Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Master I, 2009
Mise en ligne : 1-11-12

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

DELEUZE

DESCARTES

1- Initiation à la philosophie cartésienne

2- Discours de la méthode

3- Méditations métaphysiques

4- La Mélancolie

5- Descartes et la musique (1)

DIDEROT

DOSTOÏEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

KANT

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-ANGE

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

PLATON

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

 

 

 

 

 

 


DESCARTES ET LA MUSIQUE (2)

 

            II- Le Compendium musicae de Descartes

            Le texte original du Compendium musicae de Descartes, composé en latin, se lit dans l’édition canonique des Œuvres complètes, par Charles Adam et Paul Tannery, tome X, p. 89-141, précédé d’un « Avertissement » qui  porte surtout sur l’établissement du texte, et suivi de « Variantes ». On peut encore consulter deux éditions plus récentes : Abrégé de musique, Compendium musicae, édition nouvelle, traduction, présentation et notes par Frédéric de Buzon, PUF, Paris, 1987. Précédée d’une présentation à la fois courte et précise, cette édition a l’avantage de confronter la traduction en français moderne au texte latin original. On peut également consulter une autre édition : Abrégé de musique, suivi des Eclaircissements physiques sur la musique de Descartes, du R. P. Nicolas Poisson, traduction, introduction et notes par Pascal Dumont, préface de Joseph-François Kremer, Paris, Méridiens Klincksieck, 1990. Cette édition donne la traduction en français moderne, mais sans le latin original. L’introduction (p. 13-43) est riche et développée, le texte du Père Nicolas-Joseph Poisson, excellent cartésien, développe un certain nombre de difficultés de ce qu’on peut appeler, par anticipation, l’esthétique musicale de Descartes (première publication à la suite d’une édition du Compendium, Paris, Charles Angot, 1668) ; notes fournies et souvent précieuses.

***

            L’Abrégé de musique, Compendium musicae, est un petit traité rédigé de novembre à décembre 1618, par le jeune Descartes (il a vingt-deux ans), esprit curieux et déjà savant, alors engagé dans les troupes du prince Maurice de Nassau, en garnison dans la ville de Breda, en Hollande. Il y fait la connaissance d’un certain Isaac Beeckman (qui a huit ans de plus que Descartes), esprit également curieux et savant, qui s’intéresse à la physique (donc à l’acoustique et à la théorie des cordes vibrantes) (1), mais aussi à la mathématique, à la médecine, en se réclamant d’une philosophie matérialiste inspirée de Démocrite et Lucrèce. C’est à Beeckman qu’au mois de janvier 1619 Descartes dédicace son traité : « Rene Isaco Beeckmanno ». Beeckman conservera le manuscrit, et l’exploitera pour ses travaux personnels, alors que Descartes lui demandait en vain de le lui retourner, n’ayant pas fait faire une copie, ce qui finira par gâter la relation entre les deux hommes (2). Descartes lui-même fait pourtant mine de ne pas trop accorder d’importance à cet essai de jeunesse, et le compare dans la dédicace finale, de façon il est vrai toute rhétorique, à un ourson mal léché, non encore dégrossi par sa mère (3). Cet essai n’a jamais été publié du vivant de Descartes, mais on voit pourtant, par l’exemple de quelques lettres, qu’il est demeuré vivant dans son souvenir, et que la question de la théorie musicale n’a jamais été répudiée de ses méditations.
            Il est vrai que, du point de vue de la construction de la gamme et de la théorie des accords, Descartes n’apporte rien de vraiment nouveau. Toutefois, quand on compare le Compendium aux traités de musique qui faisaient alors autorité, on ne peut que constater sa modernité. La démarche de Descartes est originale, ne se réclamant nulle part (à une exception près) des travaux antécédents (4), posant un certain nombre de principes, ou préliminaires (« praenotanda »), et en tirant méthodiquement les conséquences, selon la marche de l’entendement guidé par l’expérience. Il ne faut pas croire pour autant que le dessein de Descartes est de « mathématiser la musique » : bien au contraire, la suite méthodique des raisons est ici mise au service de l’oreille, et la fin de la musique est pour le philosophe la délectation sensible, et nullement le calcul des proportions harmoniques. L’orientation du traité est esthétique bien plutôt que mathématique, et c’est là précisément ce qui en fait l’étonnante modernité. Il s’agit surtout pour Descartes de déterminer quelles affectiones (propriétés, ou modalités) du son suscitent des affecti (dispositions, passions de l'âme) variés, et de juger de la perfection de la musique non par sa structure propre, mais par le plaisir qu’elle inspire. La musique est un art destiné à produire des effets sur l’âme par l’entremise des sens, elle est l’art de provoquer des passions artificielles en chatouillant (titillatio) l’âme par l’ébranlement de l’oreille. Il existe donc une remarquable correspondance entre le premier écrit de Descartes (le Compendium musicae, 1618) et le dernier : Les Passions de l’âme (1649) (5). On sait que pour Descartes, le plus haut degré de la sagesse, et la connaissance supérieure de la philosophie, est la morale, qui est la connaissance des émotions de l’âme ébranlée par les impressions du corps du fait de l’union substantielle de ces deux substances, et qui est ce qu’on nomme une passion : « J’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse » (lettre-préface des Principes de la philosophie). Le Compendium musicae contient en ébauche le traité des passions, et porte déjà la marque de la finalité éthique de la philosophie selon Descartes. La musique est pour Descartes l’art d’affecter les âmes et de leur inspirer diverses passions. Ce pour quoi Descartes rompt résolument dans ce petit traité avec une conception antique de la musique, et plus encore médiévale et néoplatonicienne, qui voit surtout en cet art la science des proportions harmoniques et l’image sonore des accords célestes qui font l’eurythmie du cosmos. On sait que les sciences théoriques (ou « arts libéraux ») sont classées, pendant tout le moyen âge et depuis les Noces de Philologie et de Mercure de Martianus Capella (Vème siècle), par référence à la paideia progressive élaborée, pour la formation des âmes philosophiques, au livre VII de La République, en trivium (grammaire, rhétorique et dialectique) et quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie et musique). Chaque élément correspond avec ceux de son groupe, la géométrie étant une arithmétique figurée dans l’espace, l’astronomie une géométrie visible, la musique une arithmétique sonore et, par l’analogie qui l’associe à l’astronomie, l’équivalent méthodique de la beauté proportionnée du mouvement des astres dans le ciel. C’est ainsi que les sept notes de la gamme sont mises en relation avec les sept planètes du système géocentrique gravitant dans la sphère des étoiles fixes. Cet accent mis sur le nombre et l’harmonie conduit à attribuer tout le privilège de l’art musical au seul théoricien (musicus), aux dépens du praticien (cantor) (6). En se réclamant d’une tradition pythagoricienne (Jamblique, IIème siècle), qui fonde la théorie des consonances sur la division de la corde en proportion géométrique (1/2, 1/4, 1/8), on prétendait rapporter tout l’art de la musique au seul calcul arithmétique des proportions harmoniques. Le De Institutione Musica de Boèce (vers 510), qui fait autorité pendant tout le moyen âge, distinguait entre trois sortes de musique : la musique du monde, à l’imitation de la musique des sphères dans le ciel, comme, dans la nature, des relations réglées qui unissent les quatre éléments ou les quatre saisons ; la musique humaine, qui étudie la gamme des sentiments que la musique inspire à l’âme, et la musique instrumentale, qui donne la théorie de la pratique musicale proprement dite (7). Mais ces trois musiques sont également subordonnées à la musique céleste, qui leur dicte ses lois et commande la théorie, comme le modèle donne la règle à la copie : la musique doit être à l’image de l’harmonie cosmique, du nombre et de la proportion qui ordonnent la création. Dans son Traité de l’harmonie universelle de 1627, Mersenne consacre de longs développements à la musique céleste, aux concerts angéliques qui réjouissent les âmes des bienheureux au paradis, à l’harmonie qui règne dans le monde et dont les secrets sont exprimés, sous le voile de l’allégorie, dans les fables des anciens, c'est-à-dire dans la mythologie grecque ou romaine. La musique devient ainsi un art ésotérique et hermétique qui, par le jeu des correspondances, entre en relation avec des savoirs ou des cultures qui lui sont pourtant étrangers : le discours sur la musique est à la fois inépuisable et confus, puisque c’est encore parler musique que d’étudier les mouvements des astres, calculer les harmoniques du nombre d’or, connaître les proportions relatives du temple de Salomon, interpréter le mythe de Pan et de Syrinx, ou d’Apollon et de Marsyas.
            Et c’est précisément à cette tradition, non seulement médiévale mais encore renaissante, qu’entend mettre fin le traité de Descartes. Il convient d’opposer ici une pensée qu’on peut dire hermétique (sous le patronage d’Hermès Trismégiste), ou herméneutique, selon laquelle l’analyse du concept réside dans l’inventaire toujours inachevé des correspondances qu’il entretient avec les autres concepts ; et une pensée qu’il faut dire méthodique (en ce sens qu’elle se développe linéairement, selon l’ordre de ses raisons, et non en rayonnant à partir d’un centre dans l’espace multiple et non ordonné des ressemblances), qui est la pensée proprement cartésienne, selon laquelle l’analyse du concept réside dans l’examen de son degré propre d’évidence (examen dont l’expérience du cogito fournit l’échantillon et comme la pierre de touche), et nullement dans ses relations avec les autres concepts. Le Compendium musicae de Descartes délaissera donc la musique du monde, et portera tout son intérêt sur la musique humaine, à laquelle doit être subordonnée la pratique instrumentale. Indifférent à l’harmonie qu’on dit régner dans le monde (mais l’univers galiléen n’est-il pas sur le point de réduire à néant cette prétendue harmonie en l’abîmant dans l’infini ?), Descartes ne veut s’intéresser qu’au seul plaisir musical, et aux émotions qu’il communique à l’âme incarnée. La marche méthodique de l’Abrégé de musique n’est nullement due à je ne sais quelle fascination pour les mathématiques (c’est bien au contraire la sensation, et non l’idée, qui est ici déterminante), mais au désir de se rendre attentif à la seule évidence des raisons, qui marque la proximité de l’esprit à lui-même, et de ne pas se laisser dévoyer par le réseau infini des analogies, qui viendrait embrouiller le développement de la pensée. Descartes veut penser la musique, purement et simplement, et non l’associer à ce qu’elle n’est pas, ni se laisser entraîner par le jeu des ressemblances.

