Jacques Darriulat

 

AUTEURS

 

 

Accueil

Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

DELEUZE

DESCARTES

DIDEROT

DOSTOÏEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

1- Hegel et l'art symbolique

2- Hegel et l'art classique

2- Hegel et l'Art Romantique

a- L'art romantique

b- La peinture

c- La musique

d- La poésie

3- L'Idée du Beau

4- La Fin de l'Art

5- La Tragédie

HEIDEGGER

HOMERE

KANT

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-ANGE

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

PLATON

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

 

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

Hegel et l ’art romantique

 

         Il faut marquer d’emblée combien il est paradoxal de penser, avec Hegel, l’art moderne, ou l’art dans la modernité, tant, selon ce philosophe, ces deux termes s’excluent l’un l’autre : du point de vue esthétique, la modernité naît de la dissolution de l’œuvre d’art ; elle commence seulement en cette époque de l’esprit où l’art n’est plus le lieu où se réalise l’absolu, où il est voué à l’anecdotique, au futile, à l’insignifiant. L’artiste n’est plus pour nous qu’un artisan et l’art un métier, il peut sans doute se perfectionner indéfiniment (de même que la menuiserie ou la cuisine), mais il a cessé d’être une expression du Vrai ou du Beau. C’est ainsi que l’art ne peut entrer dans la modernité que dans l’exacte proportion où il s’exclut de la philosophie. Ce n’est plus aujourd’hui dans l’art que l’esprit réfléchit la vérité qui s’accomplit en son sein ; ce n’est plus dans la belle apparence qui s’offre à la sensibilité, dans une représentation sensible, quel qu’en soit le contenu, que réside pour nous l’œuvre propre de l’esprit : « L’attachement à un contenu particulier et à un mode d’expression en rapport avec ce contenu est devenu pour l’artiste moderne une chose du passé, et l’art lui-même est devenu un instrument libre qu’il peut appliquer, dans la mesure de ses dons techniques, à n’importe quel contenu, de quelque nature qu’il soit » (dernières pages de « l’art romantique », II, 361-362). Dès son introduction générale à son cours d’esthétique (« L’Idée du beau »), Hegel annonçait la nécessaire décrépitude de l’art dans la modernité : « Sous tous ses rapports, l’art reste pour nous, quant à sa suprême destination, une chose du passé. De ce fait, il a perdu pour nous tout ce qu’il avait d’authentiquement vrai et vivant, sa réalité et sa nécessité de jadis, et se trouve désormais mis à l’écart dans notre représentation » (I, 34). Avec la modernité, l’esprit se sépare de l’histoire de sa propre phénoménologie et commence sa réalisation proprement logique, il reconnaît sa vérité à l’intérieur de lui-même et non dans le phénomène extérieur, si beau paraît-il, dans le mouvement dialectique du concept et non dans l’œuvre de l’art. Si l’art a cessé d’être à nos yeux une expression de l’absolu, c’est parce que nous avons perdu foi dans le sensible, que l’esprit autonome est pour nous l’unique instaurateur de sa propre vérité, et que l’extériorité esthétique est en retour privée de vérité : nulle forme sensible, si belle soit-elle, n’est digne à nos yeux de l’adoration de l’esprit : « C’est ce qui arrive de nos jours. Il est permis d’espérer que l’art ne cessera pas de s’élever et de se perfectionner, mais sa forme a cessé de satisfaire le besoin le plus élevé de l’esprit. Nous avons beau trouver les images des dieux grecs incomparables, et quelles que soient la dignité et la perfection avec lesquelles sont représentés Dieu le Père, le Christ, la Sainte Vierge, l’admiration que nous éprouvons à la vue de ces statues et images est impuissante à nous faire plier les genoux » (« L’Idée du beau », I, 153) ; « Lorsque nous voulons, nous autres modernes, représenter un dieu grec ou, comme les protestants de nos jours, une Vierge, soit par la sculpture soit par la peinture, il nous est impossible de traiter ce sujet avec un sérieux véritable. C’est la foi intime qui nous fait défaut » (fin de « L’art romantique », II, 360).

         Un tel dépassement de l’art ne peut s’effectuer selon Hegel que dans la mesure où l’art est élevé à la dignité de la philosophie, cad dans la mesure où il est un moment nécessaire dans l’histoire de l’esprit. L’art est en effet pour Hegel la représentation sensible de l’absolu. Qu’est-ce que l’absolu? Ce qui se suffit à soi-même, ce qui ne renvoie qu’à soi et se trouve ainsi délié (absolutus) de tout ce qui lui est étranger. A proprement parler, seul l’Esprit est absolu, car l’essence (l’en-soi) de l’Esprit est le cercle de la conscience de soi, même si son existence (le pour-soi) est le désir (le désir est l’essence de la conscience) de se retrouver dans l’égalité à soi-même par delà la différence surmontée qui l’oppose à ce qui n’est pas lui. L’Esprit, qui nie ce qui le nie et dénie toute réalité à ce qui s’oppose à lui (seul ce que l’Esprit a rendu rationnel peut prétendre à la « réalité », ou Wirklichkeit), devenu autonome et se connaissant comme Esprit, est donc totalité qui ne saurait rien admettre en dehors d’elle-même. L’Esprit, en tant qu’il a réussi à se hisser jusqu’à l’égalité avec lui-même, est raison (Vernunft), ou Esprit concret ; l’Esprit, en tant qu’il ne sait pas encore se reconnaître, se retrouver dans l’objet qui lui oppose sa différence, est entendement (Verstand), ou Esprit abstrait.

         L’art sera donc la représentation sensible de l’Esprit, l’image visible de l’intelligible. La beauté résidera dans la forme adéquate à l’idée de l’absolu, même si une telle adéquation est toujours fragilisée par l’inadéquation nécessaire du sensible et de l’intelligible, du phénomène et du logique. L’idée du beau réalisée dans le sensible est alors ce que Hegel nomme « l’Idéal ». La tâche de l’art est donc de produire une représentation qui soit digne de l’Idéal, cad qui le représente adéquatement.

         On remarque ainsi combien l’art se voit assigner, selon Hegel, la tâche de représenter le concept. Le modèle de l’artiste sera donc toujours intelligible, et jamais simplement naturel. Hegel s’oppose sur ce point radicalement à Kant. Il ne saurait être question, dans cette esthétique, d’imiter la nature : l’Esprit n’a d’autre modèle que lui-même, et ne saurait imiter que lui-même. Un art réaliste, méconnaissant l’Idéal et voué à la seule duplication du sensible, est un art servile, qui soumet le supérieur à l’inférieur, l’Esprit à la nature, l’intelligence à la matière. Si l’on préfère le chant du rossignol à celui de son imitateur humain, ce n’est nullement parce que la nature est supérieure à l’art, mais parce que le chant du rossignol évoque, par ses vocalises, le chant humain, tandis que l’imitateur est méprisable, précisément parce qu’il prend pour modèle la nature, non l’Idée : « Il y a des hommes qui savent imiter les trilles du rossignol, et Kant a dit à ce propos que dès que nous nous apercevons que c’est un homme qui chante ainsi, nous trouvons ce chant insipide. Nous y voyons un simple artifice, non une libre production de la nature ou une œuvre d’art. Le chant du rossignol nous réjouit naturellement, parce que nous entendons un animal, dans son inconscience naturelle, émettre des sons qui ressemblent à l’expression des sentiments humains. Ce qui nous réjouit donc ici, c’est l’imitation de l’humain par la nature » (I, 37).

