Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Conférence prononcée à Avignon, Théâtre du Chêne Noir, le 1/12/16
Mise en ligne : 1/1/17

 

 

 

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Mourir pour vivre
Autour de Dostoïevski
(L'Idiot)


            Quand l’œuvre de Dostoïevski fut introduite en France, les traducteurs jugeaient prudent d’ajouter une préface pour mettre en garde leurs lecteurs : le roman russe serait d’un type spécial, caractéristique de ce qu’on nommait alors « l’esprit », sinon « la race slave », et qui peut rebuter nos esprits qu’on disait alors « analytiques ». C’est ainsi que la première traduction de L’Idiot, par Victor Derély en 1887 (Dostoïevski a publié son roman en 1868-69), est précédée d’une préface par Melchior de Vogüé, de l’Académie Française, auteur d’un ouvrage alors célèbre, Le roman russe (1886), qui avait tourné la curiosité des Français vers la littérature russe, et en particulier vers Tolstoï et Dostoïevski. Selon de Vogüé, le génie russe serait surtout remarquable par « les innombrables figures qui viennent grimacer au premier plan », « les intrigues bizarres et obscures », le roman de Dostoïevski étant lui-même « un monstre chimérique, né d’un accouplement d’idées disparates », « un bizarre amalgame », la littérature russe apparaissant aux yeux de l’académicien comme la « défroque » de la nôtre, c'est-à-dire à la fois son hyperbole, sa caricature et sa parodie, « d’autant plus grotesque que ce pays la porte avec une grave gaucherie, et sous cette mascarade on trouve un fonds de pensée vierge, originale et puissante, caractéristique d’une race inconnue. » On retrouve ici le fantasme colonial d’une culture, ou plutôt d’une mythologie, primitive et puissante, inspirée mais incohérente. Au début du XXe siècle, « l’art Nègre » prolongera cette rêverie. Dans une présentation du romancier russe par André Gide en 1908 (Gide est encore sous le coup de la lecture de la correspondance), l’auteur commence avec raison par dénoncer « l’intelligence salonnière » du Vicomte de Vogüé, qui ne nous propose du génie de Dostoïevski qu’une « image déplorablement réduite, incomplète et par cela même faussée. » (1) On ne saurait moins dire. Mais cela n’empêche pas Gide de reprendre, un ton au-dessous, les rengaines de l’académicien quand, au cours du premier trimestre 1922, il ouvre au théâtre du Vieux Colombier un cycle de conférences, par ailleurs remarquables, sur l’art de Dostoïevski ! La deuxième conférence dresse en effet un portrait de l’âme russe en des termes que Melchior de Vogüé ne désavouerait sans doute pas : confusion des idées, défiance pour l’étranger, vénération de la Sainte Russie qui aurait pour mission de sauver le monde, goût quasi névrotique pour l’humiliation, pour la confession publique, et toujours balançant entre les extrêmes : l’irritabilité du point d’honneur et la mystique du pardon ! (2) Ce sont là, nous dit-on, des traits de caractère exotiques qui font le charme de ces romans… Comment peut-on lire Dostoïevski ? N’est-il pas vrai que, dans cet univers romanesque, les femmes semblent hystériques et les hommes animés d’une fureur proche de la démence ? Cette « mascarade » que dénonçait Melchior de Vogüé fait songer à un bal de forcenés, semblable aux danses macabres – ces farandoles de la Mort, peintes à fresque sur les charniers de la fin du moyen âge, qui conduisaient toutes les classes sociales vers la chute finale – ou bien encore à la danse de Saint-Guy, auquel l’Idiot lui-même, dès les premières pages du roman, compare son mal : l’épilepsie (3). Il y a là un effet de déformation optique, semblable à celui que dénonce Proust dans Le Temps retrouvé : on reproche à l’auteur de La Recherche d’écrire comme au microscope – c'est-à-dire de relater à n’en plus finir les menus potins d’une caste étriquée – alors qu’il utilise un télescope – les souvenirs d’enfance, qui orientent pourtant toute notre vie, ne paraissent si petits que parce qu’ils sont éloignées de nous de plusieurs millions d’années-lumière ; il faut l’appareil optique du texte proustien pour redonner leur immensité à ces lointaines galaxies ! De la même façon, les habitants de la planète Dostoïevski semblent possédés par une frénésie démoniaque. Mais l’apparence est trompeuse : loin d’être passionnés, ils ne font que mimer la passion, pour mieux refouler la passion originaire qui les consume de l’intérieur : l’Ennui. La rage dostoïevskienne est le symptôme apparent du nihilisme, les élans proclamés l’expression du plus résolu des cynismes, les enthousiasmes d’un jour les soubresauts des âmes en voie de cadavérisation. Comme le dit le prince Mychkine lui-même, lors de sa cérémonie de fiançailles qui s’achèvera en catastrophe, c’est l’ennui, non la passion, qui nous tourmente, l’ennui et son effet le plus évident : la soif ardente – non la satiété – soif d’une vérité qui ne serait pas du semblant : « Mais oui, absolument, s’écria le prince, c’est une idée splendide ! Absolument… c’est l’ennui, oui, “notre ennuiˮ, et non la satiété […] Et pas la soif, mais même l’inflammation, la soif qui vient de la fièvre ! » (II, 361-62). Comme le dit encore Mychkine : nous sommes devenus trop « larges », les hommes de jadis, plus étroits, moins tolérants, n’avaient qu’une foi, tandis que nous errons de croyance en croyance, sans adhérer vraiment à aucune (4). Point n’est besoin d’évoquer ici une « âme russe » qui serait étrangère à la nôtre : les personnages de Dostoïevski sont les enfants du nihilisme, nos semblables, nos frères : s’ils se démènent furieusement, c’est en raison d’un désœuvrement essentiel ; et s’ils vocifèrent comme des déments, c’est pour oublier qu’ils n’ont plus rien à dire.

