Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mardis de la Philo : 17-12-2013
Mise en ligne : 1-6-2014

 

 

 

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1- Incantation poétique

2- Héros et dieux

3- Guerre et paix

4- D'Achille à Ulysse

5- Poétique du dépaysement

6- Retour et reconnaissance

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HOMERE, OU L'AMOUR DE LA VIE
VI- L'Odyssée :
Le retour et la reconnaissance

 

            Depuis l’île du bout du monde, dans l’ombilic caché de l’univers où se dissimule la Nymphe immortelle Calypso, jusqu’à la terre de Schérie, où se trouve le royaume des Phéaciens, la distance est longue : Ulysse la franchira néanmoins, et malgré la colère de Poséidon, sur le radeau qu’il a lui-même construit, après vingt jours de navigation pendant lesquels il essuie de terribles tempêtes et manque mille fois de mourir, malheur qu’il n’aurait pu éviter si la blanche Leucothée, Ino, la fille de Cadmos, ne lui avait donné le voile magique qui lui permit d’échapper aux vagues furieuses (V, 339-350). En réussissant ce passage, ce saut périlleux, Ulysse quitte le monde de la fable pour approcher du monde humain, qu’il veut passionnément rejoindre, lui qui a refusé la divinité que lui proposait Calypso, lui qui a préféré à la Nymphe immortelle la mortelle Pénélope. Entre Ogygie, l’île de Calypso, et Schérie, l’île des Phéaciens où règne le roi Alkinoos, la différence est en effet de nature, non de degré : il s’agit de quitter le monde des sortilèges et du fantastique, celui de l’inhumain (la bestialité du Cyclope) comme celui du surhumain (la divinité de Calypso), pour faire retour enfin sur la terre d’Ithaque, où Ulysse a laissé ses racines (le bois du lit enraciné dans la terre, les arbres que lui a consacrés dans son verger son vieux père Laërte), où il réintégrera pleinement la société des hommes, qui lui manque si amèrement ! Aussi fallait-il que le passage soit infiniment difficile, puisqu’il s’agit de rejoindre enfin, pour le héros démesuré de l’Iliade, la véritable mesure de l’homme dont l’Odyssée est l’enjeu. Dans ce transfert, l’épisode à la cour du roi Alkinoos joue le rôle d’un intermédiaire, une médiation entre le monde de la fable et le monde de la réalité. Les Phéaciens se trouvent également apparentés aux dieux et aux monstres : au chant V, c’est Zeus lui-même qui évoque « la fertile Schérie, terre des Phéaciens, qui sont parents des dieux » (V, 35 : agkhitheoi, proches des dieux) ; et Alkinoos affirme de son côté : « Quand nous faisons pour eux nos fêtes d’hécatombes, les dieux viennent au festin s’asseoir à nos côtés, aux mêmes bancs que nous » (VII, 202-203) ; mais il ajoute : « nous sommes du même sang que les Immmortels, tout comme les Cyclopes ou les Géants » (VII, 205-206). Ces étranges Phéaciens, dont les vaisseaux filent par magie sur les flots à la vitesse d’un quadrige au galop, font donc le grand écart entre les Olympiens et les monstres. Il leur appartient d’initier Ulysse à l’épreuve du retour, et de le transporter, du pays des êtres surnaturels à la terre des hommes.
            En arrivant sur l’île de Schérie, rejeté par le flot sur le rivage, épuisé par vingt jours de dérive et de naufrage, Ulysse échappe enfin à la fureur de Poséidon et se réfugie sur la terre. Il a tout perdu, ses compagnons, son navire, tout ce qu’il possédait, et c’est totalement nu qu’il aborde sur l’île. Ulysse est alors comme un nouveau-né qui vient d’être réenfanté par l’ouragan, il se fait un lit des feuilles qui jonchent le sol, et se cache dans le feuillage comme un enfant dans le ventre de sa mère, ou, dit Homère, comme « au fond de la campagne, où l’on est sans voisins, on cache le tison sous la cendre et la braise, afin de conserver la semence du feu » (V, 488-490). Le sommeil du naufragé le purifie de ses épreuves passées, et le matin, comme un nouveau-né, il fait la connaissance de la plus gracieuse ambassadrice de la société phéacienne, de toutes les figures féminines de l’Odyssée sans doute la plus séduisante : Nausicaa, fille du roi Alkinoos (Force d’esprit : alx, noûs) et de la reine Arêtê (l’Indicible : du préfixe privatif a et de rêtos, ce qu’il est permis de divulguer, de eirô, dire, parler ; rien à voir avec arétê, la vertu ou l’excellence, à laquelle on l’identifie parfois par erreur). La jeune fille, qui se prépare pour son prochain mariage, vient laver au fleuve, accompagnée de ses suivantes, le linge de la noce. Ulysse, nu et défiguré par les jours et les nuits occupés à lutter contre la mer, sort de son buisson, et par son aspect effraie le groupe des jeunes filles, occupées à jouer au ballon. Le peuple phéacien est un peuple plein de grâce et de légèreté, danseurs aériens, telle Nausicaa, fille du roi, sautant pour attraper le ballon (VI, 115), ou Laodamas et Halios, fils du roi, aux jeux organisés plus tard en l’honneur d’Ulysse, qui « prirent à deux mains un beau ballon de pourpre […] Quand l’un d’eux l’envoyait jusqu’aux sombres nuées, l’autre, sautant en l’air, le recevait au vol, avant de retoucher le sol de ses deux pieds » (VIII, 372-376). Passeurs entre deux mondes, les Phéaciens, ces elfes de la mer, semblent voués à Hermès, qui pourtant paraît peu dans l’épisode qui leur est consacré, Hermès psychopompe qui accompagne les âmes des morts du lieu de leur sépulture jusqu’aux portes de l’enfer, gardien des seuils, des frontières, des carrefours, lui qui connaît le chemin qui mène de ce monde à l’autre monde, habile magicien et doué, comme les Phéaciens, d’une agilité mercurielle. Pietro Citati en fait la remarque : bien qu’Hermès soit presque absent du récit consacré à la cour d’Alkinoos, « le vrai dieu de la Schérie est Hermès » (1). Devant l’apparition de cet abominable homme des bois, hirsute et repoussant, les servantes s’enfuient, mais Nausicaa demeure : « Il ne resta que la fille d’Alkinoos : Athéna lui mettait dans le cœur cette audace et ne permettait pas à ses membres la peur. Debout, elle fit tête » (VI, 139-140). Elle apparaît alors à Ulysse non comme une jeune fille, mais comme une déesse, comparable, lui dit-il, par la taille, la beauté et l’allure, au palmier qu’on admire à Délos, l’arbre sacré qu’étreignit Léto quand elle enfanta Apollon. Tout semble quasi divin dans la civilisation raffinée, presque précieuse, enjouée et spirituelle des Phéaciens. Loin de la sauvagerie, sinon de la bestialité du Cyclope Polyphème, Ulysse en Phéacie refait l’apprentissage de la vie sociale, de la courtoisie et des bienséances, qu’il avait peut-être oubliées en s’ensauvageant du côté de l’inhumain. Nausicaa propose à l’étranger de prendre un bain dans la rivière, et de le vêtir du linge qu’elle avait apporté au lavoir. Ce bain, qu’Ulysse prend seul, congédiant par pudeur les servantes que la princesse lui délègue, a, sur le héros, l’effet d’une véritable métamorphose ; à sa sortie du bain, comme émergeant de l'eau baptismale, il paraît, par un charme d’Athéna, rayonnant de grâce : « Athéna versait la grâce sur la tête et le buste d’Ulysse. Lorsqu’il revint s’asseoir à l’écart, sur la grève, il était rayonnant de charme et de beauté » (VI, 235-237). Nausicaa, jeune fille à marier n’est pas indifférente à la beauté de l’étranger. Le naufragé maudit des dieux, chassé de toute société, redevient ce qu’il est, héros plein de gloire et roi en son pays : son arrivée en Phéacie est bien une seconde naissance (2). Lui qui avait oublié son identité, disparu depuis longtemps sous le masque de « Personne », le voici rendu à lui-même, Ulysse mûri par ses épreuves et prêt, pour la première fois, à déclarer sa véritable identité, non par défi comme il l’avait fait avec le Cyclope, mais à seule fin de reconnaissance et d’obligeance mutuelle. Captif de Calypso, il se mourait d’ennui dans la monotonie d’une immortalité où plus rien ne pouvait survenir ; ressuscité par sa rencontre avec la presque déesse Nausicaa, le voici de nouveau prêt à affronter la vie. En ce lieu intermédiaire où règne Alkinoos, Ulysse n’est peut-être pas encore tout à fait chez les hommes, mais il réintègre un monde social et ordonné, avec ses hiérarchies, ses lois de l’échange et de la reconnaissance, ses jeux et ses coutumes, sa générosité mais aussi son étrangeté, peut-être son ambivalence.
            En vérité, le royaume de Phéacie est un monde d’Utopie, où tout semble se faire par magie et par grâce, sans effort ni travail, un univers de loisir et de jeu consacré à la seule joie du divertissement. L’extrême raffinement de cette civilisation fait d’elle une sorte de songe, incertain comme le mythe d’un âge d’or dont les hommes – les Phéaciens ne sont pas tout à fait des hommes – ont perdu le secret. Ce monde féérique vit à l’écart, fermé sur lui-même, et il n’est pas facile d’aborder au rivage de l’île de Schérie. Ulysse naufragé en fait l’expérience, quand il tente de s’en approcher à la nage : « tout était recouvert de l’embrun des écumes, et pas de port en vue, pas d’abri, pas de refuge ! Rien que des caps pointant leurs rocs et leurs écueils » (V, 403-405). Dans cette île-forteresse vit une société idéale, où tout est grâce et beauté, qui semble avoir droit à la faveur perpétuelle des Immortels comme s’en vante avec orgueil la fière Nausicaa : « Il n’est pas encore né, jamais il ne naîtra, le foudre qui viendrait apporter le désastre en pays phéacien : les dieux nous aiment tant ! Nous vivons à l’écart et les derniers des peuples, en cette mer des houles, si loin que nul mortel n’a commerce avec nous » (VI, 201-205). Alkinoos règne en parfaite harmonie avec l’impressionnante Arêtê, son épouse, qu’il faut, selon l’étiquette, saluer en premier lieu, avant même d’avoir salué le roi, ce qui est assez singulier dans le monde grec. C'est d’Athéna qu’Ulysse tient ce conseil de prudence (VII, 53). Le retour d’Athéna – qu’Ulysse n’avait plus rencontrée depuis Troie – est, pour le héros, le signe qu’il a enfin réussi à parvenir en un pays de culture, où la réflexion et la prudence sont les exercices habituels de l’esprit : la déesse aux yeux de chouette, fille de Zeus et de Mêtis, veille à nouveau sur son protégé (3). Certes, l’Athéna de Phéacie n’est pas l’Athéna d’Ithaque, elle n’intervient encore qu’en de rares occasions, tandis qu’elle sera, sur la terre dont Ulysse est le roi, une compagnie si proche du héros que la voix de la déesse se confondra le plus souvent avec la voix de la conscience d’Ulysse lui-même. Pourtant, Athéna est chez elle sur l’île de Schérie, elle a sa part dans les discours raisonnables qu’on y tient, les pensées subtiles qu’on y exprime. Quand Ulysse franchit le seuil du palais, il trouve le roi et les princes phéaciens en train de faire une libation à Hermès, dieu du sommeil, qu’on invoque avant d’aller dormir (VII, 136-138). La scène est étrange, puisque la rencontre d’Ulysse et de Nausicaa, pourtant toute proche, a lieu le matin, et que l’hommage à Hermès est du soir. Peut-être Homère a-t-il voulu placer cette présentation de la cour phéacienne sous le patronage du divin passeur. Alkinoos, et