Jacques Darriulat

 

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Licence, Paris IV, 2000
Mis en ligne le 3-5-09


DIDEROT : LES SALONS

 

Bibliographie


            Œuvres esthétiques, éd. Paul Vernière, Paris, Garnier, 1968 (extraits des Salons par peintres) ; Œuvres, tome IV : Esthétique-Théâtre, éd. Laurent Versini, Paris, Laffont, « Bouquins », 1996 (texte intégral des Salons, avec lexique et index) ; Lettre sur les sourds et muets, édition commentée et présentée par Paul Hugo Mayer, préface d’Otis Fellows, Diderot Studies VII, Droz, Genève, 1965 ; correspondance avec Falconet, dans Œuvres complètes, tome VI (avec une présentation d’André Fermigier), Le Club Français du Livre, Paris, 1980 (contient la correspondance 1765-1766) et le tome VII (avec une présentation de Daniel Arasse), Paris, 1980 (contient la correspondance 1767-1768).
            Sur l’esthétique de Diderot : Gœthe, L’Essai sur la peinture de Diderot (1799), in Écrits sur l’art, GF, p. 188-240. Yvon Belaval, L’Esthétique sans paradoxe de Diderot, Paris, Gallimard, 1950 ; Jean Seznec, Essais sur Diderot et l’Antiquité, Oxford, Clarendon Press, 1957 ; Charly Guyot, Diderot par lui-même, « Ecrivains de toujours », Seuil, 1963 ; Jacques Chouillet, La Formation des idées esthétiques de Diderot, 1745-1763, Paris, Armand Colin, 1973 (en 1763, Diderot n’a publié que les trois premiers Salons, la Lettre sur les aveugles, celle sur les sourds et les muets, et s’est surtout consacré à l’Encyclopédie). Du même Jacques Chouillet, le très stimulant essai Diderot, poète de l’énergie, PUF, « Ecrivains », 1984. Nicolas Grimaldi, « L’art selon Diderot : idéal de la vérité ou vérité de l’idéal ? », in L’art ou la feinte passion ; Essai sur l’expérience esthétique, Paris, PUF, 1983, p. 30-50. Le numéro 66 de la Revue de l’Art (1984) est entièrement consacré à Diderot ; les articles de Christian Michel (« Les conseillers artistiques de Diderot », p. 9-16) et de Madeleine Pinault (« Diderot et les illustrateurs de l’Encyclopédie », p. 17-38) retiennent particulièrement l’attention. Jean Starobinski, Diderot dans l'espace des peintres, suivi de Le sacrifice en rêve, Réunion des musées nationaux, 1991 ; repris dans une version remaniée dans Diderot, un diable de ramage, Gallimard, 2012, p. 335-375 : une belle étude, à la fois précise et sensible, sur la pensée critique qui use du tableau comme d'un appât pour le libre jeu de l'imagination et de l'esprit.