            Dans l’automne 1867, quand commence de germer la pensée de L’Idiot, Dostoïevski est en exil à Genève, ayant fui sa patrie pour échapper aux dettes qui se sont cumulées depuis la mort de son frère Michel. Il n’est certes pas un débutant : il a publié deux romans, inspirés – sans qu’on puisse bien savoir s’il s’agit d’une imitation ou d’une parodie – du roman-feuilleton populaire, entre romantisme noir et mélodrame : Les Pauvres gens (1846), et Humiliés et Offensés (1861). A sa sortie des quatre ans passés au bagne d’Omsk, il publie un très remarquable récit de sa captivité : Carnet de la Maison morte (inexactement traduit sous le titre Souvenirs de la maison des morts, 1860-62), le premier chef-d’œuvre de la littérature concentrationnaire qui connaîtra – hélas ! – après 1945 un puissant développement. L’expérience terrible du bagne fait du feuilletoniste populaire un poète visionnaire qui place la condition même de l’homme au cœur de son écriture, une sorte de prophète du nihilisme qui le rend si proche – comme on l’a remarqué depuis longtemps – de Nietzsche, Nietzsche lui-même ayant été précisément le premier à le remarquer. En 1864, Dostoïevski publie un extraordinaire récit, Les Carnets du sous-sol, qui fait entendre une voix inouïe et souterraine depuis longtemps refoulée. C’est par ce texte que Nietzsche, dans les derniers mois de l’année 1886, découvrira Dostoïevski : « Connaissez-vous Dostoïevski ? Stendhal excepté, personne ne m’a procuré autant de plaisir ni de surprise. Un psychologue avec qui “je m’entendsˮ » (à Peter Gast, Nice, 13-2-1887). Deux ans plus tard, en 1866, s’inspirant d’un fait divers – c’est dans les quotidiens qu’il trouve le plus souvent l’idée de ses romans – Dostoïevski publie un roman saisissant, une sorte de rêve continu plus réel que le réel lui-même : Crime et châtiment. Toujours traqué par un perpétuel besoin d’argent, il dicte à une jeune femme, Anna Grigorievna (elle deviendra son épouse), pour échapper à un contrat diabolique qui le priverait à jamais de tous ses droits d’auteur, Le Joueur, description haletante d’un possédé par le démon du jeu, en captivité éternelle à Roulettenbourg. Mais, poursuivi par les créanciers, Dostoïevski a toujours besoin d’argent. Il doit donc écrire un nouveau roman, qui cette fois doit être un grand succès, et asseoir durablement la célébrité littéraire que lui vaut Crime et Châtiment. C’est une inquiétude qui revient sans cesse dans la correspondance de l’époque : « L’idée, l’idée qui fonde tous ces espoirs, vous est sans doute claire : il est clair que tout cela ne pourra se faire et produire des résultats qu’à une SEULE ET UNIQUE condition, à savoir : que le roman soit bon. C’est à cela donc, qu’il faut dorénavant employer toutes mes forces » (à Maikov, 28-8-1867, Genève). Dostoïevski est terrifié par le pari de l’écriture, d’autant qu’il demande à son éditeur une avance confortable, qu’il s’empresse aussitôt de dépenser, avant de demander une autre avance, se grillant ainsi lui-même, brûlant ses vaisseaux sans espoir de retour. Il n’éprouve que du mépris pour les écrivains russes fortunés, Tourgueniev ou Tolstoï qui écrivent en paix dans le confort de leur bibliothèque. Lui joue le tout pour le tout, et fuit l’épreuve de l’écriture en dépensant dans divers casinos l’argent que lui envoie Anna Grigorievna pour payer le prix du billet de retour, si bien qu’elle doit à nouveau lui envoyer quelques roubles, qu’il s’empresse à nouveau de jeter sur le tapis vert. La lettre du 18 novembre 1867 marque pourtant une rupture (malgré une brève rechute en avril 1868) : « J’ai tout perdu, tout, tout ! O mon ange, ne sois pas triste et ne t’inquiète pas ! Sois sûre qu’à présent le temps viendra enfin où je serai digne de toi et ne te dépouillerai plus comme un voleur répugnant et vil ! Désormais, mon roman, mon roman seul nous sauvera, et si tu savais quels espoirs je place en lui ! » (à Anna Grigorievna, 18 novembre 1867). Il tiendra (presque) parole. L’écriture est pour Dostoïevski, comme le jeu, une machination pour tenter le destin, pour jouer sa vie à quitte ou double. Comme si l’écriture ne pouvait avoir l’accent de la vérité que si l’écrivain mettait sa vie en jeu. Il est beaucoup question dans L’Idiot des dernières pensées des condamnés à mort. Mais c’est dans un état assez semblable que ce roman fut rédigé. Tout sera terminé en janvier 1869. L’Idiot est le fruit d’un travail intense – les carnets préparatoires conservent la trace de son enfantement tourmenté – une plongée dans un univers paradoxal à la fois réel et fantastique, vivant et halluciné, dont les personnages nous sont à la fois terriblement proches et étrangement lointains, l’hybride déconcertant de la métaphysique et du mélodrame, de la théologie et du roman-feuilleton. On peut qualifier L’Idiot comme Courbet intitulait son Atelier du peintre (1855), par un oxymore : une Allégorie réelle.
            Les prémisses sur lesquelles Dostoïevski choisit de fonder son travail sont d’une extrême simplicité : pour écrire un roman, il est nécessaire de trouver un héros. Le romancier n’a jamais oublié les lectures de son enfance, et les héros qui le fascinaient alors : le sublime rebelle Karl Moor, chef des Brigands de Schiller, le Quentin Durward de Walter Scott, le Jean Valjean des Misérables, le Rodolphe des Mystères de Paris. Ce sont là des héros avérés, dont nul ne peut contester l’héroïsme, des héros « absolus » en quelque sorte. Ils n’ont qu’un seul défaut : c’est de n’exister que dans les romans. Plus tard, d’autres figures de l’héroïsme, moins naïvement sublimes, plus ironiques et distanciées, remplaceront dans l’esprit de l’écrivain les premiers modèles : ainsi le Pickwick de Dickens, petit personnage ridicule et rondouillard, mais dont la générosité et la compassion finissent par susciter la compassion et l’intérêt du lecteur ; et surtout le chevalier à la triste figure, l’errant mélancolique et magnifique, Don Quichotte dont la maigre silhouette hante la poétique du XIXe siècle, et dont Hegel faisait dans son Esthétique la figure grandiose et fatale du roman d’apprentissage de l’esprit. Ces héros-là ne sont plus des héros absolus, mais des héros du second degré, des héros en quelque sorte accablés par le deuil de l’héroïsme, et qui ne réussissent à maintenir l’idéal héroïque qu’en acceptant de payer à la démence son prix, à la folie son tribut. Dostoïevski avait beaucoup apprécié le roman que publie en 1840 Mikhaïl Lermontov, Un héros de notre temps : en trois nouvelles successives, Lermontov met son héros à l’épreuve et en révèle progressivement l’énigme, sans qu’il soit besoin d’apporter de réponse : Piétchorine, dont se souvient le Stavroguine des Démons, est un errant byronien, qui traîne sa mélancolie sur les routes du monde sans réussir à donner un sens à son voyage. Le récit s’achève sur un suicide manqué, qui condamne cette âme en peine à la vanité d’un perpétuel nomadisme. Tout se passe comme si le héros de notre temps ne pouvait être qu’un héros négatif, le héros d’un héroïsme destructeur et nihiliste, qui se nie lui-même et travaille ainsi à sa propre disparition. Renoncer au héros, n’est-ce pas renoncer au romanesque lui-même ? Dostoïevski doit écrire un roman, il lui faut sauver l’héroïsme de son naufrage dans la modernité, réinventer un héros qui soit positivement héroïque, et non figure de la négativité. Comment faire ? « Il s’agit d’une vieille idée qui m’est chère, mais si difficile que longtemps je n’ai pas osé l’aborder, et si je l’ai fait maintenant c’est décidément parce que j’étais dans une situation presque désespérée. L’idée principale du roman est de représenter l’homme positivement beau. Rien de plus difficile au monde, surtout actuellement. Tous les écrivains, les nôtres, et aussi ceux d’Occident, qui ont entrepris de représenter le positivement beau ont toujours passé la main. Parce que la tâche est démesurée. Le beau est l’idéal, or l’idéal, le nôtre ou celui de l’Europe civilisée, est encore loin d’être élaboré. Il n’existe au monde qu’une figure positivement belle : c’est le Christ, si bien que la manifestation de cette figure incommensurablement, infiniment belle est déjà, bien sûr, un miracle infini. (Tout l’évangile de Jean va dans ce sens ; pour lui l’unique miracle est dans l’incarnation, la manifestation même du beau.) Mais je suis allé trop loin » (à Sofia Alexandrovna Ivanova, 13-1-1868, Genève). Au-delà de la réminiscence hégélienne – comment l’Idée du Beau peut-elle se manifester dans le sensible ? Question résolue selon Hegel par l’art païen de la Grèce ancienne, et rendue insoluble par le christianisme – Dostoïevski va en effet très loin, et peut-être même « trop loin », puisqu’il met la barre très haut, en formulant une question qui se trouve au cœur de l’athéisme moderne : que vaut encore aujourd’hui la figure du Christ, faut-il se résigner à « déshéroïser » ce héros suprême, ou conserve-t-il toujours, dans « notre temps », toute sa beauté ? La question de la beauté – qui est ici splendeur à la fois esthétique et morale – sera en effet au cœur du roman, partagée entre deux figures, la beauté resplendissante et païenne d’Aglaia (en grec : éclat, parure, triomphe, gloire), et la beauté bouleversante et chrétienne de Nastassia (d’anastasis, en grec : se relever après la chute, ressusciter, dans le grec chrétien dans le sens de résurrection des morts). C’est placé entre ces deux « idéaux » (« Le beau est l’idéal ») que le prince, sommé de choisir entre Aglaia et Nastassia, prendra le parti de Nastassia.
            Ainsi Mychkine serait une sorte de Jésus contemporain. De nombreux lecteurs suivront cette indication et célébreront la sainteté et la sublimité de l’Idiot, qu’il faut alors entendre dans le sens du Fol-en-Christ (iourodivy), une figure très populaire dans la tradition religieuse de la Russie, un vagabond misérable qui parle par énigmes et se livre à de curieuses gesticulations, une sorte d’équivalent chrétien de ce qu’était le « cynique » dans la Grèce post-socratique. En ce sens, il faudrait interpréter Mychkine comme la préfigure du religieux errant Makar Dolgorouki, père légal, mais non naturel, du héros de L’Adolescent ; il serait encore proche par la sainteté du starets Zosime dans Les frères Karamazov, ou de son disciple bien aimé Aliocha, qui a conservé la pureté de l’esprit d’enfance. C’est en ces termes en effet que Pierre Pascal, qui se trouve à l’origine de ce qu’il y a de meilleur dans les études dostoïevskiennes en France, présente le héros du roman dans l’édition de la Pléiade : « Le prince Mychkine est véritablement le symbole du Christ, ou, plus exactement peut-être, l’image analogique du Christ. L’auteur a eu l’art de ne pas le dire, mais de le suggérer seulement. Qu’on pense par exemple à l’épisode du soufflet ! L’Idiot n’est pas de ce monde, et sa venue parmi les hommes est un événement pour lui extraordinaire. Il est qualifié de brebis. Il se mêle aux pêcheurs sans perdre sa pureté. Il est un objet de scandale qui révèle les autres à eux-mêmes » (Gallimard, 1964, p. XIV-XV). Il est vrai que Mychkine reçoit un soufflet de Gania, mais il ne tend pas la joue gauche pour autant, et visait par là surtout à empêcher le frère de gifler sa sœur, ce qu’il réussit à faire. Il est vrai encore que Rogogine dit du prince qu’il est une « brebis », et qu’il est honteux de porter la main sur lui ; mais il y a aussi un peu d’ironie dans ce titre qu’il lui donne, non en raison de la sainteté supposée de l’Idiot, mais plutôt du fait qu’il est malade, et doit comme tel être préservé. Il est enfin vrai que Mychkine a le don de révéler les âmes à elles-mêmes et aux autres (par exemple il devine l’éruption de la haine d’Hippolyte), mais il n’est pas certain que ce don soit l’effet d’une divination surnaturelle, et par ailleurs, nous devons constater que, si Mychkine devine les âmes, il est incapable, à la différence de son divin modèle, de les sauver : il ne sauve pas du couteau de Rogogine l’infortunée Nastassia, dont le nom signifie pourtant « résurrection » ; il dévaste l’âme amoureuse d’Aglaia sans être capable de la combler ; il inspire sans doute l’amour mais suscite aussi la haine, celle d’Hippolyte par exemple ; enfin il est davantage objet de ridicule que de scandale, comme lors de la cérémonie censée célébrer ses fiançailles officielles avec Aglaia, au cours de laquelle il fracasse un vase chinois de grande valeur, malgré les mises en garde qui lui ont été faites. Reconnaissons que si Mychkine est une « image analogique » de Jésus, c’est une image faible, un Jésus pâlot et réduit à l’impuissance ! A moins qu’il ne soit, à défaut de l’imitation de Jésus-Christ, son pastiche ou sa parodie…
