et de satisfaction, le son prolongé o-o-o-o qui, d’après les jugements concordants de la mère et de l’observateur [il s’agit de Freud lui-même], n’était nullement une interjection, mais signifiait le mot « Fort » (« loin »). Je me suis finalement aperçu que c’était là un jeu et que l’enfant n’utilisait ses jouets que pour les jeter au loin. Un jour, je fis, continue Freud, une observation qui continua ma manière de voir. L’enfant avait une bobine de bois, entourée d’une ficelle. Pas une seule fois l’idée ne lui était venue de traîner cette bobine derrière lui, c'est-à-dire de jouer avec elle à la voiture ; mais tout en maintenant le fil, il lançait la bobine avec beaucoup d’adresse par-dessus le bord de son lit entouré d’un rideau, où elle disparaissait. Il prononçait alors son invariable o-o-o-o, retirait la bobine du lit et la saluait cette fois par un joyeux Da ! (« Voilà ! »). Tel était le jeu complet, comportant une disparition et une réapparition, mais dont on ne voyait généralement que le premier acte, lequel était répété inlassablement, bien qu’il fût évident que c’est le deuxième acte qui procurait à l’enfant le plus de plaisir » (42). Freud analyse cette compulsion de répétition, fréquente dans les jeux de l’enfant, comme une maîtrise symbolique de la situation à laquelle il est assujetti dans le réel, à savoir le départ et le retour de sa mère, et qui lui fait éprouver la souffrance d’un abandon. Il mime avec la bobine le départ par un lancer au loin, accompagné de la voyelle o prolongée avec l’accent de la déception, et le retour en tirant la ficelle qui fait revenir vers lui la bobine, en accompagnant cette opération de la voyelle a prolongée avec l’accent du plaisir et de la joie. L’énigme du jeu, remarque aussitôt Freud, vient de ce que l’enfant répète une scène qui lui est manifestement pénible, s’infligeant ainsi à lui-même la répétition indéfinie de la souffrance que l’absence de la mère lui fait éprouver : « Il est certain que le départ de la mère n’était pas pour l’enfant un fait agréable, ou même indifférent. Comment alors concilier avec le principe de plaisir le fait qu’en jouant il reproduisait cet événement pour lui pénible ? » (43). Pour résoudre cette énigme, Freud postulera dans « l’appareil psychique » une « compulsion de répétition » (Wiederholungszwang) plutôt obscure, mais qui rend compte de certains phénomène de répétition ayant valeur de symptômes, comme par exemple les rituels obsessionnels scrupuleusement et mécaniquement répétés. Lacan, qui considère surtout en ce petit mythe domestique une phase transitoire entre l’aliénation imaginaire et l’apprentissage du jeu des signifiants, soit l’introduction au champ du symbolique, souligne surtout une remarque que Freud ne consigne pourtant qu’en note : « Un jour, la mère rentrant à la maison après une absence de plusieurs heures, fut saluée par l’exclamation “Bébé o-o-o-oˮ, qui tout d’abord parut inintelligible. Mais on ne tarda pas à s’apercevoir que pendant cette longue absence de la mère, l’enfant avait trouvé le moyen de se faire disparaître lui-même. Ayant aperçu son image dans une grande glace qui touchait presque le parquet, il s’était accroupi, ce qui avait fait disparaître l’image » (44). Il ne s’agit donc plus ici de la reconnaissance de son image par le sujet, le duo des doubles étant rompu par l’éloignement intermittent de la mère, ce tiers qu’on ne voudrait pas exclu, et à l’absence duquel on remédie par l’artifice symbolique du jeu de la bobine, objet quelconque, puisque tout autre jouet ferait aussi bien l’affaire, qui joue ici le rôle du signifiant. Dans le stade du miroir, au moment de la reconnaissance de l’image, le sujet est aliéné à la présence de son double. L’imaginaire procède par fixations, par arrêts sur l’image, et c’est peut-être par ce temps d’arrêt que le phénomène se constitue en images, dont il est coutume de vanter la « sagesse », c'est-à-dire à la fois l’immobilité, le figement et la persistance. L’image naît d’un suspens temporel qui la préserve de toute altération, elle n’est pas sans rappeler l’enchantement qui saisit le palais de la belle au bois dormant et arrête toutes les horloges. Dans le monde animal l’image a la valeur d’une empreinte dont la prégnance provoque une sorte d’hypnose, par l’automatisme des danses nuptiales et par la confrontation avec le double menaçant. La dialectique de la méconnaissance et de la reconnaissance permet à l’enfant de s’évader de ce cercle ensorcelé, et d’éprouver l’ambivalence de l’amour et de la haine selon que le double est assomption du Moi idéal, ou rival passionnément rejeté par la jalousie ou par l’envie. Pourtant le jeu demeure piégé par la présence d’un double auquel l’identité du sujet est aliénée. Le jeu