***

            Les Salons de Diderot inaugurent vraiment le genre de la critique d’art. Il s’agit de rendre compte de l’exposition que font tous les deux ans les peintres de l’Académie au Salon Carré du Louvre. Pour cela, Diderot se fait journaliste et inaugure le compte rendu-feuilleton des tableaux exposés. Il rédige les Salons à la demande de son ami Melchior Grimm (1723-1807), un allemand qui depuis le milieu du siècle vit à Paris et fréquente le cercle très entreprenant des philosophes (1). A partir de 1753, Grimm prend la responsabilité (il succède à l’abbé Raynal) de la Correspondance littéraire, feuille mensuelle qui relatait les principaux événements de la vie intellectuelle de Paris, et qui était envoyée à de nombreux souverains (dont Frédéric II et Catherine de Russie), désireux de se tenir informés des dernières idées à la mode dans ce qui passait alors pour la capitale des gens d’esprit. C’est à la demande de Grimm, un ami très proche, que Diderot entreprend la tâche considérable de rédiger les Salons, régulièrement, c'est-à-dire tous les deux ans, de 1759 à 1771 (l’authenticité du Salon de 1771a été discutée : Versini, 177 et 179-180), puis comme un pensum en 1775 (en 1773, il est en route pour Saint-Pétersbourg, où l’attend Catherine II), et encore en 1781. Le Salon de 1765, avec les Essais sur la peinture que Diderot ajoute, forme un gros volume de plus de deux cents pages. Celui de 1767 est un monstre qui fait plus de trois cents pages. Il n’y a pas de limite à la prolixité herméneutique de l’écrivain placé devant le tableau. Finalement, seules la fatigue et la lassitude tariront cette source. Travail considérable, mais qui n’est pas conçu pour durer : le philosophe se fait journaliste, il vit et vibre avec l’art en train de se faire, il communique au lecteur l’impression vivante qu’il ressent devant le tableau. Instantanés, pensées actuelles sur un art contemporain. On passe d’un peintre à l’autre, d’un tableau à l’autre, sans qu’il soit besoin de confectionner un plan d’ensemble, ni de tresser un fil conducteur. Ce vagabondage de l’esprit, réceptif à tout ce qui tombe sous ses yeux, cet art de l’admiration (ou de l’indignation) qui se renouvelle en multipliant les rencontres convient admirablement au génie de Diderot : la plume court aussi vite que le regard furète, la pensée toujours en mouvement se laisse conduire par la sollicitation du tableau, se contredit sans doute, mais ne se repose jamais. Ainsi furent rédigées les pages du Salon de 1765 : « J’ai pris la plume ; j’ai écrit dix-sept jours de suite, du soir au matin, et remplit de style et d’idées plus de deux cents pages » (Versini 176).
            La critique de Diderot n’est pas la critique savante du connaisseur, mais la critique de l’homme de lettres qui se flatte d’avoir le goût aiguisé, avide d’admiration, impatient de rencontrer la merveille. Elle annonce en ce sens les Salons des écrivains du XIXe siècle, Gautier, Baudelaire ou les Goncourt (Versini 172). Désinvolture du critique qui juge, parfois avec cruauté. Dans le préambule du Salon de 1765, Diderot imagine que Chardin, le « tapissier » de l’exposition, accueille les critiques par ces mots : « Messieurs, messieurs, de la douceur » (Versini 292). Mais l’écrivain n’écoute que son goût, et son goût est impitoyable : « Je crains bien que l’ami Chardin n’ait demandé l’aumône à des statues. Le goût est sourd à la prière. Ce que Malherbe a dit de la mort, je le dirai presque de la critique : tout est soumis à sa loi » (293). Devant quelques toiles condamnées sans appel, on s’écrie « Hors du Salon! », ou « Au pont Notre-Dame! » Un certain Francisque Millet (nommé « Millet Francisque » pour mieux laisser entendre qu’il n’a d’existence qu’administrative) voit ces tableaux voués à la boue : « Tous ces tableaux de Millet Francisque passeront du cabinet chez le brocanteur, et ils resteront suspendus au coin de la rue jusqu’à ce que les éclaboussures des voitures les aient couverts » (Versini 636). Intuitif et immédiat, le jugement de goût n’a pas à justifier son verdict. Il juge, et ne se discute pas : « Je loue, je blâme d’après ma sensation particulière qui ne fait pas loi. Dieu ne demanderait de nous que la sincérité avec nous-mêmes. Les artistes voudront bien n’être pas plus exigeants. On a bien plutôt dit : “Cela est beau ; cela est mauvais” ; mais la raison du plaisir ou du dégoût se fait quelquefois attendre, et je suis commandé par un diable d’homme qui ne lui donne pas le temps de venir » (préambule du Salon de 1767, Versini 529) (2).
            « Je loue, je blâme d’après ma sensation particulière... » Esthétique impressionniste, qui répond à l’appât sensible et accepte de se laisser engager par l’invitation du tableau. Il s’agit en quelque sorte de se mettre au même ton que le peintre, d’entrer en sympathie avec l’œuvre. Les Salons de Diderot ne sont que le développement des notes griffonnées en présence des tableaux, sur le catalogue même de l’exposition (il ne se contente pas d’une visite, mais de deux et parfois de trois). Il est infiniment sensible à la variation de l’instant, humeur passagère ou modification de l’éclairage : « Mon ami, lorsque vous aurez des tableaux à juger, allez les voir à la chute du jour. C’est un instant très critique. S’il y a des trous, l’affaiblissement de la lumière les fera sentir. S’il y a du papillotage, il en deviendra d’autant plus fort. Si l’harmonie est entière, elle restera » (1767, Versini 543). Le jugement esthétique dépend de variables infinitésimales, et le même tableau peut être l’objet d’appréciations contraires, car il paraîtra autre aux yeux d’un homme lui-même devenu autre : « Il n’y a peut-être pas deux hommes sur la terre qui aperçoivent exactement les mêmes rapports dans les mêmes objets, et qui le jugent beau au même degré » (art. Beau, Vernière Esth. 435). Le goût, ce sixième sens qui a le privilège de juger immédiatement, s’abandonne donc à l’immédiateté du sentiment, et il arrive parfois à Diderot d’écrire, à propos de tel portrait, « je ne l’aime pas », sans autre forme de procès. Cette extrême sensibilité à l’instant se retrouve et se réfléchit dans la manière même du peintre dont le critique contemple l’œuvre. C’est ainsi que Diderot est sensible à un art naturel et qui vient en quelque sorte du premier jet, en lequel s’inscrivent la magie et la grâce de l’instant de la création. Plus que le tableau fini, léché, trop travaillé, Diderot préfère l’esquisse qui réussit à inscrire le feu d’un enthousiasme rare, l’empreinte de l’instant : « Les esquisses ont communément un feu que le tableau n’a pas. C’est le moment de chaleur de l’artiste, la verve pure, sans aucun mélange de l’apprêt que la réflexion met à tout ; c’est l’âme du peintre qui se répand librement sur la toile. La plume du poète, le crayon du dessinateur habile, ont l’air de courir et de se jouer » (1765, Vernière Esth. 543-544). Cette préférence pour l’ébauche est, selon Diderot, un trait propre à l’art moderne : « Un peintre ancien a dit qu’il était plus agréable de peindre que d’avoir peint. Il y a un fait moderne qui le prouve : c’est celui d’un artiste qui abandonne à un voleur un tableau fini pour une ébauche » (Pensées détachées sur la peinture, Vernière Esth. 759) (3).