***

            Qu’est-ce donc que « l’évidence » de la musique ? Comprenons : quelle est l’expérience la plus immédiate, la plus originaire, la plus intime que nous puissions faire de la musique ? En formulant ainsi la question, nous posons en principe que la musique humaine, non la musique céleste, est la plus essentielle des musiques, c'est-à-dire la mieux capable de nous signaler l’essence de la musique en tant que telle. L’expérience originaire du fait musical nous enseigne que la musique s’exprime en émouvant nos âmes, qui se trouvent ébranlées du fait du commerce qu’elles ont avec notre corps, la vibration du tympan provoquée par l’onde sonore suscitant des résonances dans les profondeurs de l’âme incarnée. C’est ainsi que nous « connaissons » esthétiquement la musique, par le plaisir, ou le déplaisir qu’elle inspire à notre esprit. Et c’est bien ainsi en effet que s’ouvre l’Abrégé : « La fin de la musique est de plaire, et d’émouvoir en nous des passions variées ». Le plaisir musical, plaisir de l’âme et du corps substantiellement unis, et non de l’âme seule, est donc un plaisir mixte : le corps, par la sensation, dont l’appréhension reste grossière, veut, pour ne pas perdre la mesure, de l’ordre et de la régularité dans le phénomène sonore ; mais l’âme, plus complexe, et dont l’appréhension est susceptible d’une infinie subtilité, veut qu’une diversité trouble cet ordre et le varie à l’infini (8). Trop de monotonie précipite l’esprit dans l’ennui, mais trop de complexité égare l’oreille. L’âme et le corps doivent ainsi concilier leurs deux natures, en trouvant une mesure qui leur soit commune : « Parmi les objets du sens, celui-ci n’est pas le plus agréable à l’âme qui est le plus facilement perçu par le sens, ni celui qui l’est le plus difficilement ; mais c’est celui qui n’est pas si facile à percevoir que le désir naturel qui porte les sens vers les objets ne soit pas entièrement comblé, ni également si difficile qu’il fatigue le sens » (septième préliminaire ; Buzon 58). La lettre à Mersenne du 18 mars 1630 cite exactement ce passage (montrant par là, entre autres choses, que Descartes avait toujours en tête, douze ans plus tard, l’Abrégé de sa jeunesse), et cela en rapport avec la beauté visible, non musicale, dont la clé réside également dans le mixte du simple et du complexe, de la régularité et de la diversité, « comme, par exemple, les compartiments d’un parterre, qui ne consisteront qu’en une ou deux sortes de figures, arrangées toujours de même façon, se comprendront bien plus aisément que s’il y en avait dix ou douze, arrangées diversement » (AT I, 133). L’art musical doit ainsi conjuguer la perfection qui réside dans la simplicité de la proportion harmonique (c’est ainsi que l’accord le plus simple est celui de l’octave, quasi semblable à l’unisson), avec l’agrément que nous fait éprouver la venue de la complexité (qui nous fait préférer, à l’octave, la quinte, ou la tierce majeure). Trop de simplicité dégoûte, trop de complexité déroute : « C’est pourquoi on se lasserait très vite si l’octave était utilisée seule et sans variété dans les airs. Ce que je confirme d’un exemple : nous serions plus vite dégoutés si nous ne mangions que du sucre et des friandises semblables que seulement du pain ; et pourtant personne ne nie qu’il est moins agréable au palais que ces choses » (« De la quinte » : Buzon 82). Il faut le sel de la dissonance pour donner du relief au sucre de la consonance : « Si l’on considère que ce ne sont pas absolument les choses les plus douces qui sont les plus agréables aux sens, mais celles qui les chatouillent d’une façon mieux tempérée : ainsi que le sel et le vinaigre sont souvent plus agréables à la langue que l’eau douce. Et c’est ce qui fait que la musique reçoit les tierces et les sextes, et même quelquefois les dissonances, aussi bien que les unissons, les octaves et les quintes » (Traité de l’homme, AT, XI, 151). La musique est ainsi le plaisir communiqué par un simple sensible compliqué par l’esprit, ou par un complexe sensible simplifié par l’esprit, selon le degré de sa culture, et de son exercice : « L’objet doit être tel qu’il tombe sous le sens ni trop difficilement ni trop confusément. Il suit de là qu’une figure très compliquée, fût-elle régulière, comme l’est la mère de l’astrolabe, ne plaît pas autant à la vue qu’une autre qui serait constituée de lignes plus égales, comme l’est d’ordinaire l’araignée du même instrument » (troisième préliminaire ; Buzon 56) (9). Le plaisir musical, comme tout plaisir dont les sens sont l’origine, est ainsi nécessairement mêlé (image sensible de l’union substantielle), à la fois simple et complexe, consonant et dissonant, plaisant et triste : « La fin de la musique est de plaire », commence l’Abrégé. Mais c’est pour ajouter aussitôt : « Aussi les chants peuvent-ils être à la fois tristes et plaisants ; il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ils produisent des effets si différents : ainsi les auteurs élégiaques et les auteurs tragiques nous plaisent d’autant plus qu’ils excitent en nous davantage de peine » (Buzon 54) (10).
            Encore faut-il comprendre combien cette fondamentale dissonance qui vient inquiéter nécessairement la trop grande simplicité de la consonance est l’expression d’un trouble infiniment intime, puisqu’il est le trouble d’une âme (qui goûte la complexité) qui fait l’expérience de son incarnation, et reconnaît intuitivement l’incommensurabilité de la substance étendue (qui goûte la simplicité) à laquelle elle est pourtant très étroitement unie. Mais ce trouble est une jouissance, puisqu’il nous fait éprouver intuitivement la nature pourtant incompréhensible de notre être même : par la musique l’homme goûte, et connaît, mais d’une connaissance seulement esthétique, le mystère de sa condition, l’union de l’âme et du corps, union incompréhensible pour l’entendement, mais qui fait de lui un « vrai homme » (11). On peut se demander d’où vient cette notion de goût qui connaîtra une grande fortune au XVIIIe siècle avec la naissance de la sensibilité « esthétique » et la théorie de ce qu’on nommera alors le « jugement de goût ». On a pu dériver les idées de bon ou de mauvais goût des manuels de mondanité ou de l’étiquette des cours qui fixent les valeurs qui sont autant de signes de reconnaissance pour une aristocratie soucieuse de se distinguer et de marquer les distances (Castiglione, Il Cortegiano, 1528 ; ou Gracian, L’homme de courOraculo manual y arte de prudencia, 1647). Cet élitisme de caste n’a pourtant rien de bien nouveau, et l’affectation des manières n’est pas moindre à la cour de Louis XV qu’à celle d’Aliénor d’Aquitaine (XIIe siècle). Il faut plutôt chercher l’origine du jugement de goût dans ces traités des passions qui abondent au XVIIe siècle, et dans lesquels se règle et s’expérimente la conduite de l’âme dans son commerce avec le corps, ce qu’on pourrait appeler l’éthique de l’union substantielle. Les anges, qui sont âmes sans corps, ont des pensées sans doute, mais ne sauraient avoir des « goûts ». Si le jugement de goût est subjectif plutôt qu’objectif, c’est parce que son véritable objet  n’est jamais celui qu’appréhende ses sens, mais plutôt l’effet que cette sensation communique à l’âme affectée par les impressions du corps. Dans le jugement de goût, l’objet est surtout le test que l’âme utilise pour faire l’expérience de son incarnation. C’est pourquoi un tel jugement est incapable d’une connaissance claire et distincte : l’union substantielle, qui réunit en une seule deux substances pourtant incommensurables entre elles, comme le sont la pensée et l’étendue, est à la fois évidente pour les sens et incompréhensible pour l’entendement. L’idée esthétique ne sera donc qu’un sentiment, non un concept, à la condition toutefois qu’on distingue, avec Kant, la sensation (Empfindung), qui est la sensation que le sujet a de l’objet, du sentiment (Gefühl), qui est le sentiment que le sujet a de lui-même : dans le jugement esthétique, le sujet fait l’expérience de sa propre existence, en ce sens que l’esprit s’y reconnaît intimement uni au corps. L’ange, qui voit avec l’extrême discernement de l’intelligence, mesure le plus petit écart ; mais l’homme de goût s’en tient, non à ce que ses sens perçoivent, mais plus exactement à ce que son esprit aperçoit de