Jacques Darriulat

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007



Heidegger, L’Origine de l’œuvre d’art

            Cours rédigé en 2000 pour des étudiants de Licence (troisième année) de Paris IV.            

 

Bibliographie

            Der Ursprung des Kunstwerkes est d’abord une conférence prononcée à Fribourg-en-Brisgau en novembre 1935 et renouvelée en janvier 36 à l’université de Zürich. Le texte définitif donne lieu à trois conférences prononcées les 17 et 24 novembre et le 4 décembre 1936 à l’université de Francfort. La postface a été en partie écrite plus tard. Le « supplément » a été rédigé en 1956, publié en 1960. Ce texte sera publié dans un recueil d’essais sous le titre Holswege (publié à Francfort en 1949), traduction : Chemins qui ne mènent nulle part (traduction de Wolfgang Brokmeier, aujourd’hui publiée en « Tel » chez Gallimard ; pour ma part, je me référerai à la pagination de l’édition de poche en « Idées/Gallimard », 1980. Cette édition, discutée, reprend sans la modifier une traduction de 1962). La conférence de 1935, qui se trouve à l'origine de ce texte, a été traduite par Emmanuel Martineau (édition bilingue publiée en 1986, puis republiée, dans la revue Conférence, n°4, printemps 1997; cette première version de L'Origine de l'œuvre d'art a été également publiée en 2014, aux éditions "Rivage poche", dans une traduction de Clément Layet). "Chemins qui ne mènent nulle part" en ce sens, précise une note liminaire de quelques lignes de l’auteur, que la méditation philosophique ne se propose pas ici de résoudre une énigme, mais plutôt de la mettre en évidence : « Dans la forêt il y a des chemins qui, le plus souvent encombrés de broussailles, s’arrêtent soudain dans le non-frayé ». « Les considérations précédentes concernent l’énigme de l’art ; l’énigme que l’art est pour lui-même. Loin de nous la prétention de vouloir résoudre cette énigme : il importe avant tout de la voir » (postface, p. 89).

             L’Origine de l’œuvre d’art dans l'oeuvre de Heidegger           

            L’Origine de l’œuvre d’art marque une rupture dans la pensée de Heidegger depuis Sein und Zeit (1927), rupture qui annonce le tournant, la Kehre comme Heidegger le nommera lui-même, qui le conduira à accorder une place croissante à la philosophie de l’art, et qui ne sera explicitement formulé qu’avec la Lettre sur l’humanisme adressée à Jean Beaufret en 1947. Il doit pourtant être mis en rapport avec des textes contemporains, ainsi qu’avec les grands textes qui, à la suite, feront référence à l’art.

            Sein und Zeit (1927), plusieurs références (p. 68, qui renvoie précisément au § 44 : « Etre-là, révélation et vérité », p. 75 où est évoqué « l’engagement ek-statique de l’homme dans l’ouvert de l’être » et enfin p. 95 pour évoquer la « fulguration » d’où provient l’art et qui seule est en mesure de déterminer le sens de l’être).

            Kant et le problème de la métaphysique, Gallimard, 1953 (pour la première fois, un cours du semestre d’hiver 1925-26).

            Un texte essentiel sur ce qu’on peut bien appeler l’anti-humanisme de Heidegger, Cassirer/Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie (Davos mars 1929) et autres textes de 1929-31, Paris, Beauchesne, 1972 (épuisé mais capital).

            Les Hymnes de Hölderlin : la Germanie et le Rhin, Gallimard, 1988 (cours du semestre d’hiver 34-35). Heidegger fait allusion à l’hymne sur Le Rhin dans la première partie de son essai (38) et conclut par une citation d’un autre hymne de Hölderlin, « le poète de l’œuvre dont il reste encore aux Allemands à s’acquitter » : La Migration (p. 89).

            Introduction à la métaphysique, Gallimard, 1952 (semestre été 1935).

            Qu’est-ce qu’une chose ? Gallimard 1971 (semestre d’hiver 35-36). Cette problématique est très présente dans la première partie de L’Origine de l’œuvre d’art. Cela dit, le cours de 35-36 est essentiellement consacré au commentaire de la logique transcendantale dans la première Critique. En revanche, le texte intitulé « La Chose » dans Essais et conférences, Gallimard, « Tel », 1958, p. 194-218, qui assigne à la chose la tâche de rassembler le Quadriparti (das Geviert) que nouent ensemble la terre et le ciel, les Divins (die Göttlichen) et les mortels, est un texte important qui prolonge et éclaire ce qui est dit sur la terre et le monde dans L’Origine de l’œuvre d’art.

            Nietzsche, I, premier chapitre « La volonté de puissance en tant qu’art », p. 11-199, Gallimard 1971 (leçons données de 36 à 40 à Fribourg).

            « Pourquoi des poètes ? », in Chemins qui ne mènent nulle part, autrefois dans « Idées-Gallimard » (1962), aujourd’hui en TEL (1986). Discours prononcé en décembre 1946, vingtième anniversaire de la mort de Rainer Maria Rilke. On rattachera ce texte à l’essai intitulé L’homme habite en poète (vers 1952), également sur Hölderlin, dans Essais et conférences (Gallimard, Tel).

            Lettre sur l’humanisme (1947), Aubier, 1964.

            Acheminement vers la parole, Gallimard 1976 (textes rédigés entre octobre 50 et janvier 59).

            « L’art et l’espace », in Questions IV, Gallimard, Tel 1976, p. 269 sq.

            Travaux sur Heidegger

            Un petit texte d’introduction, que je persiste à trouver bon malgré les nombreuses critiques (trop heideggérien pour les anti, pas assez pour ses disciples) : Jean-Pierre Cotten, Heidegger, Seuil, « Ecrivains de toujours », 1974.

            Il existe un très précieux numéro des Cahiers de l’Herne publié en « Poche Biblio », avec des articles passionnants de Hans-Georg Gadamer, Jean-Luc Marion, Jean-François Courtine, Jean Beaufret, Jean-Louis Chrétien (« La réserve de l’être », en rapport direct avec les seconde et troisième parties de notre texte), Jacques Taminiaux, Michel Haar, Jean-Michel Palmier, Dominique Janicaud, Henri Birault, Jacques Derrida. Un article de Marc Froment-Meurice, « « L’art moderne et la technique », p. 305-329 : une étude qui tente de montrer comment l’évidente inactualité de l’analyse de Heidegger sur l’art peut cependant éclairer la démarche de l’art alors le plus contemporain : le nihilisme supposé de l’art d’Andy Warhol et de Jaspers Johns est mis en rapport avec la critique heideggérienne de la domination planétaire de la technique. Peu convaincant, et daté.

            Une excellente introduction, claire et complète, à la philosophie de Heidegger, avec compétence et sans esprit de chapelle : Christian Dubois, Heidegger : introduction à une lecture, Seuil, « Points-Essais », 2000. Le chapitre VII de Dubois, « Art, poésie et vérité », p. 251 à 276, est un long, précis et précieux commentaire de la conférence de 1935-36.

            Un livre d’une très grande richesse, mais très personnel aussi, sur l’ontologie selon Heidegger (le problème de l’art n’est pas spécifiquement traité) : Henri Birault, Heidegger et l’expérience de la pensée, Gallimard, 1978.

            La question des relations de Heidegger avec le nazisme a été posée pour la première fois sans circonlocutions par Victor Farias en 1987 (Heidegger et le nazisme, Verdier). Cet ouvrage, que beaucoup lors de sa publication ont jugé partial et manipulateur, a provoqué une véritable crise dans la philosophie française. Il est vrai qu'elle couvait depuis longtemps. On lira à ce sujet le long article, en fait une bibliographie commentée de tous les textes importants concernant la polémique, par Jean-Michel Palmier, « Heidegger et le national-socialisme », Magazine littéraire, juin 1988. Une étude plus récente, solide et complète, a montré combien les allégations de Farias étaient justifiées. Ce réquisitoire implacable est fondé sur un très vaste corpus : Emmanuel Faye, Martin Heidegger,L’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935, Albin Michel, 2005, 578 pages (repris en Livre de Poche en 2007).

           Il faut le reconnaître, Heidegger, qui affiche avec ostentation sa "germanité", qui fait du peuple allemand, le peuple par excellence, et de la langue allemande, la langue philosophique par excellence, est surtout un cas français. Il y aurait encore beaucoup à dire et à penser sur cet épisode de notre histoire intellectuelle. On pourra lire de ce point de vue l'ouvrage passionnant, en fait une chronique de la vie intellectuelle française dans la seconde moitié du XXe siècle, de Dominique Janicaud, Heidegger en France, publié en deux tomes chez Albin Michel en 2001, et repris en poche chez Hachette, "Pluriel", en 2005. Le premier tome est un récit des relations tumultueuses et passionnées des philosophes français avec Heidegger ; le second présente une série de témoignages des meilleurs esprits ayant participé, de près ou de loin (le plus souvent d'assez près) à cette aventure.

            Sur le problème très particulier que soulève l’analyse par Heidegger du tableau de Van Gogh « Vieilles chaussures », 1887, on lira encore la très remarquable étude (1968), par sa précision et sa profondeur, malgré sa modestie apparente, de Meyer Schapiro (1904-1996), « L’objet personnel, sujet de nature morte. A propos d’une notation de Heidegger sur Van Gogh », dans Art, style et société (Gallimard, « Tel », p. 349-360). C’est cette étude qui donne lieu au texte subtil et distancié de Jacques Derrida dans La Vérité en peinture, ironiquement intitulé : « Restitutions. De la vérité en pointure », Flammarion, « Champs », 1978, p. 291-436.

 

L’Origine de l’œuvre d’art

            La philosophie se fonde par la dénonciation d’un oubli : l’oubli de la pensée. L’ironie socratique a ainsi pour fonction de révéler, à celui qui croit penser, qu’il ne pense pas encore : c’est ainsi que Ménon ne pense pas la vertu, il ne fait que répéter la leçon de Gorgias. Cet oubli de la pensée est nécessaire, non accidentel : de même que la lumière se fait oublier par l’objet qu’elle révèle et manifeste, de même l’acte propre de la pensée (cette lumière intelligible) se fait oublier par l’objet qu’il fait connaître. C’est ainsi qu’il est aisé de penser à cet arbre, à cette rose, à cette femme, mais qu’il est beaucoup plus difficile de penser à la pensée elle-même, c'est-à-dire de nous ressouvenir de la pensée, par laquelle seulement nous accédons à la connaissance de tel ou tel objet. Cet acte du ressouvenir, qui est l’acte propre de la philosophie, Platon le nomme réminiscence, en grec : anamnésis. La philosophie se veut alors enseignante, non pas cependant à la façon des sciences traditionnelles dont le domaine est nécessairement limité par la nature de l’objet dont elles élaborent la connaissance, mais par la réminiscence qui fait se réfléchir la pensée sur elle-même, qui convertit la pensée en son intériorité méditante. C’est ainsi que, selon Platon, l’acte fondamental de la paideia philosophique consiste moins à apprendre une leçon qu’à apprendre à apprendre, c'est-à-dire à convertir le regard de l’esprit, de l’objet extérieur qui l’accapare, à la lumière intérieure, ou soleil intelligible, qui la fait pensante. C’est ainsi qu’il n’y a de véritable connaissance que sur le fondement de cette connaissance qui se connaît elle-même. Désormais tout savoir se conçoit dans le lieu métaphysique de la conscience de soi, c'est-à-dire de la pensée qui fait réflexion sur elle-même. La subjectivité, c'est-à-dire cette aperception première qui fait du sujet une personne responsable et autonome, est désormais le lieu originaire de la vérité, l’horizon transcendantal de toute connaissance possible.