            Cette extrême acuité de l’instant esthétique, celui de la rencontre sensationnelle, entretient quelque rapport avec l’essence même de la peinture, et rend sans doute compte du goût que Diderot éprouve pour cet art. Il aime à reprendre en effet, contre la tradition de l’ut pictura poesis, l’opposition, d’abord formulée par Dubos puis longuement développée par Lessing, de la simultanéité du tableau et de la succession du poème. Comme le critique, qui témoigne pour l’instant qui le met en présence de l’œuvre, le peintre ne retient qu’un instant du spectacle de la nature. L’un et l’autre pratiquent l’art d’enregistrer un instant unique. C’est à cette forme extrême de l’unité de temps que le peintre est assujetti. L’article « Composition » de l’Encyclopédie développe longuement ce thème : « Le peintre n’a qu’un instant presque indivisible ; c’est à cet instant que tous les mouvements de sa composition doivent se rapporter : entre ces mouvements, si j’en aperçois quelques-uns qui soient de l’instant qui précède ou de l’instant qui suit, la loi de l’unité de temps est enfreinte » (Versini 120). Tout l’art du peintre consiste à choisir le moment le plus « intéressant » : « C’est, selon la nature du sujet, ou l’instant le plus pathétique, ou le plus gai, ou le plus comique » (121). Certes, Diderot pense surtout ici à la peinture d’histoire (il propose en cette même page la fable d’Hercule à la croisée des chemins) : l’instant du peintre, c’est selon Diderot un instant où il se passe quelque chose, où l’action se concentre. Pourtant, quand il s’enthousiasme pour les marines de Joseph Vernet, ou pour les natures mortes de Chardin, il goûte une scène où il ne se passe rien, où seul passe le temps, et sait y être réceptif. Il ne reste alors sur le tableau que ce que Diderot nomme exactement « les phénomènes de l’instant » : « Allez à la campagne, tournez vos regards vers la voûte des cieux, observez bien les phénomènes de l’instant, et vous jurerez qu’on a coupé un morceau de la grande toile lumineuse que le soleil éclaire pour le transporter sur le chevalet de l’artiste » (1765 ; à propos d’un paysage de Vernet, Vernière Esth. 569). Les paysages de Vernet, des vues de bord de mer pour la plupart, sont souvent représentés au clair de lune : l’incertitude de l’éclairage nocturne souligne davantage ce qu’il y a de passager dans les apparences, il révèle magiquement le flux du temps au sein duquel le peintre a prélevé l’instant du tableau, tel le flux des nuages qui voile un instant la lune : « J’allais écrire que le Clair de lune de Vernet était un peu sec et que les nuées m’en avaient paru trop noires et pas assez profondes, lorsque tout à coup je vis à travers mes vitres la lune entre des nuées, au ciel, la chose même que l’artiste avait imitée sur sa toile. Jugez de ma surprise lorsque, me rappelant le tableau, je n’y remarquais aucune différence avec le phénomène que j’avais sous les yeux » (1769 ; Vernière Esth. 581).
            C’est ainsi que le critique se rend au Salon pour collectionner en quelque sorte les instants heureux. Cette quête esthétique est celle du plaisir, et l’objet qui la retient — un instant — sera celui qui éveille le désir et promet le bonheur. On sait que, selon Stendhal, « la beauté n’est que la promesse du bonheur », la tournure négative signifiant qu’il ne s’agit ici que de la jouissance physique qu’une femme qui nous plaît semble être en mesure, si nous la séduisons, de nous faire goûter (De l’Amour, chap. XVII, note). Cette sensualité n’est pas absente de l’appréciation esthétique telle que Diderot la pratique. La visite du Salon est pour lui une chasse au bonheur. Le mot de « goût », avant d’entrer dans le lexique de l’esthète, appartenait au vocabulaire amoureux. Diderot tombe littéralement amoureux de certaines figures peintes. Son regard ne semble guère être « désintéressé », mais érotisé plutôt. Le sommet de l’art du coloriste c’est, selon lui, d’atteindre à la « vérité de la chair » : « C’est encore une belle chose. Il y a tout plein de vérité de chair, et un moelleux infini » (à propos d’une tête de femme par Greuze, 1765, Vernière Esth. 539). Et dans les Essais sur la peinture, ajoutés au Salon de 1765 : « On a dit que la plus belle couleur qu’il y eût au monde était cette rougeur aimable dont l’innocence, la jeunesse, la santé, la modestie et la pudeur coloraient les joues d’une fille ; et l’on a dit une chose qui n’était pas seulement fine, touchante et délicate, mais vraie ; car c’est la chair qu’il est difficile de rendre [...] C’est le sang, la vie, qui font le désespoir du coloriste [...] Mille peintres sont morts sans avoir senti la chair ; mille autres mourront sans l’avoir sentie » (Vernière Esth. 677). Ce pourrait être un lieu commun que la difficulté de rendre l’incarnat. C’est un thème fondamental chez Diderot, aux yeux duquel le peintre doit donner naissance, sur la toile, à une créature « intéressante », désirable. Diderot se pique d’anatomie, non toutefois l’anatomie scientifique qu’on enseigne dans les écoles, mais une anatomie plus hédoniste qui sait l’art de rendre un corps vivant et désirable. Souvent, Diderot se transporte en imagination dans l’espace fictif du tableau et possède en rêve les déesses qui s’y prélassent : « On ne se lasse point de parcourir le cou, les bras, la gorge, les pieds, les mains, la tête d’Hersé. J’y porte mes lèvres et j’y couvre de baisers tous ses charmes. O Mercure, que fais-tu? Qu’attends-tu? » (scène mythologique par Lagrenée, 1767, Versini 563). L’étude de l’anatomie doit se borner à l’art de rendre séduisant un corps dénudé, s’arrêter à la peau sans disséquer les muscles : « Je ne puis souffrir qu’on me montre l’écorché sous la peau ; mais on ne peut trop me montrer le nu sous la draperie » (Essais sur la peinture, Vernière Esth. 724) (4). Lorsque le peintre sait l’art de susciter cette illusoire incarnation, l’imagination de Diderot s’enflamme, se prêtant à la rêverie du tableau, il est vrai par divertissement (c’est la feinte passion dont parle Dubos) plutôt que par l’effet d’une véritable fascination. Ce qui nous vaut des pages savoureuses, comme par exemple celle-ci, à propos d’une toile de Lagrenée représentant Joseph et la femme de Putiphar : « On voit à gauche la femme adultère, toute nue, assise sur le bord de sa couche ; elle est belle, très belle de visage et de toute sa personne, belles formes, belle peau, belle cuisse, belle gorge, belles chairs, beaux bras, beaux pieds, belles mains, de la jeunesse, de la fraîcheur, de la noblesse ; je ne sais, pour moi, ce qu’il fallait au fils de Jacob. Je n’en aurais pas demandé davantage ; et je me suis quelquefois contenté de moins » (1767, Versini 557). Un tableau de Greuze, intitulé La jeune fille qui pleure son oiseau mort, donne lieu à un commentaire qui cultive brillamment l’ambiguïté et qui joue avec les sous-entendus érotiques : « Ils ont cru que cette jeune fille ne pleurait que son serin. Greuze a déjà peint une fois le même sujet : il a placé devant une glace fêlée une grande fille en satin blanc, pénétrée d’une profonde mélancolie » (1765, Vernière Esth. 536). Il est vrai que l’ambiguïté est en effet dans le tableau de Greuze lui-même. Diderot fait mine d’être séduit par la tristesse langoureuse du modèle, et se propose aussitôt de la consoler à sa façon : « Quand on aperçoit ce morceau, on dit Délicieux! Si l’on s’y arrête, ou qu’on y revienne, on s’écrie : Délicieux! Délicieux! Bientôt on se surprend conversant avec cette enfant, et la consolant » (533). L’image fonctionne ainsi comme un appât qui provoque une rêverie érotique. La puissance de suggestion de la peinture tient en échec l’ascétisme prêché par le christianisme (voir le Supplément au voyage de Bougainville), et les corps dénudés de la mythologie païenne prennent une revanche imaginaire sur les corps décharnés des saints et des martyrs. La peinture est selon Diderot un art surtout païen. La scène plus haut citée de la femme de Putiphar n’est pas empruntée par hasard à la Bible : Diderot se plaît évidemment à choquer la pudibonderie issue de la Contre Réforme et, au nom des droits de la nature, à revendiquer un art qui oserait montrer sans honte les véritables figures du désir. Dans ces Essais sur la peinture (la rédaction s’achève en 1766), qu’il ajoute au Salon de 1765, on lit ainsi une assez extraordinaire protestation contre la tristesse chrétienne, coupable selon lui de la pauvreté du nu dans l’art contemporain : « Si tous nos saints et nos saintes n’étaient pas voilés jusqu’au bout du nez ; si nos idées de pudeur et de modestie n’avaient pas proscrit la vue des bras, des cuisses, des tétons, des épaules, toute nudité ; si l’esprit de mortification n’avait flétri ces tétons, amolli ces cuisses, décharné ces bras, déchiré ces épaules ; si nos artistes n’étaient pas enchaînés et nos poètes contenus par les mots effrayants de sacrilège et de profanation ; si la vierge Marie avait été la mère du plaisir, ou bien, mère de Dieu, si c’eût été ses beaux yeux, ses beaux tétons, ses belles fesses, qui eussent attiré l’Esprit-Saint sur elle, et que cela fût écrit dans le livre de son histoire ; si l’ange Gabriel y était vanté par ses belles épaules ; si la Madeleine avait eu quelque aventure galante avec le Christ ; si, aux noces de Cana, le Christ entre deux vins, un peu non-conformiste, eût parcouru la gorge d’une des filles de noce et les fesses de saint Jean, incertain s’il resterait fidèle ou non à l’apôtre au menton ombragé d’un duvet léger : vous verriez ce qu’il en serait de nos peintres, de nos poètes et de nos statuaires » (Vernière Esth. 706-707) (5). Diderot oppose ici ce qu’il nomme ailleurs « la mythologie chrétienne » à la mythologie païenne : les dieux de l’Olympe connaissaient les plaisirs de l’amour ; le dieu chrétien les rejette dans le péché et prêche la chasteté (6). Il est vrai que les artistes de la Renaissance italienne, pour évoquer la figure de la « nouvelle Eve », la Vierge Marie, s’inspiraient souvent d’Eve naissant sous les yeux de son créateur de la côte d’Adam, Eve qui avait elle-même pour modèle les statues païennes représentant Aphrodite. Le Concile de Trente, dans la seconde moitié du XVIe siècle, est venu mettre fin à ces confusions. Si les Grecs ont inventé un art que nous admirons encore, et qui demeure un modèle de perfection et de beauté, c’est parce que leur religion ne prêchait pas l’ascétisme et que le nu, unique objet du désir, pouvait y paraître dans toute sa gloire. C’est donc le christianisme qui serait responsable du déclin des beaux-arts depuis l’Antiquité (7). A peu près à la même époque (l’Histoire de l’art chez les Anciens est de 1764), Winckelmann enseignait la même leçon (8).
