Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mardis de la Philo : 12-11-2013
Mise en ligne : 1-3-2014

 

 

 

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3- Guerre et paix

4- D'Achille à Ulysse

5- Poétique du dépaysement

6- Retour et reconnaissance

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HOMERE, OU L'AMOUR DE LA VIE
III- L'Iliade :
La guerre et la paix

 

            Quand commence l’Iliade, voilà déjà neuf ans que la guerre a lieu devant de Troie ; quand s’achève l’Iliade, après la trêve des onze jours accordée pour les funérailles d’Hector (XXIV, 664-667), les hostilités reprendront. Il est vrai que, après la mort du chef des Troyens, la cité aux hautes murailles ne résistera pas bien longtemps, puisque Homère prend soin de nous apprendre, au début du chant douze, que « la ville de Priam fut détruite à la dixième année » (XII, 15), soit un an après la mort d’Hector. Ainsi l’épisode choisi par Homère – la révolte d’Achille contre l’abus de pouvoir dont se rend coupable Agamemnon – est encadré par la guerre, comme si la guerre était pour Homère l’élément constant et nécessaire dans lequel se trouve plongée l’histoire des hommes, ou, en termes plus homériques, le destin des mortels. En effet, la guerre de Troie n’est pas aux yeux du poète une guerre singulière, historiquement déterminée – celle-là même que les historiens, se fondant sur les successives strates archéologiques de la cité d’Issarlik, datent autour de 1200 BC – elle est le fond de ténèbres sur lequel nécessairement s'inscrit l’humaine condition. Le temps de la guerre n’est pas pour Homère un temps d’exception, il n’est que le révélateur de la constante proximité de la mort qui toujours menace les hommes éphémères. Dans l’Iliade, peut-être plus proche de la tragédie que de l’épopée, comme les anciens l’avaient bien compris, la vie des hommes n’est qu’un interminable massacre des innocents, qui s’accomplit sous le regard souvent ironique ou méprisant – Zeus seul fait exception – de dieux que la pitié ne touche guère. Sur ce théâtre, les hommes ne font que passer, comme le rappelle mélancoliquement, sur le champ de bataille, Glaukos à Diomède : « Comme la race des feuilles est la race des hommes / Les feuilles, le vent les porte à terre, mais la forêt féconde / En produit d’autres et le printemps revient / Ainsi des hommes : une race naît ; une autre cesse d’être » (Iliade, VI, 146-149) (1). C’est Zeus lui-même qui le déclare par ailleurs, alors que le Kronide prend pitié, non des hommes qui meurent, mais des chevaux d’Achille qui pleurent la mort de Patrocle : « Il n’est rien de plus lamentable [oizurôteros, de oizuô, se lamenter, souffrir] que l’homme / Parmi les êtres qui sur la terre rampent et respirent » (XVII, 446-447).
            Pourtant, si l’Iliade n’est qu’une déploration sur la misérable condition des mortels, comment peut-on, sans contradiction, intituler un cycle de conférences qui lui est consacré : « Homère, ou l’amour de la vie » ? Le pessimisme homérique ne conduit-il pas plutôt au dégoût de vivre, au sentiment que tout est vanité, et vanité des vanités ? Ce sera notre première question. Mais si la vie des hommes est en outre semblable à celle des guerriers que la mort abat chaque jour, sans espoir de rédemption, si la guerre est le théâtre constant et perpétuel où se joue notre destin, alors qu’en est-il de la paix, une trêve est-elle possible, ne peut-on concevoir un intervalle pendant lequel le massacre est momentanément suspendu ? Ce sera notre seconde question.