            Tel est, selon Heidegger, l’acte fondateur de la pensée occidentale, celui-là même qu’inaugure le renversement platonicien : l’esprit désormais se détourne de la contemplation du monde et des choses et se replie en son intériorité, interrogeant sans fin l’abîme de la subjectivité. Et quand l’esprit se tourne vers le monde et les choses, il ne les considère qu’en relation avec les besoins qui lui sont propres, avec les fins qu’il s’est assignées à lui-même. Depuis la naissance de la philosophie occidentale, nous ne considérons plus le monde selon son être propre, mais assujetti aux buts que nous entendons poursuivre dans le monde, soumis à notre évaluation et à notre maîtrise. Depuis Platon, c'est-à-dire depuis la fondation de la métaphysique, l’étant se définit comme idea, c'est-à-dire par l’aspect visible qu’il offre au sujet qui s’en saisit et l’utilise à son profit : désormais l’homme se place au centre de l’étant, et le destin de la métaphysique est aussi celui de l’humanisme. Toute chose devient ainsi ustensile pour l’homme, ce que Heidegger nomme « l’être-à-portée-de--la-main » (Zuhandenheit). Or, il se trouve que nous parvenons au terme ultime de cette histoire plus de deux fois millénaire : déjà, Nietzsche avait dénoncé le retournement de la perspective extravertie du dionysisme dans la perspective introvertie du christianisme, dont Platon prépare l’avènement. Pour comprendre l’origine occidentale de ce que nous appelons penser, il avait procédé à une « généalogie de la morale » : l’essence de la moralité réside en effet dans la réaction plutôt que dans l’action, dans la conscience de soi plutôt que dans l’ivresse, dans le ressentiment plutôt que dans la création. La morale apparaît ainsi comme ayant partie liée avec la réflexion philosophique, et ressassant indéfiniment comme elle un impossible examen de conscience. A l’autonomie et à la responsabilité du sujet conscient de lui-même, donc à la faute et à la culpabilité, Nietzsche avait donc opposé l’innocence  et le jeu qui font, de tout créateur, un enfant. En dénonçant la tyrannie de la conscience, formation superficielle de l’instinct en vue de communiquer (donc expression extérieure et sociale de la volonté de puissance, par ex. § 351 du Gai Savoir, et § 3 de Par-delà Bien et Mal), Nietzsche, comme le poète de la lettre du voyant, son contemporain, affirme que le sujet véritable, le seul créateur, est celui de la volonté plutôt que celui de la conscience, qu'il est donc l'autre du "je pense". Cependant, et malgré cette rupture déclarée avec la tradition philosophique, Nietzsche, selon Heidegger, reste un philosophe de la subjectivité : le désir inconscient creuse, dans le sujet de la conscience de soi, un abîme inconnaissable, il enrichit donc le sujet plutôt qu’il ne le dépasse. Le retournement platonicien n’est donc pas radicalement mis en question, et la sagesse dionysiaque veut l’expression de la plus profonde subjectivité, c'est-à-dire de la volonté de puissance. La Terre, qui ne prend sens que par l’évaluation de la volonté (« l’homme est l’animal estimateur par excellence »), est par elle-même oubliée et ne vaut que par la création de l’artiste qui lui donne sens : « Il nous faut comprendre la philosophie de Nietzsche en tant que métaphysique de la subjectivité », et même, ajoute Heidegger, « en tant que métaphysique de l’absolue subjectivité de la volonté de puissance » (Nietzsche, II 160). C’est ainsi que Nietzsche, quoiqu’il en dise, ne remet nullement en question le primat du sujet fondé par le renversement platonicien, il le porte au contraire à sa forme la plus extrême. Il n’y a pas de subjectivisme plus exacerbé que la doctrine de Zarathoustra. Aussi, selon Heidegger, sera-t-il incapable de dépasser le nihilisme qu’il dénonce pourtant, puisqu’il ne peut fonder la valeur que dans le perspectivisme qui n’est en fin de compte qu’un subjectivisme. Seule demeure constante et véritable l’hégémonie de la volonté sur le monde.

            Heidegger reprend donc la tentative avortée de Nietzsche, et médite sur les commencements de la métaphysique occidentale. La philosophie dénonçait l’oubli de la pensée et se détournait du monde en réfléchissant l’esprit en son intériorité. Heidegger, inversement, dénonce l’oubli de l’Etre et entreprend de se tourner vers le monde en se détournant de la subjectivité. Que signifie ici l’oubli de l’Etre? De l’Etre (Sein), selon Heidegger, la pensée occidentale ne connaît plus que l’étant (Seiende) : l’étant est l’objet défini, déterminé par le Dasein, l’être-là, c'est-à-dire l’homme en tant qu’il est le seul vivant qui ait souci de la facticité de sa situation dans le monde (l’animal ne s’angoisse pas d’être là : il est au monde, tout simplement) et de son être-pour-la-mort (Sein zum Tode : « Seul l’homme meurt, l’animal périt », « La Chose », in Essais et conférences p. 212). Par ce souci, l’homme apparaît comme l’unique « berger de l’Etre », celui qui questionne et s’étonne de la pure présence du monde, de son incompréhensible facticité. Il faut dire en ce sens que seul le Dasein existe, car seul il peut s’élever à un engagement ek-statique dans l’ouvert de l’Etre. Mais ek-stase est ici souci et angoisse, non ivresse. C’est alors pour échapper à cette angoisse, qui préserve pourtant cela seul qui est proprement humain en l’homme, que le Dasein détermine le sens de l’étant en soumettant l’Etre à son évaluation, à sa volonté, à sa raison : il arraisonne la nature, il oublie l’Etre par son assujettissement dans la domination technique. L’homme est ainsi le gardien de l’Etre, mais aussi celui qui peut lui faire la plus grande violence : nous vivons selon Heidegger l’époque de la Technique planétaire, où la Terre entière est soumise à l’objectivité de nos concepts. Cette époque est aussi celle du plus grand péril pour l’homme, car l’homme ne demeure humain que dans la mesure où il se tient dans l’effroi de l’Etre, dans cette inquiétude originaire qui le fait s’étonner qu’il y ait de l’Etre, et non pas plutôt rien. C’est ainsi que la centrale électrique mise en place dans le Rhin (« La question de la technique », 1953, in Essais et  Conférences) somme le Rhin de faire tourner les turbines et de produire de l’énergie ; le fleuve se trouve ainsi comme instrumentalisé, « arraisonné » (Gestell), et l’énigme de son Etre, c'est-à-dire le mouvement de son apparition, de son éclosion phénoménale, telle que la célèbre Hölderlin dans l’hymne intitulé Le Rhin, est occultée.

            Les choses sont ainsi déchues en outils, et ne valent que par l’utilité que nous leur attribuons. En tant qu’elles ne sont que des outils, elles diffèrent entre elles par l’usage auquel nous les destinons. Pourtant, nous disons que toutes ces choses sont, avant même de dire ce qu’elles sont, et nous signifions par là un sens — le sens, précisément, de l’Etre. Ainsi apparaît la question de l’Etre : quand je détermine l’étant par ses attributs, j’occulte l’Etre qui n’est plus alors que la copule, ou liaison logique entre le sujet et l’attribut. En revanche, lorsque je suspends l’acte de l’attribution, c'est-à-dire de la détermination de l’étant considéré comme un ustensile, la question de l’Etre se fait à nouveau entendre dans toute sa grandeur : « Dans le jardin, il y a un arbre. Nous disons de lui : l’arbre est d’une belle taille. C’est un pommier. Il est peu riche de fruits cette année. Les oiseaux chanteurs aiment le visiter. L’arboriculteur pourrait encore en dire d’autres. Le savant botaniste qui se représente l’arbre comme un végétal peut établir quantité de choses sur l’arbre. Finalement, un homme étrange arrive par là-dessus, et dit : “L’arbre est. Que l’arbre ne soit pas, cela n’est pas” » (Qu’appelle-t-on penser?, p. 166). L’homme étrange en question, c’est Parménide, auteur de la formule ancienne qui nous oriente vers le ressouvenir du sens de l’Etre : « L’Etre est, le Non-Etre n’est pas ; que l’Etre ne soit pas, cela n’est pas ». Ce qui permet alors à Heidegger d’avancer que la parole des Présocratiques, indissociablement poétique et philosophique, parole qui précède le renversement platonicien, est encore proche de la question de l’Etre dont ne se détournait pas alors la pensée, en un temps où la pensée ne s’était pas encore convertie en son intériorité réfléchissante. La vérité n’est plus alors pensée sur un mode logique, comme liaison entre le sujet et les attributs qui le définissent, mais sur un mode phénoménologique, comme adaequatio rei et intellectus (Sein und Zeit, § 44), la vérité étant alors le dévoilement de la chose, « l’étant visé tel qu’il se montre en lui-même » (263), c'est-à-dire tel qu’il se montre au seul Dasein, qui porte en lui l’ouverture et la révélation de l’Etre.

            Penser, c’est alors tenter de revenir, par-delà l’oubli de l’Etre, à la parole qui sait accueillir l’éclosion de l’étant dans la lumière de l’Etre. Le regard de la Grèce archaïque, c'est-à-dire pré-philosophique, peut nous aider à retrouver cet étonnement qu’ouvre en nous le jour qui se lève, cet émerveillement premier qui nous saisit devant la perpétuité de la donation phénoménale, devant l’avènement du monde. Dans les textes de la dernière période, Heidegger aime à répéter que l’Etre est événement (Ereignis) : l’événement de l’Etre est l’avènement de la présence dans l’horizon du monde, il est le mouvement de la manifestation qui est l’acte propre de ce lieu que les Grecs, avec Aristote, nommaient phusis (Questions II). Si je considère l’étant comme un ustensile, si je le soumets donc à la grille de mes catégories, je m’en rends maître et ne m’étonne plus de sa présence, mais si je le considère dans l’événement de son apparition phénoménale, alors je me ressouviens de l’Etre qui le porte et le maintient dans la présence. Si l’Etre est événement, alors il faut dire avec Heidegger qu’il est à la fois l’événement d’une manifestation et d’une dissimulation : l’Etre se manifeste par l’éclosion de l’étant, mais l’étant lui-même, par son caractère propre, par ses déterminations, incite à l’oubli de l’Etre. L’Etre est alors pensé comme vérité — alêtheia — ce qui sort de la dissimulation, mais pour retourner aussitôt en l’oubli, ou Léthé, en lequel l’ensevelit sa manifestation même. Le véritable secret de l’Etre, c’est ainsi le perpétuel mouvement de l’offrande phénoménale. Rien n’est plus énigmatique que l’évidence. On comprend ainsi que ce n’est pas par une quelconque négligence de la pensée que la pensée en est venue à oublier l’Etre, mais par le nécessaire retrait de l’Etre lui-même qui se dissimule en se montrant. En se dissimulant, l’Etre ne se dérobe pas : il se retire en sa réserve qui préserve l’événement de son apparition, de même que l’éclaircie de la clairière ne se fait jour que pas l’ombre de la forêt qui l’assiège. C’est ainsi que la nuit ne dissimule pas le jour mais au contraire, par l’obscure clarté stellaire qui la parcourt, en prépare le lever. Rien n’est montré quand tout est montré. La pure lumière ne manifeste pas, elle aveugle. Le secret de l’Etre est ainsi la condition de sa mise en évidence (J.-L. Chrétien, « La réserve de l’Etre », in Cahiers de l’Herne).

            Comment dire alors cette présence absente, origine de toute présence phénoménale, sans la profaner dans l’instrumentalité, sans l’assujettir aux fins instrumentales de la subjectivité? C’est sans doute la tâche du philosophe que de méditer la perdurance de cette origine, et qui toujours précède tout discours. Mais c’est encore et peut-être surtout la tâche de l’art que de faire paraître l’étant dans la clarté révélante de l’Etre. L’art apparaît ainsi, aux yeux de Heidegger, comme une sorte d’anti-technique : tandis que la technique soumet le monde aux déterminations objectives de l’intelligence humaine, l’art soumet inversement l’homme à l’avènement originaire de l’Etre, le maintenant ainsi dans le souci qui le fait proprement humain. L’image du peintre, la parole du poète nous font nous ressouvenir de la clarté originaire de l’Etre, cette clarté dont, en tant que nous sommes humains, nous avons la garde. Le poète, et Hölderlin tout particulièrement, dont Heidegger écrit qu’il est « en un sens privilégié, le poète du poète », nomme le « Sacré », et se ressouvient du monde dans l’étonnement matinal de son apparition originaire. C’est pourquoi le langage poétique, qui est la vérité de la parole, ne qualifie pas le monde, il ne distribue pas des qualités ni des attributions aux étants qui, en tant qu’étants, sont différents les uns des autres ; il ne fait pas davantage du langage un simple moyen de communication, instrumentalisant ainsi les mots eux-mêmes qui deviennent alors monnaies d’échange dans l’économie du lieu commun. Non : le mot du poète révèle au contraire la chose dans la clarté originaire de l’Etre, la parole poétique nous enseigne à dévisager le monde dans l’énigme de son éclosion phénoménale ; elle appelle la chose et par cet appel la met au monde, la révèle dans le secret de son évidente présence (« La parole », 1950, in Acheminement vers la parole, mais aussi « L’homme habite en poète… », in Essais et conférences). C’est ainsi que Hölderlin nous enseigne à voir le Rhin, à habiter le monde en poète et non à le dominer en technicien, à considérer le fleuve dans le pur mystère de son scintillement phénoménal, dans l’événement originaire de son incompréhensible et muette apparition (« Pourquoi des poètes? », 1926, in Chemins qui ne mènent nulle part).