         A quoi bon l’art? Pourquoi passer par la médiation sensible et ne pas entrer immédiatement dans la logique de la connaissance dialectique? Parce que, dans l’histoire de sa formation, ou Bildung, l’Esprit n’est pas d’abord à lui-même, il est d’abord au monde, il est en « situation » (cette notion, dont on crédite souvent Sartre, doit pourtant son entrée en philosophie à Hegel : « Ainsi se crée ce qu’on peut appeler d’un terme général la situation qui constitue l’ambiance plus spéciale dans laquelle s’effectuent l’extériorisation et l’activation de tout ce qui, dans l’état général du monde, existe encore en puissance et non développé », I, 261. La situation définit donc les conditions de l’objectivation de l’Esprit, le donné facticiel auquel il va devoir imposer sa marque). Cet engagement dans le monde, l’Esprit ne saurait l’ignorer sans tomber dans le vide de la « belle âme », qui se veut immédiatement pur esprit, et pour se saisir en soi, fait retraite du monde. L’Esprit ne saurait donc accéder immédiatement à la conscience de lui-même (contre Descartes). Son évidence n’est pas première, mais conquise contre la négativité de ce qui s’oppose à lui, la matière et l’apparente absurdité du monde, ou du « réel ». L’histoire de l’Esprit sera donc l’histoire du travail par lequel l’Esprit nie ce qui le nie pour parvenir enfin à devenir ce qu’il est, cad à se connaître comme Esprit, comme Absolu, cad comme source unique de toute connaissance, comme origine et fin de l’infini développement dialectique du concept (bon infini, non pas le progrès à l’infini de l’abstraction de la philosophie kantienne, philosophie de l’entendement et non de la raison, mais l’infinité de la réalisation effective du savoir).

         Il importe cependant de distinguer entre la phénoménologie et l’art : la phénoménologie montre comment l’Esprit se réalise progressivement en son histoire selon les moments particuliers qui le déterminent : c’est chaque fois une dimension unilatérale et partielle de l’Esprit qui se manifeste ainsi, mais jamais l’Esprit lui-même en tant qu’Esprit, cad en tant qu’Absolu. C’est seulement dans le savoir absolu que l’Esprit se connaît en tant qu’Esprit, et non en tant qu’entendement, désir, exigence morale, universalité de la loi et du droit, etc.

         On sait que dans la Phénoménologie de l’Esprit, le moment de l’Esprit se connaissant lui-même, selon son essence, et non selon un moment particulier de sa formation, est le savoir absolu (Das absolute Wissen), cad le savoir de l’Esprit en tant qu’Absolu. Le savoir absolu passe lui-même par trois moments : il se représente en premier lieu sous la forme sensible, dans la belle totalité. Tel est l’art, représentation sensible de l’absolu de l’Esprit. Mais prenant bientôt conscience que sa vérité est conscience de soi, cad intériorité qui se réfléchit en elle-même, et non la splendeur simplement extérieure de la belle œuvre, l’Esprit renonce au monde matériel et fait retraite en son intériorité. Telle est la religion, qui connaît maintenant l’absolu dans la foi, et non dans la beauté, et passe donc par le dépassement de l’art, cad par le moment de l’iconoclasme (la Réforme luthérienne). Cependant, dans la religion, l’Esprit ne connaît l’Absolu qui est en lui que par l’intuition, non encore par le concept : la foi est ancrée dans le secret du cœur, et demeure encore recluse en elle-même, incapable de manifester, cad de démontrer l’Absolu qui la fonde. Aussi faut-il que la foi elle-même soit dépassée, comme pressentiment encore obscur de l’Absolu, dans le développement dialectique du concept qui se connaît enfin lui-même adéquatement, comme connaissance rationnelle et démonstrative, et non comme sentiment de l’inexprimable. Tel est le savoir absolu parvenu à la pleine conscience de lui-même, affranchi de l’image extérieure comme du sentiment intérieur, qui met fin à la phénoménologie de l’Esprit et commence l’histoire infinie de sa logique, qui est le déploiement de son autonomie se connaissant elle-même, cad le règne de la raison.          C’est ainsi que l’art, la religion et enfin la philosophie sont les trois moments de la réalisation de l’Esprit comme absolu, ou savoir absolu, qui n’est certes pas le savoir de l’absolu qui mettrait fin à toute recherche, mais au contraire la maturité de l’esprit enfin parvenu à la pleine reconnaissance de son propre absolu, cad à l’âge de raison, et donc en mesure pour la première fois (puisqu’il est débarrassé de l’idolâtrie de l’art comme de la certitude simplement subjective, donc encore dogmatique, de la foi) de chercher infiniment, cad d’exploiter l’infini qu’il reconnaît en lui.

         Si l’Esprit ne parvient jamais immédiatement à la réalisation de son essence, qui est conscience de soi, il faut donc qu’il commence, déterminé par le désir de ce qu’il ignore encore (à savoir sa propre essence), par se réaliser dans l’inconscience. Le lieu de l’inconscience est l’autre de l’Esprit, cad la matière. Pour devenir conscient de lui-même, l’Esprit doit donc d’abord réaliser l’Idée, non en tant qu’Idée consciente d’elle-même (cad discursivement formulée dans son développement logique), mais en tant qu’œuvre matérielle, qui est la figure de l’Idée encore inconsciente d’elle-même. Cette œuvre, qui tend à produire une forme qui soit adéquate à l’essence de l’esprit, est l’œuvre d’art. Dans l’art se cherche inconsciemment la forme de l’absolu. L’absolu en tant qu’il se représente dans l’apparence d’une forme sensible ou d’une personne, est le divin. L’art sera donc le domaine de la phénoménologie du divin, ou la représentation sensible de l’Esprit absolu, cad de l’Absolu dans l’esprit. L’œuvre d’art exprime donc, non telle ou telle pensée particulière, où ne se réfléchirait qu’un caractère particulier, le penchant d’un tempérament (la philosophie de l’art ne serait alors qu’une simple psychologie), mais l’Esprit en tant qu’il est conforme à son essence, le cercle universel de la conscience de soi. L’évolution des formes dans les arts sera donc la succession où s’exprime, non diverses « visions du monde », ou diverses subjectivités particulières, mais véritablement la métamorphose du divin, l’histoire des progressions de la représentation sensible de l’absolu s’acheminant vers la conscience de lui-même. L’œuvre d’art est une expression de l’Absolu, non de l’artiste : l’esthétique de Hegel est une histoire sans nom, Kunstgechichte ohne Nahmen, selon une formule reprise par Wölfflin qui entreprit plus tard une histoire autonome de la forme artistique dans ses Principes fondamentaux de l’histoire de l’art (1915).