les princes qui le conseillent, semblent sur le point d’aller dormir. On se déplace en Phéacie dans une contrée qui n’est pas sans ressembler à celle des songes : Ulysse découvre cette île secrète après avoir longuement dormi sur le rivage, et il s’endort à nouveau dans le navire qui le reconduira en Ithaque, déposé sur la rive pendant son sommeil, et se réveillant seul sur son île qu’il ne reconnaît d’abord nullement. Aussi peut-on se demander si le séjour en Schérie n’est pas un songe du héros plutôt qu’une aventure bien réelle. Alkinoos semble vivre en parfaite harmonie parmi les douze rois qui forment sa cour (4), et si les Phéaciens semblent méfiants avec les étrangers, ils sont en apparence confiants les uns à l’égard des autres et cohabitent harmonieusement. Le palais du roi lui-même est un palais de conte de fées : du plafond, tout en bronze, émane un éclat qui semble provenir « du soleil et de la lune » (VII, 84), les portes sont d’argent, gardées par deux chiens d’or et d’argent, œuvres d’Héphaïstos (VII, 86-94). Des éphèbes en or éclairent la nuit les salles du palais (VII, 100-102). Un jardin de paradis entoure le palais, ainsi qu’un verger magique, en lequel la poire, la pomme, la figue et le raisin mûrissent en toute saison (VII, 114-132). Tout semble fait pour la jouissance dans ce monde de rêve : on se délecte aux chants de l’aède Démodokos, on aime les jeux qui sont exempts de toute brutalité, comme la danse et le lancer de ballon, on fait d’interminables festins, on s’adonne aux plaisirs de l’amour : « Non ! reconnaît le roi Alkinoos. La boxe n’est pas notre fort, ni la lutte [ni, en outre, le tir à l’arc, en lequel précisément Ulysse excelle] : nous sommes bons coureurs et marins excellents ; mais pour nous, en tous temps, rien ne vaut le festin, la cithare et la danse, le linge toujours frais, les bains chauds et l’amour » (VIII, 244-249). L’aède aveugle Démodokos, une sorte de double d’Homère qui fait intrusion dans le poème, chante les amours d’Arès et d’Aphrodite, et comment le mari trompé, Héphaïstos soi-même, sut piéger les amants dans un filet magique, pour la plus grande joie des Olympiens qui assistent à la scène. Les dieux des Phéaciens sont des dieux de comédie. Les dieux comme les hommes rient de cette étreinte adultère prisonnière entre les mailles du filet (VIII, 266-366). Poésie plaisante, qui ne porte pas à conséquence. Il n’en est pas de même pour les deux autres chants de l’aède. Avant de chanter les amours futiles des Immortels, Démodokos avait chanté la querelle d’Achille et d’Ulysse (VIII, 72-82) (5). Ulysse, cette fois bouleversé par l’incantation de l’aède qui le fait revivre les douleurs et les épreuves de la guerre, en entendant le récit de Démodokos, pleure, et s’efforce de masquer ses larmes aux yeux des Phéaciens. Seul Alkinoos, qui est assis à côté de son hôte, surprend ses sanglots, et fait mine de n’avoir rien vu (VIII, 83-95). Plus tard, Démodokos chantera, pour Ulysse qui le lui demande,  après avoir rendu hommage à l’aède et à son art, l’histoire du cheval de bois, la destruction de Troie et le massacre des Troyens. A ce récit, à nouveau, Ulysse est incapable de retenir ses larmes. Le héros d’endurance pleure, nous dit Homère, non comme un héros que rien n’ébranle, mais comme une femme, ou plus précisément comme Andromaque elle-même pleura sur le cadavre d’Hector : « La femme pleure ainsi jetée sur son époux, quand il tombe au-devant des murs et de son peuple, pour écarter de sa cité, de ses enfants, la journée sans merci ; elle le voit qui meurt, qui déjà se convulse ; elle s’attache à lui et crie, et se lamente, et voici, dans son dos, les lances ennemies qui viennent lui tailler la nuque et les épaules ! Et voici l’esclavage et ses dures misères ! Et les affres du deuil lui ravagent les joues. Tels, les pleurs de pitié (eleeinon dakruon) tombaient de ses yeux » (VIII, 523-531). Larmes cathartiques qui dépouillent le guerrier de son inhumaine cruauté, qui réconcilient le héros avec son humanité souillée par le carnage en le faisant pleurer comme une femme, en l’identifiant pour la première fois à l’ennemi massacré par la fureur achéenne. La sombre beauté de ces vers, qui évoquent le désespoir de la femme assistant à la mise à mort de son époux, elle-même vouée à l’esclavage, est directement issue de l’Iliade. C’est cette brutale survenue du monde terrifiant de la guerre dans le cercle enchanté de la cour d’Alkinoos qui fait irrésistiblement pleurer Ulysse. L’identification est l’opération de la pitié, et les larmes signent la reconnaissance, par le bourreau, de sa victime, qui met fin à la guerre. Et c'est alors seulement qu’Ulysse, redevenu lui-même, peut enfin décliner son identité devant les Phéaciens, effarés de voir soudain sous leurs yeux le héros dont ils se délectaient d’entendre les exploits chantés par l’aède. Pour les Phéaciens, le chant de l’aède est un motif de délectation, d’une émotion purement esthétique ; mais pour Ulysse, il est une incantation magique qui rend soudain présentes ses souffrances passées, et les fait revivre en ce qu’elles ont de plus insoutenable. La poésie est pour Homère le test de l’humanité. Et c’est pourquoi Ulysse, plus que les Phéaciens, est enfin redevenu un homme : il se reconnaît par la souffrance des épreuves qui l’ont fait ce qu’il est. Alkinoos cette fois s’étonne publiquement des sanglots d’Ulysse : il demande à l’étranger son nom, « car jamais on ne vit qu’un homme fût sans nom » (VIII, 552). Et c'est alors qu’Ulysse, pendant quatre chants entiers (IX à XII), va se faire aède à son tour, et dévider le récit des épreuves successives qui l’accablent depuis son retour de Troie. Redevenu lui-même, se réappropriant son passé, Ulysse est à nouveau pleinement un homme. Il est prêt désormais à rentrer en Ithaque.
            C’est par la souffrance, et la reconnaissance de cette souffrance, qu’Ulysse retrouve son humanité perdue. Les Phéaciens, gens de goût raffinés pour lesquels le plaisir sexuel, la bonne chère, la poésie et la danse sont des arts d’agrément d’égale importance, d’agréables divertissements qu’il serait inconvenant de prendre trop au sérieux, ne sont pas humains : ils ne savent pas qu’un poème a le pouvoir de susciter les larmes. Etrange société que cette aristocratie maritime, imbue d’elle-même, fermée au monde extérieur, arrogante (6) et plutôt méprisante avec les étrangers, constamment oisive, ignorant le sérieux et tout entière consacrée au jeu. L’extrême courtoisie d’Alkinoos, ses manières délicates, n’ont que l’apparence de l’hospitalité mais n’expriment jamais une amitié véritable : il faut, pour qu’ils se tournent avec considération vers leur hôte, que les Phéaciens aperçoivent en lui l’incarnation d’un héros de roman, Ulysse en personne soudain présent au beau milieu du cercle des littérateurs. A bien considérer l’accueil qu’ils font à Ulysse, on comprend combien leur politesse est formelle, combien leur affabilité ne provient pas du cœur. On apprendra par la généalogie qu’Alkinoos orgueilleusement déroule de sa propre famille, que les Phéaciens descendent de l’union de Poséidon et de la fille d’un Géant, Eurymédon, réputé pour son extrême violence ; qu’ils sont ainsi cousins des Cyclopes eux-mêmes, qui descendent comme eux de Poséidon, l’ennemi d’Ulysse. Leur apparente civilité est peut-être moins opposée qu’il ne semble à la brutalité des Cyclopes, ces primitifs. Alkinoos s’en vante : « Nous sommes de leur [les Immortels] sang, tout comme les Cyclopes ou comme les tribus sauvages des Géants » (VII, 205-206). De l’ange à la bête, la distance est peut-être moins grande qu’on ne pense, et toute la difficulté d’être homme consiste à savoir se maintenir dans ce fragile milieu. On sait encore que les Phéaciens habitaient autrefois auprès des Cyclopes, dont ils devaient subir la violence et les pillages (VI, 4-6). Ils ne s’en sont séparés que récemment, sous le règne de Nausithoos, père d’Alkinoos et fondateur de la dynastie. En outre, en épousant Arêtê, Alkinoos a épousé sa propre nièce (7) : union incestueuse, qui scelle une société close sur elle-même, à l’image de leur île inabordable, fermée aux étrangers, et qui n’est pas sans faire penser à la société éolienne, où le roi des vents marie ses filles à ses fils. Pour les punir d’avoir conduit Ulysse en Ithaque, Poséidon, sur le conseil de Zeus lui-même, enfermera la Schérie dans une enceinte rocheuse impénétrable et pétrifiera le vaisseau à son retour en vue du port, pour que ce rocher rappelle à jamais aux insulaires qu’ils doivent demeurer confinés dans leur royaume (XIII, 154-184). Si peu hospitaliers en vérité, qu’il faut qu’Athéna recouvre Ulysse d’une nuée qui le dérobe aux regards pour qu’il puisse se rendre en sécurité au palais du roi, tant les gens de ce pays sont hostiles aux inconnus. L’hospitalité d’Alkinoos, malgré ses bonnes manières, laisse à désirer : il ne sait comment réagir quand il découvre Ulysse apparaissant comme par magie à la cour, et il faut toute la présence d’esprit du vieil Echéneos, le plus sage des Phéaciens, pour le tirer de cet impair (VII, 155-166). Il demande à Ulysse de se nommer, alors que celui-ci, épuisé, en est encore à recouvrer ses forces en dévorant avec appétit le repas qui lui a été servi, et sans s'être encore présenté, conformément au rite que le devoir d'hospitalité prescrit. Les bonnes manières des Phéaciens, en apparence aimables, en vérité dédaigneux, tournent volontiers au sarcasme dès que pointe l’agressivité latente : Laodamas, fils d’Alkinoos, raille la vigueur d’Ulysse, affaiblie selon lui par l’immobilité de la vie des navigateurs (VIII, 133-157) (8), et Euryale, plein de morgue, le soupçonne avec mépris de n’être qu’un marchand (VIII, 159-164) (9). Et tout cela se passe sous les yeux d’Alkinoos, qui ne juge pas bon d’intervenir. Par cette évocation d’une société finalement moins idéale qu’elle ne le paraît au premier abord, Homère fait peut-être la satire d’une aristocratie maritime, caste fermée et orgueilleuse, fière de son rang, méprisante pour ceux qui ne sont pas de son sang, riche et prédatrice, oisive, futile et parasite. Ces princes de la mer vivent sur un grand pied, mais c’est sur le dos du peuple. Quand Alkinoos demande à ses vassaux de se réunir pour donner chacun un cadeau au visiteur, il croit nécessaire de préciser qu’il leur sera loisible de se dédommager de leur dépense en prélevant un impôt sur le peuple : « Sur le peuple, demain, nous ferons la levée, qui nous remboursera ; car ces frais, pour chacun de nous, seraient trop lourds » (XIII, 14-15). Il est vrai que ces cadeaux sont magnifiques. Ils n’honorent pourtant pas celui qui les reçoit, mais l’humilie plutôt par la disproportion de l’échange, l’écrasant par un don qu'il n’est pas en mesure d'honorer en retour. Quant au souhait d’Ulysse, qu’ils s’empressent d’exaucer  (le ramener dans sa patrie, auprès des siens), il est peut-être moins motivé par le respect qu’ils éprouvent pour leur hôte que par leur hâte à se débarrasser de l’intrus (10).