avec le miroir du petit Ernst Freud substitue, à l’ambivalence de deux présences – soit le dipôle imaginaire dans l’intervalle duquel oscillent les identifications imaginaires – l’alternance d’une présence et d’une absence, du départ douloureux de la mère et de son retour qui provoque la joie, à l’image du jeu de l’enfant devant un miroir qui n’est plus désormais le cadre d’une apparition fascinante, mais la scène où se recommence à volonté l’apparition et la disparition du double autrefois autrement persistant (l’enfant observé par Freud a dix-huit mois, alors que le stade du miroir culmine avec la fin de la première année) – jeu par ailleurs fort commun : qui n’a pas joué à faire disparaître la poupée, cet autre double en miroir, en s’étonnant avec l’enfant de cette absence soudaine, puis de la faire réapparaître avec des exclamations de joie, qui font rire l’enfant ? Lacan remarque, dans le Discours de Rome prononcé en 1953 pour présenter dans un congrès de la Société française de psychanalyse son rapport intitulé « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », que le jeu marque le passage par l’enfant du seuil qui conduit au champ symbolique, soit à l’apprentissage du langage : « Freud a surpris le petit d’homme au moment de sa saisie par le langage et la parole. Le voici, lui et son désir. Cette balle qu’un fil retient, il la reprend et la rejette. Mais il scande sa prise et son rejet d’un oo, aa, oo, à quoi le tiers sans qui il n’y a pas de parole ne se trompa pas en affirmant à Freud qui l’écoute que cela veut dire : Fort ! Da ! Parti ! Voila ! Parti encore… » (45). On comprend que la bobine, tout autant que la mère – selon l’interprétation de Freud qui ne sort pas de la logique de l’imaginaire – est le signifiant lancé dans le monde dans l’attente qu’une réponse lui soit donnée en retour, par l’aller-retour incessant de la navette sur le métier à tisser qui est, depuis le Politique de Platon, le paradigme du langage. A  l’inverse de l’imaginaire, qui demeure fasciné, ou du moins aliéné par la présence, le langage surmonte cette même présence par la visée du signifiant, qui substitue à la chose sa signification, les mots, comme nous le savons, ne désignant pas des choses, mais des signifiés. Lacan remarque à ce propos que le jeu de l’enfant s’accompagne de l’opposition vocalique A – O, qui est précisément, selon Roman Jakobson, la première articulation phonématique qui structure les langues humaines. Les deux sons ne valent que par leur opposition, non par eux-mêmes, scandant ainsi une énonciation distincte et différenciée qui constitue l’embryon de la phrase et de sa diction articulée. Si le jeu se recommence, c’est peut-être par la joie de cette découverte fondamentale de la puissance du signifiant, qui affranchit le sujet à la fois de la prégnance de l’image et de l’oppression de la chose, soit de l’imaginaire comme du réel. C’est par la substitution de l’identification à l’image par l’échange relationnel que s’ouvre un espace de jeu, un intervalle de liberté en lequel l’enfant peut élargir son espace en creusant la distance qui sépare le loin du proche. Freud supposait, en l’attribuant à une hypothétique compulsion de répétition qui n’est pas sans rapport avec ce qu’il nommait par ailleurs la « pulsion de mort » (Todestriebe), qu’un mécanisme inconscient, une inertie fondamentale de l’appareil psychique, contraignait l’enfant à la répétition d’une épreuve douloureuse. Mais le paradoxe disparaît si l’on considère, dans le jeu de l’enfant, une initiation au jeu réciproque de la parole alternée, et non une reprise du départ douloureux de la mère. Ne pourrait-on dire, comme Lacan le suggère par endroits, que le départ de la mère libère l’enfant d’une présence toute-puissante et peut-être étouffante, et dégage un vide, une béance sans l’élargissement de laquelle le jeu du signifiant ne pourrait avoir lieu ? « Ne savez-vous pas que ce n’est pas la nostalgie du sein maternel qui engendre l’angoisse, mais son imminence ? Ce qui provoque l’angoisse, c’est tout ce qui nous annonce, nous permet d’entrevoir qu’on va rentrer dans le giron. Ce n’est pas, contrairement à ce qu’on dit, le rythme ni l’alternance de la présence-absence de la mère. La preuve en est que ce jeu présence-absence, l’enfant se complaît à le renouveler. La possibilité de l’absence, c’est ça, la sécurité de la présence ! Ce qu’il y a de plus angoissant pour l’enfant, c’est justement quand le rapport sur lequel il s’institue, du manque qui le fait désir, est perturbé, et il est le plus perturbé quand il n’y a pas de possibilité de manque, quand la mère est tout le temps sur son dos, et spécialement à lui torcher le cul, modèle de la demande, de la demande qui ne saurait défaillir » (46).