         L’art n’est donc qu’une sorte d’épreuve sensible par laquelle l’Esprit doit passer avant de se retrouver en lui-même. Comme l’incarnation du Christ, il n’a donc qu’un temps, et doit se résoudre au terme de son épreuve (l’âge de “raison”) dans le pur logique, dépassant alors le sensible et se passant de sa représentation dans la forme matérielle. L’art n’est donc que la figure sensible de l’Esprit encore inconscient de lui-même, figure dont il saura se passer lorsqu’il sera parvenu à la pleine maturité de l’âge logique. L’art est un moment nécessaire de la formation de l’Esprit, mais un moment qui doit être dépassé, et abandonné comme le résidu sensible de ce qui doit se découvrir comme pur Esprit. L’art doit donc disparaître lorsque la connaissance rationnelle aura atteint le régime de son autonomie.

         Comment représenter l’absolu? Si l’absolu, cad l’Esprit, est réflexion en soi, retour sur soi, sa représentation sensible ne peut être qu’une forme qui est en accord avec elle-même, qui trouve en elle-même sa propre raison. On retrouve ainsi l’idée ancienne de la summetria, proportion de la beauté qui dessine la forme d’une totalité. Pourtant, une telle totalité, harmonieuse et fermée sur elle-même, exprime bien le cercle de l’Absolu, mais non le désir qui l’arrache à son intériorité pour se réaliser dans le monde qui s’oppose à l’Esprit. Pour que la beauté soit représentée dans le monde sensible, pour qu’elle soit concrète et non plus simplement abstraite, il ne suffit donc pas qu’elle mime dans le sensible la totalité close de la conscience de soi, il faut encore que cette totalité soit animée par la négativité qui la détermine à l’action, à la réalisation de soi dans l’épreuve du monde. La beauté ne sera donc pas simplement un équilibre formel, une morte régularité (à la façon du cristal) mais une forme vivante, animée d’une force propre, exprimant la puissance de son autonomie (Hegel se réfère à la ligne serpentine vantée par Hogarth en I, 194). La représentation sensible de la vie — dont la vérité est l’Esprit car seul l’Esprit est vivant, cad animé par la force qui le conduit à nier ce qui le nie pour s’affirmer en se construisant — sera donc l’objet de l’œuvre d’art.

         Cette représentation de la forme vivante suivra elle-même les moments de la quête de la conscience de soi.

         1)- Elle passe en premier lieu par une image obscure et encore inconsciente de ce qu’elle cherche à produire : l’art symbolique, qui pressent obscurément la vie de l’Esprit. Le Sphinx apparaît alors aux yeux de Hegel comme le symbole de l’art symbolique lui-même, l’expression de l’énigme éternelle que l’esprit est pour lui-même, et qu’il ne sait pas résoudre, l’incarnation de l’inconnu absolu : « Les œuvres d’art égyptiennes contiennent des énigmes qui ne restent pas seulement indéchiffrables pour nous, mais qui devaient l’être aussi, en partie du moins, pour ceux qui les ont posées. Par leur symbolisme mystérieux, les œuvres d’art égyptiennes sont donc des énigmes. Elles sont même l’énigme objective. Elles peuvent elles-mêmes être symbolisées par le Sphinx, qui est le symbole du symbolisme » (II, 75). L’art naît ainsi d’une contemplation qui découvre le monde sous la figure du sphinx, qui réfléchit la beauté, cad l’infini que l’esprit pressent obscurément en lui-même, dans l’énigme du monde. C’est en prenant conscience de ce qu’il y a d’irréductiblement énigmatique dans le perpétuel spectacle de l’apparence que je m’élève au sentiment de la beauté. L’énigme esthétique se déploie en premier lieu dans la poussée anarchique du règne végétal (art oriental ; selon Schelling, le végétal est l’image d’une vie encore absolument aliénée, puisque la cause de son accroissement, le soleil, est externe), puis dans le mystère de la vie animale (sacralisée par les Égyptiens, qui y voient la figure de l’absolu).

         2)- L’Esprit trouve ensuite sa demeure dans l’art classique, qui reconnaît l’absolu dans la forme idéale du corps humain, puisqu’il est de toutes les formes sensibles la seule qui exprime la réflexivité de l’esprit : tel est l’art grec, moment de perfection de l’art, car c’est alors seulement que la forme sensible est adéquate à l’absolu qu’elle représente. Les dieux grecs, qui s’incarnent dans la perfection du corps humain, sont donc les seuls dieux qui soient parfaitement esthétiques, cad tout entiers présents dans leur incarnation (c’est ce que Hegel nommait dans la Phénoménologie « la religion esthétique »). Œuvres sereines et olympiennes de la Grèce antique : l’Idée, ou plutôt l’Idéal, est alors immédiatement perceptible dans la forme, sans tomber pourtant dans la froideur de l’allégorie, car si la représentation est adéquate au concept, le concept n’est pourtant pas encore parvenu à la connaissance logique de lui-même. D’où le miracle des œuvres grecques : en tant qu’elles expriment l’Idéal, elles semblent n’exister que dans le monde de l’esprit. Pourtant, elles ne sont nullement abstraites ni figées, bien au contraire elles sont puissamment vivantes et semblent animées d’une jeunesse éternelle. Cet état de grâce, qui résulte du parfait équilibre, ou adéquation, de la conscience et de ses œuvres, ne pourra plus jamais être retrouvé par la suite. La Grèce apparaît ainsi à Hegel, comme à bien d’autres de ses contemporains, comme la jeunesse miraculeuse du monde, la réussite d’une civilisation accomplie en laquelle l’homme a pu croire être parvenu au sommet de sa maturation. On sait qu’en grec, le mot arêtê, qu’on traduit par « vertu », peut également se rendre par « excellence ». Pour Hegel comme pour Winckelmann (et déjà pour Aristote), l’homme grec n’est pas un homme parmi d’autres, c’est l’homme par excellence. C’était là l’apport proprement original de Winckelmann : l’Idéal de la beauté n’est pas seulement un schème conceptuel, il est une réalité historique, aujourd’hui disparue mais qui s’est accomplie à la perfection dans la civilisation de la Grèce antique, paradis que les modernes ont à jamais perdu. C’est ainsi, Selon Hegel, que la beauté de la Grèce, née d’une coïncidence miraculeuse et nécessairement éphémère entre l’Idée et l’œuvre élaborée, entre l’intelligible et le sensible, n’est si parfaite que parce qu’elle est inconsciente d’elle-même. Le devenir conscient de l’esprit doit nécessairement chasser l’art de ce Paradis originel : la rigidité et la froideur des œuvres néoclassiques démontrent combien les Modernes, devenus trop conscients de leur art, sont incapables de retrouver le secret de cette liberté perdue. C’est pourtant cette grâce qui, avec l’art hellénistique, s’affadit en joliesse et tombe dans la préciosité et le maniérisme : l’absence de subjectivité des dieux antiques font d’eux une pure apparence qui finit par se dissoudre dans un esthétisme purement formel. Il manque aux dieux grecs la douleur du négatif, cad cette angoisse subjective qui met la mort dans l’âme et que le dieu chrétien, devenu pleinement homme, souffre par sa Passion.