            Comment peut-on aimer la vie dans un monde dont la guerre est le théâtre permanent ? Dans le monde d’Homère, la mort est partout, et les combats ne seraient sans doute pas si féroces s’ils n’étaient aussi désespérés. Nul n’en réchappera. Dès le chant I de l’Iliade, Achille sait qu’il va bientôt mourir, c’est sa mère elle-même qui vient lui annoncer : « Ta part de vie (aisa, le lot que le destin assigne à chacun) est petite, presque rien / Tu auras vécu trop vite et misérable (oizuros) / Plus que tous. Je t’ai enfanté dans ce palais avec un mauvais sort (kakê aisê) » (I, 416-418). Tout au long du poème, tous lui rappellent son funeste destin, sa mère à plusieurs reprises, Héphaïstos (« Si je pouvais le dérober à la mort sinistre / Le cacher quand l’atteindra le sort cruel ! » soupire le dieu forgeron : XVIII, 464-465), le fantôme de Patrocle venu le hanter pour lui réclamer une sépulture (XXIII, 80-81 : « toi aussi, Achille à visage de dieu, ton sort (moira) / Est de mourir sous le mur des riches Troyens »), et jusqu’à son cheval Xanthos, soudain miraculeusement doué de parole : « Le jour de ta mort est proche. Ne t’en prends pas à nous / Mais au grand dieu et au sort (moira) tout puissant […] Pour toi / Ton sort est d’être dompté par un dieu et par un homme » (XIX, 409-417). Quant à son adversaire troyen, Hector, s’il espère parfois survivre à la guerre, sauver sa patrie et revenir sain et sauf dans son foyer, il est pourtant bien des présages qui, avec insistance, annoncent sa mort prochaine. N’est-ce pas lui-même qui le prédit devant Andromaque, quand il prophétise : « Un jour viendra où périra Ilion la Sainte / Et Priam, et le peuple de Priam à la lance de frêne » (VI, 448-449) ? Et Homère lui-même n’ouvre-t-il pas le chant XII sur une puissante anticipation, voyant par avance, quand Troie ne sera plus qu’un tas de ruines fumantes et que les vaisseaux des Argiens s’éloigneront du rivage pour ne plus revenir, les flots, commandés par Poséidon, raser toute trace des combats et ne laisser que du sable quand la mer se retire : « Les flots emportèrent jusqu’aux fondations / Pieux et pierres qu’avec du mal avaient posé les Achéens / Il aplanit tout, près du puissant courant de l’Hellespont / Il recouvrit de sable le grand rivage / Le mur une fois ruiné. Puis il fit revenir / Les fleuves dans le lit où jusque là avaient coulé leurs belles eaux » (XII, 28-33). Et s’il arrive parfois à Hector de se leurrer lui-même par l’espérance de la victoire, Patrocle mourant, frappé du don de prophétie comme le sont tous les agonisants, le détrompe : « Toi aussi, tu ne vas pas vivre longtemps ; déjà / La mort est là, toute proche ; ton sort (moira) est marqué / Tu seras abattu par Achille sans reproche, le petit fils d’Eaque » (XVI, 852-854). Sarpédon, fils de Zeus, est tué par Patrocle ; Patrocle est tué par Hector ; Hector est tué par Achille, et Achille lui-même est destiné à périr bientôt sous les coups « d’un dieu et d’un homme » : « Arès est équitable, il tue celui qui tue » (XVIII, 309). Sur le champ de bataille, seules les Kères, les noires déesses de la mort, filles de la Nuit, emportent la victoire. Les héros de l’Iliade sont destinés à la vie brève. Et pourtant, n’est-ce pas ce même Achille, condamné par un  destin funeste, qui déclare superbement, à Ulysse, Ajax et Achille venus lui demander de se réconcilier avec Agamemnon : « Rien pour moi ne vaut le souffle de la vie, pas même / Tous les trésors d’Ilion la ville florissante » (IX, 401-402). Le même Achille qui, dans l’Odyssée, déclare à Ulysse venu le visiter au royaume des enfers, qu’il préfère être un pauvre paysan vivant plutôt qu’un roi mort (Od. XI, 488-491). Qu’est-ce que la vie, pour les condamnés et les sacrifiés de la plaine de Troie, a donc de si aimable ? Aux yeux d’Achille, la mort même est impuissante à déprécier la vie : sa grandeur n’est pas entamée par le néant qui la traque. C'est ainsi qu’à son cheval qui lui annonce sa mort prochaine, Achille répond : « Xanthos, ne prophétise pas ma mort ; il ne le faut pas / Je sais moi aussi que ma part est de périr ici / Loin de mon père et de ma mère. Et pourtant / Je n’aurai de cesse que je n’aie soûlé de guerre les Troyens » (XIX, 420-423). Et Achille ne fait en cela que reproduire la réponse d’Hector à Patrocle mourant qui lui annonçait sa mort prochaine (et ce n’est pas l’unique fois que les guerriers ennemis sont l’un pour l’autre comme, au visage, son image dans le miroir !) : « Patrocle, pourquoi prophétiser ma mort abrupte ? / Qui sait si Achille, l’enfant de Thétis aux beaux cheveux / Ne perdra pas d’abord la vie, frappé par ma lance ? » (XVI, 859-861). Il est vrai que par ses mots Hector se leurre d’une fausse espérance, tandis qu’Achille, toujours lucide, accepte son destin et regarde pour ainsi dire la mort en face. Tous deux, pourtant, choisissent de vivre malgré la mort, et jamais ne considèrent, dans la menace de leur prochaine disparition, une raison pour renoncer à vivre.
            Mais il faut aller plus loin encore : car non seulement la mort est impuissante à dévaluer la vie, mais encore le péril qu’elle fait peser sur les mortels, c'est-à-dire sur les hommes (thnêtos désigne en grec la condition de l’homme, rarement celle de l’animal : la bête meurt sans y penser, mais les hommes passent la vie dans la pensée de la mort ; aussi meurent-ils plus essentiellement qu’aucun autre vivant), magnifie et transfigure paradoxalement la fragilité de la vie, qui est le lot des éphémères. Et n’est-ce pas finalement parce qu’ils sont mortels que les hommes sont chez Homère plus grands que les dieux, à jamais condamnés aux jeux futiles de l’Olympe et aux querelles de palais ? Rappelons le texte que Péguy consacre à Homère : « Mépris de quoi ? Mépris au fond de ce que les dieux ne sont point périssables, et qu’ainsi ils ne sont point revêtus de la plus grande, de la plus poignante grandeur. Qui est précisément d’être périssables. Mépris de ce que les dieux ne sont point passagers. Mépris de ce qu’ils ne sont point viagers. Mépris de ce qu’ils ne sont point transitoires. Mépris précisément de ce qu’ils demeurent et de ce qu’ils ne passent point » (2). Que veut dire ici Péguy ? En quoi le fait d’être voué à une mort pitoyable, sans recours chez Homère, sans l’espérance d’une quelconque survie, peut-il être un argument en faveur de notre dignité ? Et non seulement de la dignité de l’homme – Péguy touche à l’essentiel, mais sa lecture est surtout morale – mais encor de la beauté de ce monde, également périssable. La mort chez Homère est non seulement au fondement de la vie éthique, mais encore de la vie esthétique. C'est parce que notre vie passe dans l’irréversible, chaque instant étant unique dans la fuite des Heures, qu’il lui arrive d’être touchée par la beauté. Car c’est un fait : dans le monde d’Homère, il est bel et bon de vivre. La mer est violette ou vineuse, le vin lui-même est doux comme le miel, les femmes ont les bras blancs et les robes traînantes, les armures scintillent sous l’azur, les guerriers sont semblables à des dieux, l’Aurore a des doigts de rose, le soleil, qui lance les traits d’Apollon Phoibos, est éclatant et sans pitié, l’ouragan est grandiose et la tempête, provoquée par Poséidon, « le maître du Séisme », est démesurée. Les choses – et tout particulièrement les objets fabriqués – acquièrent une densité, une plénitude de présence qui les magnifient (3), et les gestes des hommes qui s’en emparent ont une solennité, une gravité attentive exceptionnelle. Ces hommes ne passent pas dans le monde sans le voir ni l’admirer, ils le considèrent au contraire avec une extrême considération. Le festin, moment de bonheur et de réconfort, est la scène privilégiée de cette joie de vivre, à la fois recueillie et pieuse, et de tous les objets de l’Iliade, « la coupe de Nestor » est sans doute le plus célèbre (4) : « Hekamidé aux belles nattes disposa devant eux une table / bien faite, avec des pieds d’un bleu sombre ; puis, dessus / une corbeille de bronze, des oignons pour grignoter en buvant. / Et du miel pâle, et de la sainte fleur de farine. / Et aussi une coupe superbe, que le vieil homme avait apportée / de chez lui. Ornée de rivets d’or, elle avait quatre / anses, sur chacune d’elles deux colombes / d’or ; elle reposait sur deux supports » (XI, 628-635). Le festin est un moment de concorde et de plaisir, et ce qui en fait aussi un temps de beauté et de plénitude est précisément qu’il n’est qu’un moment, pendant lequel se célèbre la joie fragile d’être ensemble, avant que bientôt la guerre ne reprenne. C'est par ces moments privilégiés que font signe, dans la poésie homérique, la beauté du monde et le désir de vivre.
