Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mardis de la Philo : 3-12-2013
Mise en ligne : 1-5-2014

 

 

 

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1- Incantation poétique

2- Héros et dieux

3- Guerre et paix

4- D'Achille à Ulysse

5- Poétique du dépaysement

6- Retour et reconnaissance

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HOMERE, OU L'AMOUR DE LA VIE
V- L'Odyssée :
La poétique du dépaysement

 

            La composition de l’Odyssée, quand on la compare à celle de l’Iliade, paraît d’une bien grande complexité. Le récit de l’Iliade, linéaire et chronologique, répond au schéma qu’Aristote, près de cinq siècles après Homère, définira comme étant celui de la tragédie : le déroulement du drame se fait en trois actes, s’ouvrant sur une situation qui se noue, un conflit qui se tend (desis) ; puis le sens de l’action se renverse à la suite d’un coup de théâtre (peripeteia) ; enfin, une fois consumées les conséquences de ce retournement de situation, advient la reconnaissance (anagnôrisis) du nouvel ordre du monde enfantée par la révolution tragique (1). Dans l’Iliade, épopée en forme de tragédie, le « nœud », ou le conflit d’où tout va naître, est serré par la querelle d’Achille avec Agamemnon ; le coup de théâtre, qui va retourner la situation, s’accomplit avec la mort de Patrocle, qui contraint Achille à entrer dans le combat et inverse ainsi l’équilibre des forces entre Grecs et Troyens ; enfin la reconnaissance, est le thème de la rencontre nocturne de Priam et d’Achille, qui rétablit, par delà la fureur inhumaine de la guerre, et au nom de Zeus l’Hospitalier, le respect envers les dieux et l’estime envers les hommes.
            Il ne serait sans doute pas impossible de trouver un schéma semblable dans l’Odyssée : le nœud se serre par la situation insupportable de Pénélope et de Télémaque envahis et progressivement dépouillés par les prétendants qui courtisent la reine ; le coup de théâtre consiste bien sûr dans le retour d’Ulysse à Ithaque, le massacre des prétendants et le rétablissement de l’ordre ; enfin la reconnaissance s’accomplirait à la fois sur le plan privé (reconnaissance d’Ulysse par Pénélope) et sur le plan public (le contrat social qui, sous l’égide d’Athéna, rétablit la paix entre les clans familiaux qui luttent pour le trône d’Ithaque à la fin du chant XXIV). Pourtant, ce schéma, trop simple, ne rend pas compte de l’extrême subtilité du récit odysséen. Après un prologue où l’on voit Athéna à la cour de Zeus Olympien prendre parti pour Ulysse, on se transporte avec la déesse – qui a pris les traits Mentès, seigneur de Taphos – dans le palais d’Ulysse, pour s’embarquer, avec Télémaque, pour un long voyage à la recherche du père disparu, chez Nestor d’abord, roi de Pylos, puis chez Ménélas, roi de Sparte (chants I-IV). C’est seulement au chant V, après un nouveau prologue consacré à l’assemblée des Olympiens – on décide alors d’envoyer le messager divin Hermès pour ordonner à la nymphe Calypso de mettre fin à la réclusion d’Ulysse sur son île – qu’on revient aux aventures du héros qui donne son nom à l’épopée, Ulysse soi-même. Ce nouvel ensemble, qui occupe huit chants (V-XII), et ne prend vraiment fin que lorsque Ulysse aborde enfin aux rives d’Ithaque (début du chant XIII), est l’objet d’un récit compliqué par une sorte de flash-back à plusieurs voix qui brouille l’ordre simplement chronologique des événements : c’est Homère qui chante en premier lieu les tribulations de son héros s’aventurant sur un radeau, de l’île de Calypso à l’île des Phéaciens où, après avoir traversé de nombreux périls, il est accueilli à la cour du roi Alkinoos (chants V-VII) ; puis c’est ensuite Démodokos, l’aède de cette cour, qui se substitue à Homère pour trois chants apparemment étrangers au thème de l’Odyssée (il s’agit de la dispute qui oppose Ulysse à Achille, des amours d’Arès et d’Aphrodite et de la prise de Troie par les Achéens) (2) (chant VIII), et enfin c’est Ulysse lui-même qui prend la place de l’aède pour nous faire part de ses propres aventures qui ont précédé, depuis la prise de Troie, sa captivité dans l’île de Calypso (chants IX-XII). Et c’est ainsi seulement à partir du chant XIII qu’Homère reprend la parole pour évoquer, cette fois en se conformant à l’ordre chronologique, comment Ulysse de retour à Ithaque retrouve son fils et son épouse, et rétablit son trône menacé par l’arrogance des prétendants (chants XIII-XXIV). Seule cette dernière partie – le retour d’Ulysse et la restauration de sa royauté – est conforme au schéma aristotélicien de la tragédie. Pourquoi l’avoir fait précéder des deux premières parties (voyage de Télémaque et aventures d’Ulysse), et au surplus pourquoi avoir adopté pour le récit des aventures d’Ulysse une composition aussi recherchée ?
            Si l’on veut bien déchiffrer, comme nous l’avons proposé dans la leçon précédente, dans les aventures d’Ulysse un parcours initiatique – l’institution progressive de l’humanité se substituant à l’inhumanité du héros iliadique – on reconnaîtra dans la double entrée de l’Odyssée (les voyages de Télémaque, puis ceux d’Ulysse lui-même) deux romans d’apprentissage dont les pédagogies inverses se complètent subtilement. Télémaque devient un homme en partant à la recherche de son père, non pour s’identifier à lui, mais pour affirmer son autonomie. Ni mort ni vivant, fantôme omniprésent, Ulysse est indépassable et écrase de son poids l’adolescent désireux de passer à l’âge d’homme : il faut au fils – qui ressemble tant à son père (3) – ou bien qu’Ulysse soit mort, ou bien qu’il revienne vivant et sauve la royauté. Mais seulement absent, ni mort ni vivant, la vacance du pouvoir autorise tous les excès des prétendants, et interdit à Télémaque de prétendre au trône (4). Aussi Télémaque, en compagnie de son pédagogue – Athéna sous les traits de Mentès – va-t-il consulter des figures de la paternité comme de la royauté qui accompagnaient Ulysse dans l’expédition en Troade : le vieux Nestor à Pylos, entouré de ses fils, qui pieusement sacrifie un taureau à Poséidon (qui est précisément l’ennemi d’Ulysse), et, dans son palais de Sparte, Ménélas, frère du roi Agamemnon assassiné par Egisthe avec la complicité de Clytemnestre. Télémaque se prépare ainsi à l’exercice du pouvoir, il acquiert en assurance et en autonomie et s’affranchit de la dépendance maternelle comme de la proximité humiliante des prétendants. Quand Ulysse reviendra à Ithaque, il ne retrouvera plus un enfant, mais bien un homme capable de lui succéder (5) : au quatrième essai, Télémaque aurait bien pu tendre l’arc de l’épreuve des douze haches alignées, mais c’est le père retrouvé, Ulysse lui-même qui, d’un signe, lui ordonne alors de renoncer (XXI, 124-125).
            Tandis que le fils suit ainsi le chemin qui, de l’adolescence, conduit à l’âge d’homme, le père de son côté, de retour de Troie, progresse sur le chemin qui, de l’inhumanité de la guerre, qui est dans l’Iliade l’envers de la surhumanité héroïque, le conduit à la civilisation qui seule est à la mesure de l’homme. Les deux parcours sont inverses et symétriques et convergent en un même point, la parfaite humanité d’une volonté autonome, qui se gouverne elle-même, et qui a su s’affranchir à la fois de l’aliénation de l’enfance et de la démesure du surhomme. Ce point, c’est l’île d’Ithaque où Télémaque, transformé par l’expérience sous la conduite d’Athéna, et Ulysse, qui a appris ses limites par les terribles épreuves que les dieux lui ont envoyées, se rencontrent au chant XVI dans la cabane du divin porcher Eumée et conjuguent leurs forces pour la reconquête du pouvoir. C’est ainsi que le double prologue – voyage de Télémaque puis voyages d’Ulysse – trouve sa pleine justification en tant qu’il constitue le double apprentissage du fils et du père, ainsi aguerris et préparés pour leur union dans l’exercice purement humain – c'est-à-dire politique – de la souveraineté. Chacun, en son destin, suit son propre parcours, Télémaque accompagné d’Athéna – sagesse, prudence et raison – jusqu’au point où, ayant intériorisé la divinité, il peut être son propre maître ; et Ulysse, privé du secours d’Athéna et comme maudit des dieux, ne devant compter que sur ses propres forces, rançon de l’orgueil héroïque qui refuse toute aide extérieure. En dehors d’une courte apparition