         3)- Enfin, l’Esprit s’élève à la conscience de la nécessaire insuffisance de toute représentation sensible en regard de l’absolu. Il tend alors à nier l’œuvre d’art dans sa prétention à représenter adéquatement l’idée de l’absolu, et à s’arracher à la matière pour dissoudre la réalité de l’œuvre dans la pure spiritualité du concept. Tel est l’art romantique, qui se développe avec le christianisme. Non seulement cette religion fait de dieu un homme jusqu’à l’angoisse de mourir, qui n’avait jamais effleuré les Immortels de l’Olympe, mais encore elle apprend à la conscience que son vrai royaume n’est pas de ce monde, cad que l’esprit ne surmontera jamais totalement la différence qui l’oppose au monde et que son travail dialectique est voué à l’infini. C’est avec le christianisme en effet que l’intériorité méditante découvre sa radicale opposition au monde extérieur, et l’incommensurable secret de la subjectivité : « Ce qui manque aux belles figures des dieux grecs, c’est la subjectivité existant pour soi, se sachant et se voulant elle-même. » (II, 263). C’est pourquoi Hegel dit de la conscience chrétienne qu’elle est la « conscience malheureuse », qui erre de par le monde sans jamais trouver le lieu de son repos, l’esprit qui se sait désormais voué à la souffrance de l’histoire. Cette mort de Dieu, qui sait désormais que l’Absolu ne sera jamais rencontré dans le monde mais toujours poursuivi par le développement dialectique de l’esprit, devient effective avec les Croisades : les chevaliers qui découvrent le tombeau du Christ, découvrent aussi un sépulcre vide en lequel ne repose aucune relique (Leçons sur la philosophie de l’Histoire, trad. Gibelin, p. 301-306 ; Phénoménologie de l’Esprit, I, p. 184 et note 39 de Jean Hyppolite ; thème repris dans « L’art romantique », Esth., II, 341-343). L’esprit apprend ainsi à dépasser l’idolâtrie du culte des reliques, et à reconnaître le divin sous la forme de l’Idée : l’adoration de l’Eucharistie se répand précisément à l’époque des Croisades, l’esprit renonçant à voir le corps de Dieu et reconnaissant sa vérité dans le pain consacré, dont le partage établit la communion entre les membres d’une même Église. L’art romantique exprime alors l’élan de l’âme qui cherche l’expression sensible de l’Absolu dans un monde au-delà du monde. L’élévation fantastique de la cathédrale gothique (III, 90 sq), qui élève sa flèche vers le ciel, exprime la soif de l’esprit qui tente de s’arracher au sensible pour se hisser jusqu’à la révélation de son invisible vérité, « comme l’âme inquiète, tourmentée, réussit, à force de recueillement, à quitter le terrain du fini pour s’élever vers Dieu, dans lequel elle trouve le repos recherché » (III, 92). L’art romantique apparaît ainsi comme un art qui cherche à se dépasser lui-même en tant qu’art, et à nier son expression esthétique pour se conserver en se niant lui-même dans la connaissance philosophique. L’art romantique meurt en effet de la scission qui l’avait fait naître : l’opposition du chevalier de la foi, à la poursuite de l’Idéal, et de la prose du monde, dans sa trivialité, fait chuter la sainteté dans le registre du comique. Don Quichotte incarne l’idéal chevaleresque fondé sur la foi, l’amour et la fidélité, et vient se briser les reins contre un monde sans idéal. De cet échec, naît selon Hegel le roman moderne, roman d’apprentissage qui décrit, non le conflit du cœur et du monde, de l’intérieur et de l’extérieur, mais l’éducation sentimentale de l’adolescent chevaleresque qui apprend à renoncer à ses chimères et à reconnaître la nécessité du réel, pour mieux le transformer. Le modèle de tout roman moderne est ainsi selon Hegel le roman de Gœthe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, qui ne se conforme pourtant pas, comme c’est si souvent le cas, au destin médiocre de l’idéal dans la modernité prosaïque : ce que Hegel nomme, avec les Allemands de son temps, le « philistinisme » : « Quels qu’aient été ses démêlés avec le monde, quelque âpre qu’ait été la lutte qu’il lui a livrée, il n’en finit pas moins le plus souvent par épouser la jeune fille qui lui convient et par devenir un philistin comme les autres. » (II, 348 ; pour ces idées, voir 344-348) (1).

         Il importe d’écarter ici un contresens : ce que nous nommons « romantisme » n’est pas du tout ce que Hegel nomme « l’art romantique ». Hegel ne sait pas que l’époque qu’il est en train de vivre sera dite par ses descendants « romantique ». Pour lui, comme pour tous ses contemporains, le romantisme trouve son modèle dans l’art du Moyen Age, et s’oppose ainsi au classicisme comme à la Renaissance, qui trouvent leur modèle dans l’art de l’Antiquité. Dans son Cours de littérature dramatique (1809), August Schlegel définissait ainsi le sens qu’il donnait à romantisch (par opposition à klassisch) : ce qui est « propre aux œuvres littéraires inspirées de la chevalerie et du christianisme médiéval ». « L’art romantique » désigne donc, dans le cours d’esthétique de Hegel, en premier lieu l’art médiéval et chrétien, et en second lieu seulement, l’art des modernes qui se réclament d’un tel patronage, réagissant ainsi contre le rationalisme des Lumières. Le Moyen Age, époque de l'esprit « romantique » tend donc à désigner une immense et indistincte période dont l'unique caractère commun est le refus de l'idéal classique de perfection formelle, tout ce qui n’est pas conforme au canon néoclassique : « Laviron remarquait, dans son Salon de 1833, “l’immense signification du mot moyen âge qui embrasse maintenant toute l’histoire moderne depuis Charlemagne jusqu'à Louis-Philippe inclusivement”. » (Rosenthal, Du romantisme au réalisme, Macula, 1987 [1914], p. 81, n. 1). C’est ainsi que Germaine de Staël (très proche d’August Schlegel qui fut son secrétaire, précepteur et ami à Coppet) ouvre le chapitre XI (« De la poésie classique et de la poésie romantique ») de la deuxième partie de son ouvrage De l’Allemagne (rédigé en 1807, publié en 1813) par ces mots : « Le nom de romantique a été introduit nouvellement en Allemagne pour désigner la poésie dont les chants des troubadours ont été l’origine, celle qui est née de la chevalerie et du christianisme. » Et elle pose d’emblée l’opposition classique-romantique par une série de contraires : « Le paganisme et le christianisme, le nord et le midi, l’antiquité et le Moyen Age, la chevalerie et les institutions grecques et romaines. » (éd. GF, I, p. 211). Pour Germaine de Staël comme pour Hegel, classique et romantique s’opposent comme s’opposent anciens et modernes : « Je me sers ici du terme “classique” dans une autre acception, en considérant la poésie classique comme celle des Anciens, et la poésie romantique comme celle qui tient de quelque manière aux traditions chevaleresques. Cette division se rapporte également aux deux ères du monde : celle qui a précédé l’établissement du christianisme, et celle qui l’a suivi. » (chap. XI).