            L’animal demeure englué dans le leurre de l’imaginaire ; le petit d’homme s’affranchit de cette capture en ouvrant l’espace de l’échange symbolique, dans lequel indéfiniment, mais non de façon simplement répétitive, circule le signifiant. Si le jeu se répète, c’est donc aussi parce qu’il est source de joie et de conquête, même si l’émergence du sujet dans le champ symbolique doit se payer nécessairement du renoncement à la présence aliénante, et de la perte – que Lacan laisse entendre à jamais inconsolable – du premier objet de l’amour. On se souvient que la première conférence, celle de Marienbad en 1936,  s’intitulait The Looking-Glass Phase (47), sans doute par référence au roman Through the Looking-Glass qu’écrivit en 1871 Lewis Carroll, un auteur dont Lacan recommande la lecture (48). La bobine que lance au loin l’enfant, c’est le pavé du signifiant lancé pour abattre l’écran de l’Imaginaire, pour passer « à travers le miroir » et lever le sort de la fascination amoureuse comme de l’angoisse jalouse. Loin de recommencer compulsivement le retour de la mère, le jeune Ernst Freud s’en affranchit plutôt, brise le miroir et, en compagnie d’Alice, ouvre la porte qui conduit au « pays des merveilles ». Et qu’est-ce donc que le « Wonderland », par son arbitraire fantasque, ses rencontres loufoques et ses illogismes déconcertants, sinon le royaume du signifiant ?