****

            Voici enfin Ulysse laissé seul, endormi, sur le rivage d’Ithaque. Réveillé, il s’empresse d’emmagasiner les riches présents des Phéaciens dans la grotte des Nymphes, à la façon de la mémoire retrouvée qui thésaurise les richesses des expériences passées, par lesquelles s’est forgée notre identité, dans l’intimité du for intérieur (11). Accueilli chaleureusement par Eumée, le divin porcher demeuré fidèle à son maître disparu depuis vingt ans – quelle différence avec la politesse guindée et froide des Phéaciens ! – Ulysse est de retour chez lui, et reprend en main les affaires de son royaume. Il ne s’agit plus d’une terre d’abondance, d’un paradis de l’âge d’or comme l’était la Schérie, mais d’une île pauvre et ingrate, où l’on peut toutefois, à force de travail, s’enrichir patiemment. Athéna, sous l’apparence d’un « tendre adolescent qui serait fils de roi » (XIII, 221-223), la décrit en ce termes : « Elle n’est que rochers peu faits pour les chevaux ; mais, sans être très pauvre et sans être très vaste, elle a du grain, du vin plus qu’on ne saurait dire, de la pluie en tout temps et de fortes rosées : un bon pays à chèvres ! Un bon pays à porcs ! Des bois de toute essence ; des trous d’eau toujours pleins » (XIII, 242-247). Le premier geste d’Ulysse, ce terrien si peu fait pour la mer – si différent des Phéaciens, ces marins aériens et irréels – quand il reconnaît son Ithaque, est d’en baiser le sol chéri : « Quelle joie ressentit le héros d’endurance ! Il connut le bonheur, cet Ulysse divin. Sa terre ! Il en baisait la glèbe nourricière, puis, les  mains vers le ciel, il invoquait les Nymphes » (XIII, 353-355). C’est en effet sous la protection des Nymphes qu’est consacrée la grotte où reposent les trésors d’Ulysse. Voici ainsi le héros revenu enfin sur la terre des hommes, qui ne produit que pour ceux qui la travaillent, et parmi les hommes, avec lesquels il faut toujours lutter pour asseoir son autorité : monde de la lutte et de la peine, de l’effort et du perpétuel dépassement. Rien de magique parmi les hommes : ce qu’on veut obtenir, il faut l’arracher de ses propres mains. Ce qu’on veut être, il faut le devenir. Tels sont les nouveaux travaux qui attendent le héros de retour dans sa patrie. Ulysse est redevenu, par la force du chant poétique, un homme à ses propres yeux ; il faut désormais qu’il le devienne aux yeux des autres, qu’il réalise objectivement ce qui n’est encore qu’une certitude subjective, qu’il se fasse reconnaître par la communauté képhalléniote comme son unique seigneur et maître. C’est seulement en restaurant la royauté qu’il avait abandonnée le jour de son départ pour Troie – une si longue absence a la valeur d’une abdication, et c’est bien ainsi que les prétendants l’entendent – qu’Ulysse redeviendra pleinement lui-même.
            Selon Aristote, « l’Odyssée est de bout en bout le poème de la reconnaissance (anagnôrisis) » (12). Ce jugement témoigne d’une profonde intelligence du texte d’Homère, mais ne vaut, à rigoureusement parler, que pour la seconde partie de l’Odyssée, du retour à Ithaque jusqu’à la fin du poème, soit les chants XIII à XXIV. Aristote, philosophe, ne goûte guère l’atmosphère de légende et de fantastique de la première partie, et passe sous silence les monstres et les dieux, le Cyclope et Calypso, la magicienne Circé, les irréels Phéaciens. Selon lui, l’épopée homérique reproduit exactement le schéma du développement tragique : le nœud de la situation se serre d’abord longuement, jusqu’au seuil de la crise : les prétendants occupent le palais d’Ulysse, courtisent la reine et dilapident sa fortune ; alors survient le coup de théâtre (peripeteia) qui renverse la situation : c’est le retour d’Ulysse, comme le retour du refoulé, et le massacre des prétendants ; enfin l’ordre nouveau doit être reconnu et accepté de tous : c’est, entre autres reconnaissances, celle d’Ulysse par Pénélope (reconnaissance privée), mais aussi celle de la royauté d’Ulysse par les clans familiaux qui ont quelque pouvoir en Ithaque (reconnaissance politique) (13). Si l’on prend la remarque d’Aristote en ce sens, il faut bien convenir qu’elle est d’une remarquable justesse : les dix derniers chants de l’Odyssée constituent une série de reconnaissances qui assurent progressivement le triomphe d’Ulysse. Certes, le poème est d’une telle richesse qu’on ne saurait le réduire à ce seul fil directeur, mais c’est pourtant lui qu’il faut suivre si l’on veut en comprendre la trame. Ces reconnaissances ont un caractère nouveau : elles sont volontaires et mûrement réfléchies, elles sont préparées et ne surviennent que lorsqu’Ulysse lui-même le juge opportun, à la différence de la reconnaissance du héros qui eut lieu à la cour d’Alkinoos, où Ulysse, trahi par ses larmes, est reconnu plutôt qu’il ne se fait reconnaître lui-même. Même quand Ulysse par défi lance son nom à Polyphème aveuglé, c'est comme submergé par la rancune et le désir de vengeance, et bien mal lui en prend puisque par cet aveu il tourne durablement vers lui la colère de Poséidon. Désormais, c’est Ulysse qui écrit le scénario de son histoire, qui gouverne son destin, s’efforçant de se faire reconnaître par tous pour ce qu’il est : le roi, alors que dans les épisodes précédents, il cherchait au contraire à passer inaperçu, à jouer le rôle subtil de « Personne ». Ulysse de retour à Ithaque est devenu quelqu'un. Certes, c’est déguisé en mendiant, rendu méconnaissable par les soins d’Athéna, qu’il se présentera dans son propre palais, incognito aux yeux des prétendants, à ceux de Pénélope elle-même. Mais son anonymat est cette fois stratégique, il vise non pas à échapper au danger, mais au contraire à préparer avec davantage d’éclat le moment de la déclaration d’identité, le coup de théâtre de la reconnaissance.
            On peut compter, me semble-t-il, sept reconnaissances qui sont autant de moments dans le rétablissement de la royauté odysséenne. La série s’ouvre par la reconnaissance du père et du fils, d’Ulysse et de Télémaque ; elle culmine par une scène d’horreur, le massacre des prétendants, et par une scène d’amour, les retrouvailles de l’époux et de l’épouse, d’Ulysse et de Pénélope ; elle se conclut à nouveau par la reconnaissance d’un fils et d’un père : Ulysse et Laërte.
            Télémaque, le héros du roman d’apprentissage, revient à Ithaque après son voyage en compagnie d’Athéna auprès de Nestor et Ménélas. Il se rend aussitôt dans la cabane d’Eumée, le fidèle serviteur, qui constitue, dans un monde où tout est complot et traquenard, un rare asile où les amis d’Ulysse peuvent parler librement. Il y retrouve son père, rendu méconnaissable sous l’aspect d’un mendiant délabré, par la magie d’Athéna. Ulysse, sous ce masque, s’informe et prend la mesure du danger, il peut juger combien son trône est menacé. Quand Télémaque paraît dans l’embrasure de la porte, Eumée pleure de joie, tant il craignait que le fils de son maître tombe dans les embûches qu’avaient dressées contre lui les prétendants. Ulysse, longuement, se tait. Quand Télémaque l’interroge, il déclare à son fils que, s’il était à sa place, il ne laisserait pas impunis les crimes des prétendants, dusse-t-il en mourir : « Ah ! Si j’avais encore ta jeunesse en ce cœur ! Si j’étais soit le fils de l’éminent Ulysse, soit Ulysse en personne rentré de son exil – il reste de l’espoir ! » (XVI, 99-101). « Ulysse en personne », mais non plus « Personne ». Le père ne reste pas longtemps méconnu aux yeux du fils : c’est Athéna, apparition que voient seulement Ulysse et les chiens bergers du troupeau, qui, d’un signe – il n’en faut pas plus – convainc Ulysse de se déclarer. Sur l’invitation de la déesse, Ulysse sort de la cabane d’Eumée : Athéna le touche de sa baguette d’or, et « lui rendit aussitôt sa belle allure et sa jeunesse ». Quand il retourne dans la cabane du porcher, Télémaque prend son hôte métamorphosé pour un dieu. Il arrive en effet que les dieux rendent visite aux manants dans leur chaumière. Non, répond Ulysse ; je suis mieux qu’un dieu : un homme ; et mieux qu’un homme : ton père. « Je ne suis pas un dieu. Pourquoi me comparer à l’un des immortels ? Crois-moi : je suis ton père, celui qui t’a coûté tant de pleurs et d’angoisses, et pour qui tu subis les assauts de ces gens. Il disait, et baisait son fils et, de ses joues, tombaient au sol les larmes qu’il avait bravement contenues jusque là » (XVI, 187-191). Comme à chaque fois, ce sont les larmes qui donnent le signal de la reconnaissance. Devant l’incrédulité de Télémaque, Ulysse répète la formule magique : « Ici tu ne verras jamais un autre Ulysse : c’est moi qui suis ton père ! » (mot à mot : « tu ne verras pas un autre Ulysse, parce que c’est moi, moi-même, qui après avoir tant erré et souffert, revient après vingt ans sur la terre de ses pères (patrida gaia) ») : XVI, 204-206. Et Homère décrit ainsi l’étreinte du père et du fils : « Il leur prit à tous deux un besoin de sanglots. Ils pleuraient, et leurs cris étaient plus déchirants que celui des orfraies, des vautours bien en griffe, auxquels des paysans ont ravi leurs petits avant le premier vol. C’était même pitié (eleeinon) que leurs yeux pleins de larmes » (216-219). La joie de la retrouvaille est ainsi égale à celle du deuil : l’une compense la douleur de l’autre, puisque les larmes de la reconnaissance sont semblables aux cris déchirants de la séparation. « Des vautours, bien en griffe » : ce ne sont pas des agneaux qui s’étreignent en pleurant, mais des guerriers, des prédateurs redoutables qui s’apprêtent à restaurer leur royauté bafouée.