            Cet appel poétique à l’avènement de l’Etre définit également l’orientation du peintre. Dans un texte de 1935, « L’Origine de l’œuvre d’art » (in Chemins qui ne mènent nulle part), c'est-à-dire l’œuvre d’art considérée comme appel et convocation à l’originaire rayonnement de l’Etre, Heidegger médite longuement sur un tableau de Van Gogh. Le motif en est une paire de chaussures, ou plutôt de gros godillots, abandonnés sur le sol. En tant que la chaussure est un étant déterminé, elle est un ustensile et, comme tout ustensile, s’intègre dans un monde, ou ensemble d’étants qui lui sont reliés par l’usage. Le propre d’un outil, c’est en effet qu’il ne vaut jamais par lui-même, mais toujours en relation avec d’autres objets : ainsi le marteau appelle la main et le clou, mais aussi la tenaille, le bois, la colle, etc., de même que la chaussure appelle le pied, invite à la marche qui se met en route, etc. Ce qui est remarquable en revanche dans ce tableau de Van Gogh, selon Heidegger, c’est que la chaussure est présentée comme un absolu, isolée de tout contexte utilitaire qui permettrait de l’assujettir à une quelconque maîtrise : « D’après la toile de van Gogh, nous ne pouvons pas même établir où se trouvent ces souliers. Autour de cette paire de souliers de paysan, il n’y a rigoureusement rien où ils puissent prendre place : rien qu’un espace vague » (Chemins, 33-34). Est-ce à dire que la chose, telle que l’œuvre d’art la fait advenir dans la présence, est dépourvue de toute signification et ne renvoie qu’à elle-même? Bien au contraire, c’est seulement par la présentation propre à l’œuvre d’art que la chose cesse de se référer à d’autres choses, ou d’autres étants, selon le système de corrélations qui détermine l’outil intra-mondain, pour pratiquer une ouverture ou éclaircie vers l’Etre, pour dévoiler l’Etre dont elle provient. C’est ainsi que, selon Heidegger, les souliers fatigués de Van Gogh nous font nous ressouvenir de « la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. A travers ce produit, repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, il est à l’abri dans le monde de la paysanne » (Chemins, 34).

            Tout œuvre appartient ainsi à une Terre, dont elle provient et vers laquelle elle fait retour, dont elle nous fait nous ressouvenir. Soit encore, ajoute Heidegger, « le » temple grec : le temple ne vaut pas par lui-même, mais plutôt par le paysage dans lequel il s’élève, et dont il révèle la grandeur. « Sur le roc, le temple repose sa constance [...] Sa sûre émergence rend visible l’espace invisible de l’air. La rigidité inébranlable de l’œuvre fait contraste avec la houle des flots de la mer, faisant apparaître, par son calme, le déchaînement de l’eau. L’arbre et l’herbe, l’aigle et le taureau, le serpent et la cigale ne trouvent qu’ainsi leur figure d’évidence, apparaissant comme ce qu’ils sont. Cette apparitions et cet épanouissement mêmes, et dans leur totalité, les Grecs les ont nommés très tôt phusis » (Chemins, 44-45). On comprend ainsi que pour Heidegger, l’œuvre d’art n’exprime nullement la subjectivité de l’artiste, son sentiment personnel, son impression sensible — c’est l’erreur originaire de toute philosophie esthétique que de s’orienter en ce sens — mais au contraire l’Etre, qui n’est pas l’homme mais ce devant quoi le Dasein se tient, si du moins il demeure fidèle à sa destination historiale. Il faut donc distinguer la philosophie esthétique, qui n’est en fin de compte qu’un humanisme, de la philosophie de l’art, ou plus exactement de l’œuvre d’art, telle que Heidegger en conçoit le projet, et qui est une ontologie, c'est-à-dire une méditation sur la question de l’Etre. On peut remarquer à ce propos que l’exemple du tableau de van Gogh est peut-être mal choisi, car il est peu d’œuvres qui expriment avec autant d’intensité les souffrances d’une subjectivité : rien, en effet, ne s’oppose davantage à la beauté du temple grec, selon l’idéal classique ou néoclassique, que l’art violemment expressionniste d’un Van Gogh. Mais peut-être faut-il comprendre en un sens presque polémique le choix de Heidegger : même un art aussi puissamment subjectif que celui de van Gogh n’exprime pourtant pas la subjectivité elle-même, mais dévoile plutôt l’Etre dont le Dasein a la garde.

            Nous pouvons de même nous interroger sur ce choix du temple grec. Il paraît peu discutable que nous retrouvions ici ce qui est peut-être l’un des derniers avatars du mythe de la Grèce dans le romantisme allemand, mythe auquel Heidegger participe au moins par son admiration passionnée pour Hölderlin : la Grèce est le pays de l’origine, elle est l’enfance heureuse de l’Occident, la parfaite beauté en laquelle la tradition de l’occident, de l’Hespéride selon le mot que Hölderlin affectionne, et qui fait de nous des tard-venus, les héritiers d’une origine perdue, trouve son fondement et son principe. Il est vrai cependant que le temple grec semble plus approprié que les souliers de van Gogh pour cette ontologie de l’œuvre d’art que Heidegger veut mettre en lumière. Dans un essai remarquable, Michel Butor a montré combien le temple n’est, en Grèce, que le révélateur du site, le signal que, depuis la totalité du paysage qui se trouve comme rassemblé autour de ce centre que marquent la colonne et le temple, un dieu nous regarde. Paradoxe : les temples romains sont infiniment mieux conservés que les temples grecs, dont il ne reste le plus souvent que le rectangle de la fondation et quelques débris de colonnes ; cependant, les ruines romaines nous inspirent un sentiment de vieillesse et de caducité, tandis que les décombres de la Grèce nous donnent curieusement l’impression d’une inaltérable jeunesse. C’est que le temple romain s’élève dans l’Urbs, c'est-à-dire la cité des hommes, il est le centre d’une religion civile comme le forum est un carrefour à la fois politique et économique ; or, la Rome ancienne qui donnait sens au temple n’est plus, et le temple ancien demeure seul parmi les bâtiments de la Rome moderne. Aussi nous parle-t-il moins du dieu lui-même, que du monde ancien qu’il fondait, et qui est aujourd’hui tombé en poussière. Mais le temple grec s’élève dans le paysage, dont il dévoile le caractère sacré : Delphes, Olympie, Épidaure, Délos (et plus que tous peut-être, le site grandiose et sauvage où s'élève le temple de Bassae), sont en premier lieu des sites naturels qui s’imposent de nos jours avec la même évidence qu’ils s’imposaient aux anciens Grecs. Le délabrement du temple lui-même est alors de moindre importance, puisque la permanence, la perdurance du paysage conserve encore de nos jours l’empreinte du sacré. Encore faut-il s’interroger sur ce qu’il faut entendre, ici, par « site ». Ce qui définit le site, c’est en premier lieu, et bien évidemment, l’horizon du paysage, les environs du temple qui suscitent le temple, le roc sur lequel il se fonde, ce que Heidegger nomme « la Terre ». Mais définit encore le site, et tout particulièrement le site grec, le Ciel, dont on dit assez qu’il est plus pur et plus clair en Grèce que partout ailleurs, ce qui est surtout une vue de l’esprit, et qui trouve en l’esprit sa nécessité plutôt qu’en la météorologie : « Si le souvenir du voyage en Grèce est tellement lié à la clarté du ciel, c’est qu’il faut que le ciel y soit clair pour que le site puisse déployer à nos yeux toute sa puissance. On peut très bien visiter les cathédrales gothiques par temps gris ; peut-être aurait-on préféré un soleil éclatant pour Chartres ou Reims, mais, sous la pluie battante, nous ne les avons pas moins vues, tandis que si le ciel est couvert lors de notre arrivée à Delphes, pour peu que nous ayons le moindre loisir, nous resterons jusqu’à ce qu’il se purifie, car nous savons très bien que Delphes ne peut se montrer à nous comme Delphes que par beau temps » (Butor, introduction à Richier, Géographie sacrée du monde grec, 1967, p. 17). Ceci indique assez bien l’orientation de la pensée de Heidegger : l’Etre dont provient cet étant déterminé qu’est le temple, et que le temple dévoile, dont il nous révèle le regard, est à la fois la Terre et le Ciel et, dans cette clarté originaire, les Dieux et les mortels, le Sacré et le Dasein dont l’affrontement dans la création de l’œuvre d’art redécouvre le sens de l’Etre. C’est dans un texte de 1950, « La Chose » (in Essais et Conférences, p. 194 sq) que Heidegger avance pour la première fois le thème du « Quadriparti » (Geviert, ce qui pourrait se traduire plus simplement par « carré ») de la Terre et du Ciel, des Dieux et des mortels : « La terre et le ciel, les divins et les mortels se tiennent, unis d’eux-mêmes les uns aux autres, à partir de la simplicité du Quadriparti uni. Chacun des Quatre reflète à sa manière l’être des autres [...] Ce jeu qui fait paraître, le jeu de miroir de la simplicité de la terre et du ciel, des divins et des mortels, nous le nommons “le monde”. Le monde est en tant qu’il joue ce jeu. Ceci veut dire : le jeu du monde ne peut être, ni expliqué par quelque chose d’autre, ni appréhendé dans son fond à partir de quelque chose d’autre » (Essais et Conférences, 213-214).

            On peut alors comprendre en quel sens Heidegger considère l’élaboration de l’œuvre d’art, qu’il ne répugne nullement à nommer « création » (pour l’opposer à « production » qui insulte le sens de l’Etre et fait violence à l’étant qu’il profane en outil), comme un combat entre la réserve de la Terre et l’éclaircie du Monde : « La vérité s’institue dans l’œuvre. La vérité ne déploie son être que comme combat entre éclaircie et réserve, dans l’adversité du monde et de la terre. la vérité veut être érigée dans l’œuvre, en tant que combat entre monde et terre » (« L’Origine de l’œuvre d’art », in Chemins, 71). La vérité — alêtheia — est le dévoilement de l’Etre par l’éclosion de l’étant, qui manifeste en dissimulant. L’ontologie de Heidegger est donc essentiellement une méditation sur la beauté : « La lumière du paraître ordonnée en l’œuvre, c’est la beauté. La beauté est un mode d’éclosion de la vérité » (« L’Origine de l’œuvre d’art », in Chemins, 62). Or, la beauté-vérité de l’œuvre d’art provient de la clarté de l’Etre qu’elle réussit à arracher à son occultation — la « réserve de la Terre » — en faisant paraître un étant dans le Monde, le Monde désignant, on s’en souvient, l’ensemble des étants qui s’offrent à la désignation de la parole. Parmi les étants, il en est, simples ustensiles, qui renvoient à d’autres étant, et n’ont de valeur qu’utilitaire ; mais il en est encore qui font voir l’Etre, qui révèlent l’horizon de la « Terre » dont ils proviennent : ceux-là seuls sont des œuvres d’art. Ainsi les souliers de van Gogh, qui sont au Monde, révèlent-ils la Terre, c'est-à-dire la glaise des champs labourés ; ainsi le temple grec, en évidence sur le roc, le temple qui est au Monde et marque la demeure d’un dieu, à la différence de tous les autres, où se célèbre un rite spécifique, révèle-t-il la Terre et le Ciel qui le regardent, et dont il est comme le produit accompli. En quoi consiste donc le projet créateur de l’artiste? Il s’agit d’arracher l’étant à la banalité ontique de l’usage et révéler l’origine ontologique dont il provient. L’art dévoile la dissimulation de l’Etre par l’éclosion originaire de l’étant. Il emporte une victoire dans le combat toujours inachevé du monde et de la terre.