en Schérie, sur l’île des Phéaciens, Athéna est remarquablement absente lors des tribulations d’Ulysse sur la méditerranée, laissant le héros faire seul l’expérience amère que lui impose sa prétention à la surhumanité. En revanche, dès qu’Ulysse touche aux rives d’Ithaque (chant XIII), Athéna apparaît et désormais ne quitte plus le héros et lui apporte son secours jusqu’aux derniers vers du dernier chant : « A la voix d’Athéna, Ulysse, tout joyeux dans son cœur, obéit : entre les deux partis, la concorde est scellée par la fille de Zeus à l’égide, Athéna : de Mentor, elle avait et l’allure et la voix » (XXIV, 545-548). Remarquons en outre que l’humanisation progressive d’Ulysse est parallèle à l’intériorisation d’Athéna : la voix de la fille de Zeus se confond avec le for intérieur du héros, Ulysse s’entretenant avec Athéna comme on se parle à soi-même. La déesse aux yeux de chouette n’est plus la jeune fille belliqueuse et partisane de l’Iliade, elle est désormais l’allégorie de la prudence qu’Ulysse a douloureusement acquise au cours de ses épreuves. De l’Iliade à l’Odyssée, la divinité s’intériorise et s’enrichit en sagesse, en réflexion et en justice : les dieux ne sont plus des gamins passionnés qui jouent depuis l’Olympe avec les vies des pauvres mortels, ils acquièrent dans l’Odyssée une nouvelle majesté qui fait d’eux les alliés de l’homme devenu raisonnable, et maintenant maître de lui-même. Il est vrai qu’on pourrait, dans l’Odyssée elle-même, opposer la rage aveugle de Poséidon, acharné à perdre Ulysse, maudit par le dieu pour avoir aveuglé son fils le Cyclope Polyphème, à la justice de Zeus l’Hospitalier, qui peut compter sur le concours de sa fille Athéna, qui préserve Ulysse d’une mort injuste et bénit son retour à la royauté d’Ithaque, en un monde ou la politique est l’affaire des hommes entre eux, ni infantile (l’état d’où vient Télémaque) ni surhumaine (l’état d’où vient Ulysse), mais simplement humaine, à la mesure de l’homme. Si bien que Poséidon vaut dans l’Odyssée comme un dieu archaïque, venu des âges obscurs (il est proche des monstres, des Cyclopes et des Géants), tandis qu’Athéna est la divinité des temps nouveaux, du contrat social qui scelle la paix entre les clans rivaux (XXIV) et de la progressive illumination, dans l’intériorité de l’homme pensant, de la sagesse et de la réflexion.
            Il reste à comprendre l’audacieux flash-back qui conduit le récit à régresser en son antériorité pendant les quatre chants (IX-XII) où Ulysse, devenu aède à son tour, raconte à la cour d’Alkinoos ses aventures qui ont précédé, depuis son retour de Troie, son séjour dans l’île de Calypso, c'est-à-dire très précisément l’épisode de son histoire sur lequel s’ouvre le chant I. Mais il n’y a à cela rien de bien étrange si toutefois, comme nous venons de le comprendre, le chemin suivi par Ulysse dans le monde des mortels – sa progressive humanisation – est parallèle au chemin suivi par la divinité dans le monde des immortels – sa progressive intériorisation : en faisant d’Ulysse le récitant des épreuves par lesquelles il est lui-même passé, Homère contraint le héros à se représenter à ses propres yeux la légende qui lui est attribuée, et par conséquent non plus à la subir comme un destin qui lui serait imposé de l’extérieur, mais à la comprendre comme la leçon de sa propre vie, à la réfléchir dans le for intérieur où Ulysse débat avec lui-même, à se l’approprier par le travail de la réflexion. Platon reprochait à Homère d’abuser du style direct qui, en donnant la parole aux héros des temps passés, les fait en quelque sorte apparaître en personne et produit ainsi un effet mimétique qui impressionne les âmes demeurées dans l’enfance (République, III, 392c – 394b). Mais c’est au contraire sous une forme réfléchie qu’Ulysse, par une sorte d’examen de conscience, doit revenir sur son passé pour en faire le récit, et ainsi apprendre à se l’approprier, à devenir lui-même, c'est-à-dire à renoncer à son nom d’errant – « Personne » – pour retrouver le nom qui est le sien en son pays, sa famille, et parmi les hommes de sa patrie : « Ulysse ». En redevenant humain, Ulysse redevient lui-même, et la discipline du chant, qui substitue à l’action elle-même la réflexion sur l’action, contribue puissamment à cette réconciliation avec soi-même. Pour Ulysse, le retour de Troie sera un retour vers soi. Et c’est la raison pour laquelle, de tous les héros du Nostos, Ulysse est le seul digne de recevoir l’honneur de toute une épopée d’Homère.
            Ainsi compris le schéma compositionnel qui guide le Maître de l’Odyssée, il nous faut maintenant suivre, comme un pion sur un jeu de l’oie divin, les étapes successives d’Ulysse dans son voyage au long cours. Il ne suffit pas en effet de déchiffrer en l’Odyssée une pédagogie de l’humanité, le pèlerinage qui se transporte de la surhumanité héroïque d’Achille, le héros de l’Iliade, à la prudence endurante d’Ulysse, le héros de l’Odyssée : il faut encore comprendre les degrés de cette initiation, et la raison de leur suite, et en quel sens l’humanisation de l’homme doit passer par toute une suite d’épreuves, depuis le pillage d’Ismaros, ville de Thrace mise à sac par Ulysse de retour de Troie, dans le pays des Kikones, jusqu’à la cour du roi Alkinoos dans l’île de Schérie, où vivent les  Phéaciens qui transporteront sur un navire magique, qui court sur les flots à la vitesse d’un quadrige au galop (XIII, 81-85), Ulysse en son royaume. Homère fut dès l’antiquité, et surtout dans l’antiquité tardive, l’enjeu d’une allégorisation hyperbolique (6). Il ne l’aurait pas été si l’on n’avait pas pressenti, sous l’enchantement du poème, le roman d’apprentissage. Il nous faut en retrouver les chapitres et suivre le héros d’endurance en chacune des péripéties qui scandent son voyage : la guerre portée chez les Kikones, la tentation de l’oubli chez les Lotophages, la férocité du Cyclope, l’hospitalité puis la malédiction d’Eole, la sauvagerie des Lestrygons, la séduction de Circé l’enchanteresse, la descente aux enfers, le chant des Sirènes, la passe périlleuse de Charybde et Scylla, l’île du Soleil et ses troupeaux divins, le long séjour en captivité dans l’île de Calypso la divine, enfin l’arrivé tumultueuse en Schérie, où Ulysse est accueilli par la merveilleuse Nausicaa et introduit dans la cour du roi son père, Alkinoos. Tel est le périple d’Ulysse au pays de l’inhumain (il y rencontre des cyclopes, des géants, des monstres, des déesses – Calypso – et des dieux – Hermès – des revenants qui ont muté en vampires, des créatures utopiques, pleines de grâce et proches des dieux : les Phéaciens ; mais des hommes, point !) qui l’achemine périlleusement vers le pays des hommes, c'est-à-dire dans sa patrie. Il est possible de distinguer, entre ces aventures fantastiques, plusieurs types, ou catégories. L’expérience de l’inhumain qu’Ulysse doit endurer a en effet deux visages : la gueule horrible de la bestialité (les Cyclopes, les Lestrygons, Charybde et Skylla) ou la séduction fatale de l’étrange (la fleur de Lotos chez les Lotophages, les Sirènes, Circé et Calypso), l’horreur de l’exil ou la tentation de l’exotisme. Cette dualité n’exclut cependant pas l’ambivalence : Circé est tantôt la magicienne perfide qui, des hommes, fait des bêtes, et tantôt l’amante experte qui aide Ulysse à affronter les périls qui l’attendent ; ainsi les Sirènes, à la fois séduisantes et dévoratrices, aimables et mortelles ; ainsi encore Eole, offrant d’abord au navigateur une généreuse hospitalité, puis le repoussant ensuite en le maudissant. Au centre de ce parcours, comme la reconnaissance de ce qui fait, pour l’homme, de sa propre condition, la plus grande des énigmes : la descente aux enfers, pendant laquelle Ulysse consultant Tirésias fait l’apprentissage de son destin, et rencontrant Achille apprend à estimer le prix de la vie à l’aune de la mort, qui est un néant. Cet ensemble cohérent est encadré par deux expériences médiatrices : le pillage au pays des Cicones – par lequel Ulysse s’enlise davantage encore dans l’inhumanité où la guerre l’a fait déchoir – et le portrait du héros en aède dans le palais d’Alkinoos – séjour pendant lequel Ulysse, faisant retour sur son passé, retrouve l’humanité qu’il avait perdue. Reprenons, une à une, les diverses étapes de ce pèlerinage de la vie humaine.