 

 

NOTES

1- Lacan fait souvent référence à la psychanalyse posthume de Daniel Paul Schreber effectuée par Freud pour la première fois dans un article publié en 1911, d’après ses Mémoires d’un névropathe (Leipzig, 1903), dans lequel l’auteur faisait le long et détaillé récit de son délire. Le cas Schreber est souvent mentionné dans les Séminaires (en particulier, dans le Séminaire III), et il est tout particulièrement traité, dans un texte de 1959, « D’une question préliminaire à tout traitement possible d’une psychose », dans Ecrits II, p. 9-61.

2- Rimbaud, lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 250. Lacan n’ignore pas la formule, par exemple « L’agressivité en psychanalyse », dans Ecrits I, Seuil, 1999, p. 117 (« … la vérité du “Je est un autreˮ, moins fulgurante à l’intuition du poète qu’au regard du psychanalyste »).

3- Le cours de Kogève, auquel étaient présents, parmi d’autres, Georges Bataille, Maurice Merleau-Ponty, André Breton et Jacques Lacan, nous est connu par les notes prises par Raymond Queneau, publiées chez Gallimard en 1947 (Alexandre Kogève, Introduction à la lecture de Hegel, « Classiques de la philosophie » ; reproduit en 1979 en « Tel »). Le commentaire de la dialectique de la Maîtrise et de la Servitude se lit p. 9-34 : « En guise d’introduction ».

4- « …die Schädelstätte des absoluten Geistes » : Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. Hyppolyte, Aubier-Montaigne, 1941, tome II p. 313.

5- Méduse et Cie (1960), Le Mimétisme animal (1963), La Dissymétrie (1973), et La Pieuvre : essai sur la logique de l’imaginaire (1973).

6- Lacan, « Propos sur la causalité psychique », dans Ecrits I, Seuil, 1999, p. 188-191.

7- Leonard Harrison Matthews, “Visual stimulation and ovulation in pigeons”, Proceedings of the Royal Society of London, février 1939.

8- Rémy Chauvin, « Sur le grégarisme du Criquet pèlerin (Schistocercagregaria Forsk.) », Comptes rendus de l’Académie des Sciences, séance du 27 janvier 1941.

9- J. J. Ter Pelwijk & N. Tinbergen, « Eine reizbiologische analyse einiger verhaltensweisen von Gasterosteus aculeatus(L.) », in Z. Tierpsychol., no 1, 1937.

10- Séminaire I, Les Ecrits techniques de Freud, 1953-54, p. 157-158.

11- Adolf Portamnn, Die Tiergestalt, 1948 ; traduction française par Georges Remy revue par Jacques Dewitte, Paris, La Bibliothèque, 2013.

12- On sait que Imago est une revue de psychanalyse souhaitée par Freud, publiée de 1912 à 1937, et dont le titre est inspiré par l’ouvrage fondateur de Carl Gustav Jung, Métamorphoses et symboles de la libido, 1912, dans lequel Jung s’éloigne pour la première fois de Freud, et qui sera à l’origine de leur rupture.

13- Lacan, alors peu connu dans les cercles internationaux de la psychanalyse, se lança dans un exposé-fleuve et fut vite interrompu par Ernest Jones, qui présidait la séance. Il conserva de cette humiliation un ressentiment assez tenace.

14- Cet article est reproduit dans Jacques Lacan, Autres écrits, Seuil, 2001, p. 23-84. Le passage qui concerne plus particulièrement le stade du miroir se lit aux pages 36 à 45.

15- On lira cet article dans Jacques Lacan, Ecrits I, Seuil, 1999, p. 92-99.

16- Voir Elisabeth Roudinesco, Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Fayard, 1993, 155-157.

17- Henri Wallon, « Conscience et individualisation du corps propre », Journal de psychologie, novembre-décembre 1931, chap. IV : « Le corps propre et son image extéroréceptive » ; reproduit dans Henri Wallon, Les origines du caractère chez l’enfant, PUF, 1973, p. 179-237.

18- « Le Stade du miroir », dans Ecrits I, Seuil, 1999, p. 92.

19- Ibid. p. 93.

20- Par exemple l’axolotl, un étrange batracien qu’on trouve dans les lacs du Mexique, et qui passe toute sa vie dans un état larvaire.

21- Pour un exposé général des thèses de Bolk, on consultera : Louis Bolk, « Le problème de la genèse humaine », Revue française de psychanalyse, tome XXV, n° 2, mars-avril 1961, « Problèmes anthropologiques », p. 243-279

22- « Propos sur la causalité psychique », 1946, Ecrits I, Seuil, 1999, p. 150-192

23- « L’agressivité en psychanalyse » (1948), dans Ecrits I, Seuil, 1999, p. 112.