            Si le roman de Dostoïevski est une longue méditation sur la figure christique, comme le soutient Pierre Pascal, celle-ci reste pourtant singulièrement absente du récit, à la différence, par exemple, de Crime et châtiment, déjà écrit, ou du futur Les Frères Karamazov. Pierre Pascal en convient d’ailleurs lui-même : « Le Christ, dans le livre, est à peine nommé » (ibid. p. XV). Toutefois, dans les Carnets de L’Idiot, du moins dans la dernière partie qui nomme les personnages par le nom qu’ils auront dans le roman, Dostoïevski écrit par trois fois la formule énigmatique : « Le prince – le Christ » (Pléiade, p. 886, 889 et 893). Faut-il entendre que le prince Mychkine est, comme le prétend Pierre Pascal, une image du Christ, qui est lui-même image du Père (Jean, 14, 9 : « Qui m’a vu a vu le Père »), ou bien au contraire juger qu’il s’agit des deux termes d’une alternative, sinon d’une antinomie ? Dans les mêmes pages où il inscrit cette curieuse équation, il écrit encore : « Faire du prince un Sphinx » (p. 887), ou bien encore, toujours à propos du prince : « Etat de sphinx » (p. 889). Ambiguïté de Mychkine qui se trouve ainsi identifié, ou opposé, indifféremment au héros du christianisme (mais Jésus est un héros paradoxal, puisque c’est en s’offrant comme victime, et non en triomphant dans la gloire, qu’il se fait reconnaître) et au monstre du paganisme. En outre, il paraît bien hasardeux de faire du personnage de Mychkine – sans conteste le personnage central autour duquel gravitent tous les autres – une figure christique, puisque nous connaissons, d’après les Carnets comme d’après la correspondance, son enfantement terriblement difficile et complexe : avant de devenir le prince Mychkine tel qu’il se présente maintenant à nous, l’Idiot est passé par une série déconcertante de métamorphoses. Quand Dostoïevski conçoit l’idée d’un nouveau roman, il commence par accumuler fébrilement, sur des cahiers de brouillon, des notes d’une complexité effarante, dans un enchevêtrement qui semble inextricable. Il part presque toujours d’un fait divers qui fait les premières pages des journaux de l’époque : ce sera l’assassinat par Sergueï Netchaev, fondateur d’une cellule révolutionnaire, de l’un de ses membres, l’étudiant Ivanov, pour Les Démons ; pour Les Frères Karamazov, l’histoire tragique du  lieutenant Dmitri Ilinsky, que Dostoïevski avait connu lors de son séjour au bagne d’Omsk, en Sibérie, condamné pour parricide et reconnu innocent après dix années passées dans la « Maison des Morts ». De nombreux faits divers travaillent la germination souterraine de L’Idiot, telle qu’en témoignent les Carnets, mais le plus important, le plus primitif, est sans doute celui qui se rapporte à l’histoire d’Olga Oumetskaïa, jeune fille martyrisée et violée par ses parents, des hobereaux aisés de province. Oumetskaïa avait tenté à plusieurs reprises de se pendre, puis avait mis le feu à la maison familiale. Jugée pour cet incendie, elle avait eu l’audace de revendiquer fièrement son acte (5). Olga Oumetskaïa est le visage originaire de celle qui deviendra, après de nombreux remaniements – le fait divers est toujours chez Dostoïevski le noyau d’un processus de germination d’une extrême complexité – l’inoubliable Nastassia Philippovna Barachkova. Dans les Carnets, Oumetskaïa figure d’abord sous le nom de Mignon, l’étrange fillette nostalgique et rêveuse qui se meurt d’amour pour Wilhem Meister dans le roman de Goethe, puis sous le prénom d’Olga quand Dostoïevski prend connaissance du fait divers, pour la première fois dans une note du 18 octobre 1867. Elle est la fille adoptive d’une « famille de hobereaux ruinés », selon le romancier. L’Idiot – ainsi nommé en raison de son épilepsie – est d’abord l’un des fils de famille, il est animé par « un ardent besoin d’amour et un orgueil incommensurable », il se rapproche d’Olga – l’un et l’autre se reconnaissent par leur commune humiliation – et la violera. On voit que la genèse du personnage est décidément bien éloignée de la figure du Fol-en-Christ !
            Le roman de Dostoïevski se construit comme une partie d'échecs autour des quatre pièces principales, les deux rois – Rogogine, le roi de passion et Mychkine, le roi de compassion – et les deux reines – Aglaia, la reine de beauté, et Nastassia, la reine de souffrance – ce quatuor ne se dessinant clairement qu’après une série d’effarantes mutations. Dans une lettre à Apollon Maikov, Dostoïevski confie le 12 janvier 1868 : « Mais le héros ? Car le tout apparaît chez moi sous la forme du héros. Cela s’est agencé ainsi. Je suis forcé de camper un personnage. Se déploierait-il sous ma plume ? Or, figurez-vous quelles horreurs se sont développées d’elles-mêmes : il est apparu qu’outre le héros, il y avait une héroïne et, donc, deux héros !! Outre ces héros, il y a encore deux personnages absolument essentiels, autrement dit presque des héros […] Sur mes quatre héros, deux sont solidement dessinés dans mon âme, un autre ne l’est pas encore complètement, quant au quatrième, c'est-à-dire le principal, le héros premier, il est excessivement faible. Peut-être n’est-il pas faible dans mon cœur, mais il est affreusement difficile » (6). Il faut comprendre que la première figure qui se trouve à l’origine du roman est celle de Rogogine, immédiatement suivie de celle de Nastassia Philippovna ; à ces deux héros absolus succèdent les « presque héros », que sont d’abord Aglaia Epantchine, puis enfin le héros presque héros Mychkine, « excessivement faible », un personnage qui reste donc encore, en ce début d’année 1868, dans les limbes. Avant de devenir une figure autonome, le prince se confond obscurément avec Rogogine – leur face-à-face, dans le train venu de la nuit et du brouillard qui traverse le froid de la Russie en cette fin de novembre (7), obéit à la symétrie en miroir des doubles – ou bien encore avec Stavroguine. Aussi est-il très audacieux d’identifier cette figure, riche de nombreuses ambiguïtés, à celle du Sauveur de l’Evangile !
            Ces incertitudes proviennent sans doute de l’extrême difficulté qu’éprouve Dostoïevski à transposer à notre époque la personnalité de Jésus-Christ, test qui mesure la profonde dissimilitude de notre temps avec celui du message évangélique. On objectera peut-être que Dostoïevski lui-même, dans Les Frères Karamazov, a tenté littéralement cette transposition avec cette sorte de roman dans le roman que constitue, attribuée à Ivan, la parabole du Grand Inquisiteur. Mais, outre que l’apologue se situe au XVIe siècle et non à l’époque contemporaine, le récit imaginé par le frère d’Aliocha ne nous permet nullement de nous représenter ce à quoi ressemblerait Jésus s’il revenait parmi nous, mais au contraire à constater l’impossibilité de ce retour, puisque à peine arrivé, Jésus, qui ne prononce pas un mot tout au long de cette fable métaphysique, est renvoyé dans l’au-delà par l’Inquisiteur qui redoute que le Messie redonne la liberté aux hommes que lui, le Maître du troupeau, leur a sagement ravi, leur apportant le bonheur au prix de la servitude. Jésus, lors de sa première tentation dans le désert, a refusé de transformer les pierres en pain, destinant ainsi les hommes à la quête plutôt qu’à la satiété. Mais les Maîtres du monde distribuent aujourd’hui le pain à une humanité rassasiée et assoupie, qui jouit sans désirer et, ne cherchant rien, se condamne à ne jamais rien trouver. Dans cet empire du conformisme universel, que Dostoïevski nomme encore « la fourmilière » humaine, Jésus n’a plus sa place dans le monde et doit repartir d’où il est venu. La parabole montre donc l’impossibilité du retour, et réfute son éventualité.
            Il est vrai qu’à la question « Comment représenter Jésus dans les temps modernes ? », les historiens avaient à l’époque tenté de répondre. On publie en effet, au cours du XIXe siècle, de nombreuses Vie de Jésus, qui s’efforcent de rendre présente, aux yeux des contemporains, c'est-à-dire dans le cadre du rationalisme des modernes, la figure du Sauveur. Les deux plus célèbres du siècle sont sans doute Das Leben Jesu, publié par David Strauss en 1835, et traduit par Emile Littré en 1839 pour le tome I, et en 1853 pour le tome II ; et la Vie de Jésus d’Ernest Renan publiée en 1863. On sait que Nietzsche avait dirigé les foudres de sa première Considération Intempestive, rédigée en 1873, contre David Strauss, coupable de « philistinisme », soit d’une sagesse platement conformiste, un scepticisme prudent et confortable qui se prend pour un rationalisme, et fait du Christ un être bonasse et chétif, le mutilant ainsi de toute la force de scandale qui fait pourtant sa grandeur. Nietzsche ne sera pas davantage conciliant avec Renan, qui, lui, fait de Jésus un aimable séducteur et conteur au charme oriental, qui enchante les imaginations par ses fables fleuries. Il semble à Nietzsche qu’il ne soit pas possible de transposer le Christ dans la modernité sans le travestir sous les bondieuseries du style saint-sulpicien ! « La niaiserie religieuse par excellence », reconnaît-il avoir rageusement griffonné en marge du texte de Renan (8). Comme si le Christ moderne ne pouvait être qu’un Jésus castré ! (9) N’est-il pas vrai que Mychkine lui-même semble voué, du fait de sa maladie, à l’impuissance ? « – Et pour ce qui est du sexe faible, vous, prince, vous êtes un grand amateur ? lui demande Rogogine. Dites-le nous à l’avance ! – Moi ? N-n-n-oon ! Je… Vous ne savez peut-être pas, mais j’ai cette maladie congénitale et je ne connais même pas du tout les femmes. – Si c’est ça, s’exclama Rogogine, t’es un vrai fol-en-Christ, prince, Dieu aime les gens comme toi ! » (10). Tout indique que Dostoïevski, qui avait lu Strauss et bien sûr Renan, partageait les critiques de Nietzsche, même si, romancier et non philosophe, il n’osait les formuler avec une égale virulence. Une note des Carnets fait ainsi allusion à une discussion qu’il eut avec un médecin sur le livre de Renan : à l’image doucereuse et fade proposée par l’historien, Dostoïevski oppose l’horreur de la croix et l’indicible désolation de l’agonie (11). Tout se passe donc comme si la figure du Sauveur était radicalement « intempestive » : les modernes semblent incapables de l’actualiser sans la dépouiller de sa divinité, donc sans la profaner. Jésus est devenu pour nous une figure « humaine, et trop humaine ». Il se pourrait que ce soit là la pensée – mais non la dernière pensée – de Dostoïevski lui-même, puisque, à l’inverse de Rogogine qui concède au prince le titre de « fol-en-Christ », le romancier a précisément intitulé son ouvrage L’ « Idiot » (Идиот), qui signifie en russe idiot, crétin, imbécile. Rien à voir donc avec le « Fol-en-Christ », qui se dit en russe юродивый, iourodivy.
            Si Strauss, puis Renan à sa suite, reconnaissent à Jésus une très grande noblesse morale, il existe pourtant un fait, qui se trouve être fondamental pour la foi chrétienne, que l’un comme l’autre refusent absolument de reconnaître : il s’agit de la résurrection du Christ. David Strauss consacre de longs chapitres sur ce point, montrant par exemple que les anges aperçus par les saintes femmes venues au tombeau provenaient sans doute du linceul posé dans la grotte que ces hystériques, aveuglées par l’enthousiasme, avaient pris pour des messagers en aube blanche. Renan, beaucoup moins prolixe que son prédécesseur, reprend pourtant sa thèse, sans se départir de son aimable scepticisme : « Par qui son corps avait-il été enlevé ? Dans quelle condition l’enthousiasme toujours crédule fit-il éclore l’ensemble de récits par lequel on établit la foi en la résurrection ? C’est ce que, faute de documents contradictoires, nous ignorerons à jamais. » (12) Il est permis de s’étonner de cette résistance. Après tout, le rationalisme n’est jamais à court d’arguments pour expliquer les prétendus miracles, et il n’est pas jusqu’au passage à pieds secs de la Mer Rouge que les savants du siècle attribuaient au mouvement des marées conjugué avec le souffle du vent d’Est qui seraient capables de dégager un terrain marécageux pendant quatre heures, au niveau du lac Menzaleh ou du lac de Tanis ! Le dix-neuvième siècle abonde en histoires d’enterrés vivants, victimes d’une erreur médicale qui pourrait bien se révéler fatale, mais qui sont sauvés in extremis par la réouverture du cercueil ! D’autant que le rite juif, qui procède à l’inhumation dès après la mort, favorise ce genre de méprise… Il n’était pas bien difficile d’inventer, conformément aux réquisits du récit positiviste, un état de léthargie momentanée qui aurait pu faire croire à une résurrection. Comme l’écrivait Blaise Pascal, « les miracles ne servent pas à convertir, mais à condamner » (B 825), puisque l’incroyant trouvera toujours mille raisons pour expliquer l’inexplicable. Pourquoi donc ce refus radical de la résurrection, alors qu’il n’était pas bien difficile de trouver une justification d’apparence scientifique ? Il semble que le fait, dont nous venons de mesurer la profondeur, que nous ayons creusé entre nous et la sagesse de l’Evangile une distance infranchissable, est aussi la condition d’une autre révélation, révélation toute négative cette fois, mais dont le caractère est pourtant tout aussi absolu que la plus absolue des croyances : le fait indépassable de la mort, son horreur incompréhensible, son scandale radical. Les Anciens croyaient en un Dieu absolu, les Modernes ont pris conscience de l’Absolu de la mort. A chacun sa « foi » !
            Cette épiphanie du Néant (« cette survenue du néant » écrit Flaubert immédiatement après qu’Emma ait rendu son dernier souffle ; Emma Bovary est également le roman que lisait Nastassia Philippovna dans les jours qui précédaient son assassinat par Rogogine) (13) hante comme un spectre le roman de Dostoïevski. Comme si l’esprit qui prend conscience de cette ignominie sans nom se rendait pour toujours inaccessible à toute consolation religieuse. La mort de Dieu découvre la vérité refoulée de la mort, et la mort réfute à jamais la divinité de l’envoyé de Dieu. Il s’agit là d’un fait, aux yeux de Dostoïevski, irréfutable, et par conséquent indémontrable à ceux qui ne veulent pas voir (n’est-ce pas le cas de tous les miracles ?), mais qui crève les yeux de ceux qui l’ont rencontré, et qui ne pourront plus jamais l’oublier. C’est pourquoi la mort, en plein milieu du roman, ne survient pas sous la forme d’un discours, mais d’un tableau. Dans la maison de Rogogine, sombre et austère demeure qui lui vient de ses ancêtres, tous Vieux-Croyants, est accroché un étrange tableau, une copie du Christ mort par Hans Holbein le Jeune qui avait fait une grande impression sur Dostoïevski lors de son passage au musée de Bâle, selon le témoignage laissé par Anna Grigorievna dans son Journal. Il s’agit d’une œuvre achevée en 1522, au format inhabituel (deux mètres de long pour 30 cm de hauteur !) qui serait celui d’une prédelle si l’on pouvait toutefois désigner avec certitude le retable auquel elle était destinée, ce que n’a réussi à faire jusqu’à ce jour aucun historien de l’art. Ce genre de prédelle est en général associée à la résurrection, comme on peut le voir, par exemple, sur l’extraordinaire retable d’Isenheim, œuvre du peintre Grünewald, à peu près contemporaine (1512-1516), aujourd’hui conservé à Colmar. Sur la prédelle du retable d’Isenheim, le cadavre du Christ, soutenu par saint Jean, contemplé par Marie et pleuré par Marie-Madeleine, est entaillé de multiples blessures, lacéré par les traces du supplice. Il figure sous une extraordinaire crucifixion, qui dresse, sur une terre lunaire et dans une ténèbre profonde, une charogne répugnante clouée à son gibet. Cette image terrifiante de la mort est pourtant annulée par la tout aussi extraordinaire résurrection, qui apparaît quand disparaît la crucifixion, c'est-à-dire quand on ouvre les volets qui la recouvrent : devant les gardiens du tombeau foudroyés, le Christ surgit comme un geyser de lumière, et son visage, qui nous regarde comme il nous regardera au tribunal du Jugement dernier, se dissout dans la lumière du corps glorieux qui le ramène auprès du Père, dans la béatitude éternelle. Ainsi peut-on dire que ceci – la gloire de la résurrection – rachète cela – l’ignominie de la mort – et console de leur agonie prochaine les malades de l’Hospice d’Isenheim, atteints du feu de saint Antoine, comme on nommait à