            En quittant Troie, la flotte commandée par Ulysse commence par se livrer au pillage et à la piraterie : on met à sac Ismaros, la ville des Cicones (IX, 39-40), on tue les guerriers, on s’empare des femmes et des richesses. Mais les citoyens se révoltent contre ces violences barbares, et attaquent leurs agresseurs, qui cèdent sous l’assaut et s’empressent de reprendre la mer, « l’âme navrée, contents d’échapper à la mort, mais pleurant les amis » (IX, 62-63) (7). Nous sommes ici encore dans l’histoire, les Cicones étant un  peuple historique, qu’Homère mentionne parmi les alliés de Priam dans l’Iliade (II, 846), et qu’Hérodote cite parmi les peuples dont le territoire fut traversé par l’armée de Xerxès (VII, 59). Cette violence gratuite et sans honneur (8) emporte Ulysse et ses compagnons au pays de l’irréel : il sera désormais étranger à l’humanité, et ne rencontrera par la suite sur son chemin que des monstres ou des dieux. Ulysse, de guerrier errant, se fait pirate. Avec cet épisode, l’héroïsme de l’épopée sombre dans le brigandage. Achille lui-même n’a-t-il pas participé à des raids de piraterie quand il mit à sac l’île de Skyros et emporta avec lui la belle « Iphis  à la taille ronde », dont il fit don à Patrocle, et qui partage au chant IX de l’Iliade la couche de l’ami du fils de Pélée (IX, 666-668) ? A l’époque d’Homère, le commerce n’est pas éloigné de la piraterie, et Nestor, quand il accueille à Pylos Télémaque accompagné d’Athéna sous l’aspect de Mentor, fait le lien entre les deux activités : « Mes hôtes, votre nom ? D’où arrivez-vous sur les routes des ondes ? Faites-vous le commerce ? N’êtes-vous que des pirates qui follement courez et croisez sur les flots, et risquant votre vie, vous en allez piller les côtes étrangères ? » (III, 71-74) (9). Pourtant la transformation d’Ulysse de chef d’armée en chef de bande, de conquérant en pilleur, n’est peut-être pas si grande, et il se pourrait que, dans l’esprit d’Homère, il n’y ait en fin de compte guère de différence entre le seigneur de la guerre et le pilleur sans foi ni loi. Thucydide n’écrit-il pas au début des guerres du Péloponnèse : « Vivre de guerre et de butin est le rêve de tous les peuples encore barbares » (I, 5) ?

            Quittant le pays de l’histoire, et faisant cap sur celui de la légende, Ulysse et sa bande abordent, après une terrible tempête envoyée par Zeus (10) (Poséidon n’est pas encore l’ennemi déclaré d’Ulysse), et une longue dérive provoquée par le courant qui bloque le cap Malée, au pays des Lotophages (l’île de Djerba, selon Strabon suivi Bérard). Ces étranges habitants droguent leurs hôtes pour mieux les mettre à mort. Quiconque goûte au fruit du Lotos perd la mémoire et sombre dans l’inconscience : « Sitôt que l’un d’eux goûte à ces fruits de miel, il ne veut plus rentrer ni donner de nouvelles : tous voudraient se fixer chez ces mangeurs de dattes, et gorgés de ces fruits, remettre à tout jamais la date du retour » (IX, 94-97). Mais Ulysse est l’homme qui ne veut pas perdre la mémoire, qui résiste à la tentation de l’oubli : il contraint aussitôt ses compagnons à rembarquer. Jamais Ulysse ne renonce à Ithaque, et cette fidélité le préserve de l’amnésie, qui est la perte de l’identité. Il est de nombreuses drogues d’oubli dans l’Odyssée : le népenthès qui apaise toute douleur et que verse Hélène – c’est toujours aux femmes magiciennes qu’il appartient de donner le breuvage de l’oubli – au palais de Ménélas (IV, 21-232) ; le fruit du Lotos qui abolit toute volonté personnelle ; la drogue de la voluptueuse Circé, qui fait des hommes des bêtes, et contre laquelle Ulysse recourt à l’herbe magique « moly » que lui a donnée Hermès en personne (X, 302-335). Ulysse l’endurant (polutlas) peut déchoir, mais il ne renonce jamais à savoir, et veut pour cela garder en mémoire le trésor des expériences accumulées, thésauriser le passé qui l’a fait devenir ce qu’il est.

            A l’île des Lotophages succède le pays des Cyclopes, allégorie de la vie sauvage : « Le pays des Yeux ronds : brutes sans foi ni lois qui, dans les Immortels, ont tant de confiance qu’ils ne font de leurs mains ni plants ni labourages ; sans travaux ni semailles, le sol leur fournit tout, orges, froment, vignobles et vin des grosses grappes, que les ondées de Zeus viennent gonfler pour eux. Chez eux, pas d’assemblée qui juge ou délibère ; mais, au haut des grands monts, au creux de sa caverne, chacun, sans s’occuper d’autrui, dicte sa loi à ses enfants et femmes » (IX, 106-115). La vie sauvage s’abandonne à la nature, ignore la culture et la vie politique : elle ne connaît que le lait des brebis et le fromage, objet de l’unique travail qui vient interrompre cette vie oisive (11). Elle ignore tout des devoirs qu’on doit à Zeus l’Hospitalier (« Les Cyclopes n’ont à se soucier ni des dieux fortunés ni du Zeus à l’égide » : IX, 275) (12). Elle consomme les aliments crus et ignore la cuisson. Elle est enfin cannibale : Polyphème croque allègrement quelques-uns des compagnons d’Ulysse. Ulysse réussit pourtant à fuir cet enfer, qui ressemble assez à l’âge d’or, ou âge de Kronos, qui fut celui des premiers hommes, tel du moins que nous le décrit Hésiode. Après avoir endormi Polyphème avec le vin de Maron, prêtre d’Apollon qu’il avait épargné lors du sac d’Ismaros, Ulysse et ses compagnons crèvent l’œil unique du Cyclope en enfonçant dans l’orbite, comme le menuisier tourne la tarière, un lourd pieu bien affûté et durci au feu. Le primitif est immédiat et spontané, il ne sait ni cacher ni ruser : il n’a qu’un œil et ne voit que devant lui. Le héros d’Ithaque sait en revanche se dissimuler sous des masques divers, et se rendre ainsi invisible aux yeux de ses ennemis. La supériorité d’Ulysse sur le Cyclope lui vient de cette réserve intérieure qu’il garde pour lui-même, le secret d’une conscience retirée dans les cavernes de l’âme, sans lequel il ne disposerait pas de ce retrait qui lui permet d’abuser autrui. Ulysse, ainsi devenu invisible à Polyphème aveuglé, peut prétendre se nommer « Personne », Outis en grec (IX, 408). Quand le Cyclope mutilé hurlera sa douleur et appellera ses semblables à le venger de « Personne », ceux-ci lui rétorqueront que si « personne » (en grec -tis – IX, 410 et 414 – qui signifie également la ruse et la duperie, autre surnom d’Ulysse qu’on dit souvent « polumêtis », l’homme aux multiples ruses) est responsable de ce crime, il n’est donc pas nécessaire de le venger (13). Les Cyclopes se flattent de ne pas avoir de solidarité les uns avec les autres : aussi Polyphème ne doit-il pas se plaindre. Pourtant, Ulysse, péchant par orgueil et démesure, ne peut s’empêcher de narguer le Cyclope, une fois parvenu au large : « Cyclope, si quelqu'un des mortels vient savoir le malheur qui t’a privé de l’œil, dis-lui qui t’aveugla : c’est le fils de Laërte, oui, le pilleur de Troie, l’homme d’Ithaque, Ulysse » (IX, 502-505). En l’état de sauvagerie où il se trouve lui-même, Ulysse aurait mieux fait de demeurer « Personne » : Polyphème dénoncera son agresseur à Poséidon, qui protège le peuple des Cyclopes, et qui persécutera désormais impitoyablement Ulysse le Navigateur. Celui-ci ne sait pas encore résister à la tentation de l’agôn, à la démesure du défi héroïque, de la provocation à la haine, de la déclaration de guerre. Il ne sait pas encore quand il est opportun de déclarer son identité véritable, et quand il faut la dissimuler. Il n’est pas en accord avec lui-même. Il sera plus prudent à la cour des Phéaciens, et plus encore à Ithaque, déguisé en mendiant au beau milieu des prétendants. L’anonymat d’Ulysse, devenu « Personne », est au centre de l’Odyssée, dans la mesure où le voyage au pays de la légende est une longue perte d’identité qui marque le déclin d’Ulysse. De même que la reconquête du pouvoir à Ithaque sera l’épreuve au terme de laquelle Ulysse redeviendra ce qu’il est en effet : le fils de Laërte et l’époux de Pénélope. Le divin se montre toujours pour ce qu’il est, la bête se réfugie pour toujours dans l’inconscience. Il est humain de tantôt se montrer, de tantôt se cacher, de se faire tantôt Ulysse et tantôt Personne, n’acquérant ainsi de  véritable identité qu’à la condition de maîtriser également l’escamotage et l’ostentation. La question « qui suis-je ? » est au cœur de cette phénoménologie de la conscience de soi qui définit la trame véritable du récit de l’Odyssée.