            Après cette ouverture solennelle qui scelle la première alliance en vue de la reconquête du pouvoir, la seconde  reconnaissance se fera sans un mot, sans que nul ne s’en aperçoive, sinon Ulysse lui-même. Reconnaissance non d’un homme, mais d’un animal, qui ne dispose pas de l’arme du langage pour se prémunir contre la violence de la commotion, et meurt à l’instant, terrassé par l’amour qu’il porte à son maître. Reconnaissance d’autant plus puissante qu’elle est muette, et en comparaison de laquelle les humaines reconnaissances peuvent paraître bien bavardes : « Un chien leva la tête et les oreilles ; c’était Argos, le chien que le vaillant Ulysse achevait d’élever, quand il fallut partir vers la sainte Ilion, sans en avoir joui. Avec les jeunes gens, Argos avait vécu, courant le cerf, le lièvre et les chèvres sauvages. Négligé maintenant, en l’absence du maître, il gisait, étendu au-devant du portail, sur le tas de fumier des mulets et des bœufs où les serviteurs d’Ulysse venaient prendre de quoi fumer le grand domaine ; c’est là qu’Argos était couché, couvert de poux. Il reconnut Ulysse en l’homme qui venait et, remuant la queue, coucha les deux oreilles : la force lui manqua pour s’approcher du maître. Ulysse l’avait vu : il détourna la tête en essuyant un pleur […] Mais Argos n’était plus : les ombres de la mort avaient couvert ses yeux qui venaient de revoir Ulysse après vingt ans » (XVII, 291-327). Le chien Argos ne calcule pas, il ne trame aucun plan : lui seul est tout amour.
            La troisième reconnaissance est, comme la précédente, involontaire, et se fait par accident, et non par stratégie en vue du rétablissement du trône. Elle perd par ailleurs le caractère d’immédiateté qui faisait la noblesse des deux précédentes : ni Télémaque ni Argos n’hésitent ni ne doutent : ils savent tout de suite, d’une intuition sûre et inébranlable, qu’Ulysse est là, en personne. Il n’en va de même pour Euryclée la nourrice, substitut de la mère absente, Anticleia, recluse au pays des morts, qu’Ulysse dans l’enfer a vainement tenté d’embrasser (chant XI) : Euryclée ne reconnaît pas Ulysse lui-même, elle reconnaît la cicatrice d’Ulysse (14). C’est Pénélope qui demande à la vieille servante, pour honorer ce mendiant qui est son hôte, de lui laver les pieds, selon le rite. Le lavement des pieds, pour que la poussière du chemin ne souille pas propreté de l’intérieur, est en effet un vieux geste du rituel de l’hospitalité dans la Grèce ancienne, et bien avant que l’évangile ne se le réapproprie en en renouvelant le sens. « Or, du plat de ses mains, la vieille Euryclée, en le palpant, reconnut la blessure et laissa retomber le pied dans le chaudron : le bronze retentit ; le chaudron bascula ; l’eau s’enfuit sur le sol… L’angoisse et le bonheur s’emparaient de la vieille ; ses yeux se remplissaient de larmes et sa voix si claire défaillait. Enfin, prenant Ulysse au menton, elle dit : “Ulysse, c’est donc toi ! C’est toi, mon cher enfant ! Et moi qui ne l’ai pas aussitôt reconnu ! Il était devant moi ! Je le palpais, ce maître !” » (XIX, 467-475). La reconnaissance ne passe pas par les yeux, mais par les mains, dont la science est plus sûre et le contact plus immédiat. Il y a reconnaissance non seulement parce que la vieille servante reconnaît la cicatrice, mais parce qu’en la reconnaissant, elle est bouleversée : le chaudron en tombant fait entendre le coup du destin. Ulysse aussitôt impose silence à la vieille servante : il n’est pas temps encore de se nommer devant les prétendants. C’est lors d'une chasse au sanglier, chez son grand père maternel, qu’Ulysse reçut la profonde blessure dont la cicatrice porte la marque. On remarquera que le père d’Ulysse, Laërte, est en cette histoire bien absent : il ne fera son apparition que dans le dernier chant, le chant XXIV. Ulysse, héros de l’Iliade, est le fils de son père ; héros de l’Odyssée, il serait plutôt le fils de sa mère : c’est elle, Anticleia, qu’il voit venir à lui, avant même Tirésias, lors de sa descente aux enfers ; et la nourrice qui vient de le reconnaître est une autre figure maternelle. L’identité d’Ulysse doit sans doute beaucoup plus aux aïeux de sa mère qu’à ceux de son père. Et cela d’autant plus que l’identité du père d’Ulysse est fort problématique elle-même : on raconte en effet qu’Autolycos, père d’Anticleia (la mère d'Ulysse), unit sa fille à Sisyphe juste avant de la marier à Laërte, ce qui fait penser à certains (15) qu'Ulysse pourrait bien être le fils de Sisyphe. Il tiendrait donc alors également de ce père inavoué – Sisyphe fut le moins scrupuleux et le plus rusé des mortels – et de sa mère, dont le père, Autolycos, qu’on disait fils d’Hermès, avait la réputation d’un voleur habile, d’un expert en tromperies et en métamorphoses, dons qu’il avait hérités de son divin père. La paternité glorieuse, ouvertement revendiquée par les héros de l’Iliade – à l’exception notable, toutefois, d’Achille, qui est davantage le fils de sa mère Thétis que de son père Pélée – laisse la place, dans l’Odyssée, à des paternités occultes, tandis que les femmes en général, et les mères en particulier –Arêtê, Anticleia et Pénélope – occupent le devant de la scène.
            La quatrième reconnaissance est provoquée par Ulysse lui-même, soucieux d’obtenir des renforts dans la lutte qui s’annonce prochaine contre les prétendants. C’est ainsi qu’au chant XXI, alors qu’il s’apprête à affronter les prétendants par l’épreuve de l’arc, Ulysse se démasque aux yeux du bouvier Philoetios et du porcher Eumée : « Bouvier, et toi, porcher, puis-je vous dire un mot, vaudrait-il mieux me taire ? J’obéis à mon cœur et je parle. Voyons, seriez-vous en humeur de lutter pour Ulysse, si jamais il rentrait, si tout à coup le ciel le ramenait ici ? De lui, des prétendants, auquel irait votre aide ? Répondez ! N’écoutez que vos cœurs et vos âmes » (XXI, 193-202). La demande est intéressée : il faut au héros des alliés dans le combat qui se prépare. Aussi Ulysse intéresse-t-il les serviteurs dont il réclame l’aide : « Si quelque jour un dieu jette sous ma vengeance les nobles prétendants, je vous marie tous deux, je vous donne des biens, je vous bâtis une maison près de la mienne et, pour moi, désormais, vous êtes les amis, les frères de mes fils ! Mais tenez, s’il vous faut une marque certaine, vos cœurs, sans plus douter, pourront me reconnaître : c’est la plaie que jadis, de sa blanche défense, me fit un sanglier, lorsque j’étais allé, avec les fils d’Autolycos, sur le Parnasse. A ces mots, écartant ses haillons, il montra la grande cicatrice (sêma, le signe) » (XXI, 193-221). Par sa cicatrice, Ulysse a été découvert par Euryclée ; par cette même cicatrice, Ulysse se découvre à Eumée et à Philoetios. Toutefois, Ulysse ne jette pas par hasard son dévolu sur ces deux serviteurs, mais parce qu’ils avaient eu l’occasion, dans les scènes précédentes, d’exprimer leur attachement au maître disparu. Et c’est pourquoi cette reconnaissance même, la moins immédiate et la plus calculée de la liste, n’est pas dépourvue d’intensité dramatique : « Eh bien ! continue Ulysse, il est ici ! Regardez-le ! C'est moi : après vingt ans je rentre au pays de mes pères ! De tous mes serviteurs, c’est vous seuls que je vois, après tant de traverses, souhaiter mon retour ! » (XXI, 207-211). Le « c’est moi » (autos egô, 207), a ici une valeur politique tout autant que personnelle, et signifie : je suis votre roi, vous me devez fidélité.
            La cinquième reconnaissance, la plus dramatique et la plus éclatante, est la reconnaissance d’Ulysse et de sa royauté, non plus aux yeux de ses amis, mais à ceux de ses ennemis au contraire, ces prétendants qui ne courtisent la reine que pour s’emparer du pouvoir (fin du chant XXI et la plus grande partie du chant XXII). Un tel conflit – la lutte pour le trône – ne peut se résoudre que par les armes. C’est en premier lieu cet arc qu’Ulysse reçut d’Iphitos, qu’il avait à son tour reçu de son père Eurytos, roi de Thessalie, archer d’une adresse légendaire qui reçut ce don d’Apollon lui-même (16). Nul, parmi les prétendants, ne parvient, à l’aide de cet arme, à lancer la flèche à travers l’anneau supérieur des douze haches alignées, ni même à courber le bois en tendant la corde. Seul Télémaque, au quatrième essai, semble sur le point de réussir – ce qui fait de lui le rival déclaré de son père pour la succession du trône – mais Ulysse, d’un regard, lui intime l’ordre de n’en rien faire. Le fils obéit au père (17). Cela suffit pourtant pour laisser présager la concurrence qui oppose le roi légitime à son dauphin en titre. Les prétendants, les uns après les autres, échouent. Ulysse s’empare alors de l’arc familier et « comme un chanteur, qui sait manier la cithare, tend aisément la corde neuve sur la clef et fixe, à chaque bout le boyau bien tordu, Ulysse alors tendit, sans effort, le grand arc, puis sa main droite prit et fit vibrer la corde, qui chanta bel et clair, comme un cri d’hirondelle (XXI, 406-411). C'est par la main, tout autant que par l’esprit, qu’Ulysse se fait reconnaître, c’est en apprivoisant les objets, en pesant le poids de la matière, qu’il redevient lui-même, aux yeux des autres comme à ses propres yeux. C’est ainsi que le retour vers l’identité perdue commence par ce radeau que longuement il fabrique sur le rivage d’Ogygie ; et c’est ainsi encore qu’il décrira méticuleusement les opérations de charpente par lesquelles il a lié le lit conjugal au tronc d’un olivier robustement planté en terre. Mais par une merveilleuse image, ce n’est pas comme un charpentier, ni comme un menuisier, ni même comme un guerrier qu’Ulysse se fait connaître par le maniement habile de l’arc d’Eurytos : c'est à la façon de l’aède qui prend en mains sa lyre et s’apprête à chanter. On se souvient qu’à la cour d’Alkinoos, l’aveugle Démodokos avait au-dessus de lui la cithare prête pour le chant : il lui suffisait, pour la reconnaître, de la saisir à deux mains à tâtons sans qu’il lui soit besoin de la voir (18). L’outil est familier à la main du bon artisan, et l’arc qui se tait entre des mains étrangères, chante clair entre les mains d’Ulysse. La lyre et l’arc sont les instruments de la reconnaissance : la lyre parce que le chant de l’aède fait pleurer, descellant ainsi le secret du cœur ; l’arc parce que la flèche tue, mettant fin d’un trait aux faux-semblants.