            Les méditations poétiques de Heidegger sur la beauté-vérité du temple grec ou sur les hypothétiques étymologies du grec ancien ont laissé plutôt indifférents les hellénistes. Il n’en va pas de même pour les historiens de l’art, et tout particulièrement de celui de la peinture, qui se sont penchés sur cette peu habituelle analyse d’un tableau de van Gogh. En 1968, Meyer Schapiro, historien américain de la peinture surtout française du XIXe siècle, et qui s’était déjà fait remarquer en dehors du cercle des historiens d’art par une critique extrêmement pertinente de l’essai de Freud sur Léonard, publie un article intitulé : « L’objet personnel, sujet de la nature morte. A propos d’une notation de Heidegger sur Van Gogh » (traduit en français dans Meyer Schapiro, Art, Style, Société, p. 349-360, « Tel »). Après avoir demandé à Heidegger lui-même (en 1965 : La Vérité en peinture, p. 310) le tableau auquel il pensait précisément, il remarque qu’il ne peut s’agir que d’une toile peinte à Paris vers la fin de l’année 1886. En 1886, Van Gogh se trouve à Anvers, sur le chemin de Paris ; il a quitté sa campagne natale, le village de Nuenen en Hollande, et commence sa vie d’éternel émigré, de nomade ou d’apatride qui le conduira jusqu’en Provence (et Gauguin jusqu’aux Iles Marquises) avant de revenir à Paris et de se donner la mort dans un champ près d’Auvers. Ces chaussures ne sont donc pas celles de la paysanne, ou du paysan dont le travail est depuis des siècles enraciné dans la terre, mais au contraire celles du vagabond, du déraciné qui n’a nulle part de lieu où reposer sa tête. Van Gogh a en vérité peint une dizaine de fois une paire de chaussures : il s’agit chaque fois de ses propres chaussures, donc non pas ceux d’une "paysanne", mais au contraire ceux d’un vagabond qui a fui sa patrie et qui erre, encore solitaire, dans la grande ville. On remarquera à ce propos que Heidegger commence par parler d’une « paire de souliers de paysan » (p. 32 et 33), pour ensuite évoquer lyriquement les souliers d’une paysanne : « La paysanne, par contre, porte tout simplement les souliers » (p. 34), le paysan devenant sans doute paysanne par l’attraction de la « Terre », qu’on peut bien dire maternelle, puisqu’elle est, en tant qu’Etre, l’origine secrète de la provenance de l’étant. Ce glissement est d’autant plus remarquable qu’on perçoit mal, dans le cas des godillots de Van Gogh, ce qui permet d’identifier le sexe du propriétaire... En outre, Schapiro apporte quelques témoignages au sujet de ce motif, dont un surtout, de Gauguin, qui nous apprend que ces chaussures étaient celles du peintre quand il quitta sa famille pour se rendre en Belgique et prêcher l’Évangile auprès des ouvriers de la mine, et qui montre avec évidence que ces souliers étaient aux yeux de Van Gogh une façon d’exprimer cette longue et douloureuse marche qu’était pour lui la vie, c'est-à-dire sa vie : « Mon père, aurait-il déclaré à Gauguin, était pasteur, et je fis mes études théologiques pour suivre la vocation que, sur ses instances, je devais avoir. Jeune pasteur, je partis un beau matin, sans prévenir ma famille, pour aller en Belgique dans les usines prêcher l'Evangile, non comme on me l'avait enseigné, mais comme je l'avais compris. Ces chaussures, comme vous le voyez, ont bravement supporté les fatigues du voyage » (Schapiro, p. 358). En ce sens, l’œuvre de Van Gogh ne renvoie nullement à une prétendue matinale clarté de l’Etre, mais au contraire au sujet lui-même qui exprime ce qu’il y a de pathétique dans son existence en représentant ses vieilles chaussures usées. Dans son désir de se détourner du sujet pour en revenir à l’Etre, Heidegger écrivait : « Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé [...] L’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers. Ce serait la pire des illusions que de croire que c’est notre description, en tant qu’activité subjective, qui a tout dépeint ainsi pour l’introduire ensuite dans le tableau » (Chemins, 36). On peut alors se demander si l’illusion de Heidegger n’est pas l’illusion de n’être pas tombé dans la pire des illusions. Cette illusion n’est pas innocente, et sa dénonciation par Schapiro ne l’est pas davantage. Schapiro enseignait à la Columbia University de New York (sa famille émigre au Etats-Unis en 1907). Son article sur l’essai de Heidegger fait partie d’un recueil dédié à Kurt Goldstein (Essays in Memory of Kurt Goldstein), comme lui d’origine juive, qui avait dû fuir l’Allemagne nazie dès 1933 et qui, en 1936, était le collègue de Schapiro à Columbia University. C’est Kurt Goldstein qui avait signalé à Schapiro le détournement de sens opéré par Heidegger dans sa conférence L’origine de l’œuvre d’art, prononcé précisément en 1935. C’est donc en mémoire à Goldstein que Schapiro, trente ans plus tard, en 1965 donc, revient sur cette affaire. On comprend alors que dans ce contexte, les souliers de van Gogh deviennent l’enjeu d’un tout autre débat : sans doute évoquent-ils les millions de souliers anonymes entassés dans les baraquements des camps d’extermination tels qu’on les retrouvera à la fin de la guerre. Soulier d’un émigré citadin pour Schapiro, soulier du paysan, ou plutôt de la paysanne allemande attachée à la terre pour Heidegger, chacun s’efforce d’enrôler le tableau dans son parti. Et il est bien vrai qu’on ne peut pas ne pas voir combien l’hymne à la terre entonné par Heidegger reprend en 1935 le thème de l’appel de la terre, l’un des thèmes favoris de la propagande nazie. Emigré ou paysan, nomade ou sédentaire, déraciné ou enracinement : l’art selon Heidegger édifie une demeure que l’homme peut habiter en poète ; l’art au contraire, pourrait-on dire en prolongeant l’intuition de Schapiro, nous enseigne combien nous sommes en exil sur la terre, sans feu ni lieu. Il n’est pas interdit de penser, en lisant le texte de Heidegger, au discours de Pétain du 20 juin 1940 : « Le paysan de France a longtemps été à la peine, qu’il soit aujourd’hui à l’honneur. La terre, elle, ne ment pas. Elle demeure votre recours. Elle est la patrie elle-même. Un champ qui tombe en friche, c’est une portion de France qui meurt. Une jachère de nouveau emblavée, c’est une portion de France qui renaît » (Histoire de la France rurale, IV, p. 443). Dans Introduction à la métaphysique, cours prononcé à Fribourg la même année 1935, Heidegger déclamait, à propos des « gros godillots de paysan » de van Gogh : « On se trouve tout de suite seul avec ce qui est là, comme si soi-même, tard un soir d’automne, quand charbonnent les derniers feux de pieds de pommes de terre, on rentrait fatigué des champs avec la pioche sur l’épaule » (Gallimard 1952, p. 46). Il est permis de sourire ou de douter que Martin Heidegger ne soit jamais ainsi rentré chez lui, « fatigué des champs avec la pioche sur l’épaule ». Comment ne pas donner raison à Schapiro lorsqu’il écrit : « Le philosophe s’est malheureusement illusionné lui-même : de sa rencontre avec la toile de van Gogh, il a tiré une émouvante série d’images, associant le paysan à la terre, mais il est évident que celles-ci n’expriment pas le sentiment intime extériorisé par le tableau, mais proviennent d’une projection perspective de Heidegger et qui lui est propre, où s’exprime sa sensibilisation à ce qui se rattache à la glèbe, élément primordial de l’assise de la société » (op. cit. p. 354). Dès lors, le « Poème de l’Etre » se révèle n’être, en fin de compte, que le fantasme du sujet.

            Certes, ce n’est pas parce que Heidegger a adhéré publiquement au parti nazi le 1er mai 1933, en même temps qu’il acceptait le poste de recteur à l’université de Fribourg (en février 1934, il démissionnera de son poste et quittera le parti nazi), que sa méditation n’est pas digne qu’on l’écoute. Bien que... Quoi qu'il en soit, on peut s’interroger sur ce que vaut une philosophie qui est demeurée aveugle devant l’une des perversions les plus radicales de notre siècle. Reste à se demander si cet égarement politique fut passager, ou bien au contraire si la pensée de Heidegger, comme L’origine de l’œuvre d’art dont la lecture de Schapiro a mis en valeur les ambiguïtés, ne reste pas essentiellement tributaire d’une idéologie profondément hostile à la philosophie des Lumières comme à la métaphysique de la liberté (l’interprétation que Heidegger propose de Kant, dans Kant et le problème de la métaphysique, consiste précisément à nier cette orientation qui est pourtant, de l’aveu même de Kant, déterminante pour le projet philosophique) et que travaille en outre le désir d’un retour du sacré.

 

Notes de lecture

            Le texte, qui fait référence à Sein und Zeit, marque une rupture dans la pensée de Heidegger : l’être est originaire et pose le Dasein en tant que tel, et ce n’est pas le Dasein qui constitue l’être en le posant par une intentionnalité originaire : étonnement des auditeurs du cours en 1936, dont Gadamer : est-ce « l’annonce d’un nouveau mythe païen » ? (Dubois 252). En ce sens, ce texte est emblématique de la Kehre selon laquelle ce n’est pas le Dasein qui détermine l’être mais c’est au contraire le Dasein qui appartient à l’être. A propos du fragment de Parménide : « C'est le même, penser (noein) et ce à dessein de quoi il y a pensée (houneken esti noêma) », Heidegger commente : « La première remarque à faire est que cette phrase ne dit rien sur l'homme, à plus forte raison sur l'homme comme sujet ; il n'y est pas question d'un sujet qui fasse de tout ce qui est objectif quelque chose de simplement subjectif. Notre phrase dit le contraire de tout cela : l'être perdomine, mais, parce qu'il perdomine et en tant qu'il perdomine et apparaît, avec cette apparitiion pro-vient nécessairement aussi l'appréhension. Et pour que l'homme soit intéressé à l'événement de cet événement et de cette appréhension, il faut assurément que l'homme lui-même appartienne à l'être. L'essence et la modalité de l'être-homme ne peuvent donc se déterminer qu'à partir de l'essence de l'être » (Introduction à la métaphysique, Gallimard, 1967, p. 146-147). Cotten parle à ce propos d'une « désubjectivation » de la méditation de Heideggder (p. 81).

            « L’art, et plus encore la poésie, seront devenus, à partir de 1934, la ressource essentielle de la pensée de Heidegger » (Dubois 253).

            Trois parties : la première porte sur la chose considérée en sa choséité, et non insultée par sa réduction à l’état d’ustensile ; la seconde porte sur le combat de la réserve et de l’éclaircie, dont dépend le dévoilement de l’être de l’étant ; la troisième porte sur l’art comme seul capable d’opérer un tel dévoilement. Donc : 1)- La chose, 2)- Le combat, 3)- L’œuvre.

            Plus qu’un plan, il s’agit de la répétition de l’instance de l’instauration d’un discours sur l’origine de l’œuvre d’art comme dévoilement de la vérité.

            Le mouvement de la pensée chez Heidegger. Il suit une marche constante : d’abord définir le cercle dans lequel la pensée, du fait de l’oubli de l’être, s’enferme elle-même. On fait alors référence, de façon toujours très rudimentaire et générale, à l’histoire de la philosophie occidentale. Pour en sortir, il faut effectuer un « saut » qui peut chaque fois se repérer très précisément dans le texte : le ton change brusquement et l’analyse philosophique cède la place à une sorte d’incantation, d’évocation poétique en laquelle s’opère l’éclaircie de l’être, une sorte d’épiphanie du sacré qui renverse la problématique en en renouvelant radicalement la formulation. Ainsi dans la première partie l’arrivée de la paysanne marchant à pas lourds dans la glaise…

Introduction

            Le cercle : œuvre d’art et art, œuvre d’art et artiste. L’art suppose la précompréhension de lui-même. La recherche de l’origine est toujours rupture d’un cercle. Le cercle est le symptôme de l’oubli de l’origine. L’œuvre d’art appelle à son dépassement : elle est allégorie ou symbole (16).

            Comme Heidegger le remarque lui-même dans le supplément de 1960, cette étude ne concerne pas l’art, mais le dévoilement de l’être : « Tout l’essai sur l’origine de l’œuvre d’art se meut sciemment, et pourtant sans le dire, sur le chemin de la question de l’essence de l’être. La question sur ce qu’est l’art est entièrement et décisivement déterminée par la seule question de l’être » (97).