ce que ses sens perçoivent. C’est la raison pour laquelle la musique à laquelle Descartes consacre ce petit traité est la musique perçue par l’oreille, non celle que peut calculer l’entendement. Aussi Descartes approuve-t-il le « tempérament » qui permet de simplifier le clavier de l’orgue ou de l’épinette par l’égalisation du dièse et du bémol, distincts l’un de l’autre d’un comma (neuvième partie de l’intervalle musical). Cette question fut au XVIe siècle l’objet d’une longue polémique entre Gioseffo Zarlino, maître de chapelle et organiste à Saint-Marc, partisan de la gamme pythagoricienne qui distingue entre la note diésée (« apotome ») et la note supérieure bémolisée (« limma »), et Vincenzo Galilei, père du grand physicien, qui souhaitait, au nom de la tradition empiriste d’Aristoxène, simplifier la gamme en tempérant l’altération au demi-ton (tempérament « mésotonique »), puisque le comma, qui marque la différence entre les deux altérations, n’est pas perceptible à l’oreille humaine. Descartes, plus attentif au sentiment de l’intervalle qu’à son écart réel, prend le parti de Galilei contre Zarlino (sans toutefois les citer) : une consonance altérée d’un comma demeure pour l’oreille une consonance : « L’intervalle du schisme (12) est si petit qu’il ne peut à peine être discerné par l’oreille. De là vient que ces dissonances empruntent la douceur des consonances dont elles sont très proches. Et les intervalles des consonances ne sont pas si absolus que si l’on en modifiait l’un tant soit peu, toute la douceur de la consonance disparaîtrait aussitôt » (« Des dissonances » : Buzon, 120-22).
            On remarquera encore que, dans ces premières lignes de l’Abrégé, la musique est associée, non certes à la musique mondaine ni céleste, mais à la poétique de l’élégie ou de la tragédie : la musique émeut en nous des « passions variées », à la façon des « auteurs élégiaques et des acteurs tragiques qui nous plaisent d’autant plus qu’ils excitent en nous davantage de peine ». La musique correspondant à la seconda prattica de Monteverdi devient en effet littéraire et rhétorique, dans l’exacte mesure où la rhétorique est, depuis son invention (qu’on se reporte au second livre de La Rhétorique d’Aristote), l’art d’inspirer et de conduire les passions des hommes. Si l’astronomie est le véritable paradigme de la musique médiévale et renaissante, c’est au contraire la rhétorique qui est celui de la musique moderne : elle est l’art d’ébranler les âmes, de les émouvoir (movere) et de les enchanter. Et Descartes n’hésite pas, dans son dernier chapitre (« De la manière de composer et des modes »), à assimiler les principes de la composition musicale à ceux de la rhétorique : « Non seulement le repos ou cadence plaît à la fin ; mais même au milieu d’un chant, la fuite de cette cadence apporte un plaisir qui n’est pas mince, lorsqu’une partie paraît vouloir se reposer et que l’autre continue d’avancer. Et cette sorte de figure dans la musique est comparable aux figures de la rhétorique dans le discours » (Buzon 134). Peut-être Descartes veut-il faire ici allusion à l’ambiguïté de la litote ou de l’euphémisme, qui évoquent le sens sans l’exposer, à la façon de la cadence, qui fait croire au mot de la fin tout en prolongeant le discours. L’essentiel reste néanmoins cette sensibilité nouvelle à la musique, poétique des passions, d’inspiration littéraire et rhétorique, purement humaine, et parfaitement épurée des considérations astronomiques ou numérologiques dont s’encombrait la musique médiévale, musique céleste plutôt qu’humaine. On peut dire en ce sens que la musique dont Descartes entreprend de faire la théorie est bien une musique de la Contre-Réforme, en ce sens qu’elle vise, conformément aux principes de l’art baroque, la séduction rhétorique plutôt que la perfection formelle. L’art, dépourvu de valeur en lui-même, mais doué d’un redoutable pouvoir, celui de toucher et de plaire, est une scénographie de l’apparence qui doit se mettre au service de la vérité, mais qui peut aussi bien corrompre les âmes en les fascinant, sur le modèle de la rhétorique dont le Gorgias de Platon nous apprend qu’elle peut aussi bien servir le roi philosophe que le tyran. Le concile de Trente définira donc rigoureusement les critères qui permettent de juger une œuvre d’art conforme au dogme. A l’inverse, dans les pays protestants, la musique est par elle-même digne d’exprimer le divin. C’est dans le Verbe, c'est-à-dire dans la parole vive, et plus encore dans le chant, non la voix chantante et virtuose, mais le chant collectif qui rassemble la communauté, que Dieu s’incarne. Luther introduisit dans la liturgie des cantiques, ou chorals, à une ou deux voix, parfois à quatre voix avec l’aide d’un compositeur renommé, Johann Walter (1496-1570), il en composa lui-même, en s’inspirant souvent de mélodies simples ou populaires, tel Ein' feste Burg ist unser Gott (« C’est un rempart que notre Dieu »), le plus célèbre d’entre eux. Ces « psaumes en allemand pour le peuple », ou ces « cantiques spirituels » comme il les nommait lui-même, exprimaient la force de la foi et la joie de la communauté rassemblée. Le chant, comme la prédication, est le souffle d’une voix inspirée qui s’élève vers Dieu, comme une hymne ou une action de grâces. La musique, comme en témoignent de nombreux passages de la Bible, et par-dessus tout le roi-musicien David, est soulevée par une force divine, la puissance du verbe vivant et vibrant étant l’unique forme sensible en laquelle s’incarne le divin. C’est pourquoi la culture protestante, qui reconnaît à la musique une majesté plus qu’humaine, ne saurait la concevoir comme un simple artifice rhétorique dont la seule fin est de persuader et de séduire. En assimilant la musique à la rhétorique, Descartes, élève des Jésuites, marque sa dépendance envers l’Eglise de Rome (13).
            Que la musique ait le pouvoir d’émouvoir les passions, ce n’est pas là vraiment, pourrait-on objecter, une thèse bien nouvelle. Tous les traités de musique citent depuis longtemps le livre III de La République de Platon, qui condamne les harmonies plaintives qui avachissent les âmes, l’ionienne et la lydienne, et fait l’éloge de l’harmonie dorienne, qui enflamme le courage des guerriers, et de l’harmonie phrygienne, qui inspire un sentiment de majesté et de solennité (398 e et sq). Selon cette théorie, la musique n’a pas le pouvoir d’émouvoir, elle est une magie qui envoûte et possède. On se souvient du passage du De institutione musica de Boèce, où il est rapporté que Pythagore et Empédocle surent calmer immédiatement un furieux en demandant aux musiciens de modifier le mode de leur chant. Rien de tel chez Descartes : le Compendium musicae pense la passion suscitée par la musique comme une émotion de l’âme ébranlée par l’impression que le corps reçoit, mais nullement comme une possession irrésistible qui la détermine mécaniquement. La musique ne serait pas un plaisir si elle devait s’apparenter au vertige de la possession, elle serait au contraire une souffrance dont la tension ne pourrait se résoudre que par la crise cathartique et le retour à l’équilibre. L’onde sonore, qui fait vibrer le tympan, résonne dans les profondeurs de l’esprit, elle est appréciée par le jugement de l’âme qui goûte cette passion selon qu’elle satisfait aux critères contradictoires de simplicité et d’ordre qui règlent selon Descartes la beauté du phénomène sensible. L’âme, jouissant du plaisir esthétique, n’abdique en aucune façon son droit de juger, ni la liberté de son appréciation. Aussi doit-on parler d’un véritable jugement de goût, tandis que l’âme, possédée par la transe musicale, telle que la décrivent les auteurs antiques, est incapable du moindre jugement. Il est des auditeurs qui recherchent dans le plaisir musical une ivresse de la possession qui les délivre de l’exercice du jugement, qui jouissent de s’abandonner au rythme et ne sont plus qu’un corps réagissant à la commotion sonore. La musique dont Descartes fait ici la théorie est au contraire une musique qui fait appel à l’intelligence, qui est goûtée avec perspicacité. Ce débat partage depuis longtemps les musiciens. Ne sont-ce pas précisément cette possession et cette ivresse que Nietzsche reprochera à la magie wagnérienne ? L’ivresse musicale, qui possède et force les âmes, ne trouve-t-elle pas son accomplissement dans la musique militaire, qui fait marcher au pas, fût-ce devant la mort ? Une telle musique est, selon Descartes, semblable à celle qui fait danser les ours et aboyer les chiens. Mais la musique qui passionne l’âme humaine est une sollicitation plutôt qu’une tyrannie, elle éveille et réjouit l’âme par la cause occasionnelle du phénomène sonore, elle en appelle à son jugement et à son appréciation, elle ne cherche nullement à la subjuguer ni à l’anéantir. Une admiratrice disait un jour à Liszt : « Maître, votre musique irrésistiblement me berce ». « Ce n’est pourtant pas là l’effet que je poursuis », répondit le maître.