            Le prix de l’épreuve de l’arc, tramée par Pénélope – c’est elle, non Ulysse, qui a eu l’idée de ce test – est Pénélope elle-même ; mais l’enjeu de ce qui s’ensuit est la vie des prétendants. Ulysse, sans même dire un mot à ces parasites qu’il méprise (c’est à son seul fils qu’il adresse la parole) change aussitôt de cible et décoche une flèche qui traverse la gorge du plus arrogant des prétendants, Antinoos : « L’homme frappé à mort tomba à la renverse ; sa main lâcha la coupe ; soudain, un flot épais jaillit de ses narines : c’était du sang humain » (XXII, 17-19). Ulysse n’avait-il pas déclaré, un instant auparavant : « C’est fini maintenant de ces jeux anodins ! » (XXII, 5). Dans la grand salle aux portes fermées, le massacre peut commencer : pas un n’en réchappera. Soudain, l’accent toujours subtil et évocateur de l’Odyssée retrouve l’âpre et sombre poésie de l’Iliade. La lutte pour la vie animalise les combattants, et le palais du roi est souillé par le sang des victimes : « Et voici qu’Athéna, déployant du plafond son égide qui tue, terrasse leur courage. A travers la grand salle, ils fuient, épouvantés : tel un troupeau de bœuf qu’au retour du printemps, lorsque les jours allongent, tourmente un taon agile. Mais Ulysse et les siens, on eût dit des vautours qui, du haut d’une montagne, fondent, le bec en croc et les griffes crochues, sur les petits oiseaux qui tombent dans la plaine en fuyant les nuages ; les vautours les massacrent ; rien ne peut les sauver, ni bataille ni fuite, et les hommes aussi ont leur part du gibier. C’est ainsi qu’en la salle, assaillis de partout, tombaient les prétendants, avec un bruit affreux de crânes fracassés, dans les ruisseaux du sang qui courait sur le sol » (XXII, 297-309). Soudain, le Maître de l’Odyssée s’exerce à imiter la manière du Maître de l’Iliade ! La fureur sanguinaire d’Ulysse, régressant d’un coup aux plus cruels moments de la guerre de Troie, n’épargnera personne. Pas tout à fait cependant : il laissera la vie sauve au héraut Médon, parce qu’il fut l’ami d’enfance de Télémaque, et à l’aède Phémios, parce qu’il est un aède.
            La sixième reconnaissance est la plus longue, la plus difficile : Ulysse doit conquérir à nouveau le cœur Pénélope. Ulysse le tueur, recouvert du sang de ses victimes, n’a pourtant rien de séduisant. Aussi prend-il un bain pour se purifier de la souillure du massacre : Athéna, à nouveau, comme elle l’avait déjà fait lors du bain qui avait métamorphosé Ulysse aux yeux de Nausicaa, répand sur sa tête la beauté, et verse sur son buste l’huile de la grâce. Pénélope ne bronche pas. Ulysse, dépité, se tourne vers la nourrice : « Nourrice, à toi de me dresser un lit : j’irai dormir tout seul ; car en place de cœur, cette femme n’a que du fer » (XXIII, 171-172). Dans l’Odyssée, Pénélope est peut-être la figure la plus complexe, sur laquelle pourtant, faute de temps, nous ne nous sommes pas attardés. Elle séduit ouvertement, sous les yeux d’Ulysse lui-même présent sous le déguisement du mendiant, les prétendants pour qu’ils lui apportent de nombreux cadeaux (chant XVIII), elle trompe ces mêmes prétendants par le linceul de Laërte (substitut symbolique de celui d’Ulysse disparu ?) qu’elle tisse le jour et détrame la nuit ; elle conçoit l’épreuve de l’arc et des haches, alors que nul ne peut présager à l’avance qu’Ulysse, à coup sûr, soit seul capable de l’emporter ; elle refuse obstinément, et contre toute évidence, de reconnaître Ulysse, alors que tous les autres ont déjà reconnu leur maître sous les haillons du mendiant. Certes, c’est là sans doute la marque de sa fidélité : elle ne veut pas se donner à l’inconnu sans savoir, de source sûre, qu’il est Ulysse en personne. Il y a pourtant de l’opiniâtreté, comme Ulysse lui-même en fait le reconnaît, dans la résistance que l’épouse oppose à l’époux. Citati en fait la remarque : Pénélope tombe souvent en un sommeil prophétique, habitée par les songes (19). Elle est experte en oniromancie, et c’est par elle que nous savons que : « les songes vacillants nous viennent par deux portes ; l’une est fermée de corne ; l’autre est fermée d’ivoire ; quand un songe nous vient par l’ivoire scié, ce n’est que tromperies, simple ivraie de paroles ; ceux que laissent passer la corne bien polie nous cornent le succès des mortels qui les voit » (XIX, 562-567). Elle pressent encore, par un rêve prophétique – un aigle vient tuer les oies de sa basse-cour – le retour d’Ulysse et le massacre des prétendants. Curieusement, elle ne se réjouit pas de ce présage, et la mort de cette volaille provoque ses larmes, et non sa joie : « Toujours dans mon songe, je pleurais et criais, et j’étais entourée d’Achéennes bouclées qu’attiraient mes sanglots, et je pleurais mes oies que l’aigle avait tuées » (XIX, 541-543). La Pénélope du rêve, inconsciente, pleure ainsi sur les prétendants qu’Ulysse a tués. Dans les poèmes post-homériques, on met en doute la fidélité légendaire de l’épouse d’Ulysse, et certains vont même jusqu’à prétendre que Pénélope aurait cédé successivement aux 129 prétendants, et que de leurs amours elle aurait conçu le dieu Pan. Rien de tel dans l’Odyssée. Le cœur de Pénélope finira par céder, par le secret partagé, connu des seuls époux, du lit conjugal, chef d’œuvre de menuiserie sorti des mains d’Ulysse lui-même, et dont l’un des piliers est un tronc d’olivier, l’arbre d’Athéna, solidement planté en terre. Ulysse est bien retourné au pays : le lit, qui est en ce temps le lieu où l’on naît, où l’on conçoit, où l’on enfante et où l’on meurt, est enraciné dans la terre d’Ithaque. Athéna prend alors légitimement part à la joie des époux retrouvés en retardant le lever de l’Aurore, prolongeant ainsi le temps pendant lequel Ulysse et Pénélope jouissent enfin l’un de l’autre : « Athéna aux yeux de chouette eut l’idée d’allonger la nuit qui recouvrait le monde : elle retint l’Aurore aux bords de l’Océan » (XXIII, 243-244). Ce sera le thème traditionnel de l’aubade médiévale.
            La septième et dernière reconnaissance est enfin celle du fils par le père, d’Ulysse par Laërte, redoublant en l’inversant la première scène sur laquelle s’est ouvert ce théâtre : la reconnaissance du père par le fils, d’Ulysse par Télémaque. Le lendemain du massacre, et le matin qui succède à sa nuit partagée avec Pénélope, Ulysse se rend au verger de son père. Laërte, vieilli et déchu par la vacance du trône et par la mort probable de son fils, travaille une terre ingrate, image de la misère des hommes : « Tout cassé de vieillesse, le cœur plein de chagrin, il apparut aux yeux du héros d’endurance, et le divin Ulysse ne put retenir ses larmes. » (XXIV, 232-234).  Le verger de Laërte est un terrain qu’il faut travailler dur, à l’inverse du jardin d’Alkinoos, qui fleurit en toutes saisons, sans qu’il soit besoin de le cultiver. Ulysse pourrait se déclarer immédiatement au vieil homme comme étant son fils ; il n’en fait rien. Il préfère mentir encore, et cette fois sans utilité bien apparente : besoin de jouir de la douleur de son père privé de lui-même ? Persistance d’un rôle si longtemps joué, dont on ne sait plus se défaire ? Désir de mettre son père à l’épreuve ? « Irait-il à son père, le prendre et l’embrasser, et tout lui raconter, et son retour, sa présence à la terre natale ou bien l’interroger afin de tout savoir ? Il pensa, tout compté, qu’il valait mieux encore essayer avec lui des paroles railleuses » (XXIV, 235-238). Il se présente comme un étranger qui a reçu jadis un homme venu d’Ithaque, qui se disait fils de Laërte, et il revient pour bénéficier en retour de son hospitalité : il lui avait offert sept talents de bel or, un cratère à fleurs en argent, douze robes, autant de manteaux non doublés, tout autant de tapis et de belles écharpes (v. 266-279). Laërte, se plaignant alors de la pauvreté du domaine depuis le départ d’Ulysse, déclare qu’il est bien incapable de rendre la politesse, et que l’hôte de l’étranger, à savoir Ulysse lui-même, est parti depuis longtemps, que tous aujourd’hui désespèrent de son retour. Ulysse, au lieu d’arrêter là son mensonge, l’enrichit au contraire, et se dit d’Alybas, Sicilien nommé Epérite, fils d’Aphidas, fils de Polypémon (v. 303-306). Laërte pleure alors de ne pouvoir rendre sa dette à son hôte : « La douleur enveloppait Laërte de son nuage sombre et, prenant à deux mains la plus noire poussière, il en couvrait ses cheveux blancs, et ses sanglots ne pouvaient s’arrêter. Le cœur tout remué, Ulysse commençait à sentir ses narines picotées par les larmes. Il regarda son père, il s’élança, le prit, le baisa et lui dit : “Mon père ! Le voici, celui que tu demandes (autos egô, pater). Je reviens au pays après vingt ans d’absence !” » (XXIV, 315-322). Avant de croire cet étranger qui se prétend son fils, Laërte veut des preuves : « Je ne veux me fier qu’à des marques (sêma) certaines » (v. 329). Comme Pénélope, et à l’inverse du chien Argos, Laërte ne croit pas Ulysse sur parole. Il lui faut des signes. Le héros, à nouveau, exhibe la cicatrice de la chasse d’Autolycos ; puis il désigne les 13 poiriers, les 40 figuiers et les 10 pommiers, et encore les 50 rangs de cep dont Laërte fit don à son fils Ulysse, alors encore enfant. Seconde image, avec le tronc d’olivier qui fait le pilier du lit, de l’enracinement d’Ulysse dans la terre d’Ithaque. « Laërte à ces mots sentait se dérober ses genoux et son cœur : il avait reconnu la vérité des signes que lui donnait Ulysse. Au cou de son enfant, il jeta les deux bras, et le divin Ulysse, le héros d’endurance, le reçut défaillant » (XXIV, 345-348). Laërte prend un bain qui le rajeunit : son apparence étonne Ulysse qui le trouve alors pareil aux dieux, exactement comme Télémaque avait été étonné par la ressemblance d’avec les dieux de son père, rajeuni par la baguette d’Athéna et revenu dans la cabane d’Eumée (XVI, 183, et XXIV, 373-374). Le bain a toujours la valeur, dans l’Odyssée, d’un baptême et d’une régénération. La reconnaissance du nom est liée au bain baptismal.