            Ces moments narratifs prennent chez Homère deux formes, ils se répartissent en deux grands types : la pause ou la syncope, l’arrêt sur image ou la rupture de rythme, le tableau ou l’événement dramatique. Le tableau éternise un moment de joie et de paix, une fenêtre un instant ouverte, dans le carnage de l’histoire, sur la beauté des êtres et des choses. C’est par exemple, sur les remparts de Troie, la scène dite, par les scoliastes alexandrins, « des adieux » entre Hector et Andromaque : le sourire à travers les larmes d’Andromaque (« Elle prit son fils contre son sein parfumé / pleurant et riant ; son époux eut pitié à la voir » : VI, 483-484), l’élan d’Andromaque envers Hector en lequel elle dit trouver un père, une mère, un frère et un époux (429-430) et la frayeur qu’inspire à Astyanax le casque de bronze, surmonté d’une crinière, de son père en armes (466-474). La grâce touche d’autant plus la scène qu’on la sait éphémère, Andromaque riant de retrouver Hector et pleurant de devoir bientôt le perdre. D’autres scènes pourraient ici être évoquées : lorsque l’ambassade envoyée par Agamemnon pour dissuader Achille de persister dans sa colère surprend le héros dans le rôle de l’aède (« Ils le trouvèrent se faisant plaisir avec la cithare chanteuse / Belle, richement ouvragée ; la traverse était d’argent / Il l’avait prise dans le butin, après le sac de la ville d’Eétiôn / Elle charmait son cœur ; il chantait les exploits des hommes / Patrocle, silencieux, était assis en face de lui / attendant que le petit fils d’Eaque ait fini de chanter » : IX, 186-191) ; mais la pause la plus forte, qui ouvre dans le drame de la mort l’incise fragile de la joie, est sans doute cette vision instantanée du lavoir où les jeunes files de Troie viennent en temps de paix laver le linge : par là passe en courant autour des murs de Troie Hector poursuivi par Achille, et par lui bientôt mis à mort (« Ils arrivèrent aux deux claires fontaines. Là jaillissent / les deux sources du Scamandre aux tourbillons […] Il y a là tout près deux beaux lavoirs / de pierre ou venaient pour laver leurs beaux habits / les femmes des Troyens et leurs jolies filles / jadis, en temps de paix, avant que ne viennent les fils des Achéens / Ils passèrent tout près, l’un fuyant, l’autre le poursuivant » : XXII, 147-157). Ces instants de grâce font tableau, ils arrêtent fugitivement le devenir et s’évadent de l’action. La beauté d’une unique femme suffit à justifier la vie contre la mort qui décime les armées : ainsi Hélène sur les remparts de Troie inspire aux vieillards ce commentaire : « Il n’est pas scandaleux que Troyens et Achéens aux cnémides / Pour une femme pareille souffrent douleurs depuis longtemps / Terrible (ainôs, avec le sens d’un effroi) est sa ressemblance avec les déesses immortelles » (III, 156-158). Même suspens dans la grâce, même arrêt sur image quand, dans l’Odyssée, Pénélope s’immobilise un instant dans l’embrasure de la porte : « Voici qu’elle arriva devant les prétendants, cette femme divine, et, debout au montant de l’épaisse embrasure, ramenant sur ses joues ses voiles éclatants, tandis qu’à ses côtés veillaient les chambrières et que des prétendants les genoux flageolaient sous le charme d’amour – ils n’avaient tous qu’un vœu, être couchés près d’elle » (Od. XVIII, 208-213). Un nimbe surnaturel signale alors cette venue du divin dans le monde des hommes mortels : « C'est Pallas Athéna qui faisait devant eux la plus belle lumière […] Télémaque : Père, devant mes yeux, je vois un grand miracle (thauma). A travers le manoir, les murs, les belles niches, les poutres de sapin et les hautes colonnes scintillent à mes yeux comme une flamme vive… Ce doit être un des dieux, maître des champs du ciel. Ulysse : Tais-toi ! Bride ton cœur ! Et ne demande rien ! C'est la façon des dieux, des maîtres de l’Olympe ! » (Od. XIX, 33-43).
            D’autres moments, syncopes plutôt que pauses, brisures de rythmes plutôt que suspens du devenir, sont inscrits au contraire dans le drame lui-même et marquent l’instant crucial où se retourne la situation, où se décide l’issue du conflit. Proche de ce qu’Aristote nomme peripeteia dans le développement de l’acte tragique, le coup de théâtre qui a pour fonction d’inverser le cours du drame (Poétique, 52 a 22), ce moment, où se concentre le pathos, où le destin prononce clairement son verdict. Cet instant décisif, Homère l’allégorise parfois par la solennité d’une image : Zeus, le père des dieux, déploie une balance d’or et consulte l’inclinaison du destin. Il en est ainsi quand il faut mettre fin à la course éperdue d’Hector poursuivi par Achille, Zeus devant alors se résigner à abandonner à la mort le héros troyen pourtant cher à son cœur : « Quand, pour la quatrième fois ils arrivèrent aux fontaines / le Père prit sa balance d’or / y plaça deux marques de la mort qui abat les hommes / Une pour Achille, une pour le chevalier Hector / La souleva en tenant l’axe ; le jour marqué pour Hector descendit / Alla jusqu’à l’Hadès ; Phoibos Apollon l’abandonna » (XXII, 208-213) (5). Le sort des héros est tout entier suspendu à cet instant fatal où le destin dit son dernier mot. Aussi est-il parfois pour Homère auréolé d’une sombre beauté, toute la grandeur tragique de la condition des mortels se résumant en cette acmé de l’action, comme la pointe extrême où se porte l’action héroïque dont les dieux sont à la fois spectateurs et juges. Le moment le plus spectaculaire, dans l’Iliade, est de ce point de vue la volonté démesurée de vengeance qui s’empare d’Achille quand il apprend la mort de Patrocle : le héros, véritablement transfiguré et comme divinisé – en ces moments extrêmes, l’humain touche au divin – est comme entouré d’une flamme surnaturelle et, par son seul cri, met en déroute l’armée des Troyens : « Achille se releva, cher à Zeus ; Athéna / sur ses fortes épaules jeta l’égide frangée / Divine entre les déesses, elle couronna sa tête d’un brouillard / d’or ; et de lui fit jaillir une flamme éblouissante / Comme la fumée qui monte au ciel au-dessus d’une ville / D’une île au loin, qu’encercle les ennemis […] Debout, il cria ; avec lui, un peu loin, Pallas Athéna / donna de la voix ; ce fut la panique chez les Troyens / Comme la voix éclatante, celle de la trompette / lorsque des ennemis féroces tournent autour de la ville / Telle éclatante la voix du petit-fils d’Eaque […] Les cochers s’effrayèrent, voyant le feu infatigable / Terrible, au-dessus de la tête du Péléide magnanime / Brûlant. C’était la déesse Athéna qui le faisait brûler / Trois fois au-dessus du fossé Achille lança un grand cri / Trois fois furent bouleversés les Troyens et leurs illustres alliés » (XVIII, 203-229). Pour de tels instants, la vie des hommes, quelque tragique soit par ailleurs leur condition, vaut selon Homère la peine d’être vécue.