            La mécanique de la possession, qui ne laisse aucune marge de libre jeu, permettait aux anciens d’établir une correspondance terme à terme entre les différents modes musicaux et les passions qu’ils imprimaient dans l’âme : au dorien, le courage ; au lydien, la lascivité. L’étroitesse de ce lien se relâche dans la théorie moderne du goût. L’incommensurabilité des deux substances, dont l’union est pourtant goûtée par l’effet du plaisir musical, interdit d’établir un lien de nécessité entre le phénomène acoustique, qui est l’impression reçue par le corps sensible, et l’émotion, qui est la passion dont l’âme est affectée. La seule loi physique à laquelle la musique est soumise est celle de l’équilibre entre la variété goûtée par l’âme et la continuité réclamée par le corps. Loi du contraste (soit en hauteur, soit en intensité), elle est purement relative, et ne dit rien de la valeur absolue du son, ni du contenu même de la mélodie parfaite : « En un concert de musique, écrit Descartes à Mersenne  qui le presse de préciser sa théorie des passions inspirées par la musique, si les voix vont presque toujours également ou qu’elles s’abaissent et ralentissent peu à peu, cela endormira les auditeurs ; mais si au contraire on rehausse la voix tout d’un coup, ce sera le moyen de les réveiller (AT I, 87 ; 18-12-1629). Les dernières lignes de l’Abrégé de musique semblaient pourtant promettre une telle théorie : « Je devrais traiter maintenant de chaque mouvement de l’âme qui peut être excité par la musique, et je pourrais montrer par quels degrés, consonances, rythmes et choses semblables, ils doivent être excités ; mais cela dépasserait les limites d’un abrégé » (Buzon 138). En vérité, ce programme ne sera jamais rempli, pour la raison suffisante qu’il ne peut l’être, puisque l’entendement fini échoue à discerner une quelconque communication entre les deux substances, et ne peut que constater, sans le comprendre, le fait sensible de l’incarnation. La désinvolture avec laquelle Descartes renvoie à plus tard cette tâche n’est pas seulement motivée, comme il le prétend ici, par la brièveté d’un abrégé, mais plus profondément, par les principes mêmes de sa métaphysique, comme il en prendra sans doute conscience plus tard. Mersenne, qui se réfère à la tradition, ne comprend pas cette négligence, l’inventaire des passions inspirées par la musique étant depuis l’antiquité le morceau de bravoure de toute théorie musicale digne de ce nom. Descartes précise donc sa pensée dans la lettre qu’il lui adresse le 18 mars 1630 : « Mais généralement, ni le beau ni l’agréable ne signifient rien qu’un rapport de notre jugement à l’objet ; et pour ce que les jugements des hommes sont si différents, on ne peut dire que le beau ni l’agréable, aient aucune mesure déterminée. Et je ne saurais mieux expliquer que je n’aie fait autrefois en ma Musique » (AT I, 133). Et Descartes de citer le passage du Compendium où le plaisir musical est défini comme un mixte de simple et de complexe. Ce qui ne permet pas toutefois d’en tirer les principes d’une esthétique, puisque, de l’onde sonore à la passion de l’âme, la conséquence est mauvaise, en raison de l’incommensurabilité des deux substances. Le mélange, qui est à la source du plaisir musical, ne permet en effet que de définir la nature de l’accord, entre l’excès de la dissonance, qui déchire l’oreille, et l’excès de la consonance, qui dégoûte l’âme ; mais elle est incapable de préciser où il faut situer ce juste milieu pour obtenir l’effet esthétique recherché. Cette évaluation demeure nécessairement empirique, et dépend soit de l’éducation de l’oreille, soit du goût de l’époque. Car, comme le disait Descartes à Mersenne dans une lettre précédente (4-3-1630), et sans que son correspondant, qui revient à la charge dans la lettre suivante, ne prenne vraiment conscience de cette césure : « Je vous avais déjà écrit que c’est autre chose de dire qu’une consonance est plus douce qu’une autre, et autre chose de dire qu’elle est plus agréable. Car tout le monde sait que le miel est plus doux que les olives, et toutefois force gens aimeront mieux manger des olives que du miel. Ainsi tout le monde sait que la quinte est plus douce que la quarte, celle-ci que la tierce majeure, et la tierce majeure que la mineure ; et toutefois il y a des endroits où la tierce mineure plaira plus que la quinte, même où une dissonance se trouvera plus agréable qu’une consonance ». « Je vous avais déjà écrit » : en effet, dans une lettre précédente au même correspondant, Descartes soulignait déjà que le simple calcul des consonances, qui n’est que le phénomène acoustique de la concordance des phases, est incapable de donner les raisons de l’agrément qui inspire à l’âme du plaisir : « Tout ce calcul sert seulement pour montrer quelles consonances sont les plus simples, ou, si vous voulez, les plus douces et les plus parfaites, mais non pas pour cela les plus agréables ; et si vous lisez bien ma lettre, vous ne trouverez point que cela fît une consonance plus agréable que l’autre, car à ce compte l’unisson serait le plus agréable de tous. Mais pour déterminer ce qui est le plus agréable, il faut supposer la capacité de l’auditeur, laquelle change comme le goût, selon les personnes ; et ainsi les uns aimeront mieux entendre une seule voix, les autres un concert, etc. ; de même que l’un aime mieux ce qui est doux, et l’autre ce qui est un peu aigre ou amer, etc. » (AT, I 108). Il ne faut pas chercher d’autres raisons au désaccord de la théorie cartésienne de la musique avec les théories anciennes, qui ne craignaient pas, quant à elles, d’établir une correspondance rigoureuse, à la fois universelle et constante, entre les modes musicaux et les passions : c’est que leurs oreilles, moins éduquées que les nôtres, étaient plus facilement étonnées par la musique qui venait les « chatouiller », qu’ils étaient par conséquent plus violemment émus par l’impression du phénomène sonore, obéissant ainsi immédiatement à la sollicitation musicale, à la façon d’un ours ou d’un éléphant qui mime mécaniquement le rythme qui le fait danser. Mais les modernes sont mieux éduqués, leurs plaisirs sont plus variées, et la musique n’a plus aujourd’hui le pouvoir de posséder ainsi les esprits sans leur laisser le loisir de se reprendre, et de goûter le jeu qui leur permet de librement apprécier le plaisir esthétique : « Pour la musique des anciens, je crois qu’elle a quelque chose de plus puissant que la nôtre, non pour ce qu’ils étaient plus savants, mais pour ce qu’ils l’étaient moins : d’où vient que ceux qui avaient un grand naturel pour la musique, n’étant pas assujettis dans les règles de notre diatonique, faisaient plus par la seule force de l’imagination que ne peuvent faire ceux qui ont corrompu cette force par la connaissance de la théorie. De plus, les oreilles des auditeurs n’étant pas accoutumées à une musique si réglée, comme les nôtres, étaient beaucoup plus aisées à surprendre » (18-12-1629 ; AT I 101-102).