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            L’Odyssée ne se termine pas sur cette ultime reconnaissance qui renoue les liens d’une famille brisée et rétablit la royauté menacée. Tout n’est pas encore consommé. L’extermination des prétendants dont Ulysse s’est rendue coupable, comme un retour de l’Iliade sous le travail de refoulement de l’Odyssée – en ambitionnant de redevenir humain, Ulysse ne se dépouille-t-il pas de la peau du guerrier qu’il fut ? – est une souillure qui doit être purifiée (20). L’extrême cruauté du massacre fait d’Ulysse-le-Vengeur un double d’Achille vengeant la mort de Patrocle, Achille dont l’Iliade fait, dans les chants XX et XXI, une allégorie de la Mort même, un bourreau couvert de sang dans cet abattoir qu’est devenue la plaine de Troie (21). Ulysse, sortant de la salle du massacre, ressemble au fils de Pélée : « Ils trouvèrent Ulysse au milieu des cadavres : il  était tout souillé de poussière et de sang. On eût dit un lion qui vient de dévorer quelque bœuf à l’enclos : son poitrail et ses deux bajoues ensanglantés en font une éprouvante. Des pieds au haut des bras, c’est ainsi que le corps d’Ulysse était souillé » (XXII, 401-406). Mélanthios, qui fut traître à la cause de son maître, est atrocement châtié : émasculé, les mains et les pieds coupés, se vidant de son sang, on le laisse mourir (XXII, 474-477). Les servantes infidèles, qui rejoignaient chaque nuit les lits des prétendants, occupant les chambres du palais royal, sont pendues par Télémaque au câble d’un navire : « Ainsi, têtes en ligne et le lacet passé autour de tous les cols, les filles subissaient la mort la plus atroce, et leurs pieds s’agitaient un instant, mais très bref » (XXII, 471-473). Les crimes d’Ulysse ne peuvent rester impunis, et la machine infernale de la vendetta se met en marche. Quand le massacre parvient aux oreilles des kephalléniotes, les parents endeuillés décident de venger la mort de leurs enfants. Ulysse prévoit le danger, et  prévient son fils dès après le massacre : « Mais nous, tenons conseil pour le meilleur succès : bien souvent, quand on n’a tué dans le pays qu’un homme et qui n’a pas de grands vengeurs de sa mort, il faut abandonner sa patrie et les siens ! Nous avons abattu le rempart de la ville, ce que l’île comptait de plus nobles garçons : qu’en penses-tu, dis-moi ? » (XXIII, 117-122). A la question de savoir qui sera roi, la réponse définitive n’a pas encore été donnée.
            Les critiques anciens, Aristophane de Byzance et Aristarque de Samothrace, doutaient de l’authenticité du chant XXIV, et voulaient terminer l’Odyssée à l’éveil d’Aurore retardée par Athéna pour que les époux puissent se rassasier l’un l’autre. La scène est en effet charmante, et l’histoire commencée dans le sang par l’Iliade s’achèverait ainsi sur un duo d’amour que les Immortels bénissent. C’est d’ailleurs à cet endroit que la traduction de Bérard marque un blanc après lequel on lit la suite, dans un chapitre intitulé « Epilogue ». Des érudits modernes, comme Wilamowitz et Bérard, ont adopté ce point de vue. Rien n’oblige pourtant à penser de cette façon : le chant XXIV est d’une grande richesse, et ouvre de nouvelles perspectives. « Dès le XIIe siècle, le commentateur byzantin Eusthate de Thessalonique critiquait l’opinion d’Aristarque et considérait la reconnaissance d’Ulysse et de Laërte comme l’une des plus belles scènes d’Homère » (22). Mais la reconnaissance d’Ulysse et de Laërte n’est encore qu’une scène privée, qui ne concerne que le cercle familial. La dernière partie du dernier chant de l’Odyssée, le chant XXIV, commence une autre épopée : celle de la fondation de la cité, ou du moins d’une communauté politique fondée sur un droit commun, et non plus sur l’arbitraire des vengeances familiales, sur la lutte des clans. Après l’arrivée des âmes des prétendants aux enfers, conduit par Hermès psychopompe, après la reconnaissance d’Ulysse et de son père, le chant XXIV s’achève sur la guerre civile, et la résolution du conflit par l’établissement d’un contrat. Quand l’Odyssée s’achève, le temps des royautés familiales prend fin. Deux armées s’affrontent, l’une constituée des partisans des prétendants injustement assassinés, l’autre de ceux qui se rangent du côté du roi légitime de retour en son royaume. Il n’était question auparavant que du rétablissement d’une maison outragée, et de la reconnaissance des membres d’une famille entre eux, d’une retrouvaille privée ; il est maintenant question de la reconnaissance publique et politique des habitants d’une même communauté, d’un même pays : Ithaque. Et de même que dans une famille, il faut que soit reconnue l’autorité d’un père, de même dans une communauté politique, il faut que soit reconnue l’autorité d’un roi. Chacun prend d’abord ses morts dans la demeure d’Ulysse pour les ensevelir (XXIV, 417). A la parole privée, succède la rumeur publique, la « Renommée » (Ossa : v. 413). Une assemblée a lieu : « Puis le peuple d’Ithaque à l’agora s’en vint, le cœur plein de tristesse » (v. 420). Eupithès, le père d’Antinoos, appelle les citoyens d’Ithaque à se coaliser contre Ulysse : « Il revient et voyez : il nous tue les meilleurs des képhalléniotes » (v. 429). L’appel à la guerre se heurte à l’indécision de l’assemblée : Médon, le héraut épargné par Ulysse, fait remarquer que les dieux semblent partager la cause du fils de Laërte, et Halithersès rappelle les forfaits des prétendants. Seuls demeurent les  partisans d’Eupithès, qui se regroupent dans la campagne, devant les portes de la ville (v. 468). Un combat se prépare, et comme chaque fois dans ce cas-là, les dieux délibèrent, et redoublent ainsi dans l’Olympe les débats des mortels en Ithaque. Mais c’est Zeus, dieu de la paix et de la reconnaissance, de l’hospitalité et de la concorde, qui propose à Athéna de mettre fin au conflit par un pacte : « Puisque les prétendants ont été châtiés par le divin Ulysse, pourquoi ne pas sceller de fidèles serments (orkia pista, v. 483) ? » Athéna approuve. Pourtant, déjà, les deux clans se font face. Curieusement, une dernière fois, Athéna prend l’apparence de Mentor, et insuffle à Laërte la force de tuer, de sa longue pique, Eupithès, le père d’Antinoos. Une symétrie fatale exigeait cette ultime mort : il appartenait à Ulysse, fils de Laërte, de tuer l’arrogant Antinoos, fils d’Eupithès, comme il appartient à Laërte, père d’Ulysse, de tuer Eupithès, père d’Antinoos. Le combat s’engage, mais aussitôt Athéna : « A quoi bon, gens d’Ithaque, cette cruelle guerre ? Sans plus de sang, quittez la lutte, et tout de suite ! A ces mots d’Athéna, tous ont verdi de crainte » (v. 531-533). Le foudre de Zeus vient consacrer la  parole de la déesse aux yeux de chouette. Ulysse désormais lui-même doit consentir à la paix : « “Fils de Laërte, écoute ! O rejeton des dieux, Ulysse aux mille ruses ! Arrête ! Mets un terme à la lutte indécise, et du fils de Cronos, du Zeus à la grande voix, redoute le courroux !” A la voix d’Athéna, Ulysse, tout joyeux dans son cœur, obéit : entre les deux partis, la concorde est scellée (orkia met’amphoteroisin : lie les deux partis par des serments) par la fille du Zeus à l’égide, Athéna : de Mentor, elle avait et l’allure et la voix » (v. 542-548). Tels sont les derniers vers de l’Odyssée. Remarquer que orkia, ce sont des serments oraux, de personne à personne, ce ne sont pas encore des lois écrites, par lesquelles la cité s’oblige envers elle-même, et tous envers tous, indistinctement. L’épopée, qui est le temps des héros, prend fin. Une autre histoire s’annonce : celle de la cité qui délibère, des lois qui soumettent les volontés individuelles, de la discipline collective, du sacrifice de l’individu pour la cause commune. N’est-ce pas finalement Hector, aux yeux duquel il n’était pas de plus belle mort que la mort de celui qui donne sa vie pour le salut de sa patrie, qui l’emporte sur Achille comme sur Ulysse ? Pourtant la victoire finale n’appartient pas à un mortel, mais à une déesse immortelle, Athéna, fille de Zeus, gardienne du pacte social, qui soumet les hommes inconstants au double joug de la raison et de la loi.