            L’événement fait rupture dans la trame de l’action, et transfigure le héros qui sera l’outil du destin. C'est en ce sens précisément que le héros tragique, tel Œdipe par exemple, est un héros, et non une marionnette dérisoire manipulée par la Fatalité. Mais la pause, qui fait tableau, interrompt inversement le développement dramatique, et introduit un intervalle de paix dans un devenir où presque toujours domine la guerre, où le massacre est sans fin. A cet instant de grâce, tient la beauté des choses comme la joie de vivre. Il faut nous étonner de ce que cette trêve soit seulement possible. Si, dans le monde d’Homère, la guerre est toujours déjà là, avant le premier chant comme après le dernier, comment la paix pourrait-elle avoir le moindre sens ? Et pourtant, l’Iliade a bien une fin : le chant XXIV n’est pas un simple épisode dans le déroulement de la guerre, il est véritablement le chant de l’apaisement et de la réconciliation, il ouvre une voie nouvelle selon laquelle les hommes peuvent se reconnaître et s’accorder, enfin cesser de s’entretuer. Ce pourquoi le chant XXIV est véritablement le couronnement de l’Iliade, et la plus haute leçon de la sagesse homérique. De même que, selon Aristote, la catharsis (purification dont Apollon est le maître) met fin au conflit tragique et commence le temps de la reconnaissance (anagnôrisis), de même la rencontre plus qu’humaine de Priam et d’Achille, qui se déroule comme un véritable rituel religieux, sous le regard des dieux qui assistent et participent magiquement à l’entrevue, dépasse le nihilisme meurtrier du carnage et donne enfin sa pleine signification à la condition des mortels. Plus encore que le suspens de la beauté fragile prélevée sur le fil du devenir, la réconciliation miraculeuse du Père suppliant avec l’assassin de son fils illumine et rédime cette vie misérable que Zeus dit être le lot des mortels, et qui se révèle ici d’une grandeur surhumaine. Pour un tel moment, la vie vaut d’être aimée et soufferte. Cette plus haute justification, qui couronne le poème, ne se limite plus à la perfection esthétique, elle s’élève à la dignité éthique. C’est à cette scène qu’il faut consacrer désormais toute notre attention.
            Rien n’est plus improbable en effet que la fin de la guerre. La colère d’Achille, d’abord offensée par la morgue insolente d’Agamemnon qui n’hésite pas à bafouer le droit de ses vassaux, s’est muée en un désir aveugle de vengeance après la mort de Patrocle. Non seulement Achille doit mettre à mort Hector, le meurtrier de Patrocle, mais il doit encore humilier son corps, lui refuser les honneurs de la sépulture et, par contraste avec les solennelles funérailles – un chant entier, le chant XXIII, leur est consacré – qui célèbrent la mort de l’ami, traîner le cadavre de l’ennemi lié à son char, par trois fois chaque jour, autour du bûcher de Patrocle (6). Chez Homère, la misère de la condition des mortels, l’intensité de l’amour de la vie et le respect dû aux morts sont profondément liés. Les dieux s’offusquent de cette offense faite au mort : « Achille, s’indigne Apollon devant Zeus, a tué la pitié (eleos), il n’a plus / Ce respect qui épargne les hommes et qui leur est utile » (XXIV, 44-45). Comment mettre fin au cycle de la vengeance, comment faire la paix avec les guerriers qui, pour le sang versé, versent toujours plus de sang ? Si les Olympiens se conduisent souvent – dans l’Iliade, non dans l’Odyssée – en êtres futiles ou cruels, Zeus en revanche, le Père des dieux, ou le dieu des dieux, possède une majesté propre : c’est lui qui tient la balance de l’équité, c’est lui qui apaise les querelles des dieux, c’est lui surtout qui se porte garant du droit du suppliant, et de ce devoir d’hospitalité que chacun doit à l’étranger démuni qui sollicite son hôte pour la table et le gîte. Pour que le carnage prenne fin et que la paix s’instaure, il faut que Zeus intervienne. Il pourrait contraindre Achille à renoncer à sa colère, à céder le cadavre d’Hector aux Troyens, à consentir aux funérailles de son ennemi. Au dieu des dieux, rien d’impossible… Pourtant, le Zeus d’Homère ne souhaite pas violer le libre arbitre du héros, il veut seulement l’inciter à la pitié, et choisit à cette fin pour ambassadrice la propre mère d’Achille, Thétis, plus apte qu’aucune autre à persuader son fils à plus d’humanité. La mère prie ainsi son fils pour qu’il accepte de rendre, pour une belle rançon, au père d’Hector, Priam, le cadavre de son fils. Une mère pour un père, un fils pour un fils : la pitié n’est pas un devoir dicté par la loi de la cité, elle est une affaire de famille, et se traite de personne à personne. Zeus est le dieu des suppliants, qui demandent merci, qui appellent à la pitié, et ce n’est sans doute pas un hasard si les seuls mots grecs de la messe latine étaient « kyrie eleisson (pour eleêsson, de eleeô, prendre pitié » : ô maître, ayez pitié). Chose surprenante : Achille aussitôt consent à la demande du Père des dieux transmise par la Mère du héros, et renonce à la vengeance : « Soit. Qu’on apporte la rançon, qu’on prenne le cadavre / Si dans son cœur prudent (prophroni thumô) l’Olympien lui-même l’ordonne » (139-140). Zeus de son côté continue de tramer ce scénario de la grâce : Iris la messagère est envoyée auprès de Priam pour qu’il se rende dans le camp des Achéens et demande lui-même, à l’assassin de son fils, que lui soit restitué le cadavre d’Hector ; et Zeus envoie