            La théorie « corrompt » l’imagination, l’intelligence du rapport (« la connaissance de la théorie »), la violence de la sensation. L’histoire des arts sera donc la corruption progressive de l’immédiateté sensible par l’intellectualisation croissante qui permet à l’âme de se libérer de cette emprise originaire, et de prendre la distance critique qui permet le jugement. On sait que pour Descartes toute sensation est bonne de sa nature, le créateur ayant réglé au mieux les relations de l’âme et du corps en vue, non de la vérité (il appartient à l’entendement, selon l’ordre de ses raisons, et non à l’union des substances, de l’établir), mais de la conservation du corps même, en vue de la préservation de ce corps nécessairement affecté par le monde environnant (Sixième Méditation). C’est pourquoi tout poison est nécessairement désagréable (alors qu’il est vrai qu’un remède peut déplaire au goût, non parce qu’il y aurait quelque défaut dans l’union de l’âme et du corps, mais parce que la maladie, qui dérègle la machine corporelle, pervertit également les saveurs « naturelles », comme on le voit en l’hydropique qui ressent une soif ardente alors même que boire lui est fatal). Le goût ne peut donc être naturellement trompé que par une intention maligne, qui masquera la saveur du poison dans l’abondance d’un mets agréable : « Il se présente encore ici une difficulté touchant les choses que la nature m’enseigne devoir être suivies ou évitées, et aussi touchant les sentiments intérieurs qu’elle a mis en moi ; car il me semble y avoir quelquefois remarqué de l’erreur, et ainsi que je suis directement trompé par la nature. Comme par exemple le goût agréable de quelque viande, en laquelle on aura mêlé du poison, peut m’inviter à prendre ce poison, et ainsi à me tromper. Il est vrai toutefois qu’en ceci la nature peut être excusée, car elle me porte seulement à désirer la viande dans laquelle je rencontre une saveur agréable, et non point à désirer le poison, lequel lui est inconnu » (Méditation sixième). Et c’est pourquoi, puisque la voix de la nature me signale toujours ce qui vaut le mieux pour ma santé, il n’est pas de meilleur médecin que le médecin de soi-même : « La meilleure manière de prolonger la vie et la méthode à suivre pour garder un bon régime, c’est de vivre comme les bêtes et entre autres de manger ce qui nous plaît, flatte notre goût, et seulement tant que cela nous plaît » (Entretien avec Burman). C’est ainsi que l’on peut dire que les anciens goûtaient la saveur de la musique « comme les bêtes », c'est-à-dire dans l’immédiateté de la nature. Dans cette simplicité naturelle, ou originaire, l’art introduit l’artifice par le raffinement et la complexité toujours plus élaborés. L’effet de cette corruption est double : négatif pour la pure sensation, il est positif pour l’esprit qui la juge. Négatif, puisqu’il nous éloigne de la nature, et rend ainsi possible, par la force de l’habitude, le paradoxe d’un empoisonnement agréable. C’est ainsi que le goût du tabac, dont Sganarelle fait l’éloge à l’ouverture du Dom Juan de Molière, est âcre et déplaisant à la première bouffée ; mais le désir de faire comme les autres, de se plier aux usages de la mondanité, nous en fait prendre l’habitude, et nous finissons par trouver de l’agrément à l’ingestion de ce poison (14). Pourtant, ce même éloignement du pur sentiment de la nature peut être positif quand il s’exerce dans le domaine des arts : la musique des anciens commande les âmes par la force de l’impression ; la musique des modernes, par l’artifice que la complexité de la théorie a permis d’introduire en cet art, se dégage de cette emprise et ouvre la voie d’une variation et d’une altération indéfinies, ce que Descartes lui-même ne craint pas de nommer une « corruption » de l’imagination. Il semble que ce progrès soit un bien, puisqu’il accorde à l’âme unie au corps la liberté de juger ses propres passions ; mais il se pourrait bien qu’il soit un mal, en ce qu’il s’écarte de la bonne nature et se perde dans le dédale sans fin de l’artifice baroque. Cet éloge de la bonne nature comme du médecin de soi-même, Descartes le tient, plus qu’il ne consent à l’avouer lui-même, de Montaigne, et peut également se réclamer d’Aristote, que Sganarelle ne manque précisément pas de contredire. Il inspirera Rousseau, qui lui donnera un développement considérable.
            L’art déréglant ainsi par l’invention de l’artifice l’accord naturel qui joint l’âme au corps, et cela par l’appréciation toujours plus subtile que l’âme fait de ses propres passions (seul l’homme est capable d’art, et il faut de l’intelligence pour « corrompre » la nature), il n’est plus de correspondance nécessaire entre les propriétés du son et la qualité de l’émotion. Nul ne saurait donc définir les critères de l’excellence musicale, celle-ci étant un fait de culture, c'est-à-dire d’éducation et d’habitude, et non de nature. C’est ainsi que la règle, pourtant fondée en nature, de la combinaison de l’unité avec la variété, ne nous autorise nullement à définir un canon de la beauté, puisque c’est précisément la transgression de cette règle, et non son application, qui détermine le plaisir esthétique : « Les compartiments d’un parterre, qui ne consisteront qu’en une ou deux sortes de figures, arrangées toujours de même façon, se comprendront bien plus aisément que s’il y en avait dix ou douze, et arrangées diversement ; mais ce n’est pas à dire qu’on puisse nommer absolument l’un plus beau que l’autre, mais selon la fantaisie des uns, celui de trois sortes de figures sera le plus beau, selon celle des autres celui de quatre, ou de cinq, etc. Mais ce qui plaira à plus de gens, pourra être nommé simplement le plus beau, ce qui ne saurait être déterminé » (lettre à Mersenne du 18 mars 1630 ; AT I, 133). Aussi le beau plaît-il sans concept, c'est-à-dire sans règle constante, mais seulement par l’usage, selon le raffinement de l’éducation qui fait la complexion de l’individu, qui résulte de l’équilibre des humeurs, ou selon les conventions qui règnent dans le monde, qui sont un effet de l’imitation et sont déterminées par les manières de cour. Du beau, selon Descartes, on ne peut élaborer qu’une psychologie ou une sociologie, toutes deux empiriques, mais en aucune façon une métaphysique. Il faut donc que l’entendement se résigne à la pluralité des types de beauté, selon le tempérament de chacun et les habitudes contractées : « Vous m’empêchez autant de me demander de combien une consonance est plus agréable qu’une autre, que si vous me demandiez de combien les fruits me sont plus agréables à manger que les poissons » (à Mersenne, 4 mars 1630 ; AT I, 126). Et de façon plus affirmée encore : « La même chose qui fait envie de danser à quelques-uns peut donner envie de pleurer aux autres. Car cela ne vient que de ce que les idées qui sont en notre mémoire sont excitées : comme ceux qui ont pris autrefois plaisir à danser lorsqu’on jouait un certain air, sitôt qu’ils en entendent de semblable, l’envie de danser leur revient ; au contraire, si quelqu’un n’avait jamais ouï jouer des gaillardes, qu’au même temps il ne lui est arrivé quelque affliction, il s’attristerait infailliblement, lorsqu’il en ouïrait une autre fois. Ce qui est si certain, que je juge que si on avait bien fouetté un chien cinq ou six fois, au son du violon, sitôt qu’il ouïrait une autre fois cette musique, il commencerait à crier et à s’enfuir » (A Mersenne, 18 mars 1630 ; AT I, 133). Il y a cette différence toutefois entre le chien et l’homme, que l’automatisme passionnel qui affecte la bête la livre sans défense à l’impression sensible ; tandis que l’homme peut, par l’analyse à laquelle l’entendement soumet le sentiment, s’éloigner de l’impact passionnel, en élaborer la théorie, et par là même se mettre en mesure de juger ses passions, d’en apprécier la qualité et, en se jouant de leurs variations, les élever au niveau d’un art. Les impressions de l’enfance, comme celles que la musique faisait autrefois sur les âmes des anciens, sont vives et fortes, l’âme, encore ensevelie dans le corps, n’ayant pas pris la conscience de la puissance innée qui ne la rapporte qu’à elle-même. Pourtant, par l’exercice spirituel de la méditation, l’âme peut s’éveiller peu à peu de cette dépendance où la maintiennent les apparences perçues par les sens comme son adhésion aux contes de nourrice. Elle prend alors conscience du pouvoir qui est le sien de penser par soi-même, et se délivre progressivement de l’emprise passionnelle. C’est ainsi que Descartes lui-même apprit à se détacher de l’attraction qu’exerçait sur lui un certain type de visage, qui lui avait fait forte impression en son enfance : « Lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche (15) ; au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour cela qu’elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j’y ai fait réflexion, et que j’ai reconnu que c’était un défaut, je n’en ai plus été ému » (A Chanut, 6 juin 1647).