         Il est permis de s’étonner que la modernité se trouve ainsi référée, en vertu de son romantisme, au Moyen Age. Depuis la fin du XVIIIe siècle, et même depuis le Une autre philosophie de l’histoire de Herder (1774), l’art et la civilisation médiévales se trouvaient réhabilités en même temps que se trouvait dénoncées l’étroitesse et l’abstraction du rationalisme de l’Aufklärung. Hegel vit ainsi, dans les premières années du XIXe siècle, le gothic revival qui sera particulièrement sensible dans l’art allemand. L’esprit du Moyen Age n’apparaissait pas ainsi comme celui d’un temps révolu, mais au contraire comme emblématique de l’époque contemporaine. C’est un trait remarquable de la modernité qu’elle semble ainsi condamné au pastiche et à la répétition : elle ne saurait être classique, elle ne peut être que « néoclassique » (ce mot toutefois n’apparaît qu’à la fin du XIXe siècle), de même, pourrait-on dire, elle ne saurait être médiévale (le scepticisme et l’ironie modernes sont bien trop éloignés de ces époques de foi et de certitude), elle ne peut être que néogothique, et l'on pourrait ajouter qu'elle ne saurait être « Renaissance », elle ne peut être que « préraphaélite ». On comprend ainsi comment pour Hegel, en ce début du XIXe siècle (il commence de rédiger son cours d’Esthétique en 1818), le destin de l’art romantique, dont le modèle est l’art médiéval, pouvait se confondre avec celui de la modernité. C’est sur les décombres du monde chrétien que l’époque contemporaine prend conscience d’elle-même.

         A l’inverse de l’art classique, qui réussissait à présenter adéquatement à l’esprit la forme sensible de l’absolu qui est en lui, l’art romantique élève l’esprit à la conscience de son infinité intérieure, et le conduit ainsi à reconnaître sa nécessaire inadéquation envers le monde des phénomènes, qui est aussi celui de la finitude sensible. L’art classique incarnait heureusement le divin dans le monde (Hegel parle d’une « belle union du dehors et de dedans », II, 260) ; l’art romantique réfléchit au contraire le divorce du monde et de l’esprit, en affirmant la transcendance de l’esprit, il en affirme la radicale autonomie. L’infinité de la vie intérieure se sait désormais sans commune mesure avec la finitude de l’extériorité sensible : « Le vrai contenu de l’art romantique est constitué par l’intériorité absolue, et sa forme correspondante par la subjectivité spirituelle, consciente de son autonomie et de sa liberté » (II, 262). C’est ainsi qu’au polythéisme païen, qui représentait l’esprit diffracté dans la multiplicité sensible, succède le monothéisme des religions du livre, qui rapporte la diversité empirique à l’unique foyer de l’esprit devenu conscient de lui-même. L’art romantique aura donc pour tâche la représentation paradoxale de l’irreprésentable, puisqu’il doit traduire dans l’extériorité, cad dans l’apparence sensible, l’esprit qui ne se comprend et ne s’affirme lui-même que par son indépassable intériorité. Le véritable contenu de l’art romantique, c’est donc la richesse de la vie intérieure, de l’infinité subjective qui n’apparaît pourtant que dans l’intimité de la conscience réflexive : « C’est le sujet individuel, réel, animé d’une vie intérieure, qui acquiert une valeur infinie, comme l’unique centre où s’élaborent et s’irradient les éternels moments de l’absolue vérité qui ne se réalise qu’en tant qu’esprit » (II, 263). En découvrant le trésor intérieur de la subjectivité infinie, et en en réfléchissant l’image dans l’œuvre d’art, l’art romantique affirme ce dont était privée la parfaite beauté des dieux de la Grèce : leur excellence formelle faisait d’eux les objets d’une pure contemplation esthétique. Les dieux grecs sont sans intériorité ni secret, ils s’identifient totalement à leur apparence extérieure, et toute l’essence de la divinité est contenue dans sa beauté manifeste. Selon Hegel, la marque sensible de l’intériorité, la phénoménalité de l’âme, se concentre dans le regard. On sait que chez Descartes c’est la parole, et la fécondité inépuisable de sa méthode qui manifeste aux yeux d’autrui l’infinité qui est innée en l’entendement (Discours, V) ; chez Hegel, c’est le regard. Les dieux de la Grèce, sans intériorité, seront donc sans regard : « Ces belles figures de dieux, ce qui leur manque, c’est la subjectivité existant pour soi, se sachant et se voulant elle-même. Extérieurement, cette lacune se traduit par le fait qu’il manque aux statues la lumière du regard, par lequel s’exprime l’âme dans sa simplicité » (II, 263). C’est dans la sculpture que l’art classique trouve sa réalisation la plus adéquate à son contenu. Les statues de l’Antiquité, affirme Hegel reprenant ici Winckelmann, sont en effet sans regard, les yeux étant en quelque sorte aveugles, sans que le ciseau du sculpteur n’ait creusé en leur centre le trou de la prunelle (en vérité, les yeux des statues étaient peints, mais cette coloration a longtemps été niée, tant ce bariolage étaient contraire à l’image idéalisée et stylisée que l’on se faisait, depuis Winckelmann, de l’art antique ; c’est Ignace Hittorff qui mit le premier en évidence le chromatisme de l’art antique par son mémoire sur l’Architecture polychrome chez les Grecs, lu en 1830 à l’Académie). C’est pourquoi l’art romantique trouvera sa plus parfaite réalisation dans la peinture et non dans la sculpture, le peintre excellant à rendre les jeux de la physionomie et les expressions infinies du regard, donc toutes les nuances de la vie intérieure, tandis que la statue fige les traits dans une forme objective et impersonnelle. Dans le monde antique, où triomphe l’extériorité, la beauté est un spectacle ; dans le monde moderne, où s’affirme l’intériorité, la beauté est un regard. Elle ne coïncide plus avec l’objet de la vision, elle se réfléchit dans la vision elle-même.