            Il est peu de critique qui soit aussi « esthétique » que celle-ci, même si Diderot méconnaissait le substantif. Suspendu à l’instant privilégié de la rencontre sensible, laissant aller sa rêverie sur la pente des plaisirs que le peintre suggère, l’amateur devient pure réceptivité, et frémit à chacune des excitations émises par le tableau. Ce que Diderot attend surtout de l’art, ce sont des sensations fortes qui l’éveilleront au sentiment de la vie qui est en lui, et lui feront éprouver le plaisir de se sentir vivant. « Touche-moi, demande Diderot au peintre, étonne-moi, déchire-moi, fais-moi tressaillir, pleurer, frémir, m’indigner d’abord : tu récréeras mes yeux après, si tu peux » (9). Les peintres modernes, affaiblis par l’excès de la civilisation, manquent d’imagination et ne savent plus réveiller la vie de nos sens. Souvent proche de Burke, Diderot demande à l’art de retrouver l’accent sublime qu’on ne peut entendre sans frissonner, quitte à s’inspirer pour cela des plus horribles faits divers : « Il y a dans presque tous nos tableaux une faiblesse de concepts, une pauvreté d’idées, dont il est impossible de recevoir une secousse violente, une sensation profonde [...] J’ose proposer au plus intrépide de nos artistes de nous effrayer autant par son pinceau que nous le sommes par le simple récit du gazetier, de cette foule d’Anglais expirant, étouffés dans un cachot trop étroit, par les ordres d’un nabab » (Essais sur la peinture, Vernière Esth. 721) : allusion au massacre de la garnison anglaise de Calcutta lors de la conquête du Bengale en 1756. L’expérience esthétique est surtout qualitative, elle est de l’ordre de l’intensité, et seule sa violence signe sa véracité : c’est la force de ce sentiment qui peut seule me démontrer la valeur absolue du beau, ce qu’il y a en lui d’immuable et d’éternel. Le beau est vrai parce qu’il est irrésistible : « Mais que signifient tous ces principes, si le beau est une chose de caprice, et s’il n’y a aucune règle éternelle, immuable du beau? Si le goût est une chose de caprice, d’où viennent donc ces émotions délicieuses qui s’élèvent si subitement, si involontairement, si tumultueusement au fond de nos âmes, qui les dilatent ou qui les serrent, et qui forcent de nos yeux les pleurs de la joie, de la douleur, de l’admiration, soit à l’aspect de quelque grand phénomène physique, soit au récit de quelque grand trait moral? Apage, Sophista! Tu ne persuaderas jamais à mon cœur qu’il a tort de frémir ; à mes entrailles qu’elles ont tort de s’émouvoir » (Essais sur la peinture, Vernière Esth. 736). Comme l’écrit Hume au même moment, le sentiment ne saurait avoir tort puisqu’il est à lui-même son propre critère de vérité. Je frémis, donc je sais. La pure intensité de la réception sensible a donc, dans le domaine esthétique, la valeur d’une démonstration.
            Plus qu’un esprit, le critique est alors un corps extraordinairement impressionnable à la plus infime excitation qui, venue du monde extérieur, l’éveille au sentiment de la vie qui est en lui. Le corps est un appareil ultra-sensible, tourné vers l’extérieur, la mécanique physiologique d’une réactivité émotionnelle. Il est semblable à la toile de l’araignée au centre de laquelle se trouve logée l’âme, et qui tremble au moindre souffle d’air : « Vous concevez maintenant un peu ce que c’est que le fromage mou qui remplit la capacité de votre crâne et du mien. C’est le corps d’une araignée dont tous les filets nerveux sont les pattes ou la toile » (1767 ; Versini 632. Cette image sera bien davantage développée dans Le rêve de d’Alembert). Le corps sensible est le sismographe de la sensation. Le tableau est l’occasion de ce tremblement nerveux qui produit en nous ce que nous appelons le sentiment esthétique. Diderot ne disserte pas sur les tableaux ; il répond plutôt aux questions que le tableau lui pose. Esthétique du spectateur, et non poétique du créateur. C’est l’objet qui a l’initiative, et le sujet n’est que le corps résonnant en lequel vient se réfléchir le signal émis par le monde extérieur. Si le tableau ne prend pas en premier lieu la parole, le critique en retour ne se sent pas engagé à répondre. C’est ainsi que les tableaux de Boucher ne lui disent littéralement rien : « Prenez tous les tableaux de cet homme, et à peine y en aura-t-il un à qui vous ne puissiez dire comme Fontenelle à la sonate : “Sonate que me veux-tu?” Tableau que me veux-tu? » (1765, Versini 310 ; repris dans les Essais, Versini 500).
            Diderot au Salon est ainsi une sensibilité exaltée par la diversité des stimulations que la multiplicité des belles œuvres communique à son corps comme à son esprit. Sujet dispersé et multiplié, perpétuellement exposé à la crise renouvelée de l’enthousiasme, ivre de sentiments, Diderot ressemble assez à cet instrument de musique qu’il décrit lui-même dans une lettre à Sophie Volland (17 novembre 1765, « Folio » p. 279. Il s’agit d’un pantaleone, espèce de cymbalum à 76 cordes) : « Je ne crois pas que la musique m’ait jamais procuré pareille ivresse. Imaginez un instrument immense pour la variété des tons, qui a toutes sortes de caractères [...] Tantôt grand, noble et majestueux, un moment après doux, pathétique et tendre ; faisant succéder avec un art incompréhensible, la délicatesse à la force, la gaieté à la mélancolie, le sauvage, l’extraordinaire à la simplicité, à la finesse, à la grâce, et tous ces caractères rendus aussi piquants qu’ils peuvent l’être par leur contraste subit. Je ne sais comment cet homme réussissait à lier tant d’idées disparates, mais il est certain qu’elles étaient liées ».
            Comment, en effet, réussir à « lier tant d’idées disparates » ? On comprend que le jugement esthétique devient chez Diderot si intensément esthétique qu’on peut se demander s’il s’agit bien encore d’un jugement. Le jugement exige en effet de la part de l’esprit qui le formule un acte de synthèse qui rassemble les attributs, par la liaison de la copule, dans l’unité d’un sujet. Chez Diderot au contraire, l’impression esthétique volatilise le jugement, éparpillé en impressions diverses qui se renouvellent sans s’annuler. Du même coup, c’est le sujet sensible lui-même qui voit se dissocier son unité : par le fait même de la rencontre esthétique, Diderot expérimente la multiplication et la diffraction du moi. C’est ainsi qu’il recourt bien souvent à un dialogue fictif, sans doute pour rendre plus vivant son exposé (le sentiment de la vie ne provient-il par précisément de ce dédoublement du moi?), mais plus profondément parce que plusieurs voix se répondent dans le sujet, qui cesse ainsi d’être un : « Diderot dialogue avec lui-même, avec le spectateur qu’il fait de plus en plus, à partir de 1765, entrer dans le tableau et en devenir un acteur : dialogue entre auteur et public ou auteur et critique tout à fait parallèle à celui qui se développera dans un conte comme Jacques le Fataliste » (Versini, 183). Conversation avec un abbé précepteur de deux enfants dans la « promenade Vernet » (1767, p. 594 sq.), entre Diderot et Naigeon (que La Harpe surnommait « le singe de Diderot »), un peintre passé à la philosophie, dans le même Salon (519 sq). Dans Le Neveu de Rameau, se répondent « moi » et « lui » ; mais il apparaît bien vite que « lui » est un autre visage de « moi ». De même que le tableau interpelle Diderot, Diderot interpelle son lecteur et le fait entrer sur la scène de la critique. Diderot n’est jamais seul : il s’anime toujours