l’époque l’épilepsie, mais aussi la syphilis, répandue en Europe depuis Naples, dès la fin du XVe siècle, par les marins qui avaient participé au premier voyage de Christophe Colomb vers les Indes occidentales. Ainsi la résurrection console-t-elle de l’horreur de la mort. En revanche, aucune image de la résurrection ne vient nous divertir du pur et simple cadavre qu’Holbein place dans un caveau sans issue (alors qu’on devine, dans le fond du Christ au tombeau de Grünewald, un paysage, traversé par un fleuve, avec une montagne à l’horizon). Compte tenu de la date de son exécution, et du fait de son infinie solitude, le panneau d’Holbein est exceptionnel : à l’inverse du pathétique grandiose et horrifique du tableau de Grünewald, le mort d’Holbein est d’une rigoureuse exactitude anatomique, il a la froideur implacable du constat, la suffocante vérité du réel. Ce mort est en quelque sorte un mort « scientifique », il pose pour le peintre quelque part dans une sinistre morgue, et il était destiné, par delà son temps, aux hommes du XIXe siècle, seuls capables de reconnaître sur cette image le sceau de l’inéluctable. Si Rogogine aime à contempler ce tableau, mémorial de la Mort même, Mychkine, lui, s’en effraie, et craint devant cette anti-icône de perdre la foi : « – Moi, ce tableau, j’aime à le regarder, murmura Rogogine après un silence […] – Quoi ? Ce tableau ? s’écria soudain le prince, sous l’impression d’une idée brusque. Ce tableau ? Mais ce tableau, il serait capable de vous faire perdre la foi ! – Oui, ça peut se perdre, confirma brusquement Rogogine » (L’Idiot, I, 362). C’est ce même tableau qui a frappé le jeune Hippolyte, phtisique et condamné à une mort très prochaine, lors de sa visite chez Rogogine, et qui lui inspire ce commentaire (le malade parle alors pour Dostoïevski lui-même) : « Quand on regarde le cadavre de cet homme supplicié, il vous naît une pensée particulière et très curieuse : si vraiment c’est un cadavre comme celui-là (et réellement, ce devait être le cas) qu’ont vu tous ses disciples, tous ses futurs apôtres principaux, qu’ont vu les femmes qui l’avaient suivi et étaient restées devant la croix, tous ceux qui l’adoraient et qui croyaient en lui, comment ont-ils tous pu croire, en regardant ce cadavre, que ce supplicié  allait ressusciter ? […] En regardant ce tableau, on croit entrevoir la nature comme une espèce de bête énorme, impitoyable et muette, ou plutôt, oui, oui, plus justement, même si c’est étrange, comme je ne sais quelle machine énorme de construction nouvelle qui, d’une façon absurde, aurait brisé et englouti, obtuse et insensible, un être grandiose, inestimable, un être qui à lui seul, aurait valu toute la nature et toutes ses lois, toute la terre, laquelle – qui sait ? – n’aurait été créée que pour sa seule apparition ! […] Je me souviens que c’était comme si quelqu'un m’avait pris par la main, pour me guider, une bougie à la main, qu’il me montrât je ne sais quelle gigantesque et répugnante tarentule, qu’il m’assurât que c’était là cet être sombre, sourd, muet et tout-puissant, et se moquât de mon indignation. » (II, 144-146). Cette tarentule, ou araignée géante, on la retrouve ailleurs dans l’œuvre de Dostoïevski, et c’est elle, tout particulièrement, qui accompagne, où qu’il aille, le ténébreux et taciturne Stavroguine. Mais cet être « grandiose, inestimable », selon les termes d’Hippolyte, qui est humilié et offensé par un tel tableau, ce n’est pas Jésus, c’est chacun de nous, en tant qu’il est cette personne unique, donc incomparable, et pourtant livrée au Néant. De même que la résurrection du Christ ouvre à l’humanité la porte du Salut, de même sa mort irrémédiable abandonne à l’abîme chacun des vivants que nous fûmes. C’est sans doute en pensant à la longue lamentation d’Hyppolite – elle se poursuit sur trois pages ! – sur le Christ mort d’Holbein que Dostoïevski notait dans ses Carnets préparatoires : « Hippolyte est le principal axe de tout le roman » (Pléiade, p. 920). Le Journal d’Anna Grigorievna conserve le souvenir de la visite qu’elle et son époux firent au musée de Bâle le 12 août 1867 : « Le Christ mort, une œuvre qui me fit un effet terrible. Fédia en fut lui aussi si frappé qu’il salua Holbein comme un remarquable artiste et poète […] On dirait si bien un vrai cadavre qu’il me semble que je n’aimerais pas rester toute seule avec ce tableau. Certes, c’est criant de vérité, mais ce n’est pas du tout esthétique, et je n’en éprouvai que du dégoût et une sorte d’horreur. Fédia, par contre, admira hautement ce tableau. Voulant le regarder plus près, il se mit sur une chaise, et j’avais très peur qu’on ne lui fasse payer une amende parce qu’ici tout est sujet à amendes. » (14) Je crois que, si cette image a si fortement impressionné Dostoïevski (remarquons à ce propos que les premières ébauches de L’Idiot apparaissent sur les cahiers de brouillon environ un mois après la visite de Bâle), c’est évidemment en raison de sa force propre, mais aussi parce que ce mort lui en rappelait un autre, un certain Mikhaïlkov, qui mourut le quatrième jour de l’arrivée de Fiodor dans l’hôpital du bagne, où il avait obtenu un poste. Cette scène primitive – à mes yeux le moment le plus fort des Récits de la Maison morte (il faut l’entendre en ce sens qu’elle est marquée du sceau de la mort, comme sont marquées les maisons qui ne sont pas marquées du sang de l’agneau pascal, en lesquelles les nouveaux nés seront condamnés à périr, selon la dixième et dernière plaie qui s’abat, selon la volonté divine, sur l’Egypte) – a la valeur, dans l’œuvre de l’écrivain, d’une véritable révélation, surhumaine en son humanité même, de l’indépassable scandale de la mort : « Il mourut dans les trois heures de l’après-midi, un jour clair et glacé. Je m’en souviens, le soleil traversait de ses rayons obliques, vigoureux, les vitres vertes légèrement givrées, des fenêtres de notre salle. Il mourut sans connaissance, après une longue et pénible agonie de plusieurs heures […] Il était effrayant de voir ce corps interminablement long, avec ses bras et ses jambes desséchées jusqu’aux os, son ventre creux, sa poitrine soulevée, ses côtes qui se dessinaient clairement, comme sur un squelette. Sur son corps, il ne restait plus qu’une petite croix de bois, avec un sachet d’encens, et les fers, par lesquels, semblait-il, il aurait pu maintenant faire passer ses jambes desséchées. Une demi-heure avant sa mort, tous chez nous firent silence, on ne parla plus qu’à mi-voix […] Un des prisonniers émit à voix basse l’opinion qu’il serait bon de lui fermer les yeux. Un autre l’écouta attentivement, s’approcha sans mot dire du mort et lui ferma les yeux. Ayant remarqué la croix déposée sur l’oreiller, il la prit, l’examina et sans mot dire la remit au cou de Mikhaïlkov ; l’ayant remise, il se signa […] Enfin entra le sous-officier de garde […] A un pas du mort, il s’arrêta, comme cloué sur place, intimidé. Absolument nu, décharné, n’ayant sur lui que ses fers, le cadavre lui fit impression : soudain il dégrafa sa jugulaire, ôta son casque, ce qui n’était nullement exigé, et fit un large signe de croix. C’était un visage grave, grisonnant, de vieux soldat. » (15)
            De l’épiphanie du cadavre date une rupture fondatrice dans l’œuvre de Dostoïevski. Le mélodrame des misérables, le roman-feuilleton des bas-fonds devient méditation sur la mort, allégorie métaphysique. C’est avec le séjour au bagne que la voix de Dostoïevski acquiert son incomparable puissance. L’ironie féroce de la mort, inhumaine et si humaine à la fois, comme si l’homme comprenait ce qui pourtant le dépasse, donne naissance à une voix nouvelle, qui inverse la royauté du héros en un double à la fois grotesque et sinistre, qui découvre brutalement ce que dissimulait ce que Pascal nomme « les grandeurs d’établissement » (Trois discours sur la condition des grands, deuxième discours) : la voix du bouffon, qui partout accompagne le théâtre de la majesté et rappelle au souverain qu’il n’est qu’un homme, et doit mourir. Cette voix du sous-sol, qui remonte de la cave, sinon du caveau, Dostoïevski sait lui donner une puissance inconnue jusqu’alors, proprement inouïe, et qui va désormais gronder comme un formidable bruit de fond dans tous ses romans. Dans L’Idiot, le roi Mychkine a son bouffon, Lébédev, obséquieusement attaché à son service – le prince accepte de devenir son locataire à Pavlosk, villégiature d’été des Pétersbourgeois, où la famille Epantchine occupe une luxueuse villa. Ainsi, sur l'échiquier, le roi accompagné de son fou. L’innocence du prince, cet agneau selon Rogogine, sera insidieusement parasitée et corrompue par les commérages envieux du bouffon, et c’est un signe évident de l’indignité de Mychkine – décidément un piètre Jésus – que de ne pas savoir résister à l’invasion des bouffons, à leurs fielleux dénigrements (16). Sur la terrasse de la villa de Lébédev, à Pavlosk, le prince n’a plus un instant à lui, accaparé par une foule de personnages tous assoiffés d’une vie qui aurait un sens, dans ces scènes « polyphoniques », pour reprendre le mot de Bakhtine, dans lesquelles Dostoïevski excelle à faire entendre la cacophonie des voix dissonantes, à la façon d’un génial ventriloque qui serait comme possédé par toute la rumeur de ce monde. De son côté, la reine Nastassia est aussi suivie de son bouffon Ferdychtchenko, « un bouffon de bas-étage » selon le général Epantchine, qui s’offusque de la présence de cet insolent dans le salon de Nastassia, qu’il courtise et désire. Ainsi, sur l'échiquier, la reine accompagnée de son fou. C’est Ferdychtchenko qui, lors de la soirée qui doit décider du destin de Nastassia – épousera-t-elle Gania, le prince ou Rogogine ? – propose aux invités languissant un  jeu qui devrait les réveiller de leur ennui : il suggère « que chacun de nous, là, sans se lever de table, raconte une histoire sur lui-même, mais une histoire dont, lui-même, en toute conscience, il pense qu’elle soit la plus mauvaise de toutes les mauvaises actions qu’il ait commises dans sa vie […] – Ça a réussi ? demanda Nastassia Philippovna. – Justement, non. Ça a donné quelque chose de très moche, chacun a vraiment raconté quelque chose, souvent la vérité, figurez-vous que certains ont même raconté ça avec plaisir, et c’est pour ça que tout le monde a eu honte, personne n’a tenu. » (17) Le bouffon délivre la voix du sous-sol, que refoulait jusque là le théâtre des convenances. L’épiphanie du cadavre découvre la misère de l’homme, par-delà les masques de sa grandeur. Son ironie perçante, envieuse et malveillante, a du moins la force de la vérité, elle perce les hypocrisies et fait entendre le cri de douleur de la bête blessée : l’amour-propre rapporte avec complaisance comment il a su duper son prochain, et prend progressivement conscience de sa propre déchéance, tout autant dupé qu’il dupe lui-même, dans un monde sans vérité où chacun ment à tous et tous mentent à chacun. C’est la force du bouffon que de nous révéler cet universel mensonge, à l’image du général déclassé Ivolguine, fabulateur qui invente à tout propos des histoires plus invraisemblables les unes que les autres, mais qui ont du moins le mérite de faire éclater le grotesque des mensonges plus policés qui nourrissent nos mondanités. Comment pourrait-il en être autrement, puisque la leçon de la mort nous enseigne l’indicible vérité de notre condition, tableau sinistre qu’on ne peut que contempler en silence, dans l’effarement de la folie ou le mutisme de l’idiotie ? C’est de cette contrée sans voix, exposée à l’hypnose du réel, que provient le prince, lui qui a quitté le docteur Schneider qui le soignait en Suisse pour atterrir, comme une sorte d’extra-terrestre, en plein milieu de ce bal des fous que compose la bonne société pétersbourgeoise. Si le Jésus de la modernité ne participe pas à la ronde des mensonges qui alimente le bavardage social – Mychkine ne ment jamais – il est aussi sans défense contre la raillerie amère des bouffons. Cette voix criarde et discordante, c’est celle qui se fait entendre pour la première fois dans Les Carnets du sous-sol (1864), qu’on peut considérer pour cette raison comme le moment charnière et fondateur de l’œuvre de Dostoïevski, ce que reconnaissait avec raison Gide dans les conférences du Vieux Colombier : « Nous atteignons avec L’Esprit souterrain le sommet de la carrière de Dostoïevski. Je considère ce livre (et je ne suis pas le seul) comme la clé de voûte de son œuvre entière. » (18) En voici les premiers mots : « Je suis un homme malade… Je suis un homme méchant. Un homme repoussoir, voilà ce que je suis. Je crois que j’ai quelque chose au foie. De toute façon, ma maladie, je n’y comprends rien, j’ignore au juste ce qui me fait mal. Je ne me soigne pas, je ne me suis jamais soigné, même si je respecte la médecine et les docteurs […] Oui, c’est par méchanceté que je ne me soigne pas. Ça, Messieurs, je parie que c’est une chose que vous ne comprenez pas. Moi, si ! Evidemment, je ne saurais vous expliquer à qui je fais une crasse quand j’obéis à ma méchanceté de cette façon-là ; je sais parfaitement que ce ne sont pas les docteurs que j’emmerde en refusant de me faire soigner ; je suis le mieux placé pour savoir que ça ne peut faire de tort qu’à moi seul et à personne d’autre. Et malgré tout, si je ne me soigne pas, c’est par méchanceté. J’ai mal au foie. Tant mieux, qu’il me fasse encore plus mal ! » (19) On ne saurait mieux déclarer, devant le tribunal du monde entier, la vérité de la formule de Nietzsche : « L’homme est l’animal malade par excellence » ! (20) On dénonce souvent, chez Dostoïevski, la volupté maladive de l’humiliation, qu’on s’empresse aussitôt de mettre sur le compte de l’âme russe, qu’on veut croire singulière. Mais comment ne pas comprendre qu’il peut y avoir effectivement quelque volupté dans l’exhibition de sa maladie, puisque chacun sent au plus profond de lui-même que ce spectacle obscène manifeste au grand jour le mal latent qui les ronge tous en secret ? Le bouffon ne proclame sa maladie que pour contraindre les autres à reconnaître qu’ils sont encore plus malades que lui ! Cette voix souterraine et grinçante se fait encore entendre dans une petite nouvelle rédigée plus tard, et insérée dans le Journal d’un écrivain : Le Rêve d’un homme ridicule (1877) : « Je suis un homme ridicule. Maintenant, ils disent que je suis fou. Ce serait une promotion, s’ils ne me trouvaient pas toujours aussi ridicule […] J’ai toujours été ridicule, et je le sais, peut-être, depuis le jour de ma naissance. J’avais sept ans, peut-être, je savais déjà que j’étais ridicule. Après je suis allé à l’école, après, à l’université, et quoi ? – plus j’apprenais des choses, plus je n’en apprenais qu’une, que j’étais ridicule. Si bien qu’à la fin, toute ma science universitaire, pour moi, c’était comme si elle n’était là que pour une chose, pour me prouver et m’expliquer, au fur et à mesure que je l’approfondissais, que j’étais ridicule. Et la vie suivait la science. D’année en année, je sentais grandir et se renforcer en moi cette conscience perpétuelle de mon air ridicule à tous les points de vue. » (21) Le bouffon grimace et tire la langue pour mieux dégeler nos mimiques bienséantes. Et il y a de la volupté à exhiber ainsi son insurmontable ridicule, puisque chacun pourra se reconnaître dans le miroir que lui tend le grotesque.