Hermès, qui est le dieu du passage, de la frontière, de la limite entre les mondes, pour qu’il escorte et guide la périlleuse mission de Priam. Le choix revient aux mortels, mais c’est le dieu des dieux qui favorise la rencontre, qui suscite l’occasion. C'est ainsi que le vieillard Priam, après les ablutions et purifications rituelles, et confirmé par un présage favorable (l’aigle de Zeus qui prend son envol sur la droite), s’achemine (seul l’accompagne Idaios, le sage héraut), « à travers la nuit de merveille » (v. 363 ; trad. Backès pour nukta ambrosiên,  la nuit « qui est un don des dieux », « qui est divinement belle et bonne », parce qu’elle apporte le sommeil et la paix, mais plus encore parce que la voûte du firmament est le seul décor qui convienne à la solennité de la scène qui s’annonce), suivi du chariot à quatre roues qui porte la riche rançon, vers le camp ennemi. Sous l’aspect « d’un jeune prince / déjà un peu barbu, dont la jeunesse est gracieuse » (347-348), Hermès le guide vers la tente d’Achille, mais l’abandonne seul sur le seuil. Comment Priam va-t-il s’y prendre ?
            Tout semble se conjurer pour que sa mission soit impossible. Ce qui se joue ici, c’est la possibilité même du pardon au sein du paganisme : pourquoi Achille pardonnerait-il à Hector, l’assassin de Patrocle, et céderait-il à la prière de Priam ? Le mot grec pour pardon est suggnômê, de suggignôskô, qui indique une opération intellectuelle plutôt que morale : s’accorder par la pensée, partager la même opinion, consentir à l’avis d’autrui (gnômê désigne l’intelligence, la pensée, le jugement). Mais précisément, on ne voit pas comment Priam pourrait convaincre la raison d’Achille à revenir sur son jugement, à reconnaître ses torts : dans l’esprit du héros, c’est avec raison qu’Hector, pour le châtier de son crime, doit être privé de sépulture, et les torts sont dans son esprit du côté d’Hector, et certes non de son côté. Prétendre le contraire reviendrait à augmenter sa colère, non à l’apaiser. D’autant qu’il se pourrait bien que la raison soit incapable de pardon, que le pardon vienne d’ailleurs… Le pardon est en effet une grâce bien énigmatique, sinon tout à fait arbitraire. Il doit avoir ses raisons que la raison ne connaît point. Le mot vient du latin tardif, et prend toute sa valeur dans le christianisme naissant : perdonare, désigne un don majoré par le préfixe intensif, un super-don en quelque sorte, un don qui outrepasse la loi de la donation et de l’échange. Cette loi veut que tout don soit compensé, ou égalisé, par un contre-don symétrique, qui rétablisse la parité et fasse de l’échange économique un jeu à somme nulle. Il est vrai que, comme l’ont abondamment montré les ethnologues depuis le célèbre essai de Marcel Mauss (Essai sur le don, 1923-24), le contre-don tend à dépasser la stricte égalité, et à renchérir sur le don auquel il rend la monnaie de sa pièce. Mais il ne s’agit alors nullement de « pardon », moins encore de charité, mais au contraire de rivalité, de défi dans la lutte pour le pur prestige, de dépense ostentatoire visant à humilier le partenaire, nullement à le reconnaître, une déclaration de guerre symbolique, mais non un traité de paix. Le pardon, à le prendre à la lettre, est un pur don gratuit, un don qui n’appelle aucun contre-don, non parce qu’il ne reconnaît pas au partenaire la dignité de donateur, mais parce qu’il veut l’honorer d’une faveur qui ne demande rien en retour. On comprend que le pardon ne peut guère être qu’un acte d’amour, un élan qui vient du cœur, mais qui n’obéit à aucune logique rationnelle. Demander au farouche Achille une démonstration d’amour envers Priam, le père de son pire ennemi, c’est peut-être beaucoup demander !
            Le problème semble d’autant plus insoluble qu’il se pose ici au sein d’un monde païen, non d’un monde chrétien. Comment, depuis le message évangélique, pensons-nous qu’il faut accorder le pardon ? Comme le disait Jankélévitch, pour obtenir le pardon, il faut commencer par le demander, c'est-à-dire par le demander vraiment, du fond du cœur. Le pardon n’a rien à voir avec les « pardon ! pardon ! » que lance à la foule le fâcheux empressé qui vous marche sur les pieds. Mais comment savoir précisément que le pardon vient du fond du cœur ? Les hommes, pour juger les uns des autres, ne peuvent que se fier à la grimace du visage, au masque de la personne : nul n’est en mesure de sonder les cœurs et les reins. Le juge du tribunal ne juge que la nocivité des actes, son regard ne porte pas jusqu’au secret de l’intention, son jugement demeure extérieur, il se satisfait de retrancher de la société des hommes celui qui, par son comportement, s’est déclaré lui-même comme dangereux pour ses concitoyens. Pour sonder les cœurs et les reins, il faut plus qu’un homme, un dieu qui s’attache à connaître chacun personnellement, selon son secret le plus intérieur. Ce dieu personnel, ce n’est certes pas Zeus l’Olympien, c’est le dieu de l’Ancien Testament, et plus encore le Christ de charité du Nouveau Testament. Lui seul peut savoir, d’un savoir absolu, si le pardon est sincère, s’il est durable et enraciné dans le fond du cœur. Mais comment pourrait naître, dans le cœur du criminel, un tel remords de son crime ? Comment un homme peut-il désavouer à ce point l’acte dont il a fait l’aveu devant le juge. Parce que, répond le dieu de l’Evangile, l’homme ancien peut mourir, et naître à sa place un homme nouveau : ce miracle est possible depuis que le sacrifice de Jésus a racheté la faute, et a ouvert, à tous les hommes de bonne volonté, le règne de la Grâce. Le pardon ne peut alors être accordé que par dieu, ou par le prêtre qui parle en son nom, au prix du repentir le plus profond qui témoigne pour l’action de la grâce : la conversion de l’âme, de l’ancien vers le nouveau, est une renaissance, le commencement d’une vie nouvelle, un baptême qui rachète la faute. Au prix du repentir qui vient du fond du cœur, dieu et son prêtre peuvent accorder le pardon, qui est le sacrement de l’absolution de la faute.