            Après les Cyclopes, Ulysse et ses compagnons abordent dans l’île d’Eole, dont l’emplacement est incertain. Le Seigneur des Vents a donné ses six filles pour épouses à ses six fils, son île est flottante, sa localisation indéterminée, elle se dérobe aux navigateurs, elle est farouchement fermée aux étrangers : « une côte de bronze, infrangible muraille, l’encercle tout entière » (X, 3-4). Société incestueuse, close sur elle-même, qui détient des pouvoirs archaïques et magiques. Eole, maître des vents qui sont les fils d’Aurore (Borée, Notos et Zéphyr), est une divinité terrible pour les navigateurs, tantôt propice et tantôt néfaste. Dieu imprévisible : la première visite chez Eole est favorable, la seconde est catastrophique. Le Vent et la Fortune : deux divinités incarnant le caprice du destin. Eole donne à ses hôtes une outre dans laquelle il a enfermé les vents impétueux. Ulysse peut donc repartir pour Ithaque en toute tranquillité, mais ses compagnons, pendant son sommeil (lorsque les dieux veulent perdre Ulysse, ils lui envoient un doux sommeil), ouvrent l’outre magique, libèrent les vents et déclenchent une terrible tempête : alors même qu’ils sont tout proches des rives d’Ithaque, le bateau est emporté, dérive et revient à son point de départ. Cette fois, Eole chasse ses hôtes, maudits à ses yeux par Poséidon lui-même : « Décampe de mon île, ô le rebut des êtres ! Car je n’ai plus le droit de t’accorder mes soins, ni de te reconduire : un homme que les dieux fortunés ont en haine ! Décampe ! Tu reviens sous le courroux des dieux ! » (X, 72-75). Les anciens se sont beaucoup interrogés sur la signification du nom d’Ulysse qui, à l’inverse des noms des autres héros homériques, est étranger à l’onomastique grecque. Homère lui-même suggère une étymologie, en rapprochant Odusseus de odunai (XVII, 56 et XIX, 117), qui évoque l’idée de souffrance, et de odussomai, être irrité contre quelqu'un, haïr (XIX, 275-276, et 407) : Ulysse est ainsi à la fois le maudit, qui a irrité les dieux et souffre de leur haine, et le héros courroucé par l’audace des prétendants, les maudissant à son tour et leur donnant la mort (14).

            Au bout de six jours de navigation, l’équipage parvient au pays lestrygon, où vivent des géants cannibales qui veulent aussitôt massacrer les intrus et en faire leur dîner. Les Lestrygons cherchent à tuer les humains en « harponnant les hommes d’Ulysse comme des poissons (ikhthus) » (X, 124). Homère fait peut-être allusion à une méthode de pêche particulièrement cruelle, dite « la madrague » : on piège les thons au cours de leur migration dans de grands filets, qu’on nomme « la chambre de la mort », et on les assomme jusqu’à la mort. Cette technique se pratique encore au large des côtes de Sicile et de Tunisie, et c’est à une madrague qu’on assiste dans le film de Rossellini, Stromboli (1950). C’est le souvenir de cette pêche qui conduit Victor Bérard à traduire ikhthus par thon. Aux yeux des Lestrygons, l’homme n’est qu’une bête qu’on bat à mort pour la dévorer. Le voyage d’Ulysse a franchi un degré supplémentaire dans l’apprentissage de l’horreur. Sur les douze navires d’Ulysse, les Lestrygons en fracassent onze : seul le navire d’Ulysse en réchappe. Au fur et à mesure qu’Ulysse progresse en son voyage, il perd ses compagnons et se dépouille de tout ce qu’il possède : il sera seul et nu quand il abordera enfin aux rives de Schérie. Il faut avoir souffert l’épreuve du parfait dépouillement pour connaître ce qu’il nous reste quand nous avons tout perdu.

            Ulysse et les rares survivants réussissent à fuir. Ils vont se réfugier sur l’île d’Aiaiê, sur laquelle règne Circé qui retiendra ses hôtes une année durant. Circé est magicienne, entourée de loups et de lions, proche encore du règne animal, et maîtresse en métamorphoses. Un immense cerf (« c’était vraiment un monstre ! », mega therion : X, 171, et 180) garde l’île : Ulysse le perce de sa lance, et ce gibier fait l’objet d’un festin que se partagent les navigateurs. Etrange épisode, qui évoque l’idée d’un sacrifice à quelque dieu sauvage. Les premiers compagnons d’Ulysse qui se risquent chez l’Enchanteresse sont invités à boire un philtre magique, qui les transforme aussitôt en porcs. Circé est maîtresse en volupté et, par la magie de sa séduction, fait des hommes des bêtes. Ulysse seul échappe au charme, par la vertu d’un antidote – la mystérieuse herbe « moly » – que lui fournit Hermès, rencontré en chemin. Circé cède au bel inconnu qui déjoue son sortilège, et aussitôt lui propose de faire l’amour. Le séjour d’Ulysse chez Circé est placé sous le signe de la sensualité, non de l’amour. Circé est experte courtisane, amante mais non aimante. A l’inverse de Calypso, elle se donne sans doute, mais ne donne pas à Ulysse ce qui la fait divine : son immortalité ; elle ne retient pas Ulysse, mais le laisse au contraire partir, si tel est son désir : « Si, dans cette maison, ce n’est plus de bon cœur que vous restez, partez ! » (X, 489). L’île de Circé est peut-être le premier épisode qui fait retour de l’inhumain vers l’humain, à l’image des compagnons d’Ulysse d’abord métamorphosés en porcs puis rétablis dans leur forme humaine. Mais cette humanité est sans attachement véritable, et Circé voit partir son amant d’une année sans verser la moindre larme. Etrange Circé, qu’on a comparé parfois à la terrible Ishtar, déesse babylonienne de l’amour physique et de la guerre, et qui règne également sur la vie et sur la mort. Comme les Sirènes, Circé est d’abord une voix, le chant de la tisseuse, figure de la Parque, ou du destin : « Ils entendent Circé chanter à belle voix et tisser au métier une toile divine, un de ces éclatants et grands et fins ouvrages, dont la grâce trahit la main d’une déesse » (X, 221-223). Elle seule connaît le chemin qui conduit au royaume des morts : la magicienne de la Volupté, fille du Soleil et de Persée, communique avec le royaume des ténèbres, le monde souterrain où les morts se lamentent. Ulysse se laisse d’abord envoûter par le charme, et jouit d’un plaisir sensuel qui lui fait oublier et le temps et la mort. Le fils de Laërte reste une année entière auprès de la magicienne : année de vacance, d’absence à soi-même. Ulysse redevient « Personne » : il semble bien que, durant cette année, il ne fasse rien, sinon l’amour. Le héros est devenu un être passif, et qui se laisse vivre. Pour une fois, ce n’est pas par ruse qu’il a su esquiver le danger, c’est par le secours inespéré d’un dieu, Hermès, qu’il a pu dénouer le sortilège de Circé qui, d’un coup de baguette, fait un animal d’un homme. Ce sont ses compagnons qui l’arracheront à cette félicité sans mémoire, et Ulysse n’abandonnera son amante que pour obéir à leur injonction : « “Malheureux, il est temps de songer au pays, s’il est dans ton destin de rentrer, sain et sauf, en ta haute maison, au pays de tes pères”. Ils disaient, et mon cœur s’empresse d’obéir » (X, 472-474). Pour briser le cercle du maléfice, il faut se ressouvenir des morts et risquer un voyage aux enfers. Ulysse, que la joie sexuelle fait redevenir plus humain, prend conscience de l’horreur de la mort et du destin des mortels. Il doit maintenant briser les enchantements, apprendre à vivre malgré la mort, prendre en main son destin et non plus se laisser balloter par lui. La Mort et l’Amour sont l’envers et l’endroit d'une même médaille, comme une leçon de Vanité qui dissipe le songe du plaisir par le sermon sur la mort, comme un « carpe diem » qui se retourne aisément en un « memento mori ». Un jour de voyage suffira pour conduire Ulysse, de l’île d’Aiaiê, qui se trouve à l’extrême Orient, proche du Soleil, jusqu’au pays des morts qui s’ouvre à l’extrême occident, dans les contrées de brume et de pluie où vivent les Cimmériens, pays nocturne où le Soleil ne se lève jamais (XI, 13-15) : les opposés mystérieusement coïncident, et l’amour, qui fait oublier la mort, est proche de la mort, qui sépare les amants.