         En séparant ainsi ce dont l’art classique avait réussi la miraculeuse coïncidence, l’art romantique apparaît dans l’histoire de l’esprit comme le moment de la scission et de la déchirure : de l’intérieur et de l’extérieur, de l’esprit et du monde, de l’infinité de la réflexion et de la finitude sensible. L’intériorité elle-même ne peut parvenir à la pleine conscience de soi qu’en s’arrachant à l’extériorité sensible et en renaissant dans la pure intelligibilité. Cette douloureuse mort au monde qui est aussi la condition rédemptrice d’une résurrection dans l’esprit devenu autonome, c’est ce qui se représente dans la Passion, la mort et la résurrection du Christ. Le drame du Calvaire est la scène cardinale de l’art romantique. L’esprit s’y reconnaît « comme Dieu lui-même, unique et universel, dont la vie et les souffrances, la naissance, la mort et la résurrection révèlent même à la conscience finie ce que sont l’éternel et l’infini selon la vérité. L’art romantique représente ce contenu dans l’histoire du Christ, de sa Mère, de ses disciples, ainsi que de tous ceux qui sont agis par le Saint-Esprit et sont pleins de sa divinité » (II, 264).

         C’est pourquoi cette déchirure de l’esprit et du monde, de l’intérieur et de l’extérieur s’inscrit au cœur de la subjectivité elle-même et menace maintenant l’équilibre de l’intériorité, cette sérénité ou « égalité d’âme » que les Anciens identifiaient à la vertu : la mort est maintenant dans l’âme, elle n’est plus ce qu’elle était dans l’Antiquité, un destin extérieur tragiquement vécu, elle est l’épreuve à laquelle l’esprit se trouve intérieurement soumis, la négativité essentielle qui le déchire intérieurement, puisqu’il doit désormais mourir à lui-même pour accéder à sa vérité, ce que Hegel nomme ici « la vraie vie de phénix de l’esprit » (II, 270). Hegel rappelle à ce propos le célèbre passage de l’Odyssée où Achille déclare à Ulysse préférer être un esclave parmi les vivants qu’un roi chez les morts (chant XI) : « Pour les Grecs, seule était affirmative l’existence naturelle, extérieure, mondaine, dont la mort était la négation pure et simple [...] Mais dans la vision du monde romantique, la mort a la signification de la négativité, cad de la négation du négatif, celle qui la transforme en affirmative, celle de la libération de l’esprit de sa naturalité pure et simple et de sa finitude incompatible avec son concept » (II, 266-267).

         Enfin, par cette double déchirure de l’esprit avec le monde et de l’esprit avec lui-même, la subjectivité est conduite à découvrir la richesse infinie de sa vie intérieure : l’art romantique sera ainsi un art de l’introspection et de l’analyse des passions, la description fidèle de toues les nuances de la vie affective, que ce soit d’un point de vue profane dans la peinture du sentiment amoureux, qui sera l’objet exclusif du roman (finitude subjective), ou d’un point de vue religieux, pour démontrer la futilité et l’insignifiance de l’univers romanesque en regard de l’essentialité de l’esprit, qui ne s’identifie pas aux variations du tempérament ni aux humeurs changeantes de la psychologie, mais reconnaît sa vérité dans la pure forme de la conscience de soi, en laquelle résident l’autonomie et l’absolu toujours identique à lui-même (II, 267).

         On comprend ainsi qu’avec le moment romantique, le divin cesse de séjourner dans le monde et s’exile dans la pure intériorité de l’esprit. Déserté par l’esprit le monde extérieur est voué alors à l’accidentel et à la contingence. Il est susceptible d’une description indéfinie, d’un pittoresque illimité, mais sans vérité, d’une imitation sans âme. En revanche, le sanctuaire intérieur est l’habitacle de l’absolu ; lui seul, en se réfléchissant sur l’extériorité, peut transfigurer le phénomène sensible et lui donner ainsi de la valeur, l’élever à la sphère du sens : « L’art romantique laisse au monde extérieur toute sa liberté, sans lui imposer la moindre contrainte ni le soumettre à aucun choix, sans éliminer de ses représentations les objet les plus courants, tels que fleurs, arbres, et même aussi banals que les outils domestiques et tout le côté accidentel et occasionnel de la nature. Mais tout en acceptant ce contenu il n’oublie jamais qu’il ne s’agit là que d’objets purement extérieurs, cad indifférents et vulgaires et qui n’acquièrent valeur et dignité que dans la mesure où ils participent de l’âme, dans la mesure où ils expriment l’intériorité comme telle et la font apparaître, non dans son union avec l’extériorité, ni même dans sa fusion plus ou moins complète avec elle, mais dans sa conciliation, dans son accord total et complet envers elle-même » (II, 271). Il importe en effet de se souvenir que l’adjectif romantique a d’abord qualifié, non l’état de l’âme passionnée, mais le spectacle de la nature extérieure. C’est le paysage du monde qui est en premier lieu romantique, même s’il est bien vrai qu’un paysage n’est romantique que dans la mesure où il est le miroir d’une âme qui se contemple en lui : « C’est pour qualifier des sites, des paysages, puis des jardins et des tableaux qui touchent la sensibilité à la manière des descriptions de romans que romantique, d’abord sous la forme anglaise romantic (1745) a été francisé au XVIIIe s., en concurrence avec romanesque. En 1774, Watelet, dans un Essai sur les jardins, définissant les trois caractères de la décoration des nouveaux jardins (à l’anglaise), cite le pittoresque, le poétique et le romanesque. C’est en ce sens (attesté depuis 1705 en anglais), que l’adjectif romantique est lancé par les Rêveries de Rousseau (1781) qui hésitent encore entre romantique et romanesque » (Rey, Dict. Hist., art. « romantique »). C’est ainsi la poétique de la rêverie, qui exprime la béatitude d’une âme expansive qui se répand dans l’infinité du paysage extérieur et s’identifie au système de la nature dans son immensité, qui réussit le triomphe esthétique de l’intérieur sur l’extérieur et spiritualise le monde au point d’en faire le pur miroir de l’âme : « L’intériorisation poussée à ce degré n’est autre chose que l’extérieur pour ainsi dire dépouillé de son extériorité objective, devenu invisible et imperceptible, une sonorité émanant d’une source mystérieuse, un vol plané sur les eaux, une musique dont les ondes se répandent sur un monde qui, par ses phénomènes hétérogènes, ne constitue qu’un faible reflet de cet être en soi de l’âme » (II, 271). En ce point limite où le génie romantique triomphe de la différence et s’assimile le monde, l’expression esthétique de l’esprit se fait pure musicalité, lyrisme musical qui chante la nature en l’immatérialisant, pure mélodie, à l’instar de l’écriture même des Rêveries, qui spiritualise le monde et décrit en retour la vie de l’esprit comme un paysage sonore : « Le ton fondamental de l’art romantique, en raison de l’universalité qui s’y trouve poussée au degré le plus élevé et du fait que l’âme, pour s’y exprimer, ne cesse de fouiller dans ses profondeurs les plus intimes, est de nature musicale et, vu le contenu précis de la représentation, lyrique. Le lyrisme, à vrai dire, constitue le trait élémentaire, essentiel de l’art romantique » (II, 271). C’est ainsi qu’une âme est un paysage choisi et que le paysage est inversement l’épanchement sonore d’une âme, la confession lyrique de la vie subjective dans le mouvement symphonique.