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            L’incommensurabilité des deux substances, qui interdit de construire, à l’inverse de ce qu’ont tenté les Anciens, une pathologie musicale universelle et invariable, tout en se fondant, au plus intime de moi-même, sur la certitude métaphysique du cogito, qui est au principe de toute connaissance, ouvre la voie, simultanément, à la naissance d’un doute nouveau, portant cette fois non sur le sujet dans la connaissance qu’il a de lui-même, mais sur autrui tel qu’il nous est donné de le connaître par le commerce que nous avons avec lui. Autrui en effet ne se montre à moi que par son corps, la lumière intime de l’âme se connaissant elle-même, c'est-à-dire appréhendant en elle l’évidence de l’être, demeurant une certitude purement subjective, celée dans le secret de l’intérieur, innée en notre âme, mais inaccessible aux yeux d’autrui. C’est même la raison pour laquelle le cogito est nécessairement une expérience métaphysique, c'est-à-dire une intuition et non un syllogisme (16), qui s’accomplit dans le for intérieur du sujet de la méditation, et qui n’a de valeur que pour l’esprit qui a éprouvé en lui-même cette illumination originaire, qu’on doit vivre dans l’intimité de la pensée et à laquelle on ne saurait accéder par la simple transmission d’un enseignement extérieur, d’un simple apprentissage qui n’aurait pas fait l’objet d’une véritable intériorisation, ce que Platon nomme une réminiscence (anamnêsis), qui n’est pas si éloignée de l’évidence cartésienne : « Il ne me semble pas que j’apprenne rien de nouveau, écrit Descartes au début de la « Méditation cinquième », mais plutôt que je me ressouviens de ce que je savais déjà auparavant, c'est-à-dire que j’aperçois des choses qui étaient déjà dans mon esprit, quoique je n’eusse pas encore tourné ma pensée vers elles ». Et c’est pourquoi encore, à la fin de la « Méditation Seconde », Descartes conseille à son lecteur de s’imprégner véritablement de la lumière du cogito qui rayonne au plus profond de lui-même, d’en faire à son tour l’expérience à la première personne, ce « je » à la fois personnel et universel qui est le véritable sujet de l’exercice spirituel des Méditations : « Il sera bon que je m’arrête un peu en cet endroit, afin que, par la longueur de ma méditation, j’imprime plus profondément en ma mémoire cette nouvelle connaissance ». Cette attention au plus intime, cette « animadversion » de l’esprit, je peux sans doute l’effectuer pour mon propre compte, mais je suis bien incapable d’accéder à ce secret en autrui, ne connaissant de mon semblable que le corps par lequel il me signale sa présence, et non l’âme qui lui est substantiellement, mais incompréhensiblement, unie. Aussi le langage du corps n’est-il pas nécessairement expressif de celui de l’âme, non seulement parce qu’autrui peut être trompeur (si la véracité de Dieu est fondée par la réfutation du Malin Génie, en revanche, la véracité de mon semblable est un problème moral qui laisse beaucoup moins de prise à la certitude), mais plus encore en raison de l’incommensurabilité des substances, qui rend arbitraire la signification de toute manifestation physique d’une passion de l’âme, cette manifestation étant due à la seule mécanique des organes, et nullement au sens qu’elle prend pour l’âme qui l’éprouve. C’est ainsi que la joie  fait rougir, parce qu’elle « ouvre les écluses du cœur » et provoque ainsi un afflux de sang (Passions de l’âme, II, art. 115), mais que la honte, qui « serre de part et d’autre les orifices du cœur », arrête le sang « autour de la face, il le rend rouge, et même plus rouge que pendant la joie », du fait que la honte est une modalité de la tristesse, l’une des six passions primitives, et que « la tristesse empêche ce sang de retourner vers le cœur » (Passions de l’âme, II, art. 117). La rougeur n’est ainsi que l’effet d'une mécanique des fluides, et de la plus ou moins grande fluidité de la circulation du sang, et n’entretient aucun lien de nécessité avec la signification que l’âme qui l’éprouve attribue à sa propre émotion. Il n’y a aucun lien fondé en raison entre les sentiments de la joie ou de la honte, et le phénomène de l’afflux sanguin. Il aurait aussi bien pu se faire que Dieu réglât notre machine sur un autre régime, et que le sentiment de la joie nous fasse dresser les cheveux ou provoque un léger picotement au bout du nez : cela ne serait ni plus ni moins raisonnable que la rougeur qui le manifeste. En outre, l’âme peut toujours se soumettre le corps par l’habitude et acquérir ainsi un « pouvoir absolu sur ses passions » (I, art. 50), en dressant le mécanisme corporel pour qu’il substitue, à la réaction que la nature lui inspire, une autre que l’habitude lui enseigne. Les bêtes elles-mêmes sont susceptibles de dressage, qui n’ont pourtant pas d’âme capable d’appréhender en elle l’évidence de l’être ; a fortiori l’homme, qui dispose de cette puissance intérieure de la pensée, pourra apprendre à domestiquer non seulement l’expression physique de la passion, mais encore la passion elle-même : « Lorsqu’un chien voit une perdrix, il est naturellement porté à courir vers elle ; et lorsqu’il ouït tirer un fusil, ce bruit l’incite naturellement à s’enfuir ; mais néanmoins on dresse ordinairement les chiens couchants de telle sorte que la vue d’une perdrix fait qu’ils s’arrêtent, et que le bruit qu’ils ouïent après, lorsqu’on tire sur elle, fait qu’ils accourent […] Il est évident qu’on le peut encore mieux dans les hommes, et que ceux mêmes qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur toutes leurs passions, si on employait assez d’industrie à les dresser et à les conduire » (I, art. 50). Mais s’il est ainsi possible de se rendre maître de la manifestation corporelle de la passion qui naît en l’intimité de notre cœur, c’est donc qu’il ne faut accorder aucune confiance à cette manifestation, et supposer toujours, tant du moins que nous n’aurons pas fait l’expérience de la générosité et de l’amitié, qui sont seules capables de fonder la confiance, qu’autrui peut être trompeur.
            Mais le doute porte plus loin encore, puisque nous ne pouvons pas seulement savoir si autrui est sincère, le secret de son âme étant toujours celé dans l’évidence intime du cogito, mais plus radicalement s’il est seulement un autrui, et non un automate sans âme. Car tous les mouvements et expressions de notre corps répondent à des causes purement mécaniques, pour lesquels notre âme n’intervient pas, et se trouve même dans l’incapacité d’intervenir, étant inétendue, et par conséquent sans pouvoir sur les phénomènes qui s’accomplissent dans l’étendue, comme l’est le mouvement, pour lesquels le corps seul peut intervenir. Il est en effet de l’essence de l’âme de penser ce qu’elle aperçoit de ce que le corps perçoit, mais nullement de mouvoir le corps, qui se meut par lui-même, à la façon des automates sur lesquels s’ouvre le Traité de l’homme, qui vise précisément à exposer les mécanismes de la machine corporelle à laquelle notre âme est unie : « Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est possible […] Nous voyons des horloges, des fontaines artificielles, des moulins, et autres semblables machines qui n’étant faites que par des hommes, ne laisse pas d’avoir la force de se mouvoir elles-mêmes en plusieurs diverses façons » (début du Traité de l’homme). Ne connaissant l’âme de mon semblable que par les mouvements de son corps, c'est-à-dire par un simple mécanisme qu’on peut aussi bien observer en un automate sans âme, je suis donc fondé à douter, non seulement de sa sincérité, mais même de son essence, puisque sa ressemblance avec moi est extérieure et formelle, et ne me donne pas accès à l’âme, qui seule m’assurerait qu’il s’agit d’un « vrai homme ».