            Le voyage aux enfers proposé par Circé est-il un piège ? Pirithoos est déjà descendu aux enfers, et il y est resté éternellement, attaché sur le trône de l’Oubli ; Thésée a également été captif des enfers, et seul Héraklès a pu le délivrer. Circé ne prévient pas Ulysse de ces dangers (15). Elle semble très étonnée qu’il revienne vivant de cette aventure : «  Pauvres gens ! Vous avez pénétré dans l’Hadès, et vous vivez encore ! La mort, qui ne saisit qu’une fois les humains, vous la verrez deux fois » (XII, 21-22). Curieux voyage : Circé dit à Ulysse qu’il doit aller aux enfers « pour demander conseil à l’ombre du devin Tirésias de Thèbes » (16). Pourtant Tirésias n’apprendra rien de bien utile à Ulysse : il lui conseille d’éviter l’île du Soleil, car il serait terrible pour lui que ses compagnons ne respectent pas les troupeaux sacrés qui s’y trouvent : c'est précisément ce qui arrivera, et le conseil de Tirésias ne servira donc de rien. Il lui prédit encore, qu’après avoir châtié les prétendants qui courtisent sa femme, il devra aller jusqu’au bout du monde avec une rame sur l’épaule, jusqu’à ce qu’il trouve quelqu'un qui ne connaisse pas l’usage de cet objet (XI, 121-131). Signe sans doute qu’Ulysse en aura enfin fini avec la vengeance de Poséidon, qui règne sur les mers. Mais ceci ne concerne pas le récit de l’Odyssée, mais ce qui viendra après. Tirésias ne dit rien des Sirènes, ni de Charybde et Scylla, dont lui parlera Circé. C’est le fantôme de la mère d’Ulysse, ombre inconsistante qu’il tente en vain d’embrasser, mais non Tirésias, qui lui donne des nouvelles d’Ithaque : Pénélope et Laërte sont encore vivants, Télémaque est un jeune homme. Puis vient le long cortège des dames du temps jadis, maintenant spectres hideux : Alcmène, Mégaré, Chloris, Phèdre, Procris, Ariane… En cette procession, comme en un miroir de mélancolie, se réfléchit la vanité des amours humaines, donc mortelles. Toute la cohorte des héros de Troie se présente ensuite, comme une autre leçon de vanité dénonçant cette fois l’héroïsme chanté par le premier Homère : Agamemnon égorgé à son retour à Mycènes, « comme un bœuf à l’étable », Achille préférant être un esclave vivant qu’un roi mort, Ajax silencieux, toujours gardant rancune à Ulysse. L’Odyssée se fait la critique de l’Iliade. Vient enfin le défilé des ombres des suppliciés, Titye, Tantale, Sisyphe, puis le simulacre d’Héraklès dont la présence réelle est dans l’Olympe. « L’Hadès, qu’Ulysse s’apprête à parcourir, est le lieu de la mort le plus terrifiant que l’occident ait jamais représenté. Stérilité, spectralité, ténèbres, pétrification, rien d’autre » (17). Celui qui entre au royaume des morts doit renoncer à toute espérance : c’est à jamais qu’il s’exile au pays des âmes mortes. Ulysse prend garde à ne pas passer le seuil, et reste sur les marges de l’enfer : il ne voit Minos que de loin, et s’abstient de dépasser les limites prescrites. Il apprend la prudence. Il s’approche, avec le plus grand dégoût, au plus près de la mort, mais ne pénètre pas en son Royaume. A la fin, il ne part pas, il s’enfuit, frappé de terreur que Perséphone ne lui envoie la Gorgone (XI, 632-635).

            L’Iliade est une affaire d’hommes ; l’Odyssée est une histoire de femmes : Circé, Calypso, les Sirènes, Nausicaa, Arêtê, Pénélope, Athéna elle-même. Il semble que le guerrier farouche qui se lance à l’assaut de Troie tremble davantage devant la Séductrice que face à l’ennemi. La tentation de la passivité, de la résignation et de l’oubli, qui s’est déjà faite sensible dans l’île de Circé, revient plus forte encore avec le chant des Sirènes. Comme le népenthès, le Lotos ou la drogue de Circé, les Sirènes promettent la paix éternelle d’un savoir absolu, qui calmera toutes nos inquiétudes. Elles chantent au milieu de la mer, parmi les ossements blanchis de leurs victimes, sur une prairie en fleurs qui évoque le champ d’asphodèles qui fleurit au pays des morts : « Viens écouter nos voix […] Tu t’en iras content et plus riche en savoir, car nous savons tous les maux, tous les maux que les dieux, dans les champs de Troade, ont infligé aux gens d’Argos et de Troie, et nous savons aussi tout ce que voit passer la terre nourricière » (XII, 189-191). Ulysse, devenant toujours plus humain, refuse ce savoir mortifère, préférant chercher plutôt que trouver, choisissant la quête de la vie plutôt que la paix de la mort, et continuant ainsi son voyage, bien que n’ayant échappé à la tentation du néant que par les liens qui le retiennent, contre sa volonté, au mât de son navire. Les anciens identifiaient le chant des Sirènes à celui des Muses (18). Il est vrai que ces Harpyes parlent la langue de l’Iliade, et invoquent Ulysse à la manière du premier Homère : « Viens ici ! Viens à nous ! Ulysse tant vanté ! L’honneur de l’Achaïe ! » (XII, 184). Comme l’aède, qui transporte l’imagination dans un passé qui n’est plus, les Sirènes détournent Ulysse de son cap, et l’inclinent vers l’irréalité des songes (19). Le chant poétique, qui devait immortaliser le souvenir du héros, invite au contraire à l’oubli, à l’ensevelissement dans l’irréel. Par là encore, l’Odyssée se fait la critique de l’Iliade, et met en garde celui qui se laisse séduire par le chant contre la tentation des rêves qui incitent à négliger la vie. Ulysse, poète lui-même, qui manie l’arc comme l’aède la lyre, qui sait admirablement développer, devant la cour du roi Alkinoos, le récit de sa propre vie, se prémunit contre le charme de la fable, dont il use pourtant pour fasciner le cercle de ses auditeurs. Le chant des Sirènes est le chant du cygne de l’épopée ; en refusant d’y céder, Ulysse renonce à la gloire du guerrier, et choisit de se faire humain. Subtile mise en abîme, qui témoigne de l’extrême sophistication de l’art du second Homère, qui dénonce la séduction de son chant au moment même où il l’entonne. Les prestiges de la magie, qui enchantaient le récit d’Homère depuis l’épisode des Lotophages, commencent de se dissiper aux yeux du héros, qui lentement fait retour vers le monde de la réalité, et se détourne de celui des contes.