         Le développement de l’art romantique s’effectue alors selon trois moments distincts : 1)- La sphère religieuse : l'esprit affirme l'infinité qui est en lui par la négation de la finitude sensible : mort et résurrection du Christ. 2)- La sphère profane : la société féodale et l'esprit de la chevalerie. 3)- L'homme dans le monde : le caractère autonome aux prises avec la situation toujours contingente en laquelle il se trouve engagé..

         Du point de vue religieux, la beauté romantique ne peut plus se situer, comme c'était le cas dans l'art classique, dans la belle apparence de la perfection plastique. L'esprit en effet ne pouvant accéder à son autonomie qu'en niant le sensible en tant que tel ne saurait abandonner son essence à la beauté du seul phénomène. La beauté romantique n'est plus celle du corps, mais celle de l'âme : « La beauté ne sera donc plus une idéalisation de la forme objective, ce sera la beauté de l'âme elle-même, l'expression de ce qu'elle a de plus intime » (II, 276). Dès lors l'image du corps n'a plus à être stylisée ni divinisée comme elle l'était chez les Grecs, elle reproduit fidèlement la contingence qui le singularise : le portrait marque cette nouvelle perception. La forme des dieux grecs est idéale ; le portrait montre l'individu tel qu'il est, et enregistre fidèlement tous les accidents qui l'individualisent. Il n'y a pas de portraits des dieux immortels, mais seulement des hommes mortels.

         Pourtant cette apparence physique n'est plus la vérité de l'individu : c'est au contraire dans la spiritualité qui ouvre son intériorité à l'infinité divine que réside la vérité de la personne humaine. La vérité de l'individualité, en se réfugiant dans le secret de la foi, échappe donc au peintre, qui s'en tient au visible, cad à l'extériorité. Pourtant, cette âme qui s'ouvre à l'infinité du dieu d'amour est une âme incarnée, enracinée dans la contingence de l'histoire, revêtue de son habit de chair. Par delà le portrait, qui s'en tient à l'individualité extérieure et physique, le peintre peut donc tenter de représenter la condition humaine elle-même, sous la forme d'un homme-dieu, qu'on ne saurait ni idéaliser comme un dieu, ni singulariser comme un homme : tel est le Christ : « Le Christ, s'il doit être représenté, d'une part, comme la personnification de l'intériorité et de la spiritualité, doit avoir en même temps une personnalité subjective et une individualité » (282). La vie du Christ, et tout particulièrement la Passion qu'il souffre par la négation de sa forme charnelle et l'exaltation de sa puissance spirituelle, sera donc le modèle central de l'art romantique. Quant à la vie spirituelle elle-même, elle prendra le visage de l'amour, puisque le lien de l'homme à Dieu n'est plus seulement celui de l'adoration qui se prosterne devant la perfection et l'immortel, mais entre la personne créée et cette autre personne qui demande le sacrifice de l'amour, et qui est la vérité de Dieu lui-même : « Dans l'amour, l'Autre du spirituel n'est pas le naturel, mais une conscience spirituelle, un autre sujet dans lequel et par lequel l'esprit se réalise comme s'il était chez lui, dans son élément le plus propre » (288). Pour dire cet amour, à la figure sacrificielle du Christ, qui affirme sa divinité par la Passion de son être de chair, il faut substituer la figure de la Mère : l'amour maternel de Marie devient alors l'image désintéressée et spiritualisée de l'amour de la créature pour le dieu en lequel elle a foi. Et c'est l'image de cet amour, qui abîme l'âme dans l'infini, qui se répand, depuis la figure originaire de la Vierge à l'Enfant, dans toute la communauté des fidèles : visage extatique du martyr, dont la souffrance exhibitionniste peut toutefois se pervertir en orgueil et en fanatisme (Hegel fait ainsi allusion à l'histoire de saint Alexis, rapportée dans La Légende Dorée, , qui n'offre selon lui que l'image d'un « fanatisme monstrueusement égoïste », et ne peut « nous laisser que l'impression d'une âme égarée, dévoyée, incapable de nous inspirer pitié et indigne de nous servir d'exemple » (295 et 296) ; visage en adoration de la Madeleine repentante, qui convertit l'amour humain en amour divin, et verse des pleurs de joie attestant la vérité de la conversion et l'efficacité de la grâce (298) ; enfin l'imagerie inépuisable des miracles, qui atteste l'effet d'une grâce extérieure et non pas intérieure, et qui témoigne ainsi pour une foi moins spirituelle, plus avide de spectacles et de manifestatons sensationnelles. Tels sont donc, selon Hegel, les grands thèmes de l'iconographie religieuse de l'art romantique : le portrait, l'individualité du Christ — la Sainte Face — et l'histoire de sa Passion, la Vierge à l'enfant, la joie tout intérieure de la conversion, la mise en scène du martyre et l'événement spectaculaire du miracle. La suite est croissante et sa raison veut qeue le secret de 'intériorité tende chaque fois à s'extérioriser davantage.