A- La chose et l’œuvre

            Problématique générale

            L’orientation de la pensée : laisser le champ libre à la chose, nous abandonners à sa présence immédiate (23). Laisser les choses reposer en elles-mêmes (25). « Laisser un étant être précisément l’étant qu’il est » (31). Qu’est-ce qu’une chose « pure et simple » ? (29). Ne pas insulter la chose (23, 24, 31), « les façons courantes de penser insultent depuis toujours la choséité des choses » (78), ne pas faire preuve d’arrogance à son égard (30). Que le sujet s’efface pour que puisse « éclore » la chose (31). L’insulte, l’arrogance appartiennent à « la pensée occidentale dans son ensemble » (32). La pensée doit se faire humble devant l'être. Beaucoup d'orgueil en cette humilité : n'est-ce pas ainsi que l'homme est élevé à la dignité sacerdotale qui le fait berger de l'être?

            Pourtant, la chose, d’elle-même, se refuse à la saisie, ne se donne pas, résiste : elle est « la plus rebelle à la pensée » (31), « cette retenue de la simple chose, cette compacité reposant en elle-même » (31), « cet élément d’étrangeté et de repliement sur soi-même dans l’essence de la chose » (31). La solidité, die Verlässlichkeit » (34), qui signifie non seulement la résistance de l’étant, mais aussi le fait qu’on peut compter sur lui, qu’on peut lui faire confiance (note p. 451-452) ; la traduction courante pour ce mot est « sûreté, caractère véridique ».

            On prétend partir du plus général : « L'œuvre d'art est une chose ; posons donc la question: "qu'est-ce qu'une chose ?" ». Il se pourrait pourtant que ce point de vue soit biaisé, dès « l'origine ». Une sonate, une symphonie, sont-elles bien des « choses » ? Où se trouvent-elles donc ? Non sur le manuscrit, qui demeure silencieux. L'œuvre musicale n'a d'existence que par le génie de l'exécution, qui saura rendre l'œuvre présente, si l'interprétation est réussie, ou manquera cette rencontre, si l'interprétation est ratée. On pensera de même pour la danse, qui ne saurait se réduire à l'écriture du ballet, qui n'en est que la transcription graphique. La danse n'accède à l'existence que par l'excellence de la performance effective. De l'œuvre musicale, comme de l'œuvre dansée, il faut donc dire qu'elles ne sont pas des choses, mais des événements. Ne faut-il pas le dire de toute œuvre d'art, y compris de ces œuvres qui ont l'apparence de la chose, mais ne se donnent comme telles que pour un regard inattentif ? Certes, ce tableau est un objet, qui se trouve en un lieu, en un temps. Pourtant, il arrive trop souvent que nous le regardions sans le voir. Nous percevons alors la « chose », mais nous manquons l'œuvre d'art. Nous ne la rencontrerons que le jour où notre regard croisera le regard du tableau, rencontre renversante qui découvre enfin l'œuvre, la connaît et la restitue dans l'éclat de son « origine ». Comme la sonate ou la danse, le tableau est donc, lui aussi, événement. Le reconnaître serait orienter la méditation vers le point aveugle de la rencontre esthétique. On sait le peu de goût de Heidegger pour cette approche, jugée trop subjective, en ce sens qu'elle accorde au sentiment (non à la sensation) une importance qui déplaît. Pourtant, en prenant le parti (car il s'agit bien d'un parti pris) de la « choséité » de l'œuvre d'art, on risque de la pétrifier dans l'absolu de l'Etre. L'importance accordée au thème de la Verlässlichkeit confirme cette crainte. Dès les premières lignes de son essai, Heidegger choisit de penser l'Etre, mais non pas l'œuvre d'art, qui n'en sera jamais que le témoin assujetti.

            a- Qu’est-ce qu’une chose ?

            1)- Sujet suppôt de qualités ou d’accidents (hupokeimenon, substantia) : 20. Sujet, copule, attribut. En vérité, non pas la chose, mais la façon dont l’homme « saisit » la chose (21-22). Le langage depuis longtemps en disposant les choses, leur a fait violence (« depuis on a fait violence aux choses en leur intimité », 23). « L’insulte » à la chose (23, 24).

            2)- La chose est un aisthêton (24), elle est la synthèse d’une multiplicité sensible donnée (23-24). Non : la chose est un événement, une venue, une apparition. Curieux exemples : la Mercédès, l’avion Adler, la porte qui claque (24) : objets techniques et non naturels. Pourtant, la voiture, l'avion, le franchissement d'un seuil annoncent, non pas une chose, mais quelqu'un. Les exemples choisis ont une valeur dramatique, ils insinuent dans l'esprit du lecteur l'attente d'une apparition, l'iminence d'une entrée en scène. Le son annonce la venue de la chose. L'être est alors l'objet d'une écoute plutôt que d'une vision : il laisse entendre qu'il se dissimule dans l'éclat de la présence, et que l'œil ne voit bien qu'à la condition d'écouter. La chose suppose une pré-compréhension d’elle-même. L’appréhension esthétique est « une tentative exagérée de mettre les choses aussi immédiatement que possible en rapport avec nous » (24). Comprendre : la chose a une existence par elle-même, une opacité propre. La réduire à la sensation (Hume), c’est l’aliéner à notre seule appréhension. Le refus de l’esthétique est toujours motivé chez Heidegger par le refus de placer au centre l’appréhension sensible du sujet. Laisser la chose être selon son être propre, c’est soumettre le sujet à la chose plutôt que la chose au sujet. Renversement du renversement copernicien. Caractère rhétorique de l’exposé : trop près, trop loin ; donc « il faut laisser les choses reposer en elles-mêmes » (25). Les partis pris de la réflexion prennent ainsi un air de neutralité.

            3)- La chose est matière, hulê, à laquelle on a donné une forme (25). La forme détermine le choix de la matière, selon l’usage ou l’utilité (27). A l’inverse, l’œuvre d’art ne renvoie qu’à elle-même, elle est suffisante pour elle-même (28), et semble indiquer ainsi une nouvelle voie pour la pensée de la chose. « L’interprétation théologique de l’étant » (29) selon la Bible, « une philosophie étrangère »  (faut-il comprendre ici que la sagesse juive est « étrangère » à la pensée de l'occident ? Heidegger semble ignorer qu’il y a aussi un démiurge divin chez Platon ; mais il est vrai que le démiurge grec façonne la matière, tandis que le Dieu de la Genèse la crée), étend à la nature en sa totalité le couple forme-matière (28-29). En tant que créature, l'existence déterminée est assujettie à la signification que lui donne son créateur. La mort du dieu créateur est ainsi la condition du dévoilement de l'énigme de l'être. C'est aux yeux des modernes — retrouvant ainsi la pensée des présocratiques — qu'il devient incompréhensible qu'il y ait de l'étant, et non pas plutôt rien. En déterminant la chose par l'articulation du couple forme-matière, on lui fait violence, on l’assujettit à l’intention, au projet de son fabricateur, on la fait déchoir en simple produit. « Arrogance sans borne » du producteur qui s’approprie son œuvre (30). L’usager se sert de la chose, il oublie de la considérer pour elle-même (35). « Mieux un produit est en main, moins il se fait remarquer (par exemple, comme tel un marteau) » (73). Remarque : est-ce bien vrai ? Qui, mieux que le menuisier, connaît le marteau, ou mieux que le peintre, le pinceau ?

            b- La toile de Van Gogh

            « Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de VG » (36). Ce serait « la pire des illusions » que de croire le contraire (36). On a vu ce qu'il faut en penser.

            « Un célèbre tableau de VG » (33). Schapiro dénombre huit tableaux qui correspondent à la description de Heidegger. Si « célèbre » soit ce tableau, Heidegger n'est pas en mesure de désigner précisément celui dont il s'agit. Il se souvient seulement d'une exposition de 1930, à Amsterdam. Cette désinvolture, à laquelle un historien d'art ne saurait consentir (il est vrai que Heidegger n'a que mépris pour cette engeance : « L'histoire de l'art transforme les œuvres en objets d'une recherche scientifique. Mais au milieu de tout cet affairement, rencontrons-nous encore les œuvres ? »), n'est-elle pas encore une forme d'arrogance ? L'humilité ostentatoire du propos ne corrige pas ce trait, mais l'aggrave au contraire.

            Une paysanne (33, « monde de la paysanne » 34), ou un paysan (33) ? « Chaussures de paysan » (61). Le paysan devient sans doute paysanne par attraction avec l’essentielle féminité de la terre, dans le sein de laquelle, en toute réserve, mûrit le grain…

            Le poème de la terre : « l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant » (34, « appel silencieux » répété en 35) : l’enracinement plus vrai que la parole, ce silence est savoir, la paysanne « sait tout cela », 34 (Pétain : « la terre ne ment pas » ; Verlässlichkeit signifie solide, en qui on peut faire confiance, sûr, véridique). Pourquoi le soir (« la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir », « tard au soir » : 34) ? Parce que le soir porte avec lui tout le travail du jour. Sainteté de ce travail de la terre qui est communion avec l’indicible de l’Etre, lutte austère et vertueuse pour le besoin, dans le cercle de la naissance et de la mort (34).  La terre est compacité et résistance, elle est « solidité, Verlässlickeit » (34), le monde de la « paysanne » est celui du besoin, de la naissance et de la mort (première apparition du couple monde/terre en 34). Elle est la Terre ténébreuse où reposent les morts, racines vivantes dans la mémoire d'un peuple. Monde intemporel de la campagne : l’incantation heideggérienne nous transporte dans la perpétuité des travaux et des jours. La « vérité qui advient en l’œuvre » est « quelque chose d’intemporel, de supra-temporel » (39).

            Pétain, appel du 25 juin 1940 : « Le paysan de France a longtemps été à la peine, qu’il soit aujourd’hui à l’honneur. La terre, elle, ne ment pas. Elle demeure votre recours. Elle est la patrie elle-même. Un champ qui tombe en friche, c’est une portion de France qui meurt. Une jachère de nouveau emblavée, c’est une portion de France qui renaît » (Histoire de la France rurale, IV, p. 443).

            On remarquera sur ce point que la querelle avec Schapiro n’est pas anecdotique. Il ne s’agit pas seulement de l’interprétation d’un tableau, mais de l’essence de l’art elle-même. En effet, selon que les chaussures sont enracinées dans la terre de la paysanne ou sont au contraire les godasses de  l’émigré, du nomade qui arpente le macadam des grandes villes, l’art dit la relation à la terre, ou au contraire l’essentiel exil de l’homme qui n’a nulle part de patrie. La fonction de l’art n’est alors plus de révéler l’être, auquel aucun humain n’est assujetti, mais de donner sens à une errance fondamentale, essentiellement apatride, dont l’art témoigne en révélant à l’homme le vide métaphysique de son entière liberté, et la souffrance de ses marches en vue d’une terre promise mais jamais atteinte. En suivant l’indication de Schapiro, on trouve non que l’art découvre la solidité inébranlable de l’être de l’étant, mais au contraire le nécessaire déracinement du destin de l’homme, et la souffrance que cette absence de destin fait subir. Ainsi serait-il possible de lire les chaussures de VG comme révélatrices de ces émigrations presque toujours martyres qui ont façonné l’expérience de la douleur aux XIXe et XXe siècles. Cette lecture, qui ne conduit à l’épiphanie d’aucun sacré, est sans doute plus terrifiante que celle, solennelle et pontifiante, de Heidegger. Curieusement, c'est aux paysages urbains, rues de banlieue et non chemins de campagne, d'un peintre qui fut tenté par le fascisme, que je pense ici : Mario Sironi.

            c- L’œuvre d’art et la vérité de l’étant

            L’œuvre d’art fait éclore l’Etre de l’étant, comme le tableau de VG nous montre la chaussure au-delà de son usage immédiat, comme ce qui nous ouvre au monde de la paysanne, ce qui fait éclore un horizon. « Dans l’œuvre d’art, la vérité de l’étant s’est mise en œuvre » (37), elle « vient à la constance de son rayonnement ». Ce mouvement d’ouverture de l’étant vers l’Etre c’est ce que les Grecs nommaient alêthéia (37). L’art n’est pas reproduction de la chose, sa simple copie, mais plutôt « la restitution d’une commune présence des choses » (38). « Ce qui, dans l’œuvre, est proprement à l’œuvre : l’ouverture de l’étant dans son être : l’avènement de la vérité » (39). « L’ouverture, c'est-à-dire la déclosion, c'est-à-dire la vérité de l’étant adviennent dans l’œuvre » (41). Dans l’œuvre, c’est l’avènement de la vérité qui est à l’œuvre » (80).