            Il ne reste plus à Ulysse, pour prendre conscience de sa pleine humanité, qu’à affronter les éléments eux-mêmes, dans leur inhumaine violence : à son premier passage entre Charybde et Scylla, Ulysse perd six hommes happés par le monstre Scylla, qui profite d’un moment d’inattention d’Ulysse, alors trop occupé par sa complice Charybde. L’Odyssée « déshéroïse » le héros de l’Iliade : Ulysse, oubliant les conseils de prudence de Circé, fait le bravache : « J’avais oublié qu’en ses tristes avis, Circé m’avait enjoint de ne pas endosser mes armes glorieuses : je les revêts, je prends en mains deux longues piques et je vais me poster au gaillard d’avant » (XII, 226-230). Mais le courage qui fait la valeur du guerrier sous les murs de Troie, ne vaut plus rien devant les monstres. Comme l’écrit avec justesse Gabriel Germain, « il ne s’agit plus d’affronter une mort honorable, dans un combat égal ou livré contre des dieux qui portent des armes, et de trouver – si l’on succombe – une sépulture conforme aux rites, mais d’être assommé comme un lapin ou dégluti tout vif » (20). Le second passage d’Ulysse, seul et naufragé, ayant perdu tous ses compagnons, accroché au mât de son navire disloqué par la tempête, est moins héroïque encore : englouti par le flux qui se précipite en Charybde, Ulysse doit s’accrocher au figuier qui pousse sur la paroi rocheuse, et attendre que le reflux ne recrache les débris de son vaisseau : « Or Charybde était en train d’avaler l’onde amère. Je me lève sur l’eau ; je saute au haut du figuier ; je m’y cramponne comme une chauve-souris » (XII, 431-433). Au chant XXIV, le dernier de l’Odyssée, ce sont les âmes des morts qui sont comparées à des chauves-souris, attachées en grappe à la voûte d’une caverne, et prenant soudain leur vol avec de petits cris quand un intrus vient troubler leur sommeil (21). Dans la Nekyia, Ulysse se défendait contre la troupe informe des morts, comme une armée des ombres assoiffée de sang ; c'est lui-même désormais qui prend la position grotesque de ces vampires, s’identifiant ainsi à ce qui lui était, au chant précédent, objet d’horreur. L’apprentissage de l’humanité semble ainsi passer, aux yeux du maître de l’Odyssée, par la démolition en règle de l’idéal héroïque, qui gouvernait le chant de l’Iliade. Il y a dans l’Odyssée un génie comique et satirique qui inspirera de nombreuses caricatures aux peintres de vases, et qui est bien conforme à la réputation d’Homère, auquel on attribuait dans l’antiquité, outre les deux épopées, la Bataille des grenouilles et des rats (Batrachomyomachia) et la farce du Margytès.

            L’équipage d’Ulysse, ou du moins ce qu’il en reste, aborde alors à l’île du Soleil. Circé, puis Tirésias ont mis en garde le fils de Laërte contre le danger qui menace l’étranger qui accoste à ce rivage : sur cette île paissent les vaches du Soleil, troupeau sacré qu’on doit vénérer, auquel il ne faut en aucun cas porter atteinte. Mais les vents tombent soudain, on ne peut reprendre la mer, les vivres s’épuisent bientôt et, profitant du sommeil d’Ulysse – suscité par un maléfice divin, Poséidon, ou quelque autre dieu, poursuivant toujours le héros de sa haine : « Je m’étais, à l’abri du vent, lavé les mains, pour invoquer chacun des maîtres de l’Olympe. Voici que l’un des dieux me versa, sur les yeux, le plus doux sommeil » (XII, 338) – ses compagnons n’hésitent pas à égorger les vaches sacrées pour s’en faire un festin. Ulysse est toujours maudit, mais ses compagnons, souillés par le sacrilège, sont irrévocablement damnés. Le blasphème est impardonnable, et le courroux de Zeus, auprès duquel le Soleil réclame vengeance, noie tout l’équipage dès qu’on reprend la mer, laissant la vie au seul Ulysse que son sommeil innocente du crime, mais qui doit désormais dériver au gré des courants, accroché au débris de son navire fracassé. Il est sans doute possible de proposer deux interprétations de cet étrange épisode, l’une ethnologique, l’autre mythologique. La première reconnaît dans le massacre des vaches du Soleil une sorte de sacrifice blasphématoire, qui inverse et pervertit le respect scrupuleux du rituel (22). Le rite sacrificiel est au fondement de la religion des anciens, et l’interdit transgressé par les compagnons d’Ulysse est un sacrilège, qui exprime le mépris du sacré. Le signe qui le manifeste est le prodige des victimes ressuscitées, ou du moins de leurs dépouilles se mettant macabrement à marcher : « Les dieux nous envoyaient leurs signes : les dépouilles marchaient ; les chairs cuites et crues meuglaient autour des broches ; on aurait dit la voix des bêtes elles-mêmes » (XII, 394-396). Comme dans un cauchemar, les victimes injustement égorgées reviennent demander leur dû. Ulysse affrontait jusque là l’horreur, ou la tentation, de l’inhumain : il se trouve maintenant confronté au sacré. Si Ulysse a désormais acquis un début d’humanité, il ne sait pas encore se situer à l’égard des dieux. Athéna l’abandonne à lui-même, et le héros, toujours maudit, semble privé du divin, et de sa grâce. Une seconde interprétation, plus mythologique et même métaphysique, de ce même épisode, interprétation qui n’est nullement contradictoire avec la première, complique la lecture : comme le remarque Pietro Citati, « les vaches sont 350 ; comme les brebis : le nombre ne varie jamais car elles représentent les jours du calendrier lunaire. Ces animaux, qui n’enfantent ni ne meurent jamais, incarnent le temps qui, dans son mouvement cyclique revient sur lui-même et reste égal à lui-même » (23). Le massacre des vaches du Soleil est un meurtre du temps. Ulysse, unique survivant, est condamné à demeurer captif pendant sept années dans une île du bout du monde, dissimulé dans le nombril de l’univers, qui se trouve hors du temps, dans l’immortalité monotone d’une durée uniforme, où tout se répète inlassablement, où rien de nouveau ne peut survenir. Cette tentation de l’immortalité, d’une vie de loisir, de vacance, une léthargie de la volonté qui s’assoupit dans la continuité de la jouissance, tentation dont Ulysse avait déjà fait l’expérience auprès de Circé, qu’il avait éprouvé encore par le chant des Sirènes, voilà ce qui attend désormais le naufragé sur l’île d’Ogygie, où règne la nymphe Calypso : « Le temps a été blessé. Le seul survivant, Ulysse, sera transporté, en une sorte de contrepartie, à Ogygie, l’île qui ne connaît pas le temps ; l’île où lui est offerte l’immortalité qu’il refuse » (24).

            « J’avais flotté neuf jours ; le dixième, les dieux m’avaient, à la nuit noire, jeté chez Calypso, la terrible déesse, en son île océane. Cette fille d’Atlas m’accueillit, m’entoura de soins et d’amitié, me nourrit, me promit de me rendre immortel et jeune à tout jamais ; mais au fond de mon cœur, je refusai toujours. Je restai là sept ans, sans bouger, sans cesser de tremper de mes larmes les vêtements divins qu’elle m’avait donnés » (VII, 252-260). Le séjour chez Calypso dure sept fois plus que celui chez Circé, et pourtant nous ne savons rien de ce qui se passe pendant ces sept longues années : le récit du séjour chez Circé est plus circonstancié, plus riche d’événements, que celui chez Calypso. C’est que, dans l’île d’Ogygie, il ne se passe rien. Ce séjour se situe dans un hors-récit, puisque Homère ne décrit que le départ du héros, refusant l’immortalité que lui offre la déesse, et choisissant de s’aventurer à nouveau sur la mer (chant V) ; quant à Ulysse lui-même, le récit qu’il fait de ses aventures devant la cour d’Alkinoos s’achève précisément quand il aborde au rivage d’Ogygie. L’intervalle ogygien, pourtant de loin l’épisode le plus long des épreuves subies par Ulysse, reste dissimulé dans le silence, ou le néant. Cette île sur laquelle règne la nymphe immortelle, Athéna la situe  « au nombril des mers » (I, 50). Hermès, qui vient pour ordonner à Calypso de laisser partir Ulysse, juge de son côté l’île bien lointaine (V, 55), perdue dans l’immensité d’un désert où il n’est personne pour célébrer les dieux : « Dans ton voisinage, dit-il à Calypso, il n’est pas une ville dont le peuple offre aux dieux, en un beau sacrifice, l’hécatombe de choix » (V, 101-102). Cet éloignement est une dissimulation, et Ulysse captif d’Ogygie est caché aux yeux de tous, retranché de l’humanité, exilé de la vie de ses semblables. Calypso (du grec kaluptein, cacher, recouvrir pour dissimuler), une « terrible déesse » selon Homère, retient Ulysse en un non-lieu assez semblable à la mort. L’immortalité que la déesse propose au héros n’est qu’un néant illimité, un ennui sans fin. Calypso tue le temps et Ulysse se meurt d’ennui. Comme le remarque Jean-Pierre Vernant, l’île de Calypso est « nêsos ôgugiê, île ogygienne (I, 85), qualificatif qu’Hésiode applique à l’eau du Styx, le fleuve infernal qui s’écoule sous la terre, à travers la nuit noire, au fond du Tartare (Théogonie, 806) » (25). Le Styx aux eaux glacées est un fleuve de mort. A cette vie, qui est celle des dieux immortels, et dont le vide ressemble à celui de la mort, Ulysse préfère le destin des hommes mortels, vivant, progressant et se construisant au cours de leur histoire, et non figés à tout jamais dans une divinité que sa perfection situe en dehors de l’histoire : « Il pleurait sur le cap, le héros magnanime, assis en cette place où chaque jour les larmes, les sanglots, le chagrin lui secouaient le cœur, promenant ses regards sur la mer inféconde et répandant ses larmes » (V, 82-84) ; et quand Calypso, après avoir reçu Hermès, se résigne, près de soixante-dix vers plus loin, à libérer Ulysse de sa cage dorée, elle trouve encore le héros « sur le cap, toujours assis, les yeux toujours baignés de larmes, perdant la douce vie à pleurer le retour. C’est qu’il ne goutait plus les charmes de la Nymphe ! » (V, 151-153). Il y a quelque chose de pathétique dans l’amour de cette immortelle pour un mortel, prête, si Ulysse le voulait, à défier les dieux pour satisfaire son désir. Mais il y a quelque chose d’héroïque dans le choix d’Ulysse, qui reconnaît la valeur de la vie au prix de la mort. Ulysse se meurt de ne pouvoir mourir. Il désire être mortel pour avoir le droit de vivre. A l’ambroisie des dieux, il préfère le pain et le vin des hommes. Le refus d’Ulysse nous fait comprendre cette chose étrange : que les hommes ont davantage peur de mourir que de ne pas vivre. Caché dans l’île de Calypso dissimulée hors du temps – dans la vide immortalité – comme hors de l’espace – dans le nombril des mers – Ulysse ne se résigne plus à être « Personne » : il veut revenir parmi les siens, affirmer son identité, l’éprouver contre ses ennemis, et rétablir sa royauté ruinée. Sur l’île d’utopie, dans l’asile de nulle part, les amants, dit-on, sont seuls au monde. L’inertie de l’idylle répugne au héros, avide d’action, d’aventures et d’exploits. Le lyrisme de l’épopée est celui du dépassement, du franchissement de l’obstacle, de la victoire emportée au risque du combat. En construisant lui-même le radeau qui doit le reconduire au pays des hommes, Ulysse retrouve son humanité perdue, et s’achemine vers les Phéaciens, dernière étape avant le retour à Ithaque. Il s’y retrouvera lui-même, par le récit de ses propres épreuves, dans une civilisation raffinée qui le sauvera de la sauvagerie et de l’inhumanité, et le préparera définitivement pour son retour parmi les siens.