 

NOTES

1- « Dans les livres consacrés aux Phéaciens, il est un nom presque tu : celui d’Hermès. Le second Homère ne s’en souvient que deux fois : quand les chefs et les conseillers de Phéacie, le soir, offrent leur dernière libation pour lui, le seigneur du sommeil ; et quand Démodokos, chantant les amours d’Arès et d’Aphrodite, rappelle sa réponse à Apollon. Bien que Poséidon soit la divinité autochtone et le géniteur de ses rois, le vrai dieu de la Schérie est Hermès. Le parfum de Poséidon est lointain. Tout, dans ces livres, est hermétique : le voyage, les couleurs, les plaisirs, le jeu, la légèreté, la magie, le comique subtil, les traversées nocturnes, le secret. Sans le savoir, Ulysse est arrivé dans sa patrie » : Pietro Citati, La Pensée chatoyante, Gallimard, 2004, p. 180. On remarquera qu’Hermès est, avec Athéna, un dieu qui accorde volontiers son aide à Ulysse : il lui donne l’antidote contre la drogue de Circé, sur Aiaié, et c’est lui encore qui vient en messager sur Ogygie pour transmettre à Calypso l’ordre de Zeus : laisser partir Ulysse. On se souvient en outre qu’Ulysse est le petit-fils d’Autolycos, son grand-père maternel, lui-même fils d’Hermès, et qui reçut du divin passeur le don de voler sans jamais se faire prendre (Od. XIX, 396-398).

2- Pietro Citati, La pensée chatoyante, « Folio », Gallimard, 2004, p. 171 : « … à ce moment, Ulysse meurt, se régénère et renaît. Une nouvelle vie, pleine d’enchantements féminins, de couleurs et de lumière l’attend près du fleuve en Schérie » ; Charles Segal « The Pheacians and the Symbolism of Odusseus’ Return », Arion, vol. 1, n° 4, 1962, p. 23 : «  His arrival there, thrown up by the waves, his safe sleep and awakening before Nausicaa, is a rebirth, a restoration to life after the quasi-death on Ogygia. He emerges from the water entirely naked, stripped of all that has been outgrown and outlived, but ready to be reclothed for the resumption of his human life on Ithaca. The Trojan war is now far in the past, a subject of song. »

3- Il y a quatre interventions d’Athéna en Schérie : la déesse donne à Ulysse bel aspect au sortir de son bain (VI, 229-237) ; sous la figure d’une petite fille, elle lui indique le chemin du palais d’Alkinoos et le rend invisible aux Phéaciens (VII, 14-81) ; elle donne à Ulysse une grâce céleste avant les jeux, pour conquérir les cœurs des Phéaciens (VIII, 18-23) ; enfin elle proclame sa victoire au lancer du disque, pour couper court à toute contestation (VIII, 195-198).