            La référence à l’hymne de Hölderlin Le Rhin (38) est une réminiscence du cours que Heidegger fait sur cet hymne, ainsi qu’à celui intitulé Germanie, au semestre d’hiver 34/35. On remarque que le texte s’achève également sur une citation de Hölderlin (La Migration), « le poète de l’œuvre dont il reste aux Allemands à s’acquitter » (89). Le poème de  Conrad-Ferdinand Meyer (1825-1898 ; son art, qui annonce le symbolisme, était prisé de Stefan George) n’est pas description de la fontaine, mais évocation de sa présence par l’image d’un don recommencé par lequel se déploie une surabondance : image du don ou de l’éclosion de l’étant dans le rayonnement de l’Etre.  Autre allusion à la fontaine romaine 61 : elle et le tableau de VG, « ils font advenir de l’éclosion comme telle » (61). La formule évoque l'épanouissement de la rose (Introduction à la métaphysique, 1967, p. 26), donc la grâce d'une offrande ; dans l'angoisse, l'être-jeté de Sein und Zeit éprouvait au contraire le rejet et l'exil. La joie de la donation esquive-t-elle le souci de l'être, ou s'ouvre-t-elle à l'avènement de la vérité ? « Tournant », ou renversement ?

B- L’œuvre et la vérité

            a)- L’œuvre ne vaut pas par elle-même, mais par le monde qu’elle révèle

            Comment concevoir l’œuvre en « son immanence pure (reines Insichstehen) » (42), « retrancher l’œuvre de tous ses rapports avec ce qui n’est pas elle, pour la laisser, seule à elle-même, reposant en soi » (42). Il n’est pas bien difficile, quand on sait la fragilité de la lecture du tableau de VG, de retourner contre Heidegger les critiques dont il est prodigue : la prétention de laisser parler l’œuvre elle-même peut sembler d’une grande « arrogance », une violence faite à l’œuvre. On critique « l’affairement autour de l’art », « les collections et les expositions », les « critiques d’art et connaisseurs », le « commerce des objets d’art », « l’histoire de l’art » (42). Qu’y a-t-il ici d’autre, sinon l’apologie de l’ignorance ? « Tout l’affairement autour des œuvres d’art, si poussé et désintéressé qu’il soit, n’atteint jamais les œuvres que dans leur être-objet » (43). « Le savoir n’est pas une simple affaire de connaisseurs » (75). « La connaissance des connaisseurs – qui ne fait que goûter que le côté formel de l’œuvre, ses qualités et ses charmes en soi » (76).

            La collection ou le musée dissocient l’œuvre du monde qui lui donne son sens, « elles sont retirées de leur monde » (42). Reprise de ce thème assez rebattu en 46. D’où la question : comment situer l’œuvre dans son monde, « où donc l’œuvre est-elle chez elle ? » (43). On remarquera à ce propos que le monde que font éclore les chaussures de VG n’est pas apparent dans le tableau : « Autour de cette paire de soulier de paysan, il n’y a rigoureusement rien où ils puissent prendre place : rien qu’un espace vague » (33-34). Heidegger entend par là que la chose est, par l'artiste, soustraite au système de références qui définissent son utilité, et paraît ainsi par elle-même. Pourtant ce vide est aussitôt comblé par « la terre grasse et humide », le « don tacite du grain mûrissant »... « L'espace vague » ne le reste pas longtemps. Le terrain vague de l'errance est bien vite recouvert – refoulé ? – par la glèbe que travaille, jusque « tard au soir », le paysan/paysanne.

            b)- L’œuvre et l’institution du sacré

            Le temple grec (à partir de la p. 44). Les chaussures sont sanctifiées par le travail, le temple par la statue du Dieu, « qu’il renferme en l’entourant » (c'est ce qu'en disait aussi Hegel). Question : le Dieu est-il dans le site, que le temple commémore, ou dans le temple qui, depuis ce centre, sanctifie le site ? Le rayonnement de l’être qui « déclôt » par l’étant de l’œuvre d’art est de l’ordre du sacré : « Cette présence du Dieu est, en elle-même, le déploiement et la délimitation de l’enceinte en tant que sacrée » (44). Le temple est fondateur du monde « aussi longtemps que le Dieu ne s’en est pas enfui » (45). « C’est une œuvre qui fait advenir à la présence le Dieu lui-même, et qui est ainsi le Dieu lui-même » (45). La tragédie est œuvre d’art non parce qu’elle est lamentation sur l’éloignement du dieu, mais parce qu’elle est « le lieu de la lutte entre anciens et nouveaux dieux » (46). « Par l’installation de l’œuvre, le sacré est ouvert en tant que sacré, et le dieu appelé dans l’Ouvert de sa présence. Au votif appartient la glorification qui est considération de la dignité et de la splendeur du Dieu » (46). « Comment se fait-il que l’installation de l’œuvre soit une érection votive et glorifiante » (47). Encore « érection votive et glorifiante » en 48.

            Un tableau de Van Gogh : quel tableau ? Le temple grec : quel temple ?(1) Souveraine désinvolture.

            c)- Le monde et la terre

            De même que les chaussures portaient avec elles l’horizon du besoin de la naissance et de la mort, de même le temple ouvre un monde qui renferme « naissance et mort, malheur et prospérité, victoire et défaite, endurance et ruine », c'est-à-dire « la figure de la destinée » d’un « peuple historial » (44).

            Les chaussures sont enracinées dans la terre ; le temple repose sur le roc : « Sur le roc, le temple repose sa constance » (44). « Debout sur le roc, l’œuvre qu’est le temple ouvre un monde… » (45). « Le roc supporte le temple et repose en lui-même et c’est ainsi seulement qu’il devient roc » (49).

            Le temple n’est pas dans le monde : il est le point d’appui du monde, le centre à partir duquel se manifeste le monde. Il est originaire, ce ne sont pas les hommes qui l’ont construit, c’est lui qui construit et fonde le monde des hommes : « C’est le temple qui, dans son instance, donne aux choses leur visage, aux hommes la vue sur eux-mêmes » (45).

            La Terre : elle traduit ce que les Grecs ont nommé phusis (45). Elle est la pierre, le soleil et les étoiles, le jour et la nuit (44). La terre est la matière telle que l’œuvre la fait apparaître dans l’ouvert du monde : « L’œuvre temple, en installant un monde, loin de laisser disparaître la matière, la fait bien plutôt ressortir » (49) : elle fait ressortir les métaux, les couleurs, les sons et les paroles (49). « L’œuvre s’installe en retour dans la masse et dans la pesanteur de la pierre » (49). « L’œuvre fait venir la terre » (49). La terre est la solidité muette sur laquelle s’établit le monde des hommes : « L ‘œuvre porte et maintient la terre elle-même dans l’ouvert d’un monde. L’œuvre libère la terre pour qu’elle soit une terre » (50). La terre résiste à la possession, à l’appropriation : la pesanteur de la pierre (50), l’irradiation de la couleur (50). La terre est « l’indécelable par essence, qui se retire devant tout décel, c'est-à-dire qui se maintient en constante réserve » (50-51). « La terre est par essence ce qui se referme en soi » (51). « La terre est la libre apparition de ce qui se referme constamment sur soi, reprenant ainsi en son sein » (52). Terre maternelle, ventre fécond où mûrit le grain, où germe la racine. Que lit-on ici ? Une pensée, ou un mythe ?

            Le Monde : en tant qu’il est enraciné en terre, il est le « sol natal » (heimatlicher). Il rayonne autour du dieu qui habite le temple : « Et dans le rayonnement issu de cette splendeur brille, c'est-à-dire s’ouvre en lumière, ce que nous appelions le monde » (46-47). Le monde est le jour qui fait apparaître l’étant en sa présence, il n’est pas lui-même étant : « Un monde est le toujours inobjectif sous la loi duquel nous nous tenons, aussi longtemps que les voies de la naissance et de la mort, de la grâce et de la malédiction nous maintiennent en l’éclaircie de l’être » (47). Seul l’homme habite un monde (à l’inverse de la pierre, de la plante ou de l’animal : 47). En effet : seul l'homme est jeté au monde, et n'établit sa résidence que depuis cet exil originaire. « Les renards ont des tanières et les les oiseaux du ciel ont des nids ; le Fils de l'Homme, lui, n'a pas où reposer sa tête » (Matthieu, 8, 20). « Seul de tous les étants, l’homme éprouve, appelé par la voix de l’être, la merveille des merveilles : que l’étant est » (Qu’est-ce que la métaphysique, 1929). Merveille des merveilles, ou angoisse et souci ? « Le monde est l’ouverture ouvrant toute l’amplitude des options simples et décisives dans le destin d’un peuple historial » (52). Un monde définit le rapport de l’homme à Dieu : « Dans l’ordonnance du monde est rassemblée l’ampleur à partir de laquelle la bienveillance sauvegardante des Dieux s’accorde ou se refuse » (48). L’œuvre ouvre un monde : « L’œuvre en tant qu’œuvre érige un monde. L’œuvre maintient ouvert l’ouvert du monde » (48).

            d)- Le combat du monde avec la terre

            Monde et Terre se soutiennent mutuellement. « Le monde se fonde sur la terre et la terre surgit au travers du monde ». « Cependant qu’un monde s’ouvre, la terre advient à l’émergence » (70). L’artiste fait apparaître l’indécelable de la matière, sa constante réserve : il n’utilise pas la matière, il en manifeste la muette solidité (51). Ainsi c’est par l’œuvre d’art que la terre apparaît comme terre. Le monde ouvre, il décèle ; la terre se referme, elle est recluse : « Reposant sur la terre, le monde aspire à la dominer. En tant que ce qui s’ouvre, il en tolère pas d’occlus. La terre au contraire aspire, en tant que reprise sauvegardante, à faire entrer le monde en elle et à l’y retenir » (52-53). Entre l’ouvert et l’occlus, il y a donc combat : « L’affrontement entre monde et terre est un combat » (53). Le combat est exaltation réciproque, « chacun porte l’autre au-dessus de lui-même » (53). L’œuvre appelle ce combat en manifestant elle-même la réserve de la terre : « Dans la mesure où l’œuvre érige un monde et fait venir la terre, elle est instigatrice de ce combat » (53). « Installant un monde et faisant venir la terre, l’œuvre est la bataille où est conquise la venue au jour de l’étant en sa totalité, c'est-à-dire la vérité » (61). « L’essence de la terre : cette gratuite réserve de soi-même qui porte tout en son sein ne se dévoile que lorsqu’elle surgit dans un monde, à l’intérieur d’une opposition réciproque » (79). De même l’ouvert de l’œuvre doit être conquis sur la réserve de la terre : « C’est dans la terre, en tant que celle qui essentiellement se réserve, que l’ouverture de l’ouvert rencontre sa suprême résistance, et par là même le lieu de sa constance instance où la stature doit être consitituée » (78).

            Question : le combat de la terre et du monde n'est-il pas celui des morts et des vivants, des racines qui plongent dans la nuit des temps et de la volonté en quête d'une destination ? Pensée, ou mythe ? En 1918, Ernst Bertram n'avait-il pas sous-titré son ouvrage sur Nietzsche « Essai de mythologie »? La philosophie y devient mythe, ou légende. Que fait d'autre, ici, Heidegger ?

            e)- La vérité

            Par ce combat, advient la vérité (à partir de 54). « La vérité advient en l’instance du temple » (61). « Dans la peinture de VG, la vérité advient » (61) . La vérité n’est évidemment pas pensée par Heidegger dans une perspective logique, mais phénoménologique : « La vérité réside probablement en ce que l’étant est en vérité » (54). « Le mot grec alêtheia désigne l’être à découvert de l’étant » (55). « L’alêtheia, c'est-à-dire la déclosion de l’étant » (66). La vérité est Unverbogenheit, c'est-à-dire dévoilement (55). Toute la philosophie depuis les Grecs est oubli de ce « dévoilement » fondamental : « L’essence de la vérité en tant qu’alêtheia reste impensée dans la pensée grecque et, encore plus, dans la pensée qui lui succède » (55). Tout dévoilement éclôt depuis un voilement originel. Le dévoilement dissimule tout autant qu'il révèle. Ainsi l'ouverture d'un monde arraché à la nuit de la terre.