 

NOTES

1- Aristote, Poétique, 52a 22-23 : « Le coup de théâtre (peripeteia) est le renversement de l’action en sens contraire » ; et 55 b 24-29 : « Il y a dans toute tragédie une partie qui est nœud (desis) et une partie qui est dénouement (lusis) […] J’appelle nœud la tragédie depuis le commencement (arkhê) jusqu’à cette partie, qui est la dernière, d’où procède le revirement (metabasis) du bonheur (eutukhia) vers le malheur (atukhia) ; et dénouement (lusis) la tragédie depuis le commencement de ce renversement jusqu’à la fin (telos). »

2- La dispute entre Achille et Ulysse permet de souligner l’opposition de l’Iliade, dont Achille et le héros, et de l’Odyssée, qui tient son nom de celui d’Ulysse. Quant au récit des amours d’Arès et d’Aphrodite, il exprime le caractère ludique et jouisseur de la divinité selon les Phéaciens, selon lesquels, « en tous temps, rien ne vaut le festin, la cithare et la danse, le linge toujours frais, les bains chauds et l’amour » (VIII, 248-249). Quant au récit de la prise de Troie, il sera pour Ulysse le test qui mettra fin à son incognito.

3- Athéna : « C’est d’Ulysse, de lui, que vraiment tu naquis ? Quoi ! Déjà ce grand fils ! C’est frappant en effet : sa tête, ses beaux yeux ! Comme tu lui ressembles ! » (I, 207-208) ; Nestor : « Ton père ! Tu serais vraiment son fils ! A lui ? Mais ta vue me confond ! Mêmes mots, même tact ! Comment peut-on, si jeune, à ce point refléter le langage d’un père ? » (III, 122-124) ; Hélène : « Mes yeux n’ont jamais rencontré une pareille ressemblance, ni d’homme ni de femme ! Cette vue me confond ! C’est sûrement le fils de ce grand cœur d’Ulysse ! C’est lui ! C’est Télémaque qu’à peine il a vu naître et qu’il dut, le héros, laisser en sa maison » […] Ménélas : « Je pense comme toi, ma femme : moi aussi, j’ai vu la ressemblance. Ulysse ! Le voilà ! Ce sont ses pieds, ses mains, l’éclair de son regard, sa tête et, sur le front, la même chevelure ! » (IV, 141-150)

4- Telle est en effet son ambition : Télémaque le déclare sans ambages au plus odieux des prétendants, Antinoos : « Cette royauté (basilika, v. 385), si Zeus me la donnait, je suis prêt à la prendre ! » (I, 390).

5- Telle était bien la recommandation qu’Ulysse lui-même avait donné à Pénélope avant son départ pour Troie : qu’elle attende, pour prendre époux, si Ulysse ne revient pas, que Télémaque sorte de l’adolescence imberbe, qu’il lui pousse quelques poils au menton. C'est alors que, devenu homme, il sera en mesure de revendiquer le pouvoir qui lui appartient par naissance : « Le ciel me fera-t-il revenir en Ithaque ? Dois-je périr là-bas en Troade ? Qui sait ? Tu resteras ici et prendras soin de tout. Pense à mes père et mère : pour eux, en ce manoir, reste toujours la même ; sois plus aimante encore quand leur fils sera loin ! Plus tard, quand tu verras de la barbe à ton fils, épouse qui te plaît et quitte la maison ! » (XVIII, 265-270).

6- Montaigne, dans l’Apologie de Raymond Sebond (Essais, II, 12), se moque de cette manie qui consiste à allégoriser à tout prix Homère : « Est-il possible qu’Homère ait voulu dire tout ce qu’on lui fait dire ?  Et qu’il se soit prêté à tant et si diverses figures que les théologiens, législateurs, capitaines, philosophes, toutes sortes de gens qui traitent sciences, pour différemment et contrairement qu’ils les traitent, s’appuient de lui, s’en rapportent à lui : maître général à tous offices, ouvrages et artisans ; général conseiller à toutes entreprises. Quiconque a eu besoin d’oracles et de prédictions, y en a trouvé pour son fait. Un personnage savant, et de mes amis, c'est merveilles et quelles rencontres et combien admirables il en a fait naître en faveur de notre religion ; et ne se peut aisément départir de cette opinion, que ce ne soit le dessein d’Homère (si, lui est cet auteur aussi familier qu’à homme de notre siècle). Et ce qu’il trouve en faveur de la nôtre, plusieurs anciennement l’avaient trouvé en faveur des leurs » (Essais, Livre Second,  Livre de Poche, éd. Pierre Michel, 1972, II, p. 271).

7-« Nous reprenons la mer, l’âme navrée : enthen de proterô pleomen akakhêmenoi êtor » : ce triste refrain accompagne les épreuves subies par la troupe conduite par Ulysse au cours de son périple (IX, 62, 105, 565 ; et X, 77, 133). « Akakhêmenoi êtor » signifie littéralement « le cœur lourd, affligé (akakhizô) ». Cette fois, les guerriers ne semblent pas fiers de leur exploit.

8- La violence dont se rendent responsables Ulysse et ses compagnons lors du sac d’Ismaros, si barbare soit-elle, n’est cependant pas absolument sans foi ni loi : les pilleurs épargnent la vie de Maron, prêtre d’Apollon, et de sa famille, et obtiennent en échange un vin délectable grâce auquel le héros d’endurance endormira le Cyclope Polyphème (IX, 197-200).