24- Lacan, Ecrits I, Seuil, 1999, p. 96.

25- Lacan y fait souvent référence : par exemple, dans le Séminaire II, 1954-55, Seuil, 1978, p. 286 ; et Séminaire VII, 1959-60, p. 238 et 259.

26- On pourrait proposer, pour cette liste : l’hystérique, le pervers, l’obsessionnel et l’Idéal du Moi…

27- « Au-delà du principe de réalité » (1936), dans Ecrits I, Seuil, 1999, p. 89.

28- Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Seuil, 1975.

29- « Propos sur la causalité psychique » (1946), dans Ecrits I, Seuil, 1999, p. 187.

30- « Ayant par exemple à représenter la figure du bibliothécaire de Rodolphe II, Arcimboldo le fait par un échafaudage savant des ustensiles premiers de la fonction du bibliothécaire, à savoir des livres, disposés sur le tableau de façon que l’image d’un visage soit, plus encore que suggérée, vraiment imposée. Ou encore le thème symbolique d’une saison, incarnée sous la forme d’un visage humain, sera matérialisé par les fruits de cette saison, dont l’assemblage sera réalisé de telle sorte que a suggestion d’un visage s’imposera également dans la forme réalisée. Bref, ce procédé maniériste consiste à réaliser l’image humaine dans sa figure essentielle par la coalescence, la combinaison, l’accumulation d’un amas d’objets, dont le total sera chargé de représenter ce qui dès lors se manifeste à la fois comme substance et comme illusion » (Séminaire VIII, 1960-61, p. 284).

31- Le schéma du bouquet renversé, qui fait l’objet de nombreuses reprises et variations dans les Séminaires, est longuement traité dans un texte qui figure dans les Ecrits : « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : “Psychanalyse et structure de la personnalitéˮ » (1958), dans Ecrits II, Seuil, 1999, p.  124-162. Le passage concernant le schéma en question se trouve aux pages 149 à 160.

32- Pascal : « S’il se vante, je l’abaisse. S’il s’abaisse, je le vante. Jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible » (L 130). Et Lacan : « Ce désarroi, ce morcellement, cette discordance fondamentale, cette non-adaptation essentielle, cette anarchie, qui ouvrent toutes les possibilités de déplacement, c'est-à-dire d’erreur, caractérisent la vie instinctuelle de l’homme – l’expérience de l’analyse nous le montre. De plus, si l’objet n’est jamais saisissable que comme un mirage, mirage d’une unité qui ne peut jamais être ressaisie sur le plan imaginaire, toute la relation objectale ne peut qu’en être frappée d’une incertitude fondamentale » (Séminaire II, 1954-55, Seuil, 1978, p. 201).

33- « Il y a, d’une part, l’expérience de la maîtrise, qui donnera à la relation de l’enfant à son propre moi un élément de splitting essentiel, de distinction d’avec soi-même, qui demeurera jusqu’au bout. Il y a, d’autre part, la rencontre de la réalité du maître. Pour autant que la forme de la maîtrise est donnée au sujet sous la forme d’une totalité à lui-même aliénée, mais étroitement liée à lui et dépendante de lui, c’est la jubilation, mais il en va autrement quand, une fois que cette forme lui a été donnée, il rencontre la réalité du maître. Ainsi le moment de son triomphe est-il aussi le truchement de sa défaite. Lorsqu’il se trouve en présence de cette totalité sous la forme du corps maternel, il doit constater qu’elle ne lui obéit pas. Lorsque la structure spéculaire réfléchie du stade du miroir entre en jeu, la toute-puissance maternelle n’est alors réfléchie qu’en position nettement dépressive, et c’est alors le sentiment d’impuissance de l’enfant » (Séminaire IV, Seuil, 1994, p. 186).