            On sait que Pascal distinguait entre trois ordres de vérité, incommensurables entre eux, selon que l’on considère la chair, l’esprit ou la charité ; ou bien encore une « raison des effets » qui retourne le jugement par gradation, selon qu’on est du « peuple », des « demi-habiles », des « habiles », des « dévôts », ou des « chrétiens parfaits ». Il est possible d’établir semblablement une échelle des mérites, ou une gradation entre les discernements selon Dostoïevski. Au commencement, il y a l’inébranlable contentement de la bêtise, toujours satisfaite de son intelligence. Tel est le règne du conformisme, qui maintient l’ordre dans la « fourmilière ». C’est l’étage où se trouvent, dans L’Idiot, le général Epantchine et son ami Totski. Puis vient l’effarement de l’innommable, pour ceux que la vie a mis en présence un jour ou l’autre du tableau d’Holbein, ou de son équivalent, et qui demeurent médusés par cette épiphanie du Néant. Tel est le pays de la folie d’où nous vient, et où il retournera à la fin du roman, le prince Mychkine. Telle est aussi la scène primitive qui alimente l’athéisme de Rogogine, faisant de lui un frère en affliction de Mychkine. Telle est encore la terrible leçon de ténèbre infligée à tous ceux qui sont passés par la maison des morts. Cette expérience cruciale est au commencement de la pensée, mais peut aussi bien la frapper de mutisme par l’effarement ou l’idiotie qu’elle provoque chez les âmes trop faibles pour en surmonter le traumatisme. Au troisième degré, se situeraient les bouffons qui, forts du Néant qui leur  a été révélé, bousculent nos conformismes et dénoncent nos mensonges à force de grimaces. Tels sont Lébédev ou Keller, attachés au service du prince, ou Ferdychtchenko, attaché au service de Nastassia, bouffons du roi ou bouffons de la reine. Tel encore le général Ivolguine qui refoule l’aveu de sa vie manquée par une fabulation permanente et délirante, qui cherche davantage à se tromper elle-même qu’à tromper les autres, mais qui a du moins le mérite de démasquer, sous une forme hyperbolique, le mensonge de nos vies. Les bouffons sont nécessaires, puisque sans eux il ne serait pas dit que l’honorable général Epantchine pousse son secrétaire Gavrila Ivolguine, dit aussi « Gania », à épouser Nastassia Philipovna, en l’autorisant, quand l’envie lui prendra, à jouir de sa future épouse que le général courtise à l’insu de son épouse légitime ; il ne serait pas dit davantage que Nastassia, orpheline, fut recueillie et élevée par le riche Totski, violée par son protecteur à l’âge de seize ans, entretenue de longues années pour le seul plaisir de son propriétaire qui maintenant, lassé de son jouet, souhaiterait s’en débarrasser en le léguant à Gania, qui doit épouser la jeune femme, ou plutôt récupérer la marchandise pour la somme de 75.000 roubles. Ainsi va la vie dans la bonne société de Saint-Pétersbourg… Sans le rire du bouffon, qui se confond chez Dostoïevski avec la voix tout aussi souterraine de la rumeur, nous n’en aurions jamais rien su. Au-dessus du bouffon, au quatrième degré donc – mais il n’est pas impossible de discuter cette hiérarchie : le décompte des degrés importe finalement plus que l’ordre de la gradation – on trouve les révoltés qui brisent le carcan du silence et dénoncent leur tortionnaire, telle Nastassia avide de prendre sa revanche contre l’infâme Totski, et son modèle dans la genèse du roman, la jeune Oumetskaïa qui incendie la maison familiale, lieu de son martyre et de son humiliation ; tel encore le jeune  Hippolyte, qui exhibe aux yeux de tous sa souffrance et son mal, et jouit de la gêne que son obscénité provoque. Si le révolté est supérieur au bouffon, c’est en ce sens que le bouffon est toujours un être du ressentiment, et qu’il envie furieusement les privilèges que son persiflage dénonce. La subversion du bouffon n’est qu’apparente : qu’il réussisse à s’introduire dans la caste des nantis, et nul ne sera plus soumis que lui au code des convenances. Au-dessus des révoltés – au cinquième degré de cette spirale ascendante – se situent peut-être les êtres de passion (22), tels Rogogine, Nastassia ou Aglaïa, êtres d’action et non de réaction, qui méprisent l’aveuglement ou le mensonge des conformismes, et cherchent une vie authentique dans la dévotion amoureuse à l’idole qu’ils se sont choisis : Nastassia pour Rogogine et le prince pour les deux rivales Nastassia et Aglaïa, la première considérant son idole comme un saint qu’elle craint de profaner, la seconde admirant en lui l’image du « chevalier pauvre » célébré dans un poème de Pouchkine dédié à Don Quichotte, et rêvant de partager avec son héros une vie follement romanesque. Tous seront perdus, incapables de reconnaître en leur prochain ce qu’il est en vérité : misérable autant qu’eux, s’aveuglant par amour et, pour avoir trop idéalisé l’objet de leur vénération, se rendant incapables de le reconnaître pour ce qu’il est, et de simplement l’aimer. Rogogine finit par assassiner son idole qui fuit le prince par crainte de souiller sa pureté, tandis qu’Aglaïa, répudiée, partira avec un patriote polonais que tourmente la nostalgie de sa liberté perdue, en vérité un escroc qui l’abandonne après avoir gaspillé sa dot, l’infortunée étant alors réduite à devenir dévote sous la direction de son pieux confesseur. Enfin, au dernier degré, le sixième, de cette échelle des âmes, après les êtres de passion, viennent les êtres de compassion. Je vois, dans L’Idiot, deux personnages qui semblent avoir atteint ce sommet : la générale Epantchine, mère généreuse et consolatrice, qui malgré sa nature expansive sait pardonner et accueillir ceux qui souffrent, protectrice non seulement de ses trois filles, mais qui sait aussi éprouver une véritable commisération envers l’insupportable Hippolyte, que sa rage de mourir rend odieux aux yeux de tous ceux qui sont destinés à lui survivre. Et le prince Mychkine, plus que tout autre, qui n’est véritablement prince que par la pitié qu’il éprouve pour la misère des autres, ayant un véritable don de divination pour discerner la souffrance qu’ils dissimulent, aux autres comme à eux-mêmes, dans le fond de leur cœur. Mychkine est l’homme de la compassion absolue, qui pardonne toutes les offenses, éprouvant de la honte, non pour l’outrage qu’on lui fait subir, mais plutôt pour la souffrance qui motive la hargne de son agresseur. Le prince est sans doute la figure qui incarne le mieux l’idéal de la sainteté chrétienne, le seul qui ait pris en pitié la misérable Maria, mendiante et souffre-douleur d’un village perdu en Suisse, dans le canton du Valais, où Mychkine est venu soigner son mal. Cette pauvresse malade, et bientôt mourante, qui inspire à tous répugnance et mépris, est recueillie, écoutée et soignée par le prince, ne cherchant pas à détromper la malheureuse qui prend pour de l’amour ce qui n’est que de la compassion. Le baiser du prince à la miséreuse est une imitation du baiser de saint François au lépreux.
            Avons-nous pour autant atteint la perfection ? Il est permis d’en douter. La bonté réelle de la générale, qui lui donne la grâce de l’enfance, n’est pas exempte d’aveuglement : malgré son désir passionné de bien marier ses filles, elle ne leur évite pas le malheur, et se trompe lourdement en se laissant convaincre que le prince pourrait  faire un parti convenable pour sa cadette Aglaïa. Quant au prince lui-même, sa naïveté fait de lui la proie consentante des bouffons, qui exploitent sans vergogne sa bienveillance et finissent par l’entraîner dans leurs machinations – c’est ainsi que le prince, persuadé par Lébédev, se laisse aller à participer à l’enquête sur le vol des 400 roubles, dont le général Ivolguine s’est rendu coupable, et entre malgré lui dans la conspiration : « Mais au nom du Ciel, toujours le secret » recommande le prince, qui avait pourtant l’habitude de ne rien cacher ; « A pas feutrés, cher prince, à pas feutrés » lui répond le tortueux Lébédev… (23) Et lors de la cérémonie des fiançailles, qui se terminera en catastrophe, le prince est ébloui par les manières obligeantes de la bonne société pétersbourgeoise, enchanté de leurs manières affables, mais incapable de discerner, sous les aimables sourires, le mépris réel des supérieurs pour les subalternes : « Il y avait là des gens qui, jamais et pour rien au monde, n’auraient accepté d’admettre les Epantchine pour leurs égaux. Il y avait même ici des gens qui se haïssaient résolument […] Il y avait là des gens qui restaient des années sans se voir et ne ressentaient rien les uns envers les autres, sinon de l’indifférence, ou du dégoût, mais se retrouvaient à présent comme s’ils s’étaient vus juste la veille, et dans la compagnie la plus plaisante et la plus amicale. » (24) Aussi l’Idiot se comporte-t-il, lors de cette lamentable soirée, comme un simple d’esprit, non comme un esprit que la charité inspire. En fin de compte, le prince Mychkine, venu apporter la paix et l’amour, ne laissera derrière lui que le chaos et la désolation. Il se laissera entraîner dans le complot des bouffons qui profiteront de lui sans se laisser convertir. Et sa raison sombrera lors de la veillée funèbre du cadavre de Nastassia, en compagnie de l’assassin délirant, et dans l’attente hallucinée d’une résurrection qui ne surviendra jamais. Venu de la folie, le prince retournera à la folie sans avoir réussi, lors de son bref passage en notre monde, à trouver le chemin du salut.
            Est-ce bien là l’ultime leçon de cet extraordinaire roman ? Le « dernier mot » (Bakhtine a montré l’importance, dans la dramaturgie dostoïevskienne, de ce « dernier mot » que chacun des acteurs est, à un moment ou un autre, sommé de prononcer) de Dostoïevski se résume-t-il au silence radical du Christ définitivement mort sur le tableau d’Holbein ? Tout serait-il donc dit avec le cadavre de Nastassia, dont le nom signifie « résurrection », qui dessine un fascinant tableau dans les toutes dernières pages du roman, la forme du corps se devinant vaguement sous le drap – à l’exception d’un pied nu qui dépasse, tel le pied nu de la « Belle Noiseuse », seul distinct sur le tableau incompréhensible de Frenhofer (Balzac, Le chef-d’œuvre inconnu, 1831) – parmi les vêtements éparpillés comme des fleurs macabres dans toute la pièce, comme si l’assassinat avait été précédé d’un viol ? (25) Certes, dans L’Idiot, la mort est partout présente, et la fin sinistre pourrait laisser croire que tout le poème du roman se conclut sur son triomphe. On lit pourtant dans ce texte d’autres récits de la mort, d’autres images venues de la maison des morts, qui réfutent étrangement la mélancolie du memento mori, le soleil noir du cadavre définitif : ils nous disent que la porte de la Mort ne donne pas sur le Néant, mais au contraire sur le retour à la vie, et que la suprême humiliation des condamnés est l’épreuve initiatique que doivent subir ceux qui renaîtront à la vie, régénérés par la souffrance. Ce qui peut nous rappeler encore la formule de Walter Benjamin : « Pour les désespérés seulement nous fut donné l’espoir » (26). Lors de son arrivée à Saint-Pétersbourg, l’Idiot se rend immédiatement chez les Epantchine, voulant connaître l’une de ses parentes supposées, la générale Epantchine, née également Mychkine. Ce simple d’esprit réussira à séduire, non seulement la générale elle-même, qui s’entiche du prince en reconnaissant en lui cet esprit d’enfance qui la possède également – n’oublions pas que ces deux personnages sont effectivement apparentés, puisqu’ils sont les deux seuls êtres de compassion de tout le roman, et se situent ainsi l’un et l’autre au dernier échelon de l’échelle des vertus dont nous avons énuméré les degrés – mais également ses trois filles, qui font penser aux trois Grâces, ou plutôt à trois Muses, puisque l’aînée, Alexandra, est musicienne, la seconde, Adelaïda, est peintre, et la cadette, Aglaïa, souverainement belle, est une sorte de statue vivante issue de l’antiquité païenne (musique, peinture, sculpture). Il est par ailleurs remarquable que cet « Idiot », dont Rogogine avait su tout de suite deviner le peu d’appétence qu’il éprouvait pour les femmes, réussisse, dès le premier jour de son arrivée, à séduire les deux plus belles femmes de Saint-Pétersbourg : Aglaïa Epantchine et Nastassia Barachkova ! Comment le prince Mychkine – qu’Aglaïa suppose d’abord être un faux ingénu – s’y prend-il ? Assez étrangement, si l’on en croit du moins les recettes ordinaires du parfait séducteur ! Il raconte à son cercle féminin, la mère et les trois filles, le récit peu affriolant, rapporté au prince par le condamné lui-même, d’un homme qui devait être mis à mort pour crime politique, et qui avait été gracié, sans en connaître la raison, au dernier moment, alors qu’il faisait face au peloton d’exécution : « Cet homme avait déjà été traîné, avec d’autres, et on lui avait lu sa sentence de mort : fusillé, pour crime politique. Une vingtaine de minutes plus tard, on lui a lu sa grâce, sa peine de mort venait d’être commuée ; et néanmoins, tout l’intervalle entre ces deux verdicts, ces vingt minutes, disons, à tout le moins, ce quart d’heure, il l’a vécu avec la conviction inébranlable que, d’ici quelques minutes, il allait brusquement mourir […] Il s’avérait donc qu’il ne lui restait à vivre qu’à peu près cinq minutes, pas plus. Il se disait que ces cinq minutes lui paraissaient un délai infini, une richesse incroyable ; il lui semblait que, pendant toutes ces cinq minutes, il pourrait vivre tant de vies qu’il n’y avait encore aucune raison de penser à son dernier instant […] Là, en ce moment, il existe et il vit, et, d’ici trois minutes, déjà, il sera autre chose, quelqu'un, ou quelque chose – mais qui donc ? Où donc ? Tout cela, il pensait le résoudre pendant ces deux minutes ! Non loin de là il y avait une église, et le sommet de la coupole, avec son dôme doré, luisait sous un soleil brillant. Il se souvenait que c’était avec une terrible obstination qu’il regardait cette coupole et ces rayons qu’elle projetait ; il ne pouvait pas se détourner de ces rayons : il lui semblait que ces rayons étaient sa nouvelle nature, que, d’ici trois minutes, d’une façon ou d’une autre, il se fondrait en eux… […] “Et s’il ne fallait pas mourir ? Et si l’on ramenait la vie – quel infini ! et tout cela serait à moi ! Alors je transformerais chaque minute en un siècle, je ne perdrais plus rien, je garderais le compte de chaque minute, cette fois, je ne gaspillerais plus rien !ˮ » (27)