            La concordance entre la pensée et l’objet suppose que l’étant se manifeste préalablement en sa vérité : « il faut bien d’abord que la chose se manifeste en tant que telle » (56). L’idée de la vérité est originairement une expérience phénoménologique, en ce sens qu'elle se tourne vers la chose même, à l'inverse de l'expérience esthétique, qui se convertit vers le sentiment. Depuis Descartes (56), l’idée s’approprie l’être de la chose, la vérité est jugement, c'est-à-dire appropriation. Il s’agit toujours de renverser la relation sujet-objet pour donner l’avantage à l’objet : « Ce n’est pas nous qui effectuons la vérité comme être à découvert de l’étant, mais c’est de là que nous sommes déterminés à une essence telle que c’est nous qui, dans nos représentations, sommes assignés à une telle éclosion » (57). En haine des Lumières : le dévoilement de l'Etre, dont la vérité est si originaire qu'il prend ici la dimension du sacré, occulte la liberté ou l'autonomie de la volonté. Le sujet n'est plus ici qu'un regard extasié par la solennelle épiphanie de la lumineuse présence du Monde, et de l'obscure réserve de la Terre. L’homme assigné est le témoin de l’éclosion de l’étant en la vérité. « Jamais l’étant est en notre puissance ; encore moins est-il en notre représentation » (57). « Seule cette éclaircie confère et assure, à nous autres hommes, un passage vers l’étant que nous ne sommes pas, ainsi que l’accès à l’étant que nous sommes nous-mêmes » (58). L’éclosion de l’étant en sa vérité, c’est la beauté : « la lumière du paraître ordonnée en l’œuvre, c’est la beauté. La beauté est un mode d’éclosion de la vérité » (62H). « C’est l’apparaître qui, en tant que cet être de la vérité à l’œuvre dans l’œuvre, est la beauté. Ainsi le beau appartient-il à l’événement de l’avènement à soi de la vérité » (92). Dans le monde « déterminé à l’occidentale », il y a « une étrange concordance de la vérité et de la beauté » (92). Pourtant, que l'art puisse en venir à répudier la beauté, c'est là une pensée qui ne vient pas, semble-t-il, à l'esprit de Heidegger.

            Jeu de l’ouverture et de la réserve, du découvrement et du voilement. L’ouvert : « Eclaircie » (57), « déclosion » (57). « …une place vacante. Une clairière s’ouvre […] Ce foyer d’ouverture… » (58). La réserve : « Tout étant qui vient à notre rencontre et nous accompagne maintient cette opposition insolite de la présence, en se retenant toujours à la fois en une réserve » (58). L’étant ne s’offre qu’en se refusant. Certes, on ne voit que trois faces d’un cube ; mais la dissimulation vient de plus loin : verrais-je les six faces à la fois, demeurerait la muette présence de la "chose" (qui est le contraire de "l'outil") et l'indépassable silence de l'Etre  : c’est le refus, ou la réserve comme refus (58, 59). Cf la notion husserlienne de « chair des choses » : la chose prend du relief dans le clair-obscur, elle ne se montre que parce qu’elle se cache (le plan d’une ville ne cache rien, mais il ne montre pas non plus le "phénomène" de la ville). C'est par l'oxymore du clair-obscur que la chose s'élève à sa plénitude charnelle. En outre, l’étant se dissimule derrière d’autres étants (58) : c’est la dissimulation (59). Toute manifestation est aussi dissimulation, le découvrement n’est jamais total, il y a toujours une face cachée du monde qui se révèle à mon regard : « L’assuré au fond n’est pas assuré ; il n’est pas rassurant du tout. L’essence de la vérité, c'est-à-dire de l’être à découvert, est régie par un suspens […] Il appartient à l’essence de la vérité comme être à découvert de se suspendre sur le mode de la double réserve » (59). Et Heidegger peut alors nommer « ce jeu adverse à l’intérieur de l’essence de la vérité qui réside, dans l’essence de la vérité, entre éclaircie et réserve » (60), jeu et non dialectique (60). Tel est le sens du combat entre la réserve de la terre et l’ouvert du monde : « C’est là l’opposition même du combat originel » (60). Pourtant, il y a de l’informulé dans le monde, sur lequel se fonde aussi la décision ; et il y a de l’épanoui dans la terre (60) : la réserve et l’ouvert travaillent donc à l’intérieur de la terre elle-même et du monde lui-même. Plus qu’un combat entre la terre et le monde, « la vérité advient comme le combat originel entre éclaircie et réserve » (61).

            Le premier acte du combat que mène l’artiste contre la réserve, c’est le trait, « le foyer des vections qui se manifestent dans le plan, le profil, la coupe, le contour » (71). Le temple grec, le trait : goût néoclassique de Heidegger. Le trait est arraché à la réserve de la matière, de la solidité, de la couleur : « Le tracé du trait doit se restituer dans l’opiniâtre pesanteur de la pierre, dans la muette dureté du bois, dans le sombre éclat des couleurs » (71). Le trait n'est pas ici l'expression de l'esquisse en sa vivacité, mais plutôt la définition exacte de la forme en sa majesté. Ainsi apparaît la forme (traduit par "stature", die Gestalt) : 71. « Comment le trait peut-il être tracé s’il n’apparaît pas comme trait de lumière, cad, dès l’abord, comme combat entre mesure et démesure grâce au projet créateur ? » (79). L’art n’est pas dans la nature, il faut l’arracher à la nature, « d’un trait l’en faire sortir » selon une citation de Dürer (79). Cet arrachement toutefois, « loin d’user la terre ou d’abuser d’elle comme d’un matériau, la libère précisément à elle-même » (72). Académisme ? quelle place accorder dans l'art à l'opération de l'éclatement des formes, de la déformation ou de la défiguration ?

            C- La vérité et l’art

            Dans l’analyse précédente, l’œuvre en tant qu’œuvre disparaît pour mieux faire apparaître ce qu’elle révèle. Elle est ainsi oubliée en tant qu’être produit : « Il semble presque que notre intention exclusive […] nous ait fait complètement oublier un fait primordial, à savoir que l’œuvre reste toujours une œuvre, ce qui veut bien dire : quelque chose d’œuvré » (62). En tant qu’œuvre, l’œuvre est créée par l’artiste (64). A regret, Heidegger se tourne donc vers l’artiste: « Il faut donc bien consentir – par la force des choses – à prendre en considération l’activité même de l’artiste » (64).

            L’artiste et l’artisan. Vieille distinction, reprise ici par Heidegger non sans avoir noté ce qu’il y a de modestement artisanal dans le travail de l’artiste, le goût du travail bien fait, etc., et l’ambivalence en grec du mot tekhnê (65)… Heidegger montrera plus loin que l’artisan produit en vue de l’usage, tandis que l’artiste produit en vue de la vérité : « La fabrication d’un produit n’est jamais immédiatement la réalisation de l’avènement de la vérité. Quand un produit est fini, il est une matière informée prête à l’utilisation » (72M).

            Le savoir de l’artiste artisan lui permet de donner naissance à l’œuvre sur le modèle de la déclosion de l’étant : « La tekhnê […] est une production de l’étant dans la mesure où elle fait venir […] dans l’être à découvert de son visage » (66). Le visage, sans doute ce qui fait face (« Les œuvres nous font face » 43). Ce qui me voit autant que je le vois. La création (il est question de production en 69 : « Là où la production apporte expressément l’ouverture de l’étant […] nous l’appelons création, das Schaffen ») est ainsi l’avènement de la vérité dans l’œuvre, « c’est l’avènement de la vérité qui est à l’œuvre » (67). Il y a dans la vérité une « attraction vers l’œuvre » (69).

            La vérité éclot ainsi selon le combat que conduit l’artiste entre la réserve et l’ouvert : « La vérité se déploie en tant que telle dans l’opposition de l’éclaircie et de la double réserve » (67), elle est « la réciprocité adverse de l’éclaircie et de la réserve » (68). La vérité est la victoire du combat sur la réserve, « au sens grec du mot thesis, qui signifie une installation dans l’ouvert » (68), repris dans le supplément de 1960 : « le sens grec de thesis : laisser s’étendre en son rayonnement et en sa présence » (91). « La vérité veut être érigée dans l’œuvre, en tant que combat entre monde et terre » (70). La vérité se fait jour par l’œuvre d’art, par l’instauration d’un Etat, par la proximité de ce qui est « le plus étant dans l’étant » (la beauté ?), par la pensée (69), mais non par la science qui n’est que la domination d’une éclaircie à laquelle la vérité a donné le jour : « La science n’est pas un avènement inaugural de la vérité, mais toujours l’exploitation d’une région du vrai déjà ouverte » (69).

            Heidegger renvoie ici (68) à Sein und Zeit, § 44 : "Dasein, ouverture et vérité" (référence à nouveau mentionnée en 75-76). Dans ce chapitre, le dernier de la première section consacrée à l'analyse du Dasein, Heidegger montre, contre une ancienne tradition, que la vérité ne se fonde pas dans l'adéquation de l'esprit et de la chose, adaequatio intellectus rei, mais dans l'ouverture originelle du Dasein, en tant qu'être-jeté et projet, et dans la mesure où il s'arrache à l'étant, qui lui est donné dans la facticité du bavardage et de la curiosité. Il faut dire en ce sens que l'oeuvre d'art accomplit la destination du Dasein, en ce sens qu'elle décèle l'être de l'étant qui le dissimule, et fait paraître la vérité dans l'éclaircie de son rayonnement

            Dans l’œuvre, l’étant éclot en sa vérité : « Ici est advenue une éclosion de l’étant, et qu’elle advient encore, précisément en tant que cet être advenu » (73). « Qu’y a-t-il de plus ordinaire que ceci : que de l’étant soit ? Par contre, dans l’œuvre, ceci : qu’elle soit en tant que telle, est précisément l’extraordinaire » (73). « C’est dans la production de l’œuvre que se trouve cette offrande : qu’elle soit » (74).

            L’œuvre déjoue l’usage : elle est un choc (73, 74), le choc silencieux du quod (74), elle est dépaysante (74), elle nous dérange, elle nous pousse hors de l’ordinaire (74), par elle « l’énormité (Ungeheuere) fait éclat » (74), par elle advient « l’énormité de la vérité » (76), « dès que l’éclatement vers l’énormité est amorti dans le domaine du connu, du courant et de l’érudit, l’industrie a déjà commencé de s’affairer autour des œuvres » (77). « Le choc qu’est la mise en œuvre de la vérité fait sauter les portes de l’énormité et du même coup rabat le familier, ou tout ce qu’on croit tel » (85). « L'énormité » ne mesure pas ici une quantité, mais l'intensité de la présence au sein de laquelle la vérité se manifeste. « L’art advient de la fulguration à partir de laquelle seulement se détermine le sens de l’être (cf. Sein und Zeit) » (97). « Au beau milieu de l’étant éclôt un espace d’ouverture où tout se montre autrement que d’habitude […] tout l’habituel, tout ce qui était de mise, devient pour nous, par l’effet de l’œuvre, non-étant » (81). L’œuvre semble ainsi « délier tout rapport aux hommes » (74). Elle a néanmoins besoin des hommes en tant que les hommes sont les bergers de l’être, les gardiens (75) de ce qui se révèle dans l’ouvert du monde : telle est la Garde de l’œuvre (75). C’est l’ouverture ek-statique du Dasein dans l’ouvert de l’être qui le prédestine à la garde de l’œuvre (nouvelle référence à Sein und Zeit, 75). L’œuvre appelle ses gardiens, gardiens et créateurs communient dans la garde de l’œuvre (80). Le créateur n’est que le gardien de l’ouvert que l’œuvre éclaircit. L’artiste ne vaut jamais pour Heidegger  par lui-même, mais seulement en tant qu’il se fait le berger de l’être. D’où le mépris avec lequel Heidegger évoque « le subjectivisme moderne [qui] interprète la création à sa façon : comme le résultat de l’exercice d’une virtuosité géniale chez un sujet souverain » (86). Le Combat et la Garde : le penseur est le chevalier appelé au service du saint Graal qu'est l'oeuvre d'art.