en présence d’un interlocuteur fictif, agité par une interminable controverse intérieure. Ici encore, le critique et le peintre résonnent au même diapason, semblablement inégalisés et multipliés par l’infinie diversité des sensations : « Mais comment, me direz-vous, le poète, l’orateur, le peintre, peuvent-ils être si inégaux, si différents d’eux-mêmes? C’est l’affaire du moment, de l’état du corps, de l’état de l’âme ; une petite querelle domestique, une caresse faite le matin à sa femme, avant que d’aller à l’atelier : deux gouttes de fluide perdue et qui renfermaient tout le feu, toute la chaleur, tout le génie ; un enfant qui a dit ou fait une sottise, un ami qui a manqué de délicatesse, une maîtresse qui aura accueilli trop familièrement un indifférent ; que sais-je? Un lit trop froid ou trop chaud, une couverture qui tombe la nuit, un oreiller mal mis sur son chevet, un demi-verre de vin de trop, un embarras d’estomac, des cheveux ébouriffés sous le bonnet, et adieu la verve » (1767, Versini 629). Étiologie toute physiologique du génie et de la création : on n’a pas attendu Freud pour penser l’art comme une sublimation de la libido, et l’assujettir de cette façon aux caprices de l’humeur, à l’infinie quantité des causes infinitésimales qui déterminent notre assiette et l’équilibre toujours changeant de notre complexion. C’est précisément parce que le sujet esthétique tient en équilibre instable à la pointe de l’instant infinitésimal et toujours évanescent qu’il ressemble à un funambule qui oscille sur une corde mince. C’est là ce que Diderot lui-même, dans sa correspondance avec le sculpteur Falconet (15 février 1766, p. 475) nomme « l’homme pendule » : « Ce présent est un point indivisible et fluant sur lequel l’homme ne peut non plus se tenir que sur la pointe d’une aiguille. Sa nature est d’osciller sans cesse sur ce fulcrum [lit, support] de son existence. Il se balance sur ce petit point d’appui, se ramenant en arrière ou se portant en avant à des distances proportionnées à l’énergie de son âme [...] Je vous marque les deux termes les plus éloignés de l’homme pendule. »
            C’est ainsi que le critique est voué malgré lui à une écriture à bâtons rompus, un discours décousu que commande la seule disposition arbitrairement conçue par le « tapissier » de l’exposition, allant de tableau en tableau, se livrant sans réserves aux jeux de l’admiration et du hasard. Un tel exercice, celui de la critique, est sans doute enivrant pour l’écrivain, mais, illimité par nature, il est aussi lassant et s’épuise à la longue : sans doute Diderot progresse-t-il de Salon en Salon, mais il atteint bien vite une limite que la dispersion même de son travail lui interdit de dépasser, et que seul un travail plus philosophique, plus théorique, lui permettrait de surmonter. N’est-ce pas pour cette raison qu’il conclut le Salon de 1765 (le plus riche avec celui de 1767) par des Essais sur la peinture, marquant ainsi une volonté de synthèse, un effort pour rassembler et systématiser ses idées dispersées? Dans le Salon de 1767, Diderot est conduit à commenter son propre portrait signé par Michel Vanloo (Versini 531-532). Moment exemplaire de la critique esthétique, puisque c’est toujours d’une certaine façon de lui-même que le critique parle : son objet n’est-il pas, plutôt que le tableau lui-même, le sentiment que le tableau fait naître en lui? Diderot ne s’aime pas sur ce tableau, il se trouve un air efféminé, « l’air d’une vieille coquette qui fait encore l’aimable ». N’est-ce pourtant pas là la vérité de sa nature, lui qui se soumet si complaisamment à l’autorité de l’impression fugace, lui qui ne prétend qu’être une réceptivité exquise et aiguisée? Diderot rejette ce portrait en lequel il ne veut point se reconnaître, mais c’est paradoxalement pour une raison qui le ramène involontairement à la vérité du tableau : Vanloo aurait peint une humeur qui n’est que rarement la sienne, et peut-être même jamais, et ignoré les milliers d’autres qui le possèdent passagèrement. Mais n’est-ce pas précisément cette instabilité qu’exprime la coquetterie quasi féminine de l’autoportrait : « Mais que diront mes petits enfants, lorsqu’ils viendront à comparer mes tristes ouvrages avec ce riant, mignon, efféminé, vieux coquet-là? Mes enfants, je vous préviens, ce n’est pas moi. J’avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j’étais affecté. J’étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste. Mais je ne fus jamais tel que vous me voyez là » (Versini 532).
            La fragmentation du moi provoqué par l’impact de la rencontre sensationnelle détermine alors la nécessité de l’écriture. Il s’agit de conjurer le vertige d’une identité menacée, de conserver traces écrites d’impressions fugaces, de rassembler en un texte réfléchi les sentiments dispersés selon la diversité des objets. Que le jugement esthétique soit subjectif, non objectif, n’apparaît nulle part avec autant de clarté que chez Diderot. Le tableau est littéralement pour lui un pré-texte, le stimulant aléatoire du travail d’écriture, l’excitant qui stimule la verve de l’écrivain, l’alibi de la rêverie. Pourtant Diderot est attentif à la qualité de la composition, à la tenue du dessin, au métier du peintre. Il s’efforce à l’objectivité, ou se contraint du moins à commencer par là. Le plus souvent le commentaire commence par une description, qui vise à mettre sous les yeux le tableau que le lecteur ne voit pourtant pas. A la vérité il s’agit plutôt là d’un pensum, dont le critique souhaiterait être dispensé (un simple croquis ferait l’affaire) pour s’abandonner plus tôt à sa rêverie : « Une esquisse, je ne dis pas faite avec esprit, ce qui serait mieux pourtant, mais un simple croquis, suffirait pour nous indiquer la disposition générale, les lumières, les ombres, cette ligne de liaison qui serpente et enchaîne les différentes parties de la composition ; vous liriez ma description, et vous auriez ce croquis sous les yeux ; il m’épargnerait beaucoup de mots ; et vous entendriez davantage » (1765, Versini 517-518).
            Le devoir de description contraint Diderot à revenir à l’image. Il s’en affranchit pourtant bien vite. L’art de la description des tableaux, ou ekphrasis, était pratiqué depuis l’Antiquité, et la seconde sophistique, dès le IIe siècle, avait mis à l’honneur l’exercice rhétorique consistant à décrire une œuvre d’art. Très vite l’ekphrasis était devenu un exercice scolaire et codifié. Le chef d’œuvre de cette littérature est sans doute Les Tableaux, par Philostrate (170-244/249). Dans cette description fleurie et lettrée d’une galerie napolitaine, Philostrate utilise les tableaux comme motifs pour une inspiration toute rhétorique, à tel point qu’on a pu se demander si certains tableaux ont réellement existé, ou s’il n’ont pas été tout simplement imaginés à seule fin de donner l’occasion d’un morceau de bravoure.
            Rien de moins objectif que l’art de la description : le texte prend aussitôt son autonomie, et se développe d’après sa propre logique, et non d’après la logique du tableau. Les Salons de Diderot illustrent admirablement cette loi : très rapidement, la description se transforme en récit, le tableau devenant le décor d’une aventure imaginaire, qui devient elle-même le motif de nombreuses digressions, qui font parfois totalement oublier leur origine. La plume de Diderot file pour rattraper la couleur de l’instant, la pensée fugitive, l’impression évanescente. La digression est le mode naturel de l’expression. Penser, selon Diderot, c’est se livrer au jeu de la digression indéfinie. Ce que rappelle le témoignage du Président Des Brosses : « C’est un gentil garçon, bien doux, bien aimable, mais faiseur de digressions perpétuelles. Il m’en fit bien vingt-cinq hier, depuis neuf heures qu’il resta dans ma chambre jusqu’à une heure. Oh! Que Buffon est bien plus net que tous ces gens-là » (Guyot, 181-182). Diderot lui-même soupçonne par moments combien sa prolixité peut être lassante, mais il n’y renonce pas pour autant, car en ce jeu consiste son plaisir : « Je suis peut-être un peu long, mais si vous saviez comme je m’amuse en vous ennuyant! C’est comme tous les autres ennuyeux du monde. Et puis voilà pourtant cent dix tableaux de décrits, et trente et un peintres jugés » (1765, Versini 379).