            Les Grecs n’y croyaient guère, et Achille moins qu’un autre. Le destin n’était pas seulement pour les anciens une contrainte externe qui imposait sa loi aux misérables mortels, il était aussi la contrainte interne du caractère, qui se résumait au « naturel » (phusis) de chacun, dont on ne pouvait certes changer à son gré. Dans le mythe d’Er, qui conclut le dernier livre de La République de Platon, chaque âme dans l’Hadès choisit elle-même une vie singulière, elle est ainsi douée d’un caractère propre, mais elle oublie bientôt son choix en s’abreuvant au fleuve du Léthé, puis, dans un coup de foudre, naît sur la surface de la terre. Le caractère est un destin, je suis ce que je suis et ne saurais devenir un autre, je dois par conséquent assumer jusqu’à la mort la responsabilité de mes actes, et les reconnaître pour miens. C’est même à ce trait, selon Aristote, qu’on reconnaît le héros tragique, qu’il s’affirme par ses actes et en assume les dernières conséquences, jusqu’au bout et sans jamais les renier. Je suis ce que je suis parce que je suis ce que j’ai fait. Dans le monde païen d’Homère, Priam, pour fléchir l’âme intransigeante d’Achille, n’a pas à sa disposition le repentir chrétien, il n’y a pour lui de ce côté ni solution ni absolution. Pour battre sa coulpe pour la mort de Patrocle, motif de la vengeance, et demander pardon, le père d’Hector pourrait ou bien renier l’acte commis par son fils : mais un tel père, qui se laisserait aller à désavouer ce qu’a fait son fils, donc ce qu’est son fils, serait aux yeux d’Achille un père indigne et méprisable, et n’obtiendrait aucune grâce ; ou bien prétendre, contre toute évidence, qu’Hector n’avait pas l’intention de tuer Patrocle, et cet autre aveu, d’un père qui ne reconnaît pas même à son fils la responsabilité de ses actes, serait pour Achille un autre motif de mépris et de non-recevoir. Pour obtenir le pardon d’Achille, le repentir n’est d’aucun secours. Mais alors, comment procéder ? Si Hector est indissociable de son acte, pour Hector lui-même comme aux yeux de son père, et si cet acte est source de colère pour Achille, alors la colère du héros est elle-même insurmontable et nul pardon ne saurait être accordé. L’habile Hermès prodigue bien quelques conseils à Priam, alors qu’il est sur le point de le laisser seul devant la tente d’Achille : « Toi, entre, saisis les genoux du Pélide / Par son père et sa mère aux belles boucles / Prie-le, et par son fils, pour émouvoir son cœur » (465-467). On l’a vu : le pardon est toujours une histoire de famille. Mais Priam sera plus subtil encore que le subtil Hermès, et n’en fera qu’à sa tête.
            Se précipitant soudain aux genoux d’Achille dans la posture du suppliant, Priam fait irruption par miracle auprès d’Achille, car, comme le remarque aussitôt le héros, sans le concours des dieux, le vieillard n’aurait pu se glisser ainsi dans le camp ennemi : « Je comprends, Priam, rien ne m’échappe / C’est un dieu qui t’a conduit jusqu’aux bateaux des Achéens / Aucun mortel n’oserait venir, même très jeune / à l’armée. Les gardes le verraient, et son char / ne passerait pas facilement nos portes » (563-567). D’emblée, par une des intuitions les plus fortes de l’Iliade, Priam déclare à l’assassin de son fils : « Souviens-toi de ton père (mnêsai patros soio), Achille pareil aux dieux » (486). Il faut bien comprendre que, dans le monde d’Homère, Priam n’est pas un père, il est plutôt la paternité elle-même : la tradition lui attribue cinquante fils, dont les plus valeureux sont morts au combat, et parmi eux Hector, le meilleur d’entre tous. Or, il se trouve qu’Achille, depuis longtemps, a une dette envers son propre père Pélée : Achille serait en effet davantage le fils de sa mère, Thétis, une déesse immortelle, que de son père Pélée, roi de Phtie en Thessalie, un mortel qui vieillit seul dans son palais, chassé par ses ennemis pendant qu’Achille guerroie sous les murs de Troie, et qui dut se réfugier dans l’île de Cos où il retrouva Néoptolème, son petit-fils, le fils d’Achille (7). Sans doute Achille lui-même ne sait-il rien de tout cela, mais il se lamente, lui, le fils unique, d’avoir abandonné son père vieillissant pour cette guerre absurde, en terre étrangère, où son destin – sa mère l’a mis en garde – veut qu’il trouve la mort, loin de sa patrie, sans sépulture, proie des oiseaux et des chiens : « C’est ainsi qu’à Pélée, répond Achille à Priam, les dieux ont fait de beaux cadeaux / dès sa naissance ; il était distingué entre tous les hommes / pour son bonheur et sa richesse. Il régnait sur les Myrmidons / Et, tout mortel qu’il fût, il a eu pour femme une déesse / Mais là-dessus un dieu a mis du mal, car il n’a pas / dans son palais une famille de fils puissants / Il n’a qu’un enfant, promis à mourir vite. Et moi / je n’accompagne pas sa vieillesse, car, loin