4- « Notre hôte, déclare Alkinoos, m’apparaît tout rempli de sagesse. Allons ! Comme d’usage, offrons-lui les présents de l’hospitalité ! Nous avons douze rois de marque dans ce peuple, douze chefs souverains, et je suis le treizième : que chacun fasse donc apporter une écharpe tout fraîchement lavée, une robe, un talent de son or le plus fin » (VIII, 389-393)

5- Démodokos ne précise pas le sujet de la querelle. Des scholies à ce passage de l’Odyssée nous apprennent qu’à l’escale de Lemnos, Ulysse se querella avec Achille : le premier affirmait que Troie serait prise par la ruse et la prudence, le second par la force et le courage. Voir Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, PUF, 1969, article « Ulysse ».

6- Nausicaa prévient Ulysse : « Il ne manque pas d’insolents dans le peuple phéacien pour blâmer par derrière » (VI, 274). Bérard traduit par « insolents » le mot hyperphialoi, qui signifie plutôt « orgueilleux », « arrogants ». Il est significatif que cet adjectif qualifie presque toujours dans l’Odyssée le comportement des prétendants. Sur ce thème, on lira l’analyse de Gilbert Rose, « The Unfriendly Phaeacians », Transactions and Proceedings of the American Philological Association, The John Hopkins University Press, Vol. 100, (1969), p. 390.

7- La généalogie phéacienne s’enracine du côté des géants : Poséidon féconde Péribée, « la plus belle des femmes », fille du Géant Eurymédon, qui a perdu son trône par l’excès de sa violence, Péribée étant sans doute géante elle-même. Cette union enfante Nausithoos, fondateur du royaume de Schérie (Corfou), qui sépare les Phéaciens des Géants et des Cyclopes, comme eux descendants de Poséidon. Nausithoos a deux fils : Alcinoos et Rhéxénor. Ce dernier est tué par Apollon peu après son mariage (« Sitôt marié, Rhéxénor succombait sous les traits d’Apollon, le dieu à l’arc d’argent » : VII, 64-65). Il a une fille, Arêtê. En s’unissant à sa nièce Arêtê, Alkinoos commet donc une union incestueuse. De cette union, sortiront cinq fils et une fille : Nausicaa.

8- Ulysse s’étonne de ce sarcasme inamical : « Pourquoi, Laodamas, ces railleries d’invite ? » (VIII, 153). « Keleuete kertomeontes » : des railleries, sinon des injures (de kertomeô), qui visent exciter, à aiguillonner, à provoquer (de keleuô).

9- La réponse d’Ulysse sera cette fois plus cassante : non seulement il remet à sa place le jeune insolent (« C’est bien mal dit, mon hôte ! Un maître-fou, c’est toi ! » : VIII, 166), mais encore il supplante ses rivaux en lançant aussitôt le disque bien plus loin qu’ils ne l’avaient eux-mêmes lancé.

10- Il est vrai qu’Alkinoos propose à Ulysse la main de sa fille Nausicaa, la figure la plus noble de ce monde ambivalent. Mais il se pourrait que cette offre poursuive un autre but : les douze seigneurs qui conseillent Alkinoos sont, chacun, également en droit d’obtenir la main de la fille de leur suzerain. En conséquence, donner Nausicaa à l’un plutôt qu’à l’autre, équivaudrait à mettre en péril l’équilibre fragile des vanités de ces princes infatués d’eux-mêmes. En accordant Nausicaa à Ulysse, Alkinoos résout ce problème délicat, et esquive la menace d’une sédition. Pour tout ce qui concerne l’hostilité latente, sous des manières affables, des princes phéaciens, on lira avec profit l’article convaincant de Gilbert Rose, « The Unfriendly Phaeacians », Transactions and Proceedings of the American Philological Association, The John Hopkins University Press, Vol. 100, (1969), pp. 387-406.

11- On lira sur ce thème les superbes pages de Charles Segal, « The Pheacians and the Symbolism of Odusseus’ Return », Arion, vol. 1, n° 4, hiver, 1962, p. 54-56.

12- Poétique, 1459 b, 15-16 : « L’Iliade est simple et à effets violents, l’Odyssée complexe (ce n’est que reconnaissance d’un bout à l’autre) et centrée sur le caractère. »

13- Aristote en effet résume ainsi l’Odyssée : « Dans l’Odyssée, le sujet n’est pas long. Un homme erre loin de son pays pendant de nombreuses années, étroitement surveillé par Poséidon et isolé. De plus, les choses se passent dans sa maison de telle sorte que sa fortune est dilapidée par des prétendants et son fils livré à leurs embûches. Il arrive, lui, en proie à la détresse, et s’étant fait lui-même reconnaître de quelques-uns (anagnôrisas tinas), il attaque et est sauvé tandis que ses ennemis périssent » (Poét. 55 b 16-23).

14- Aristote, dans la Poétique, note le caractère fragile de la reconnaissance qui s’appuie sur un signe extérieur,  ici la cicatrice d’Ulysse. Toutefois, le fait qu’Ulysse soit reconnu, et non qu’il se fasse reconnaître, contribue à l’authenticité de la reconnaissance : « Des signes de reconnaissance, on peut user plus ou moins bien : par exemple, Ulysse est reconnu, mais d’une façon différente par la nourrice et par les porchers ; dans ce dernier cas, où le signe est invoqué comme preuve, la reconnaissance est plus étrangère à l’art, et il en est toujours ainsi pour les reconnaissances de ce type, tandis que celles qui résultent d’un coup de théâtre, comme dans la scène du lavement des pieds, sont meilleures » (54 b 25-30). On remarquera que la cicatrice d’Ulysse est toujours désignée, dans le texte grec, par le mot sêma, le Signe.

15- Dans sa plaidoirie en vue de l’attribution des armes d’Achille, après la mort du fils de Pélée, Ajax de Télamon insulte son rival Ulysse, qui prétend également à ces armes, en le désignant par cette périphrase : « celui qui est né du sang de Sisyphe » : Ovide, Métamorphoses, XIII, 26. Egalement Caius Julius Hyginus, fable 201, consacrée à Autolycos.

16- « Iphitos, rencontrant Ulysse, lui donna cet arc, que le grand Eurytos jadis avait porté, et qu’il avait laissé, en mourant, à son fils dans sa haute demeure. En retour, Iphitos avait reçu d’Ulysse une lance robuste avec un glaive à pointe. Ce jour-là avait fait d’eux les plus unis des hôtes » (XXI, 31-35).

17- « Télémaque fit l’essai. Trois fois, pour bander l’arc, il ébranla la corde. Trois fois il dût lâcher, malgré tout son espoir de pouvoir tendre l’arc et traverser les fers. Il s’y reprit encore, et peut-être allait-il réussir à cette fois, quand Ulysse, d’un signe (aneneue, de ananeuô, ramener la tête en arrière en signe de refus ou de contrariété, relever la tête avec réprobation), arrêta son effort » (XXI, 124-129).

18- « Le héraut reparut, menant le brave aède à qui la Muse aimante avait donné sa part et de biens et de maux car, privé de la vue, il avait reçu d’elle le chant mélodieux. Pour lui faire une place au centre du festin, Pontonoos prit un fauteuil aux clous d’argent, qu’il s’en vint adosser à la haute colonne, et, pendant au crochet, au-dessus de sa tête, la cithare au chant clair, il lui montrait à la reprendre de ses mains » (VIII, 62-69).

19- Pietro Citati, La Pensée chatoyante, « Folio », Gallimard, 2004, « Les sommeils de Pénélope », p. 303-324.

20- Charles Segal remarque combien le comportement d’Ulysse pendant le massacre est semblable au festin cannibale du Cyclope inhumain : « In preparing Odysseus for the bloody deed of revenge at his arrival on Ithaca, even Athena had taken pleasure in envisaging "some one of the suitors splattering the ground with his blood and his brains" (XIII, 395 sq). Her contemplated revenge is strikingly similar to the Cyclops' murderous feasting (cf. IX, 289 sq). Her expectation seems to be realized when we do in fact hear of Odysseus, in third-person narration, as "splattered with the blood and gore" of the suitors, though to the relief of the modern reader Homer leaves out the brains (XXII, 402). Here too Odysseus, like the Cyclops, is compared to a ravening lion (XXII, 402-5; IX, 292 ; cf. IV, 335 sq) » : Charles Segal, « Divine Justice in the Odyssey : Poseidon, Cyclops and Helios », The American Journal of Philology, vol. 113, n°4 (hiver 1992), p. 514.

21- Ulysse, toutefois, a appris : quand Euryclée, voyant tous les prétendants morts, pousse « la clameur de triomphe » (403), Ulysse lui dit aussitôt : « Vieille, aie la joie au cœur ! Mais tais-toi ! Pas un cri ! Triompher sur les morts est une impiété ! C’est le destin des dieux qui les tue, et leurs crimes : qu’on fut noble ou vilain, quand on les abordait, ils n’avaient pour tout homme que mépris ; c’est leur folie qui leur valut ce sort affreux » (XXII, 412-416).

22- Pierre Carlier, Homère, Fayard, 1999, p. 259-260.