            En ce sens la rédaction des Salons n’est pas pour l’écrivain un exercice accessoire, mais au contraire l’entreprise qui lui permet d’éprouver la vérité de son art. Il s’agit de savoir si l’on peut triompher de la dispersion des impressions sensibles et, tout en conservant l’allure de la spontanéité, rassembler en un bouquet — cette fameuse « ligne de liaison » qui manque, selon lui, à tant de tableaux — les idées que la diversité des œuvres lui a inspirées. Composer le Salon, c’est recomposer le sujet menacé de dispersion par le disparate des sensations. A propos du Salon de 1765 : « C’est certainement la meilleure chose que j’ai faite depuis que je cultive les lettres » (Versini 176 n. et Folio, Lettres à Sophie Volland, 279).
            Pour lutter contre le risque de l’évaporation, Diderot s’impose une discipline technique, il s’efforce de se donner des principes. Il apprend auprès des peintres qu’il fréquente (Chardin, Vernet, Greuze, La Tour) les secrets du « technique », le jargon d’atelier, il se constitue une véritable culture picturale. Paradoxe sur le comédien : il faut beaucoup de travail et de maîtrise de soi pour donner le sentiment de la spontanéité et de la liberté. Rien de plus travaillé que ce style merveilleux qui donne pourtant l’impression d’avoir été rédigé d’un seul mouvement de plume. Certes, le premier jet est enfanté dans l’enthousiasme, les idées se combinant entre elles au fur et à mesure que l’esprit aperçoit mieux les « rapports » qui les enchaînent (toute beauté, selon Diderot, est perception de rapports : cf art. « Beau » de l’Encyclopédie). Mais il faut ensuite revenir sur ce matériau, se plier à ce « travail de la lime, le plus épineux, le plus difficile, celui qui épuise, fatigue, ennuie et ne finit point, surtout chez une nation où quatre expressions de mauvais goût tuent un très bon ouvrage, où l’on ne permet pas la rencontre dure de deux voyelles, où l’on est blessé de la répétition d’un même mot, quelquefois dans une page... » (Guyot 77). « Soignez votre style le plus possible – recommande-t-il au Conseiller Tronchin – ne vous pardonnez rien sur cet article. Point de salut aujourd’hui sans un style pur, nerveux, correct, élégant, harmonieux. » La perfection du style est le sommet de l’art, l’aboutissement d’un long travail : « La pureté de style, la correction et l’harmonie sont les dernières choses qu’on obtient » ; il y faut « une longue patience, un travail opiniâtre, le concours d’un grand nombre d’hommes » (10).
            Pour la rédaction des Salons, ce labeur ne concerne pas seulement le travail du style, mais aussi la connaissance des œuvres et des artistes : Diderot a lu Roger de Piles, les Réflexions sur la peinture de Hagedorn (graveur et peintre, directeur des Académies des Beaux-Arts de Dresde et de Leipzig, où il accueillit Diderot lors de son passage, en route vers la Russie), Le Grand livre des peintres de Gérard Lairesse (1707), les Réflexions sur la sculpture par son contemporain et ami le sculpteur Falconet (avec lequel il entretient une correspondance remarquable). Il connaît les grandes collections parisiennes, toutes privées, et visite celles de Leyde, de Düsseldorf et de Dresde en s’acheminant vers Saint-Pétersbourg, où il se rend évidemment de nombreuses fois au musée de l’Ermitage. Il ne fera jamais le voyage en Italie dont il rêvait pourtant. Peu à peu, son goût s’éduque et se personnalise : d’abord conventionnel, chantre de Raphaël et de Poussin, défenseur de la théorie académique de la belle nature et de la représentation de l’idéal, il devient par la suite amateur d’un art plus réaliste, plus sensuel, plus attentif à la singularité du modèle, préférant au dessin de Raphaël la couleur d’un Rubens, d’un Rembrandt, d’un Titien : « Quel est le grand peintre, ou de Raphaël que vous allez chercher en Italie, et devant lequel vous passeriez sans le reconnaître, si l’on ne vous tirait pas par la manche et qu’on ne vous dît pas :  "le voilà" ; ou de Rembrandt, du Titien, de Rubens, de Van Dyck, et de tel autre grand coloriste qui vous appelle de loin, et vous attache par une si forte, si frappante imitation de la nature, que vous ne pouvez plus en arracher les yeux [...] J’oserais dire qu’il n’y eut peut-être pas de plus grand poète que Raphaël : pour un plus grand peintre, je le demande » (Essais sur la peinture, Vernière Esth. 733).
            Ainsi muni de ces connaissances, Diderot prétend, en premier lieu, s’en tenir à la stricte description du tableau : « Je vous décrirai les tableaux, et ma description sera telle qu’avec un peu d’imagination et de goût on les réalisera dans l’espace et qu’on y posera les objets à peu près comme nous les avons vus sur la toile » (1765, Versini 293). Décrire le tableau, c’est d’abord raconter une scène où se noue une intrigue avec des personnages principaux et des seconds rôles, et peu à peu s’élever à l’atmosphère qui les enveloppe, à « l’impression de l’ensemble » : « Dans la description d’un tableau, j’indique d’abord le sujet ; je passe au principal personnage, de là aux personnages subordonnés dans le même groupe ; aux groupes liés avec le premier, me laissant conduire par leur enchaînement ; aux expressions, aux caractères, aux draperies, au coloris, à la distribution des ombres et des lumières, aux accessoires, enfin à l’impression de l’ensemble » (Pensées détachées sur la peinture, la sculpture et la poésie, dernière rédaction 1781, Versini 181). Toute la difficulté, et c’est par là que la description est immédiatement interprétation, est de bien distinguer entre le principal et le subordonné, l’essentiel et l’accessoire. Le regard se laisse happer par le détail, et la description du détail l’hypertrophie et déforme la composition du tableau : « Très bon petit tableau ; mais exemple de la difficulté de décrire et d’entendre une description. Plus on détaille, plus l’image qu’on présente à l’esprit des autres diffère de celle qui est sur la toile [...] Il y a un moyen sûr de faire prendre à celui qui nous écoute un puceron pour un éléphant ; il ne s’agit que de pousser à l’excès l’anatomie circonstanciée de l’atome vivant » (1767, « Petite, très petite ruine », à propos d’un tableau d’Hubert Robert, Vernière Esth. 648). L’appréciation purement esthétique se laisse fasciner par le détail et se détourne d’abord de l’idée de l’ensemble : on l’a vu, c’est seulement à la fin de la description qu’on peut atteindre à « l’impression de l’ensemble ». Le regard empiriste, comme est celui de Diderot, se fixe donc sur le détail, sur l’appréhension sensible de l’infiniment petit, sur l’infinie singularité du phénomène ; le regard philosophique ne perçoit en revanche que l’idée générale, et manque le grain de la sensation qui fait pourtant tout le piquant de la toile. Le premier est presbyte et le second est myope. Tous deux ont raison à leur façon, et la juste description se trouve en équilibre précaire entre ces deux extrêmes : « Les poètes, prophètes et presbytes, sont sujets à voir les mouches comme les éléphants ; les philosophes, myopes, à réduire les éléphants à des mouches. La poésie et la philosophie sont les deux bouts de la lorgnette » (ibid.). On comprend que plus d’un équilibre, il s’agit d’une véritable antinomie : l’entendement ne considère que le général, la sensibilité ne saisit que le singulier. Le tableau est pourtant un objet pour la sensation. Mais comment composer un ensemble en additionnant des singularités?