du pays / je reste à Troie, te causant du souci, à toi et à tes fils » (534-542). Ainsi s’opère secrètement, presque magiquement, une sorte de substitution symbolique entre les partenaires de l’échange : Priam, comme Pélée, fut autrefois glorieux, quand Troie était prospère, et se trouve maintenant misérable, alors que les plus valeureux de ses enfants sont tombés sous les coups des Achéens ; comme Pélée aux yeux d’Achille, il fait figure de pater dolorosus (de même que la reine de Troie, Hécube, est, dans l’Iliade – tout comme dans Les Troyennes, la grande tragédie d’Euripide – la figure par excellence de la mater dolorosa). Et cette douleur émeut profondément Achille : « Un désir le prit de pleurer son père / Touchant sa main [Priam suppliant avait saisi de ses mains les genoux d’Achille], il repoussa le vieil homme / Tous deux se souvenaient ; l’un pleurait Hector / le tueur d’hommes, prosterné devant les pieds d’Achille / Achille pleurait son père, et parfois aussi / Patrocle » (507-512). La souffrance de la mort de Patrocle cède ainsi pour la première fois à la souffrance du deuil du père vieillissant et menacé, dans sa lointaine patrie, par la solitude et la mort. Dans la figure de Priam, le père implorant, la paternité frappée par la souffrance du deuil, l’image du père et de la mère se confondent dans la lamentation funèbre, dans la déploration endeuillée. Pour exprimer cela, c’est la douleur d’une femme, d’une mère fière de ses beaux enfants, qui vient à l’esprit d’Achille, non la douleur d’un père : le héros consacre seize vers (602-617) à la lamentation de Niobé, mère féconde de six fils et six filles, qui, par l’orgueil de sa maternité, avait offensé Léto, mère de deux enfants seulement (il est vrai qu’il s’agissait d’Apollon et d’Artémis). Pour venger leur mère, Apollon tua de ses flèches les fils de Niobé, et Artémis tua ses filles. De douleur, la fille de Tantale se transforma en statue de pierre. Priam pleurant la mort de son fils Hector réincarne Niobé, mère aimante semblable à ce qu’est Thétis pour Achille, comme Hector rendu à son père suppliant vient se substituer symboliquement au propre cadavre d’Achille qui ne sera jamais rendu à Pélée, délaissé par son fils unique au seuil de sa vieillesse. L’échange est alors transfiguré par la majesté d’un rituel, d’une cérémonie sacrée qui restitue magiquement ce que le destin avait cruellement dissocié. Les plus ennemis de tous les vivants, Priam et Achille, se reconnaissent égaux dans le partage du destin, et le mystère de cette divine reconnaissance fait, par delà les inimitiés, de Priam l’égal de Pélée et d’Hector l’égal d’Achille. Pour qu’une telle symétrie s’accomplisse dans l’échange et la double reconnaissance, dans la paix et l’égalité du partage, il a fallu que le père humilié ose l’acte le plus inimaginable qu’un père ait jamais commis : « Respecte les dieux, Achille, aie pitié de moi / Souviens-toi de ton père. Je suis plus à plaindre / J’ai souffert plus que tout autre homme sur la terre / J’ai porté à ma bouche la main qui a tué mon enfant » (503-506). Au-delà de la haine et de la loi de la vengeance sur laquelle veillent les atroces Erinyes, la loi d’Arès qui veut que soit tué celui qui tue, Priam et Achille se reconnaissent égaux en dignité et éprouvent enfin en leur cœur un désir de paix. La vie l’emporte sur la mort. Chacun peut alors admirer en l’autre l’image de sa propre dignité réfléchie par la communauté des destins, dans le miroir de la commune condition des mortels : « Priam Dardanide s’émerveilla devant Achille / A le voir grand et beau ; il ressemblait aux dieux / Alors Achille s’émerveilla devant Priam Dardanide / A voir sa belle allure, à entendre sa parole » (629-632). La réconciliation s’accomplit par la symétrie des majestés, dans la parité des dignités, sans qu’il soit besoin que nul ne renie son acte, sans que la moindre humiliation soit le prix à payer pour l’absolution de toute cruauté, pour la purification de la vengeance. Comme la tragédie, l’épopée est un rituel de la catharsis.
            Il reste à accomplir les gestes du rite : donner la rançon, laver le cadavre que les dieux ont préservé, malgré le traitement auquel l’a soumis Achille, pur de toute souillure, allonger le corps d’Hector sur le lit funéraire, le poser sur le chariot, partager le repas pris en commun, selon les devoirs de l’hospitalité, dont Zeus est le garant. Priam épuisé, mais confiant dans le pacte, assuré de tout son cœur qu’aucune trahison ne saurait plus le mettre en péril, ose alors dormir dans le camp de son ennemi. Il serait pourtant imprudent de dépasser les limites, et Hermès vient l’éveiller de bon matin (« Vieil homme, tu as oublié tous tes maux, et tu dors / au milieu de tes ennemis », 683-684) et l’accompagne sur le chemin du retour, tandis que dort encore l’armée des Achéens. Pendant la trêve de onze jours négociée avec Achille, les Troyens rendent à Hector les honneurs funèbres, les femmes entonnent le chant de la lamentation (Andromaque l’épouse d’abord, puis Hécube, la mère, enfin Hélène, la belle-sœur qui toujours sembla éprouver plus de considération pour Hector que pour Pâris lui-même, pourtant son époux), le cadavre est porté sur le bûcher puis les ossements enterrés dans le tertre funéraire. La trêve achevée, les hostilités reprennent le douzième jour. La guerre de Troie continue sans doute, et continuera toujours, mais le poème peut bien prendre fin.