            Les derniers paragraphes de la cinquième partie du Discours de la méthode traitent de ce problème : le corps des êtres vivants, celui de l’animal comme celui de l’homme, est une machine de même nature, mais infiniment plus complexe, que les machines rudimentaires qui sont en nos automates, en conséquence de quoi « nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles [les machines que nous construisions nous-mêmes] ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux », la machine animale, pour ce qui est de son comportement extérieurement observable,  se réduisant en effet à l’arc réflexe, c'est-à-dire à l’automatisme du schéma stimulus-réponse. Il n’en est pas de même pour l’homme, dont le corps, qui n’est certes qu’une machine infiniment complexe, est substantiellement unie à une âme. Descartes propose alors deux critères pour distinguer l’homme de l’animal, ou de l’automate avec lequel ce dernier se confond : « deux moyens certains pour reconnaître qu’elles ne seraient pas pour cela de vrais hommes » (164). « Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles ni d’autres signes les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées ». Descartes réfute ici l’abondante démonstration développée par Montaigne dans la partie la mieux étoffée d’exemples divers, presque tous empruntés à Plutarque, de l’« Apologie de Raymond Sebond » (Essais, II, 12), et qui vise à montrer, à l’inverse de ce que prétend l’anthropocentrisme de la théologie naturelle, que l’homme ne peut prétendre à aucun privilège en regard de l’animal, qui le surpasse sur bien des points. C’est ainsi que le langage, dont on se plaît à dire qu’il est le propre de l’homme, est selon Montaigne partagé par l’animal, qui se sert de divers signaux pour communiquer avec ses semblables, comme on le voit chez les fourmis, et qui pousse même cette performance jusqu’à partager avec l’homme son propre langage, alors que l’homme semble irrémédiablement sourd, de son côté, au langage des bêtes : « Les merles, les corbeaux, les pies, les perroquets, nous leur apprenons à parler ; et cette facilité que nous reconnaissons à leur fournir leur voix et haleine si souple et si maniable, pour la former et l’étreindre à certains nombre de lettres et de syllabes, témoignent qu’ils ont un discours au-dedans qui les rend ainsi disciplinables et volontaires à apprendre » (II, 12, LP II, 106). Dans la lettre à Newcasttle du 23 novembre 1646, Descartes reprend ce thème et le développe en se posant explicitement en critique de Montaigne : « Pour ce qui est de l’entendement et de la pensée que Montaigne et quelques autres [Descartes pense ici à Pierre Charron] attribuent aux bêtes, je ne puis être de leur avis ». Aussi reprend-il le premier critère avancé dans Discours V : « Il n’y a aucune de nos actions extérieures qui puissent assurer ceux qui les examinent que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans les rapporter à aucune passion ». Cette dernière précision est d’importance. Car les bêtes peuvent fort bien acquérir un langage par apprentissage passionnel, c'est-à-dire en réponse à une stimulation physique que l’habitude, ou la nature, associe à un certain comportement. Le cri de peur ou de joie est ainsi le premier langage passionnel que l’animal partage avec l’homme. Il s’agit alors d’un automatisme qui règle notre relation avec le monde extérieur, et non d’un langage véritable qui exprime par le son proféré, qui semble issu de nos entrailles et comme du fond de notre cœur, le sentiment d’une âme capable de penser par elle-même, et non seulement en réagissant aux impressions, ou idées adventices, qui lui viennent de l’extérieur. Il est vrai qu’à ce titre peu d’hommes ont, ne serait-ce qu’une fois dans leur vie, pris vraiment la parole : presque tous répètent la leçon apprise, dictée par les sens ou transmise par les contes des nourrices, et parlent sans y penser, comme les perroquets, ou les somnambules qui marchent sans conscience. Mais la conversion métaphysique du cogito révèle à la pensée le pouvoir qui est le sien de se nourrir à son propre fonds, de puiser sa richesse dans le « trésor de mon esprit » (Méditation Cinquième), celui de l’infinité qui est innée en nous. En révélant ainsi à l’âme la puissance qui lui appartient en propre, la méditation lui restitue la dignité de parole qui lui appartient, et qu’aucun animal ne saurait partager avec lui : « J’ajoute que ces paroles ou signes, précise Descartes dans la lettre à Newcasttle, ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu’elle la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation de cette parole devienne le mouvement de quelqu’une des passions » (Pl. 1255). Et la passion n’est ici, chez l’animal, qu’une stimulation extérieure qui est associée par habitude à une réponse déterminée. Tandis qu’il est impossible d’enseigner à l’âme, par un dressage purement extérieur, le pouvoir intérieur qui est le sien, celui de penser, et de penser qu’elle pense, c'est-à-dire d’éclairer sa pensée dans la lumière naturelle de la conscience. Et c’est pourquoi il y a dans la parole que profère une âme pensante une dignité ontologique qui diffère de nature, et non simplement de degré, du simple cri que la passion arrache à la bête : « Car bien que Montaigne et Charron aient dit qu’il y a plus de différence d’homme à homme que d’homme à bête [allusion à Essais, I, 42], il ne s’est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions » (23-11-46, à Newcasttle). On reconnaîtra donc la parole humaine, la voix pensante et douée de sens, à cela qu’elle incarne en quelque sorte l’immatérialité de l’esprit, et que le Verbe est la chair de l’infinité actuelle de Dieu qui cause éminemment en nous l’infinité de la puissance de penser, et de connaître. On comprend en ce sens que la voix humaine est douée, dans la philosophie de Descartes, d’un extraordinaire privilège : elle accède au statut incompréhensible d’une sorte de phénoménalité de l’âme, engendrant le phénomène physique, à savoir l’extension d’une onde acoustique et son effet sur le tympan, qui s’approche au plus près de ce dont il est pourtant radicalement distinct : le rayonnement de la pensée, que seule la pensée elle-même éprouve en son intériorité. Le Verbe est la chair de l’âme, et l’on peut bien dire, avec le prologue de l’évangile de Jean, que : « Au commencement le Verbe était, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu ».
            Le second critère avancé dans la cinquième partie du Discours pour savoir si cet autrui qui a l’apparence de mon semblable est homme ou automate, outre la parole pensante et non simplement passionnée, est l’ouverture de l’esprit à toutes réponses sensées, tandis que la machine est nécessairement spécialisée en une fonction bien définie, pour laquelle, considérée par elle seule, elle peut fort bien surpasser l’homme (la machine arithmétique de Pascal effectue plus rapidement les opérations élémentaires que ne peut le faire l’esprit humain), mais qui demeure pourtant prisonnière de sa définition, et se trouve incapable d’en sortir. L’universalité qui est comprise en la raison permet au contraire à un autrui véritable de répondre quelles que soient les circonstances, et de s’adapter à toutes les situations, si diverses soient-elles : « Le second moyen est que, bien qu’elles [les machines automates] fissent plusieurs choses aussi bien ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel qui peut servir en toute sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière » (Discours V). La machine n’est qu’un dispositif artificiel qui permet de lier l’enchaînement des causes et des effets, et qui ne peut ainsi faire correspondre par ressorts à une stimulation déterminée, qu’une seule réponse tout aussi déterminée. La physique de Descartes, qui se résume essentiellement aux lois des chocs des corps, est en effet fondée sur la loi de conservation de la quantité de mouvement, qui se transporte exactement d’un corps dans l’autre qui vient le heurter. L’automate ne fait qu’utiliser cette loi de propagation du mouvement, qui suppose à l’origine de la chaîne une impulsion initiale, et à sa fin un résultat invariable. La faiblesse de l’automate se trahit ainsi par la répétition, qui recommence invariablement le même effet, alors même que cette réponse ne convient plus pour résoudre l’ébranlement qui l’a provoquée. Tandis que l’âme unie au corps se définit non seulement par la faculté de l’entendement – qui élève l’idée à la conscience d’elle-même et permet ainsi de penser la passion reçue par le corps – mais aussi par la faculté de la volonté, qui désire la vérité et incite l’entendement à se porter d’évidence en évidence. Cette volonté qui est infinie en nous comme en Dieu (17), bien que la nôtre soit motivée par la progressive recherche de la vérité, tandis que la volonté divine est totalement indéterminée, créatrice des vérités éternelles, donc non soumise à leur nécessité, cette volonté qui est en nous ouvre dans l’esprit de la créature une disponibilité universelle, qui ne sera certes bien employée que dans la mesure où elle sera guidée par la lumière de l’entendement, mais qui est pourtant capable de considérer l’infinité des situations qui se présentent, et d’incliner notre esprit à rechercher une réponse adéquate. L’automate sans âme est privé quant à lui d’entendement comme de liberté (qui est l’infinité de la volonté), et c’est pourquoi il ne peut être réglé que sur une fonction déterminée, et non répondre à l’infinité des possibles, réponse qui suppose pour devenir effective cette volonté infinie qui n’est qu’en l’âme. C’est ainsi que le premier critère de différenciation (la parole pensante) entre l’automate et le « vrai homme » se fonde dans la clarté de l’entendement, et que le second critère (l’universalité de la réponse) se fonde dans l’infinité de la volonté, entendement et volonté étant les deux facultés de l’âme considérée en elle-même, âme dont est privé l’automate.