         Mais les valeurs de la spiritualité chrétienne trouvent aussi leur image dans le monde profane : la dignité de la personne humaine, qui découvre en elle l'infinité subjective qui l'abîme en dieu, se traduit en termes profanes dans le sentiment de l'honneur. Le moi, qui connaît désormais sa valeur infinie, ne doit pas accepter de laisser outrager sa dignité morale. L'honneur devient ainsi l'un des ressorts essentiels du drame romantique. En second lieu l'amour mystique, qui abîme la créature dans l'infinité d'un dieu personnel qui la touche de sa grâce, se traduit en termes profanes dans le pathétique de l'amour-passion, révélateur d'une vie nouvelle, la « vita nova » qui s'illumine dans le cœur du Dante du jour de sa rencontre avec Béatrice. Un tel amour, qui est mort à soi-même et renaissance en l'autre, qui mime ainsi dans le monde profane la mort et la résurrection du Christ dans le monde religieux, était inconnu des Anciens. L'amour étant alors don total de soi, il s'oppose nécessairement à l'honneur, qui est affirmation intransigeante de la dignité du moi, qui exige le respect et veut être reconnu. Le conflit de l'amour et de l'honneur sera donc le second ressort du drame romantique. Enfin, la foi qui unit le fidèle à son dieu devient en termes profanes la fidélité qui unité le vassal à son seigneur selon le code de l'honneur, et l'amant à l'aimée selon le code de l'amour. L'opposition de la loyauté et de la trahison sera alors l'un des grands ressort du roman de la chevalerie, ou de la poésie amoureuse.

         La nécessité du troisième moment de l'art romantique, intitulé « L'indépendance formelle des perticularités individuelles », est moins apparente. Il s'agit, pour Hegel, de montrer que c'est seulement avec l'art romantique qu'apparaît le personnage, cad le héros du monde romanesque, qui se définit par la singularité revendiquée de son « caractère », cad du projet vers lequel est tendue toute son énergie, et par lequel il affirme l'autonomie de sa volonté. Ce caractère déterminé, énergiquement attaché à la réalisation du projet qui est le sien, méconnu de l'Antiquité qui ne s'était pas élevée à une idée si haute de l'autonomie personnelle, est le propre, selon Hegel, des personnages des tragédies de Shakespeare : Macbeth, Othello, Richard III, constituent ainsi de magnifiques exemples de volontés attachées passionnément au but qu'elles se sont elles-mêmes donné. En revanche, le caractère indécis de Hamlet, ou bien le caractère flottant et inconstant du Prince de Hombourg, qui n'agit vraiment que comme un somnambule, sont symptomatiques de la crise du caractère romantique, et annoncent la dissolution de l'œuvre d'art en laquelle doit se résoudre le parcours esthétique de l'esprit.

         Un tel caractère, dans la réalisation de son projet, doit nécessairement entrer en conflit avec le monde. A l'inverse du monde classique, ou païen, monde plein de dieux et resplendissant de leur beauté, partout présente dans le phénomène apparaissant, le monde romantique, ou chrétien est « dé-divinisé » (340) ; « la nature est dépouillée de son caractère divin » (268). Un tel monde est alors voué à l'accidentel et au contingent. Dès lors, l'extrême détermination du caractère individuel doit entrer en conflit avec un monde en lequel Dieu est absent (il n'est présent désormais que dans l'infinité de la subjectivité), un monde où règne le hasard et l'imprévu, conflit qui est celui, machiavélien, de la Virtù et de la Fortune, de l'individu audacieux et du cours imprévisible des choses. Dans un tel monde, la quête du Graal est vaine, puisque le royaume de dieu n'est précisément pas de ce monde : reprenant une analyse qu'il avait déjà développée dans La Phénoménologie et dans la Philosophie de l'histoire, Hegel interprète alors en ce sens les Croisades : dans le Saint-Sépulcre, le corps de Dieu est absent, le Fils de Dieu n'a pas laissé de relique matérielle du miracle de son incarnation (342-343). Le divin a cessé d'habiter le monde sensible. Et tandis que l'intériorité, qui reçoit seule la grâce, est tout entière sainte, l'extériorité, abandonnée de dieu, est tout entière profane. La quête de l'individualité, assurée de sa valeur infinie, dans un monde sans valeur qui ne poursuit que des intérêts profanes, et voué à la finitude, est alors comique plus que  tragique : le chevalier de la foi s'égare en un monde sans honneur, et marque par chacune de ses actions qu'il n'est pas de ce monde,  condamné à l'errance sans jamais rencontrer le réel. Telle est l'aventure de Dom Quichotte qui fait le dur apprentissage d'un réel sans idéal. Tel est auourd'hui le jeune homme qui revendique la pureté de son idéal contre la corruption du monde et, après quelques provocations sans lendemain, parvenu au terme de ses « années d'apprentissage », « n'en finit pas moins le plus souvent par épouser la jeune fille qui lui convient, par embrasser une carrière et par devenir un philistin comme les autres » (348). Cette éducation sentimentale est la véritable matière du roman moderne, ou Bildungsroman.

         En cette dernière phase, qui est celle de la dissolution de l'œuvre, l'artiste peut alors exercer son activité selon trois orientations distinctes : il peut en premier lieu imiter un monde sans esprit, voué à la contingence et à l'accidentel. La peinture hollandaise est alors aux yeux de Hegel le modèle de cet art mimétique, qui n'est cependant pas vain puisqu'il révèle le mystère d'un présent qui s'offre au sens dans son incompréhensible beauté, puisque privée de toute signification. L'art de peindre, dont les Hollandais ont su faire paraître l'excellence (« si l'on veut savoir ce que c'est que l'art de peindre, il faut regarder ces petits tableaux, et l'on ne manquera pas de dire à propos de tel ou tel peinre : celui-ci sait peindre » : 354), consiste alors à montrer l'irremplaçable beauté de l'instant qui passe, chaque fois unique et à jamais perdu : « L'art consiste surtout à saisir les traits momentanés, fugitifs et changeants du monde et de sa vie particulière, pour les fixer et les rendre durables [...] Saisir le scintillement d'un métal, le coloris d'une grappe de raisins éclairée, l'éclat de la lune, du soleil, un sourire, l'expression d'une rapide émotion, un mouvement, une pose, un geste comique, bref, tout ce qu'il y a de plus fugitif, de plus passager, et le fixer dans toute sa fraîcheur, dans toute sa vivante spontanéité, telle est la lourde tâche qu'assume et mène à bien l'art dont nous parlons [la peinture hollandaise] ». Ce magnifique éloge de la peinture hollandaise montre encore une fois combien Hegel sait se défaire d'une interprétation trop systématique de sa propre théorie : ce n'est plus ici l'expression de l'idée qui fait la force de l'œuvre d'art, mais au contraire la représentation d'un monde « dé-divinisé », que l'idéal ne transfigure plus, un monde où règne la contingence et l'insignifiance, et qui demeure pourtant revêtu d'une mystérieuse beauté, celle-là même qui illumine le présent dans son évanescence, sa perpétuelle disparition, qui est aussi sa perpétuelle apparition.

 

Note

1- On se référera aussi sur ce point à IV, 154 : Hegel y oppose le roman, « cette épopée bourgeoise moderne », à l'épopée des temps primitifs : « Ce qui manque au roman, c'est la poésie du monde primitif qui est la source de l'épopée. Le roman, au sens moderne du mot, présuppose une réalité devenue prosaïque. »

 

            Pour lire la suite de cette leçon, cliquer ICI