 

NOTES

1- Ce sont là les vers d’Homère que préférait Pyrrhon, le fondateur de l’école sceptique dans l’antiquité : « Philon d’Athènes, qui était son familier, disait qu’il citait Démocrite plus que personne d’autre, mais ensuite aussi Homère, qu’il admirait et dont il citait continuellement le vers suivant : Telles les générations des feuilles, telles celles des hommes, et qu’il comparait les hommes aux guêpes, aux mouches, aux oiseaux. Il citait aussi ce vers : Va, mon ami, meurs toi aussi : pourquoi gémir ainsi ? / Patrocle aussi est mort, qui valait bien mieux que toi » (Diogène Laërce, « Vie de Pyrrhon », Vie et doctrines des philosophes illustres, IX, 67). La même idée revient deux autres fois dans l’Iliade : Athéna, au chant XV, le rappelle à Arès irrité (« D’autres mourront encore. Il est difficile / De sauver la race et la lignée de tous les hommes », 140-141) et Apollon, au chant XXI, le reconnaît devant Zeus (« … hommes / Misérables qui, pareils à des feuilles, tantôt / Vivent pleins de flamme, mangeant les fruits de la terre / Et tantôt s’étiolent sans force », 463-466).

2- « Pour lire Homère, pour mieux connaître Homère », in Péguy, Œuvres en prose, 1909-1914, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1961, p. 258-259.

3- Ce trait est encore plus accentué dans l’Odyssée que dans l’Iliade.

4- Une cotyle, trouvée en 1954 sur l’île d’Ischia, en référence à ce passage de l’Iliade, a été nommée « la coupe de Nestor ». On y trouve une inscription qui peut être ainsi traduite : « Je suis la coupe de Nestor. Celui qui boit à cette coupe sera saisi du désir d’Aphrodite à la belle couronne ». Il s’agit d’une des plus anciennes inscriptions connues en alphabet grec classique (750-700 BC).

5- La balance de Zeus, dont l’inclinaison marque l’instant crucial du parcours dramatique,  intervient à une autre reprise dans l’Iliade : au chant XVI, Hector, prenant acte de ce que les Troyens sont incapables d’empêcher les Grecs de dépouiller de ses armes le cadavre de Sarpédon, prend le parti de fuir, et ordonne aux Troyens de le suivre, « car il connaissait la sainte balance de Zeus » (XVI, 658). Sur ce thème, et son prolongement dans la tragédie, voir Jacqueline de Romilly, Hector, 1999 [1997], p. 116-120.

6- Un tel acte toutefois n’est pas sauvage, il ne répond pas à une impulsion irraisonnée, il évoque plutôt un rite archaïque – de même que les douze nobles fils des Troyens égorgés sur le bûcher (XXIII, 175-176) – scrupuleusement respecté par un héros qui paraît alors comme un homme des âges très anciens. Achille est une sorte de guerrier surhumain venu de la nuit des temps, il n’est pas vraiment inhumain, même si le lointain passé semble s’enfoncer dans une obscurité sacrée, un âge où les hommes étaient plus près des dieux qu’ils ne le sont maintenant. Jacqueline de Romilly (Hector, p. 189) remarque très justement que, contrairement à ce qu’on croit souvent, et à ce qu’on écrira dans les récits inspirés de l’Iliade, Achille ne traîne jamais le cadavre d’Hector autour des murs de Troie, mais, rituellement, trois fois chaque jour autour du bûcher (XXIV, 15-18).

7- Les noces de Pélée et de Thétis, pourtant célébrées en grande pompe par les Olympiens au grand complet, ne seront pas heureuses : en s’entêtant à les rendre immortels, Thétis tue tous les enfants que lui donne Pélée. Achille en réchappe au dernier moment, alors que sa mère s’apprêtait à le plonger dans le feu. Pélée l’en empêche. Thétis ne le lui pardonnera pas, et le quittera pour toujours.

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