            Cette histoire, que l’Idiot prétend racontée par un « ami », est en vérité celle de Dostoïevski lui-même. Pour avoir fréquenté un cercle d’intellectuels réformateurs, plus rêveurs que politiques, utopistes inspirés par Fourier et Proudhon, mais peu familiers de Marx, Dostoïevski s’est trouvé gravement compromis dans ce que ses accusateurs nommeront « la conspiration de Petrachevski », et sera en conséquence condamné, par le tribunal militaire, avec ses camarades, pour complot contre le tsar, à la peine de mort, le 16 novembre 1849 (il a alors vingt-huit ans). Le 22 décembre, à sept heures du matin, les condamnés sont conduits à la place d’armes Sémionovski, ils sont alignés et marchent au pas jusqu’à l’estrade où se dressent trois poteaux. Le procureur monte sur l’estrade et leur lit la sentence de Sa Majesté : « tous coupables de complot contre le pouvoir établi… condamnés à être passés par les armes », et les nomme un par un, répétant pour chacun en particulier la sentence. Roulement sourd des tambours. Les bourreaux montent sur l’estrade et brisent les sabres des condamnés au-dessus de leurs têtes. Le prêtre en habit funéraire prononce un dernier sermon. On revêt les condamnés de vastes cagoules aux longues manches qui descendent presque jusqu’à terre. On lie les trois premiers condamnés (Dostoïevski fait partie des trois suivants) aux poteaux d’exécution. Seize soldats de la garde se placent en ligne devant chacun des condamnés. L’officier ordonne : – Chargez les armes ! – En joue ! » Après quelques secondes qui semblent une éternité, un aide de camp arrive au galop, apporte une lettre au général Soumarokov, qui la lit d’une voix chevrotante (on a prétendu que ce général avait été choisi parce qu’il était bègue) : le tsar, après lecture d’une supplique, suspend la peine de mort et envoie les condamnés au bagne, pour une durée de quatre ans en ce qui concerne l’ingénieur-lieutenant en retraite Dostoïevski (28). Cette extraordinaire épreuve, bien caractéristique de la cruauté des méthodes en vigueur dans la Russie de Nicolas 1er, fut pour le romancier une véritable révélation, qui lui fit prendre conscience de son amour infini de la vie, et combien profondément tout son royaume était de ce monde. Dans le roman, Alexandra demande au prince si son « ami » a su profiter ensuite, comme il se le promettait à deux pas de la mort, de cette « vie infinie » qui lui avait été révélée : « – Donc, on lui a offert cette vie infinie. Eh bien, après, qu’a-t-il donc fait de cette richesse ? Il a tenu le compte de chaque minute ? – Oh, non, il me l’a dit lui-même – c’est une question que je lui ai posée – ce n’est pas du tout comme ça qu’il a vécu, il a perdu beaucoup, beaucoup de minutes. » (29) Sans doute est-il impossible de vivre avec l’intensité que la proximité de la mort révèle, et c’est peut-être la grandeur de l’homme de toujours manquer sa vie, c'est-à-dire de toujours déplorer d’avoir trop peu vécu, puisqu’il est le seul vivant qui se sait destiné à la vie infinie – qui n’est pas l’immortalité, soit la prolongation indéfinie de la vie qui est la nôtre, mais l’éternité, soit l’intensité infinie du présent qu’il nous est donné de vivre. S’il s’est découvert incapable de la suivre, Dostoïevski du moins n’a pas oublié la leçon, et les quatre ans du bagne complèteront cette douloureuse initiation, en confirmant, par les exemples d’énergie que lui donneront ses compagnons de captivité, l’infinie volonté de vivre qui soulève les humains. C’est cet amour obstiné de la vie qui fait aux yeux du romancier la véritable grandeur du peuple russe, le plus endurant, le plus infatigable des peuples. Par la grâce de cette résurrection, Dostoïevski découvre en lui des ressources invincibles, son amour pour cette vie présente et terrestre, et non pour la vie qu’on nous promet dans l’au-delà, si fade et pauvre quand on la compare à la richesse de l’ici-maintenant. Comme il l’écrit à son frère Michel, le soir même du simulacre d’exécution : « La vie est partout la vie, la vie est en nous-mêmes, et non pas dans le monde extérieur. Il y aura auprès de moi des gens dans n’importe quels malheurs, ne pas se lamenter et ne pas se laisser aller, voilà en quoi réside la vie, voilà en quoi consiste sa tâche. Cela, je l’ai compris. Cette idée est entrée dans ma chair et mon sang. » (30) Dans cette même lettre, on retrouve les mots que Mychkine attribue à son ami condamné puis gracié : « Alors je transformerais chaque minute en un siècle, je ne perdrais plus rien, je garderais le compte de chaque minute, cette fois, je ne gaspillerais plus rien ! » ; Dostoïevski, qui se révèle être cet « ami » du prince, écrivait de son côté : « La vie est un don, la vie est un bonheur, chaque minute pouvait être un siècle de bonheur. » (31) Dans une autre lettre datée de mars-avril 1865, après avoir rappelé le désespoir qui l’avait abattu après la mort de sa femme Maria Dmitrievna en avril 1864, Dostoïevski exprime le renouveau de la volonté de vivre dont il ressent, un an plus tard, comme le frémissement en lui : « Il me semble toujours que je me prépare à vivre. C’est ridicule, n’est-ce pas ? La vitalité du chat ! » (32) Et il faudrait citer encore les derniers mots des Carnets de la Maison morte, le passage du portail du pénitencier après quatre années de captivité, et le retour parmi les hommes libres : « Oui, à la grâce de Dieu ! La liberté, une nouvelle vie, la résurrection d’entre les morts… Quel instant merveilleux ! » (33)
            Cette joie farouche de la résurrection, comment s’exprime-t-elle dans L’Idiot ? Le prince est un personnage ambigu : lui qui  craint de perdre la foi, qui est chez Dostoïevski un autre nom pour la joie de vivre, devant le tableau d’Holbein, lui, l’être de compassion qui devine presque miraculeusement la misère des créatures sous le masque de l’amour-propre, lui qui vient de l’hébétude de la folie et y retournera après son court passage sur la terre, ce « pauvre chevalier », chevalier à la triste figure qui ne promet nulle délivrance, mais prend pitié des hommes qui souffrent, impuissant et maladroit, malade, semble incarner une vie chétive, en voie d’épuisement. Cette pâle figure semble d’abord bien indigne de la résurrection et de sa gloire. Pourtant, par sa maladie même, l’épilepsie qui fut aussi le mal dont souffrait Dostoïevski – c’est au bagne, dit-on, que les premières crises éclatèrent – le prince Mychkine est parfois sujet à d’étranges transfigurations qui le transportent subitement dans un état d’extase si puissant qu’il n’est pas humainement possible d’en soutenir la violence au-delà de quelques secondes, quelques secondes toutefois qui semblent aussi vastes que l’éternité. La crise épileptique joue, dans l’univers dostoïevskien, le rôle que joue l’hésychasme dans la mystique orthodoxe, une sorte de discipline de la respiration qui introduit progressivement, par l’invocation recommencée du nom de Jésus-Christ, le souffle de Dieu dans le cœur de l’orant, l’illuminant de la joie de celui qui, après de longues années d’exil, revient enfin chez lui (34). Tout se passe alors comme si surgissait soudain en pleine majesté le soleil vivant dont nous ne percevons qu’obscurément la lumière dans la normalité de nos vies. Cet éclair surhumain survient toujours dans la proximité de la menace de mort, et la crise d’épilepsie terrasse Mychkine dans l’escalier de l’hôtel où l’attendait le couteau de Rogogine, alors qu’il pressentait, dans les minutes précédentes, l’imminence de l’attentat. Ce qu’entrevoit le condamné gracié au pied de l’échafaud – une sorte de déformation fantastique du continuum spatio-temporel, soit une contraction de l’espace qui rend soudain extraordinairement proche la coupole dorée de l’église qui brille au loin, et une dilatation correspondante du temps, qui fait de chaque seconde un siècle – l’épileptique en éprouve la vertigineuse illumination dans les instants qui précèdent la perte de conscience : « Dans l’état épileptique, il y avait un degré, précédant juste la crise en tant que telle (si seulement cette crise arrivait en plein jour) quand, brusquement, dans la tristesse, dans la nuit spirituelle et l’oppression, son cerveau, par instants, semblait comme s’embraser, et toutes ses forces vitales se tendaient à la fois dans un élan extraordinaire. La sensation de la vie, de la conscience de soi, décuplait presque au cours de cet instant qui se prolongeait le temps d’un éclair. L’esprit, le cœur, s’illuminaient d’une lumière extraordinaire ; tous ses troubles, ses doutes, ses inquiétudes semblaient s’apaiser tous à la fois, se résolvaient en une sorte de tranquillité supérieure, de joie complète, lumineuse, harmonieuse, et d’espoir plein de raison, plein de la cause définitive. Mais ces moments, mais ces éclairs n’étaient encore que le pressentiment de cette seconde définitive (oui, une seconde, jamais plus) par laquelle commençait la crise proprement dite. Cette seconde était, bien sûr, insupportable […] Mais qu’est-ce que ça peut faire que ce soit une tension anormale, si le résultat lui-même, si la minute de sensation, quand on se souvient d’elle et qu’on l’examine en pleine santé est au degré ultime de l’harmonie, de la beauté, et si elle vous donne un sentiment de plénitude invraisemblable, insoupçonnée, un sentiment de mesure, d’apaisement, celui de se fondre, en prière extatique, dans la synthèse supérieure de la vie […] Si, à cette seconde, c'est-à-dire au tout dernier moment avant la crise, il avait pu avoir le temps de se dire d’une manière claire et consciente : Oui, pour ce moment-là, on peut donner toute sa vie ! alors, bien sûr, ce moment en lui-même aurait valu toute une vie […] A ce moment-là, avait-il dit un jour à Rogogine, à Moscou, au cours de leurs rencontres de là-bas, je suis parfaitement en état de comprendre cette parole invraisemblable, comme quoi le temps ne sera plus. Sans doute, ajouta-t-il en souriant, c’est cette fameuse seconde pendant laquelle la cruche d’eau de l’épileptique Mahomet n’a pas eu le temps de se renverser, mais pendant laquelle, lui, il a eu le temps d’observer toutes les demeures d’Allah » (35). Une seconde qui dure l’éternité. La crise épileptique prend aux yeux de Dostoïevski la valeur d’une découverte métaphysique : il est possible de s’affranchir du temps tout en restant dans le temps, de dilater démesurément la durée du présent dans l’immensité de l’éternité. Il faut distinguer entre le présent – qui est l’intervalle de conscience qui nous met au monde, qui nous inscrit dans l’horizon du monde – et l’instant, simple coupe abstraite dans la continuité du flux temporel, une grandeur qui s’évanouit quand on dérive la sécante en tangente, une différentielle qui tend vers zéro à la limite de sa progression. L’instant est de durée nulle. Mais le présent – et c’est sans doute là un fait incompréhensible – dure plus d’un instant, il accorde à la conscience le temps de la réflexion, il recueille la pensée observante dans l’intimité de l’attention, et la rend disponible au spectacle du monde qui s’offre à ses yeux, cette offrande qui est un autre sens, et non pas seulement dans notre langue, du mot « présent ». L’attention au présent est ce qui nous met en capacité à recevoir le présent du monde. L’extase dostoïevskienne n’est pas mystique, elle est bien terrestre, et c’est ce monde, et non un autre, cette vie, et non une autre, qui lui sont révélés. C’est ici et maintenant, non « ailleurs », que se trouve la « vraie vie », l’éternité est à portée de main, elle nous crève pour ainsi dire les yeux, et c’est parce qu’elle est si proche que nous ne réussissons pas à la voir. « – Vous croyez à la vie future éternelle ? demande Stavroguine. – Non, répond Kirilov, pas à la vie future éternelle, mais à la vie éternelle ici même. Il est des instants, vous arrivez à des instants où le temps s’arrête soudain et le présent devient éternité […] Quand l’homme tout entier aura atteint le bonheur, le temps ne sera plus, parce qu’il ne sera plus nécessaire. » La transfiguration épileptique nous livre l’accès secret qui conduit au paradis terrestre, ce paradis que se représente parfois le romancier sous l’aspect d’un paysage arcadien, la vision d’un âge d’or curieusement associée aux tableaux de Claude Lorrain, toujours illuminés par un soleil qui se lève ou se couche à l’horizon, une révélation solaire et terrestre dont les descriptions les plus approfondies se lisent dans L’Adolescent (1875) (36), puis dans Le Rêve d’un homme ridicule (1877), un court récit presque entièrement consacré à la vision de l’Eden (37). Il est surprenant qu’on puisse lire un texte tout aussi extraordinaire chez Nietzsche, curieusement semblable – rien n’indique que Dostoïevski (1821-1881) n’ait jamais lu un seul ouvrage de Nietzsche (1844-1900) – qu’on trouvera au paragraphe 295 du Voyageur et son ombre, publié en 1879, évocation d’un paysage paradisiaque qui semble arrêter le temps par la révélation de sa plénitude, que son auteur intitule « Et in Arcadia Ego », ce qu’il faut ici entendre dans le sens : Et moi aussi j’ai vécu en Arcadie. Par delà cette affinité entre des textes qui s’ignorent l’un l’autre – si Nietzsche fut bouleversé par la découverte de Dostoïevski à la fin décembre 1886, dont il lit avec enthousiasme Les Carnets du sous-sol, puis certainement Crime et châtiment et L’Idiot, peut-être Les Frères Karamazov, en revanche, il n’a jamais pu lire L’Adolescent, ni Le Journal d’un écrivain, où se trouve inséré le récit de l’homme ridicule, qui furent traduits bien plus tard – il faut remarquer que, chez le romancier comme chez le philosophe, cette image d’un paradis terrestre retrouvé est mystérieusement liée au thème de l’éternel retour. Nous nous bornerons à cette remarque ; il faudrait, pour la développer, une autre conférence.