34- « J’étais à genoux près du lit / Où venait de mourir mon père. / Au chevet du lit vint s’asseoir / Un orphelin vêtu de noir / Qui me ressemblait comme un frère » (Musset, La Nuit de décembre, 1835).

35- Platon, Banquet, 190 c – 191 d.

36- Séminaire X, Seuil, 2004, p. 19.

37- « Le stade du miroir », Ecrits I, Seuil, 1999, p. 97-98.

38- Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », dans Autres Ecrits, Seuil, 2001, p. 36-45.

39- « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres Ecrits, Seuil, 2001, p. 39.

40- Sur le mythe de Narcisse, on consultera le riche article de Pierre Hadot, « Le mythe de Narcisse et son interprétation par Plotin », dans l’ouvrage collectif Narcisses, sous la direction de J.-B. Pontalis, Folio-Essais, Gallimard, 1976, p. 127-160.

41- « Il est frappant, si l’on songe à l’universalité de la fonction du mauvais œil, qu’il n’y ait trace nulle part d’un bon œil, d’un œil qui bénit. Qu’est-ce à dire ?  – sinon que l’œil porte avec lui la fonction mortelle d’être en lui-même doué – permettez-moi ici de jouer sur plusieurs registres – d’un pouvoir séparatif. Mais ce séparatif va bien plus loin que la vision distincte. Les pouvoirs qui lui sont attribués, de faire tarir le lait de l’animal sur quoi il porte – croyance aussi répandue en notre temps qu’en tout autre, et dans les pays les plus civilisés – de porter avec lui la maladie, la malencontre, ce pouvoir, où pouvons-nous mieux l’imager, sinon dans l’invidia ? » (Séminaire XI, Seuil, 1973, p. 105.

42- « Au-delà du principe de plaisir », 1920, chap. 2 ; dans Essais de psychanalyse, Petite Biliothèque Payot, 1966, trad. S. Jankélévitch, 1966, p. 15-16.

43- Ibid. p. 17.

44- Ibid. p. 17, note 1.

45- Autres Ecrits, p. 133-164, pour le passage cité p. 163-163.

46- Séminaire X, Seuil, 2004, p. 67. Cette mère castratrice, toujours ocupée à « torcher le cul » de son éternel bébé, férocement maintenu dans le giron, on en trouvera le modèle hilarant dans la Julie Folavoine du génial On purge bébé (1910) de Georges Feydeau.

47- C’est du moins en ces termes que la communication du docteur Lacan est référencée dans l’Index de l’International Journal of Psychoanalysis, I, 1937, p. 78. Le titre français était : « Le stade du miroir. Théorie d’un moment structural et génétique, conçu en relation avec l’expérience et la doctrine psychanalytique », communication au 14ème Congrès psychanalytique international, Marienbad, 8 août 1936.

48- « A propos du phallus idéalisé, nous aurons peut-être l’occasion cette année de revenir à Lewis Carroll. Vous verrez que, littéralement, il ne s’agit pas d’autre chose dans les deux grands Alice, Alice in Wonderland et Through the Looking-Glass. C’est presque un grand poème des avatars phalliques que ces deux Alice. Vous pouvez d’ores et déjà vous mettre à les bouquiner un petit peu,  de façon à vous préparer à certaines choses que je pourrais être amené à en dire » (Séminaire VI, 1958-59, Seuil, 2013, p. 280) ; « Swift et Lewis Carroll sont deux auteurs auxquels, sans que j’aie le temps d’en faire un commentaire courant, vous ferez bien de vous y reporter pour y retrouver beaucoup d’une matière qui se rapporte de très près, aussi près que possible, si près qu’il est possible dans les œuvres littéraires, à la thématique dont je suis pour l’instant le plus proche [il s'agit de la « fonction symbolique du phallus »] » (Séminaire VIII, 1960-61, Seuil, 2001, p. 297-298).

 

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