            En vérité, de détail en détail, le critique ne parviendra que bien rarement à l’idée de l’ensemble. Chemin faisant, il se laissera tenter par l’invitation sensible, et prendra appui sur un point de détail pour tisser une rêverie, une fable, un récit. Il apparaît alors que la technique de description réputée objective est surtout une invitation faite à l’imagination pour qu’elle s’introduise sur la scène du tableau : « C’est une assez bonne méthode pour décrire des tableaux, surtout champêtres, que d’entrer sur le lieu de la scène par le côté droit ou par le côté gauche, et s’avançant sur la bordure d’en bas, de décrire les objets à mesure qu’ils se présentent. » (1767, Versini 677). Décrire, ce n’est en vérité que rêver. De ce point de vue, le texte le plus extraordinaire est sans doute celui qu’on appelle, dans le Salon de 1767, « la promenade Vernet ». Cette digression longue de plus de quarante pages parcourt sept paysages (que Diderot nomme des « sites », qui sont autant de stations pour la rêverie) de Joseph Vernet, microcosmes où se perd l’imagination du narrateur (on ne saurait plus parler de critique), Diderot s’introduisant dans le tableau pour y poursuivre une ballade nonchalante et rêveuse, accompagné d’un abbé imaginaire auquel il fait la leçon, méditant sur le spectacle qui les environne, et toujours escorté de deux bambins dont l’abbé est le précepteur, et qui ne pipent mot. On disserte doctement sur la finalité de la nature et sur la beauté de l’univers, sur la variété des coutumes et sur l’universalité de la vertu. On se perd dans une douce rêverie, on s’abandonne au repos du paysage, avec un accent qui fait parfois songer à la cinquième rêverie du promeneur solitaire (quatrième site, Versini 605). Puis, en une pénultième pirouette, à la fin du sixième « site », on reprend ses esprits et on revient à soi-même, se réservant le droit de décrire comme un tableau, et non comme un monde où l’on se perd, le septième et dernier site : « Mon secret m’est échappé et il n’est plus temps de recourir après. Entraîné par le charme du Clair de lune de Vernet, j’ai oublié que je vous avais fait un conte jusqu’à présent, et que je m’étais supposé devant la nature (et l’illusion était bien facile), puis tout à coup je me suis retrouvé de la campagne au Salon [...] Ce n’est donc plus de la nature, c’est de l’art, ce n’est plus de Dieu, c’est de Vernet que je vais vous parler » (Versini, 625-626).
            On a dit souvent que, pour décrire un tableau, Diderot le dramatise, le transforme en une scène de théâtre et imagine l’action. Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas assez dire. Entre l’image et le texte, la relation est à double sens : Diderot, sans doute, fait parler le tableau et le met en récit (Greuze), mais inversement l’écriture elle-même tend à n’être qu’une évocation d’images, l’esquisse d’un tableau imaginaire. Diderot ne dramatise pas seulement le tableau : il picturalise le drame, et traduit toute pensée en tableau vivant. Visionnaire, il voit le tableau, et le peintre n’a plus qu’à l’exécuter. Le texte de Diderot fait image, et l’écrivain se flatte de fournir aux peintres la composition de leur souhait : « Chardin, Lagrenée, Greuze et d’autres m’ont assuré, et les artistes ne flattent point les littérateurs, que j’étais presque le seul d’entre ceux-ci dont les images pouvaient passer sur la toile, presque comme elles étaient ordonnées dans ma tête » (1767, Versini 574). Et Diderot d’imaginer aussitôt diverses compositions allégoriques dont il est pourtant permis de douter qu’elles feraient bon effet en peinture. Diderot définit ici son propre style comme celui d’une écriture visuelle, d’imagination, qui convient au génie du peintre. La poétique de Diderot est picturale, et c’est sans doute ce trait de son génie qui le prédisposait à la rédaction des Salons. Ce n’est pas le cas de toute poésie, et il est bien des poèmes qui ne sauraient en aucune façon devenir des tableaux : « C’est ce que mes confrères ne sentent pas. Ils ont dans la tête Ut pictura poesis erit ; et ils ne se doutent pas qu’il est encore plus vrai qu’ut pictura poesis non erit. Ce qui fait bien en peinture fait toujours bien en poésie, mais cela n’est pas réciproque » (1767, Versini 573). Ce qui conduit à l’idée d’une « picturalité », qui serait l’essence propre du tableau : la saisie de l’instant signifiant, ou pittoresque, qui éternise la beauté en en fixant le « hiéroglyphe » (Lettre sur les sourds et muets : Neptune émergeant des flots, d’après Virgile).
            Quels sont enfin les goûts de Diderot? Remarquons qu’ils le portent vers les peintres conseillers ou agréés (Chardin, Greuze, La Tour, Vernet), plutôt que vers les Académiciens. C’est ainsi qu’il est très dur avec Boucher, pourtant premier peintre du roi à partir de 1765 : il lui reproche la fausseté de ses figures, son manque de naturel, ses bergères et ses jouvenceaux d’opéra, ses pastorales polissonnes, enfin la dépravation de ses mœurs qui flattent la sensualité par des images lascives : « Il est fait pour tourner la tête à deux sortes de personnes, les gens du monde et les artistes. Son élégance, sa mignardise, sa galanterie romanesque, sa coquetterie, son goût, sa facilité, sa variété, son éclat, ses carnations fardées, sa débauche, doivent captiver les petits maîtres, les petites femmes, les jeunes gens, les gens du monde, la foule de ceux qui sont étrangers au vrai goût, à la vérité, aux idées justes, à la sévérité de l’art » (1761, Vernière Esth. 450).
            Diderot est l’un des premiers à sentir que le règne du rococo s’achève, à appeler de ses vœux un art moins affecté, plus naturel et plus passionné, plus intense. Les mignardises de Boucher sont à ses yeux l’expression des mœurs dépravées de ses contemporains : il faudrait un art nouveau, qui retrouverait l’accent mâle et passionné de l’art antique, la voix de la nature étouffée sous les artifices, les bienséances et les grimaces de la galanterie. Seul le nu antique est grand et naturel ; les nus de Boucher sont apprêtés pour plaire, entourés de tout l’appareil de la séduction, aliénés et non libres : « Il a beau me les montrer nues, je leur vois toujours le rouge, les mouches, les pompons et toutes les fanfioles de la toilette » (1765, Vernière Esth. 454). Boucher devient une sorte d’entremetteur qui fournit à l’imagination des figures complaisantes : « Cet homme ne prend le pinceau que pour me montrer des tétons et des fesses. Je suis bien aise d’en voir ; mais je ne veux pas qu’on me les montre » (1765, Vernière Esth. 459). Et ce qui est vrai de Boucher l’est encore davantage de son gendre Baudouin, son imitateur qui outre encore sa manière : « Toujours petits tableaux, petites idées, compositions frivoles, propres au boudoir d’une petite maîtresse, à la petite maison d’un petit maître ; faites pour de petits abbés, de petits robins, de gros financiers ou autres personnages sans mœurs et d’un petit goût » (1767, Vernière Esth. 468). Les Pygmées modernes sont prisonniers d’un petit goût qui ne se plaît qu’à l’artifice, et ne savent plus rien de la grandeur de ce qui sait rester libre et naturel.
            Tout art dégénère en s’éloignant de la nature, en devenant maniéré, affecté. Le Salon de 1767 s’achève sur une petite dissertation intitulée « De la manière » : la perfection du goût est un point d’équilibre entre la brutalité des premiers temps et le raffinement excessif de la civilisation : « A l’origine des sociétés, on trouve les arts bruts, le discours barbare, les mœurs agrestes ; mais ces choses tendent d’un même pas à la perfection, jusqu’à ce que le grand goût naisse ; mais ce grand goût est comme le tranchant d’un rasoir, sur lequel il est difficile de se tenir. Bientôt les mœurs se dépravent ; l’empire de la raison s’étend ; le discours devient épigrammatique, ingénieux, laconique, sentencieux ; les arts se corrompent par le raffinement [...] On devient singulier, bizarre, maniéré ; d’où il paraît que la manière est un vice d’une société policée, où le bon goût tend à la décadence » (Versini 816). Pour lutter contre l’affectation de la manière, le peintre doit ressentir l’enthousiasme de la création, le feu de l’imagination seule capable d’une création originale. Le primitif est grossier ; le moderne est aliéné et affecté. Seul le grand goût — celui des Anciens — a su trouver le point d’équilibre. L’artiste est ainsi un équilibriste, entre enthousiasme et routine, entre génie et métier, entre spontanéité et composition. Le métier est nécessaire car lui seul est capable de rassembler en une synthèse, d’unifier en une composition cohérente les sensations multiples et dispersées qui assaillent le génie en proie à l’inspiration. Mais le métier sans génie n’est que routine et manière. Certains peintres ont trop de métier et pas assez de passion (par ex. Vien : « Vien dessine bien, peint bien ; mais il ne pense ni ne sent » 1767, Versini 542), certains autres trop de passion et pas assez de métier (Doyen, 1767, Le miracle des Ardents, Versini 647-661). Cette contradiction est la même, rapportée à la peinture, que celle que développera Le paradoxe sur le comédien : il faut le sang-froid du métier pour que le génie ne dissipe pas inutilement ses forces, mais il faut inversement la verve du génie pour que le métier ne soit pas simple routine, manière mécanique que la passion n’inspire plus. Mais ce milieu est rare et difficile : « Donnez à Vien la verve de Doyen qui lui manque ; donnez à Doyen le faire de Vien qu’il n’a pas, et vous aurez deux grands artistes. Mais cela est peut-être impossible, du moins cette alliance ne s’est point encore vue » (1767, Versini 661).