            Le roman de Dostoïevski ne nous conduit donc pas vers une sorte de néo-christianisme, et le prince Mychkine n’est en aucune façon une réincarnation du Fils de Dieu qui déclarait, lui, devant Pilate, que son Royaume n’était pas de ce monde. Si c’est le propre d’une pensée religieuse que de reléguer dans l’au-delà la promesse de la vie bienheureuse, alors il faut conclure que la sagesse entrevue par le romancier russe est athée, et non religieuse, qu’elle affirme, pour reprendre une formule aimée de Nietzsche, « le sens de terre », et qu’elle n’indique en aucune façon le chemin qui mène au ciel. C’est dans le temps, dans le trésor de notre présent, qu’elle inscrit l’éternité, et non dans un autre temps dont l’Apocalypse doit nous ouvrir les portes. Dans une lettre du 6 février 1869 à sa nièce bien-aimée Sofia Ivanova, Dostoïevski, qui vient à peine de terminer L’Idiot, conçoit déjà un projet grandiose, qui prendra plus tard dans les Cahiers de brouillon le titre La Vie d’un grand pécheur, mais ne sera jamais réalisé, éclatant en se fragmentant d’une part dans Les Démons (1871), et d’autre part dans Les Frères Karamazov (1880) : « J’ai maintenant en tête le projet d’un énorme roman qui, dans tous les cas, même s’il est un échec, fera de l’effet, ne fût-ce que par son thème. Le sujet en est l’athéisme. (Ce n’est pas une dénonciation des convictions actuelles, c’est autre chose et… un véritable poème.) Cela doit captiver le lecteur malgré lui. » (38) L’Idiot accouche ainsi d’un projet de roman sur l’athéisme qui n’en serait pas la dénonciation. Ce que craignait le prince, perdre sa foi ancienne en contemplant trop longuement Le Christ mort d’Holbein, est peut-être, pour le Dostoïevski d’après L’Idiot, la véritable espérance : « Il ne nous suffit jamais de devenir athées, s’écrie Mychkine lors de la cérémonie de ses fiançailles avec Aglaïa, il faut absolument que l’athéisme nous devienne une foi, oui, comme une foi nouvelle.. » Cette prétention épouvante l’Idiot ; elle est peut-être la pensée qui nourrit le projet de l’ouvrage futur imaginé maintenant par le romancier russe. Par delà les déformations, ou les trahisons, que les Eglises lui ont infligées, la sagesse enseignée par Jésus était de la terre plus que du ciel. Gide, dans ses conférences sur Dostoïevski, le pressent : « Je suis frappé, chaque fois que je lis l’Evangile, de l’insistance avec laquelle reviennent sans cesse les mots “Et nuncˮ, Dès à présent. Certainement, Dostoïevski a été frappé lui aussi par cela : que la béatitude, que l’état de béatitude promise par le Christ, peut être atteinte immédiatement, si l’âme humaine se renie et se résigne à elle-même. La vie éternelle n’est pas (ou du moins n’est pas seulement) une chose future, et si nous n’y parvenons pas d’ici-bas, il n’y a guère d’espoir que nous puissions jamais y atteindre » (39). Dans L’Antéchrist, l’un de ses derniers textes avant l’effondrement de Turin, Nietzsche, après avoir reconnu en Jésus un « esprit libre » – il est vrai « avec une certaine tolérance dans l’expression » (§ 32) – écrit plus loin que « ce joyeux messager » (§ 35) annonçait la venue du Royaume, non pour la vie future qui nous attend au-delà, mais dès ici et maintenant, partout et nulle part : « Le Royaume de Dieu n’est rien que l’on attend ; il n’a pas d’hier ni de surlendemain, il ne vient pas dans mille ans – c’est quelque chose d’éprouvé par un cœur ; il est partout, il n’est nulle part… » (§ 34) (40). Je ne connais pas de plus fort témoignage de la foi nouvelle pour le « sens de la terre », de cet amour de la vie dont nous parle Dostoïevski, dont on pourrait dire qu’il est une mystique du présent, que la prosternation d’Aliocha devant la beauté du monde et la mystérieuse présence de la terre. Aliocha est une sorte de prince Mychkine qui se serait rétabli dans la grande santé et dans la pleine puissance de la jeunesse, ajoutant ainsi un septième et dernier degré à l’échelle des vertus dont L’Idiot énumère les six premiers. Le jeune homme vient d’apprendre que Zosime, son starets bien-aimé, un religieux qui jouait auprès de lui le rôle d’un père spirituel, vient de mourir. La prosternation d’Aliocha est une humiliation, un ensevelissement dans le sein de la terre ; mais son rétablissement est une résurrection : « Le calme de la terre paraissait se confondre avec celui des cieux ; le mystère terrestre confinait à celui des étoiles. Aliocha, immobile, regardait ; soudain, comme fauché, il se prosterna. Il ignorait pourquoi il étreignait la terre ; il ne comprenait pas pourquoi il aurait voulu, irrésistiblement, l’embrasser tout entière ; mais il l’embrassait en sanglotant, et il se promettait avec exaltation de l’aimer, de l’aimer toujours […] Il sentait d’une façon claire et quasi tangible qu’un sentiment ferme et inébranlable pénétrait dans son âme, qu’une idée s’emparait à jamais de son esprit. Il s’était prosterné faible adolescent et se releva lutteur solide pour le reste de ses jours, il en eut conscience à ce moment de sa crise. Mon âme a été visitée à cette heure, disait-il plus tard, en croyant fermement à la vérité de ces paroles. » (41)