            La vérité que garde le gardien de l’œuvre, c’est le Poème : « La vérité, éclaircie et réserve de l’étant, surgit alors comme Poème […] Tout art est essentiellement poème (Dichtung) » (81). L’ouvert de l’être est « rayonnement et résonance » (82). Tous les arts, architecture, sculpture, musique, doivent pouvoir être ramenés à la poésie (82 ; pourquoi pas la peinture ?), réactualisation inattendue de la vieille formule de l’ut pictura poesis (« La poésie au sens restreint n’en garde pas moins une place insigne dans l’ensemble des arts » : 82). Le dire poétique a par excellence le pouvoir d’opérer l’éclaircie de l’être. « C’est bien elle, la langue, qui fait advenir l’étant en tant qu’étant à l’ouvert » (83). Heidegger pense toujours la langue, jamais le langage : la parole authentique ne peut naître que de la destination historiale d'un peuple, non d'une structure logique qui vaudrait universellement. La langue est le lieu du combat de la réserve et de l’éclaircie, de la terre et du monde : « « Le dire en son projet est Poème ; il dit le monde et la terre, l’espace de jeu de leur combat, et ainsi le lieu de toute proximité et de tout éloignement des dieux. Le Poème est la fable de la mise au jour de l’étant » (83). Pourquoi P majuscule à Poème puisqu’il y a nécessairement une majuscule en allemand ? Toute œuvre d’art semble ainsi contenir en elle, comme en latence, un poème.

            L’instauration de la vérité en l’œuvre est don, fondation et Anfang, traduit par « initial » au sens de rupture instauratrice (le mot allemand signifie tout bonnement début, commencement). Le don, c’est la découvrement de l’énormité et la répudiation de l’habituel (85). « C’est dans la production de l’œuvre que se trouve cette offrande : qu’elle soit » (74). Sur le don, voir la conférence de 1962, « Temps et Etre » (Questions IV) ; commenté par Dubois 168 sq (à propos du es gibt, « ça donne »). Malgré la volonté de rompre avec l'orientation esthétique, on en n'est peut-être pas si loin : le don de la beauté n'est-il pas présent dans la troisième Critique, par la grâce de la "faveur" (Gunst) ? La fondation, c’est l’ouverture d’un monde que vient désormais habiter un peuple historial, « l’œuvre se projette en se destinant aux gardiens à venir, c'est-à-dire à une humanité historiale » (85). La fondation ouvre un sol, elle définit une terre natale. Quant à l’Anfang, c’est le « saut » (86) « qui détient toujours la plénitude de l’é-normité » (86-87), « le saut instaurateur, voilà ce que nous signifie le mot origine » (88). Remarquer la distinction entre le « primitif » et « l’initial (Anfang) » (86) ; et se souvenir du mépris en lequel les nazis tenaient l’art qu’on disait alors « primitif », et bientôt « dégénéré » (l’expo « Art dégénéré » a lieu en 37 à Munich). Le peuple de l’Anfang par excellence, c’est pour Heidegger bien évidemment le peuple grec : « Quand l’entier de l’étant en tant que lui-même requiert la fondation dans l’ouvert, l’art parvient à son essence historiale en tant qu’instauration. Celle-ci advint en Occident pour la première fois dans le monde grec » (87M). Heidegger désigne alors d’autres Anfangen, le dieu créateur du moyen âge, la certitude que l’étant est entièrement calculable des temps modernes. « Alors a lieu dans l’Histoire un choc : l’Histoire commence ou reprend à nouveau » (87B). Anfang est instauration. « L’art est l’Histoire en ce sens essentiel qu’il fonde l’Histoire » (88). « L’art lui-même est, en son essence, origine, et rien d’autre : un mode insigne d’accession de la vérité à l’être, c'est-à-dire à l’Histoire » (88).

Critique de l’esthétique

            Considérer la chose comme un aisthêton, c’est la rapporter au sujet et non « la laisser reposer en elle-même » (24-25).

            Toute l’esthétique, selon Heidegger, repose sur la distinction forme-matière, et ne comprend donc la chose que comme œuvre de l’homme, la rapportant ainsi une fois encore au sujet, et non à elle-même (26). On peut juger qu'il s'agit là purement et simplement d'un contresens : le texte fondateur de l'évaluation esthétique, la Critique de la faculté de juger, pose originairement la beauté dans la nature, en son incompréhensible éclosion, et non dans l'élaboration de l'œuvre, dont la finalité est toujours intentionnelle. La méditation de Heidegger est beaucoup plus esthétique qu'il ne le prétend lui-même. La rhétorique est certes celle de la rupture, mais la pensée est peut-être moins neuve qu'elle ne voudrait le faire croire.

            L’esthétique ne laisse pas l’étant être ce qu’il est, reposer en lui-même, elle conçoit l’œuvre comme matière informée selon l’intention du producteur, de l’artiste ou de l’artisan, « elle ne sort pas de l’interprétation traditionnelle de l’étant », elle recourt à des « pseudo-concepts » (40). Le vrai savoir de l’œuvre d’art « ne traîne pas l’œuvre dans la vaine sphère de l’expérience vécue, et ne la rabaisse pas au rôle de stimulus pour expériences esthétiques » (76). Il faut absolument, pour Heidegger, que l'esthétique soit oubli de l'Etre ; je vois ici surtout un oubli de l'esthétique.

            « L’époque des conceptions du monde », in Chemins qui ne mènent nulle part, p. 100 : « Un troisième phénomène, non moins essentiel, des temps modernes, est constitué par le processus de l’entrée de l’art dans l’horizon de l’esthétique : ce qui signifie que l’œuvre d’art devient objet de ce qu’on appelle expérience vécue, en conséquence de quoi l’art passe pour une expression de la vie humaine »

            C’est surtout dans la postface que se trouve critiqué le point de vue esthétique. L’œuvre d’art est instauration qui définit, l’esthétique croit pouvoir inversement définir l’œuvre d’art comme objet : « L’esthétique prend l’œuvre d’art comme objet, à savoir comme objet de l’aisthêsis, de l’appréhension sensible au sens large du mot » (90). Elle rapporte l’œuvre à « l’expérience vécue », celle de la jouissance (« L’expérience vécue est le principe qui fait autorité non seulement pour la jouissance artistique, mais aussi pour la création » 90). En ce temps où l’art est déchu jusqu’à n’être plus qu’une expérience vécue, alors la prophétie de Hegel, selon laquelle l’art est devenu pour nous une chose du passé, pourrait bien se vérifier (90-91). On se souvient à ce propos que ce n'est nulement l'art qui, selon Hegel, est une chose du passé, mais seulement l'art en tant qu'il est la représentation sensible de l'Absolu. En ce dépassement, Hegel voit surtout l'affirmation de la raison qui reconnaît désormais l'absolu en elle, c'est-à-dire en l'infini de sa fécondité dialectique ; en cet éloignement, Heidegger voit plutôt la déchéance d'un art oublieux de son originaire destination, et la fin de ce qu'il nomme le "grand art".

            En mettant l’accent sur le subjectif et non sur l’être de l’étant, l’esthétique manque le « grand art » : « Dans le grand art, et c’est du grand art seulement qu’il est question ici, l’artiste reste, par rapport à l’œuvre, quelque chose d’indifférent, à peu près comme s’il était un passage pour la naissance de l’œuvre, qui s’anéantirait lui-même dans la création » (42).

            « Parallèlement à l’élaboration du règne de l’esthétique et de la relation esthétique à l’art on assiste dans les temps modernes à la décadence du grand art dans le sens indiqué. Cette décadence ne consiste pas en ce que la "qualité" deviendrait moindre et que le style baisserait, mais en ce que l’art perd son essence, l’immédiat rapport à sa tâche fondamentale qui est de représenter l’absolu, c'est-à-dire de le situer en tant que tel de façon normative dans le domaine de l’homme historial » (Nietzsche, I, 82). Le « grand art » est défini plus haut comme un chemin qui ouvre à l’homme la vérité de l’étant en sa totalité (82). Est une fois de plus dénoncée la chute de l’art dans le subjectif et le sensationnel sous le nom d’esthétique : « La réflexion sur le Beau dans l’art passe maintenant d’une manière accentuée et exclusive dans le rapport à l’état affectif de l’homme, à l’aisthêsis » (81) ». L'étrangeté de la langue et la gravité quasi liturgique du ton cacheraient-elles un parfait académisme ? Nostalgie d'un art où rayonne la plénitude de la forme, décadence d'un art qui se disait lui-même "expressionisme", expression des souffrances et des déchirures de l'après-guerre. Le goût néoclassique domine alors, non seulement dans l'Allemagne nazie, mais dans toute l'Europe et aux Etats-Unis, comme une dénégation de l'histoire, et des orages qui s'annoncent. On lira sur ce point les riches analyses d'Eric Michaud, Un art de l'éternité ; l'image et le temps du national-socialisme, Gallimard, 1996. Quel "temple grec" ? Nous ne le saurons jamais. Tout comme à la question "quel tableau ?", Schapiro n'aura jamais de réponse précise. Le "temple grec" n'est ici que le monument de l'intemporel. La méditation de Heidegger prétend transcender le relativisme de la "vision du monde" ; n'en est-elle pourtant pas elle-même tributaire ?

 

NOTE

1- Quel temple en effet ? A cette question, Emmanuel Faye suggère une réponse qui pourrait bien être éclairante : le temple que Heidegger aurait à l'esprit, quand il prononce pour la première fois la conférence sur L'Origine de l'œuvre d'art en novembre 1935, serait la cathédrale de lumière mise en scène par Albert Speer à l'ocasion du Congrès du Parti nazi qui eut lieu à Nuremberg deux mois plus tôt, en septembre 1935 :
            « En novembre 1935, le fait de se référer au temple comme “milieu enraciné et étendu dans lequel et à partir duquel un peuple fonde son séjour historiqueˮ, et cela dans une conférence où il est explicitement question du peuple allemand, évoque nécessairement, aux auditeurs de l’époque, le congrès qui s’est tenu deux mois plus tôt à Nuremberg. Cette année-là, en effet, le congrès de la NSDAP et les discours du Führer avaient eu lieu dans l’enceinte du Zeppelinfeld, bordé par une tribune de 360 mètres à laquelle des colonnades et des vasques donnaient une allure de temple grec. Cette Zeppelintribüne était d’ailleurs inspirée d’un édifice antique : l’Autel de Pergame.
            On sait que Hitler avait choisi Nuremberg comme lieu symbolique, au centre de l’Allemagne, pour les congrès annuel du parti qui se déroulaient chaque année pendant une semaine, généralement en septembre. Et il avait conçu, avec l’architecte et futur ministre de l’Armement Albert Speer, le site des congrès du parti national-socialiste, dont seule la Zeppelintribüne sera entièrement construite. La mise en scène, à chaque fois “grandioseˮ, était destinée à démontrer la solidarité du peuple et du Führer. Or, en 1935, c’est l’année où, sous le nom de “Congrès de la Libertéˮ sont proclamées les lois antisémites dites “de Nuremberg“. Cette année-là, cent cinquante projecteurs de la DCA dressent jusqu’au ciel des colonnades de lumière, qui viennent délimiter l’espace où la foule est rassemblée pour écouter Hitler. C’est ainsi que le temple de marbre se double d’un temple de lumière. Le Zeppelinfeld n’est plus “qu’une mer de svastikas, éclairée de nuit par des torchesˮ. Parler deux mois plus tard, dans sa conférence, du “templeˮ où le peuple “accède à lui-mêmeˮ – ce qui est une conception non pas grecque, mais nazie – et de la “clairièreˮ (Lichtung), telle est la façon choisie par Heidegger pour célébrer le congrès de Nuremberg de 1935.
            […] Il est très vraisemblable que dans son Séminaire, au début de l’année 1935, il avait déjà présente à l’esprit la construction du site de Nuremberg, dont il était alors souvent question dans la presse du Parti que Heidegger recevait quotidiennement. Ce qu’il décrit quelques mois plus tard sous le nom d’œuvre d’art, c’est donc la fondation politique du peuple uni dans l’enceinte du temple et dans la mythologie, ou Sage du “poèmeˮ. »
            Emmanuel Faye, Heidegger, L’Introduction du nazisme en philosophie. Autour des Séminaires inédits de 1933-1935, Le Livre de poche, « Biblio Essais », Albin Michel, 2005, p. 528-530


 La cathédrale de lumière conçue par Albert Speer
 pour le Zeppenlinfeld de Nuremberg