9- On remarquera que les quatre vers par lesquels Nestor formule sa question (êtes-vous commerçants ou pirates ?) sont repris mot à mot par le Cyclope Polyphème : IX, 252-255. Outre l’allusion concernant la mise à sac de Skyros, l’Iliade fait à plusieurs reprises mention des exploits de piraterie auxquels se livre Achille : c’est ainsi qu’il s’est emparé des femmes lors d’une razzia menée sur l’île de Lesbos (Il. IX, 663-665), sans doute en association avec Agamemnon (Il. IX, 128-131) ; le fils de Pélée a encore conduit une expédition sur Ténédos, qui a permis par exemple au vieux Nestor de s’emparer d’Hékamidè aux belles nattes, fille d’Arsinoos, désormais servante à la cour du fils de Nélée (Il. XI, 624-635). Homère fait encore mention de la destruction de la ville de Lyrnesse, au cours de laquelle Achille s’est emparée de Briséis, enjeu de sa querelle avec Agamemnon (Il. XIX, 59-60), ainsi que de la mise à sac de la ville de Pédasos, qui semble associée à celle de Lyrnesos, que les Grecs ont également prise aux Troyens, tuant les hommes et emmenant les femmes en captivité, Enée comptant alors parmi les défenseurs (Il. XX, 90-92, et 189-194). Sur ce thème, cf Nagy, Le Meilleur des Achéens, Seuil, 1994, p. 177 et note (chap. 7, § 29). On remarquera par ailleurs qu’Ulysse lui-même se fait pirate dans l’Odyssée, du moins dans les « contes crétois » grâce auxquels il leurre ses interlocuteurs : pour Eumée (Od. XIV, 199-359), il se travestit en pirate crétois qui ravage les environs et fait une expédition en Egypte ; il procède à quelques variantes sur le même thème auprès des prétendants (XVII, 419-444), puis de Pénélope elle-même (Od. XIX, 172-202).

10- Zeus est le dieu qui veille au respect des règles de l’hospitalité. N’est-ce pas là précisément le rite qui a été profané par le sac d’Ismaros ?

11- Sur les Cyclopes, contemporains d’un âge d’or dont la contrepartie est le cannibalisme, voir Pierre Vidal-Naquet, « Valeurs religieuses et mythique de la terre et du sacrifice dans l’Odyssée », in Le Chasseur noir, La Découverte/Maspero, 1983, p. 51-52.

12- La victoire d’Ulysse sur le Cyclope a donc une signification morale, fondé précisément sur la vénération des dieux, en l’occurrence Zeus l’Hospitalier méprisé par Polyphème (p. 174 : « – Crains les dieux, brave ami ! Tu vois des suppliants : Zeus se fait le vengeur du suppliant, de l’hôte ! Zeus est l’Hospitalier, qui amène les hôtes et veut qu’on les respecte. – Tu fais l’enfant, mon hôte ! Ou tu nous viens de loin ! Tu veux que, moi, je craigne et respecte les dieux ! Sache que les Cyclopes n’ont pas à se soucier ni des dieux fortunés ni du Zeus à l’égide : nous sommes les plus forts » : IX, 269-276). On peut voir là une sorte de justice : Ulysse subit sur l’île du Cyclope le châtiment que lui vaut la violation du rite hospitalier lors du sac d’Ismaros dont il s’est rendu responsable. C’est Ulysse lui-même qui, après avoir pris le large, tire la morale de cette fable : « Non ! Il n’était pas dit que tu devais, Cyclope, manger les compagnons d’un homme sans vigueur, abusant de ta force au fond de ta caverne ! De ta méchanceté, tu devais rencontrer le paiement, malheureux qui n’accueille les hôtes que pour les dévorer ! Zeus et les autres dieux t’en ont récompensé » (IX, 475-479).

13- Norman  Austin, « Name Magic in the Odyssey », California Studies in the Classical Antiquity, University of California Press, vol. 5, 1972, p. 13.

14- Sur les différentes étymologies du nom d’Ulysse, voir Charles Segal, « The Pheacians and the Symbolism of Odysseus’ return », Arion, 1962, p. 60 note 20. Voir aussi Norman Austin, « Magic Name in the Odyssey », California Studies in the Classical Antiquity, 1972 : odyssomai est utilisé pour exprimer l’hostilité des dieux envers Ulysse, une fois pour Zeus (I, 62), deux fois pour Poséidon (V, 340 et 423), et une fois pour Zeus et Hélios (XIX, 275).

15- Pietro Citati, La Pensée chatoyante, « Folio », Gallimard, 2004, p. 240-241 : « Selon toute probabilité, Circé ment. Elle sait très bien qu’avant Ulysse, deux autres héros étaient descendus dans l’Hadès, Pirithoos et Thésée. Pirithoos voulait épouser Perséphone ; Thésée l’accompagna ; tous deux pénétrèrent dans les profondeurs de l’Hadès, accueillis en hôtes au banquet des dieux des ténèbres. Mais ils furent pris au piège : Hadès les fit s’asseoir sur le trône de l’Oubli (mot qu’Ulysse aurait aimé), où les deux héros demeurèrent “attachés et retenus dans des anneaux sinueux”. Pirithoos demeura prisonnier à jamais de l’Hadès et de l’Oubli, mais Héraklès éveilla Thésée de l’oubli et le mena à Athènes ». Ulysse connaît bien cette histoire, et la rappelle à la fin de son récit : « Et ma mère rentra aux maisons de l’Hadès et moi, je restais là, attendant la venue de quelqu'un des héros qui sont morts avant nous. J’aurais bien voulu voir les dieux des vieux âges, Thésée, Pirithoos, nobles enfants des dieux » (XI, 627-631)

16-« Voici le premier des voyages à faire : c’est chez Hadès et la terrible Perséphone, pour demander conseil à l’ombre du devin Tirésias de Thèbes, l’aveugle qui n’a rien perdu de sa sagesse, car, jusque dans la mort, Perséphone a voulu que, seul, il conserva le sens et la raison, parmi le vol des Ombres » (X, 490-495).

17- Pietro Citati, La Pensée chatoyante, « Folio », Gallimard, 2004, p. 244.

18- Cicéron, Des vrais biens et des vrais maux, V, 18.

19- Sur cette identification du chant des Sirènes avec le charme poétique, on lira le beau texte de Jean-Pierre Vernant, « Figures féminines de la mort en Grèce », L’Individu, la mort, l’amour, « Folio-Histoire », Gallimard, 1989, p. 131-152 (plus particulièrement, les pages 142-152) : « Les Sirènes célèbrent devant lui cet Ulysse que le chant de l’Iliade a immortalisé : le héros viril, le mâle guerrier  dont la gloire, indéfiniment répétée de rhapsode en rhapsode, demeure impérissable.  Au miroir du chant des Sirènes, Ulysse se voit, non tel qu’il est peinant sur le dos de la mer, mais tel qu’il sera une fois mort, tel que la mort le fera, magnifié à jamais dans la mémoire des vivants, transmué de sa pauvre existence actuelle de souffre-malheur en l’éclat glorieux de son renom et du récit de ses exploits. Ce que les femmes Sirènes font miroiter dans leur paroles de tentation, c’est l’espoir illusoire, pour qui les écoute, de se trouver tout à la fois en condition mortelle à la lumière du soleil, et survivant en gloire impérissable dans le statut de mort héroïque » (p. 145). Devant les Sirènes comme sur l’île d’Ogygie, c’est contre la tentation de l’immortalité qu’Ulysse, vivant, doit lutter.

20- Gabriel Germain, Homère, « Ecrivains de toujours », Seuil, 1958, p. 130.

21-« Dans un antre divin, où les chauves-souris attachent au rocher la grappe de leurs corps, si l’une d’elles lâche, toutes prennent leur vol avec de petits cris ; c’est ainsi qu’au départ, leurs âmes [il s’agit des âmes des prétendants mis à mort par Ulysse] bruissaient » (XXIV, 6-9).

22- Pierre Vidal-Naquet, « Valeurs religieuses et mythiques de la terre dans l’Odyssée », Le Chasseur noir, La Découverte/Maspero, 1983, p. 39-68 : « Homère insiste sur le fait que les sacrificateurs n’ont pas ce qu’il faut pour sacrifier : l’orge des oulai ou oulochytai que le sacrificateur doit jeter devant lui avant l’égorgement de la victime est remplacé par des feuilles de chêne ; un produit naturel remplace donc un produit de la culture. Parallèlement, le vin destiné aux libations est remplacé par de l’eau. La façon même dont le sacrifice est conduit en fait donc un anti-sacrifice. Aussi bien les chairs cuites et crues se mettent-elles à gémir. Comment en serait-il autrement alors qu’il s’agit précisément de bêtes immortelles ? La part de l’homme dans le sacrifice, c’est la chair de la bête morte – le reste va aux dieux : les bœufs du Soleil ne peuvent donc pas être sacrifiés. Les compagnons d’Ulysse ne survivront pas au sacrilège » (p. 55-56).

23- Pietro Citati, La Pensée chatoyante, « Folio », Gallimard, 2004, p. 266.

24- Ibid. p. 268

25- Vernant, « Figures féminines de la mort en Grèce », L’Individu, la mort, l’amour, « Folio-Histoire », Gallimard, 1989, p. 148, note 40.

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