 

NOTES


1- André Gide, Dostoïevski, « Les Essais », Gallimard, 1981 [1923], respectivement p. 17 et 16.

2- Id. p. 90-107.

3- « Il souffrait d’une singulière affection nerveuse caractérisée par des tremblements et des convulsions ; c’était quelque chose dans le genre de l’épilepsie ou de la danse de Saint-Guy. »

4- « Les gens de l’époque (je vous assure, ça m’a toujours frappé), réellement, ils n’avaient rien à voir avec les gens de maintenant, pas la même tribu que maintenant, dans notre siècle, vraiment, comme s’ils étaient d’une autre race… Comme si tous les gens ne vivaient que pour une idée, alors que, maintenant, c’est plus nerveux, plus développé, plus sensitif, il y a, je ne sais pas, deux, ou trois idées en même temps… L’homme de maintenant est plus large – et, je vous assure, c’est bien ce qui le gêne pour être un homme tout d’un bloc, comme dans ces siècles-là… Je… J’ai juste dit ça pour ça, et pas… » (L’Idiot, livre IV, chap. 5, trad. Markowicz, Babel, 2010, p. 325).

5- Anna Grigorievna note dans son Journal, à la date du 14 octobre 1867, combien ce fait divers avait impressionné son mari (J. Catteau, La création littéraire chez Dostoïevski, 1978, p. 238). Dans les Carnets de L’Idiot, la figure d’Oumetskaïa apparaît pour la première fois à la date du 18 octobre 1867 (Dostoïevski, L’Idiot, roman préparatoire, trad. André Markowicz, Babel 2010 [Actes Sud, 1993], p. 51).

6- A Apollon Maikov, le 12 janvier 1868, Correspondance, tome II, 1865-1873, 2000, p. 278.

7- « A la fin du mois de novembre, par un redoux, sur les neuf heures du matin, le train de la ligne de chemin de fer Pétersbourg-Varsovie fonçait à toute vapeur vers Pétersbourg. L’humidité, la brume étaient si denses que le jour avait eu du mal à se lever. » Kurosawa, dans son admirable adaptation du roman de Dostoïevski, donnera au froid du grand nord – la Sibérie transposée au Hokkaido – toute sa dimension métaphysique.

8- « Ces phrases sont si contraires aux habitudes de ma pensée, il me semble tellement les entendre prononcer aux antipodes de moi-même que, la première fois qu’elles me tombèrent sous les yeux, mon premier mouvement de colère me fit écrire en marge : la niaiserie religieuse par excellence ! » (Par delà Bien et Mal, 1886, III- L’esprit religieux, § 48)

9- « Je ne sais rien qui me cause plus de dégoût qu’un de ces fauteuils « objectifs », un de ces mignons parfumés de l’histoire, mi-prêtre, mi-satyre, dans le goût de Renan, et qui trahit déjà par le fausset aigu de ses homélies ce qui lui manque, par il est incomplet, où les cruels ciseaux des Parques ont exercé leur office, hélas ! trop chirurgical ! Voilà qui révolte mon goût et aussi ma patience » (Généalogie de la morale, 1887, « III- Que signifient les idéaux ascétiques ? »).

10- L’Idiot, trad Markowicz, vol. I, 1993, p. 35. Egalement : « Sans aucun doute, le summum de son bonheur ne consistait qu’en une seule chose, il pourrait, à nouveau, venir voir Aglaia sans obstacles, on lui permettrait de lui parler, de rester auprès d’elle, de se promener avec elle et, qui sait ?, peut-être cela seul aurait-il fait son bonheur toute sa vie ! (C’est ce bonheur-là, semble-t-il, qui effrayait Lisavéta Prokofievna ; elle le devinait ; elle craignait au fond de son cœur beaucoup de choses qu’elle ne savait même pas exprimer.) » (vol. II, 1993, p. 318).

11- « En Suisse, nous y lisions souvent l’Evangile, et, après le livre de Renan, j’ai interrogé le docteur sur la croix (nous étions étrangement d’accord sur les ongles arrachés et les aiguilles.) Oui, c’est de moi-même que j’ai posé justement cette question au docteur, en Suisse. » Ce texte est entre guillemets, ce qui signifie qu’il s’agit d’une réplique de l’un des personnages du roman, ici évidemment Mychkine. Le texte se poursuit sur la citation du « cri horrible » de l’abandon (« Eli, Eli, lema sabachtani ? »), par la mention du Christ mort d’Holbein au musée de Bâle, et par l’allusion au récit des tentations du Christ par le diable au désert (Dostoïevski, L’Idiot, roman préparatoire, trad. Markowicz, Babel 2010 [Actes Sud, 1993], p. 94-95.

12- Renan, Vie de Jésus, chap. XXVI, Marabout-Université, 1974, p. 242.

13- « Ces dames racontaient plus tard que le prince examina le moindre objet dans ces pièces, qu’il vit sur un guéridon un livre ouvert provenant d’une bibliothèque, le roman français de Madame Bovary – il le remarqua, corna la page à laquelle le livre était ouvert, demanda la permission de l’emporter et, sans entendre les réponses – le livre venait d’une bibliothèque – il le fourra dans sa poche. » (L’Idiot, trad. Markowicz, Babel, 2010 [Actes Sud, 1993], vol. II, p. 450.

14- Cité par Jérôme Thélot, L’Idiot de Dostoïevski, Gallimard, 2008, p. 25-26.

15- Récits de la maison des morts, trad., introd., notes et biblio. par Pierre Pascal, Garnier, 1961, p. 274-277.

16- Eltchaninoff a su remarquablement montrer la naïveté néfaste qui livre le prince innocent aux machinations avilissantes des bouffons. Voir le chapitre 5, « La conscience malade », dans Dostoïevski. Le roman du corps, Jérôme Million, Grenoble, 2013, p. 149-190.

17- L’Idiot, trad. Markowicz, Babel, 2010 [Actes Sud, 1993], vol. I, p. 241-242.

18- André Gide, Dostoïevski, « Les Essais », Gallimard, 1981 [1923], p. 133.

19- Trad. Markowicz, Babel, 2016 [Actes Sud, 1992].

20- Généalogie de la morale, « III- Que signifient les idéaux ascétiques ? », § 13.

21- Le Rêve d’un homme ridicule, un récit fantastique, trad. Markowicz, Acte Sud, Arles, 1993.

22- Il n’est pas de place en ce monde pour les êtres de raison, puisqu’il n’est rien de plus irraisonnable, de plus incompréhensible que la condition des hommes. L’intelligence est, aux yeux de Dostoïevski, toujours bête, puisqu’elle ne peut comprendre que le compréhensible et demeure désemparée devant l’innommable, qui est pourtant notre commune vérité.

23- L’Idiot, trad. Markowicz, II, p. 279.

24- L’Idiot, trad. Markowicz, II, p. 344-345.

25- « Maintenant, il pouvait distinguer tout le lit ; dedans, il y avait quelqu'un qui dormait, d’un sommeil parfaitement immobile ; on n’entendait pas le moindre froissement, pas le moindre souffle. Un drap blanc couvrait la tête du dormeur, mais ses membres semblaient comme vaguement se dessiner ; on voyait seulement, au relief, qu’un être humain était couché ici de tout son long. Autour, en désordre, sur le lit, au pied du lit, au chevet, dans un fauteuil, et même par terre, on voyait, éparpillés, des vêtements, une riche robe de soie blanche, des fleurs, des rubans. Sur un petit guéridon, au chevet du lit, brillaient des diamants ôtés et dispersés. Au pied du lit, des dentelles froissées et puis, sur la tâche blanche que faisaient les dentelles, on devinait, sortant de sous le drap, juste le bout d’un pied nu ; il paraissait comme sculpté dans le marbre, il était immobile, terriblement. » (L’Idiot, trad. Markowicz, II, p. 458).

26- Walter Benjamin, « "Les Affinités électives" de Goethe », in Mythe et Violence, Denoël, 1971, p. 260.

27- L’Idiot, trad. Markowicz, I, p. 110-111.

28- Ce récit reprend les détails donné par Leonid Grossman, dans sa passionnante biographie, Dostoïevski, préf. M. Parfénov, trad. M. Kaha, Parangon, Paris, 2003, p. 140-147.

29- L’Idiot, trad. Markowicz, II, p. 112.

30- Lettre à Mikhail Dostoïevski du 22-12-1849 ; cité par Leonid Grossman, Dostoïevski, préf. M. Parfénov, trad. M. Kaha, Parangon, Paris, 2003, p. 145.

31- Cité par Jacques Catteau, La création littéraire chez Dostoïevski, Institut d’Etudes Slaves, Paris, 1978, p. 478.

32- Cité par André Gide, Dostoïevski, « Les Essais », Gallimard, 1981 [1923], p. 87.

33- Récits de la maison des morts, trad., introd., notes et biblio. par Pierre Pascal, Garnier, 1961, p. 456.

34- Sur l’hésychasme, on lira Jean Meyendorff, Initiation à la théologie byzantine, Cerf, 2010 ; et Jean Meyendorff, Saint Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe, « Sagesses », Seuil, 2002 [1959]. Ce texte de Nicéphore, cité par Meyendorff (2002, p. 45-46) est particulièrement révélateur : « Tu sais que notre souffle, l’air de notre respiration, nous ne l’expirons qu’à cause du cœur… Ainsi que je t’ai dit, assieds-toi, recueille ton esprit, introduis-le – je dis ton esprit – dans les narines ; c’est le chemin qu’emprunte le souffle pour aller au cœur. Pousse-le, force-le de descendre dans ton cœur en même temps que l’air inspiré. Quand il y sera, tu verras la joie qui va suivre : tu n’auras rien à regretter. Tel l’homme qui rentre chez lui après une absence ne retient plus sa joie de pouvoir retrouver sa femme et ses enfants ; ainsi l’esprit, quand il s’est uni à l’âme, déborde d’une joie et de délices ineffables. »

35- L’Idiot, trad. Markowicz, I, 374-377.

36- Dostoïevski, L'Adolescent, trad. Pierre Pascal, Gallimard, « Folio classique », 1998, p. 506-507.

37- Dostoïevski, Le Rêve d’un homme ridicule, trad. Markowicz, Babel, 2015 [Actes Sud, 1993] ; le rêve du jardin d’Eden, son innocence première, puis sa corruption par l’homme ridicule, occupe les pages 31 à 55.

38- Correspondance, tome 2 (1865-1873), Bartillat, Paris, 2000, p. 425.

39- André Gide, Dostoïevski, « Les Essais », Gallimard, 1981 [1923], p. 148. On lira dans le même sens la belle étude de Carlo Ginzburg sur l’adverbe « Ecce » (« Voici », qui prend dans notre langue le sens d’un verbe substantivé), qui marque toujours, dans les prophéties messianiques de l’Ancien Testament, l’épiphanie d’un présent : « Ecce », dans Carlo Ginzburg, A distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, trad. P.-A. Fabre, Gallimard, 2001,  p. 89-103.

40- Nietzsche, L’Antéchrist, trad. D. Tassel, « 10/18 », UGE, 1967, p. 55.

41- Dostoïevski, Les Frères Karamazov, trad. Henri Mongault, « Folio Classiques », Gallimard, 2005 [1952], p. 485-486.