 

NOTES


1- Rien à voir avec les frères Grimm, Jakob (1785-1863) et Wilhelm (1786-1859), qui publient en 1812 les Contes d’enfant et du foyer.

2- Bien souvent aussi, l’homme de lettres se veut homme d’esprit et, pour le plaisir d’un mot, renvoie l’artiste aux oubliettes : « Le fils de Vernet est un des pointus les plus redoutables. Il entre au Salon. Il voit deux tableaux. Il demande de qui ils sont. On lui répond : “de Hallé” ; et il ajoute : “vous-en”. Allez-vous-en » (1767, Versini 535).

3- Belaval, L’Esthétique sans paradoxe de D., cite Diderot : « Lemoine disait qu’il fallait trente ans de métier pour savoir conserver son esquisse » (125), c'est-à-dire pour que la finition du tableau n’éteigne pas le feu de l’enthousiasme.

4- Voir aussi Belaval, Esthétique sans paradoxe de D., p. 106-107. Diderot ajoute : « En peinture comme en morale, il est dangereux de voir sous la peau ».

5- En un autre texte, Diderot demande : « Jésus-Christ, pauvre, triste, chétif, jeûnant, priant, veillant, souffrant, battu, fouetté, bafoué, souffleté, a-t-il jamais pu être taillé d’après un brigand nerveux qui avait débuté par étouffer des serpents au berceau, et employé le reste de sa vie à courir les grands chemins, une massue à la main, écrasant des monstres et dépucelant des filles... ». Cité par Seznec, Diderot et l’Antiquité, p. 113.

6- Belaval, Esthétique sans paradoxe de Diderot : « L’art chrétien a déprécié la nature, à tel point que les plus belles Vierges d’un Raphaël, d’un Guide, d’un Baroche, d’un Titien, nous tiennent en respect et qu’elles ne sauraient réveiller “un cortège d’idées douces, voluptueuses, agréables, qui missent les sens et les passions en jeu » (105).

7- D’où l’admiration de Diderot pour les Anciens, plus proches de la nature que nous, parce que moins domestiqués par la civilisation qui, des hommes, fait des nains : « Je ne me lasserai point de crier à nos Français : la Vérité! la Nature! les Anciens! Sophocle! Philoctète! » (Belaval, 148 et 268).

8- Diderot a-t-il lu Winckelmann? Selon Versini, Diderot l’aurait pratiqué dès 1765 (1010), ou seulement en 1766 (1047, n. 1). Il est vrai que la chose n’est pas bien claire, puisque Versini dit par ailleurs que Diderot n’a jamais lu Winckelmann, pas plus que Lessing (1018 n. 1). En vérité, la première mention sans équivoque de Winckelmann se trouve dans le Salon de 1765, dans ce passage où Diderot, se référant explicitement à l’historien allemand, reprend précisément ses propres termes dans la description du Torse du Belvédère. Cela ne signifie pas que Diderot a réellement lu l’Histoire de l’art chez les Anciens, publiée en allemand en 1764, mais dont la traduction française ne paraît qu’en 1766, un an après le Salon ; en revanche, Diderot a lu un long compte rendu de l’édition allemande dans le Journal encyclopédique, du 1er octobre au 1er décembre (Versini 439 et N. 1). Elizabeth Décultot, Johann Joachim Winckelmann, PUF 2000, p. 300 : « Diderot était un lecteur assidu du Journal étranger, qui publie une traduction des Gedanken dès 1756 et, par la suite, plusieurs comptes rendus sur les travaux de l’antiquaire allemand. Il y a fort à parier que c’est dans ces traductions françaises qu’il est allé puiser une part de son lexique. »

9- Essai sur la peinture, cité par Grimaldi, L’Art ou la feinte passion, p. 43.

10- Ces citations se trouvent dans Belaval, p. 290.