            On comprend mieux alors le privilège que Descartes accorde, dans le Compendium musicae, à la musique vocale sur la musique instrumentale. Il est vrai que l’instrument de musique imite en son registre les inflexions de la voix humaine, et que c’est toujours en relation avec la magie de la voix que la musique parvient à toucher nos âmes, de même que notre semblable n’éveille en nous cette passion fondamentale, qui donne la juste mesure à toutes les autres, que Descartes nomme la « générosité », que dans la mesure où l’accentuation de sa voix nous laisse pressentir la puissance d'une âme riche d’une véritable intériorité, la musique de l’esprit, et provoque en nous par cet avènement la véritable passion de l’amour en laquelle l’âme se reconnaît et se retrouve (à l’inverse de la fureur amoureuse, qui dépossède l’âme d’elle-même et la fait déchoir au niveau de la bête). A l’époque de Descartes, et sans doute encore à la nôtre, l’instrument de musique le plus complexe et le plus perfectionné est l’orgue, qui produit une musique hymnique et triomphante dont Luther se méfiait, à plusieurs registres et capable d’interpréter les polyphonies les plus complexes. Dans le Traité de l’homme, dont nous avons cité les premières lignes, qui comparent le corps humain aux automates qu’on voit « dans les grottes et les fontaines qui sont aux jardins de nos rois », on trouve encore l’image inverse, qui élève métaphoriquement une machine à la dignité du corps humain : il s’agit des orgues qui ne produisent cette musique divine que parce qu’elles sont proches de la voix humaine, les tuyaux étant semblables au larynx, les anches aux cordes vocales et les soufflets aux poumons : « Si vous avez jamais eu la curiosité de voir de près les orgues de nos églises, vous savez comment les soufflets y poussent l’air en certains réceptacles, qui, ce me semble, sont nommés à cette occasion les porte-vent ; et comment cet air entre de là dans les tuyaux, tantôt dans les uns, tantôt dans les autres, selon les diverses façons que l’organiste remue ses doigts sur le clavier. Or, vous pouvez ici concevoir que le cœur et les artères, qui poussent les esprits animaux dans les concavités du cerveau de notre machine, sont comme les soufflets de ces orgues, qui pousse l’air dans les porte-vent ; et que les objets extérieurs, qui, selon les nerfs qu’ils remuent, font que les esprits contenus dans ces concavités entrent de là dans quelques uns de ces pores, sont comme les doigts de l’organiste, qui, selon les touches qu’ils pressent, font que l’air entre des porte-vent en quelques tuyaux » (AT, XI, 165 ; Pléiade, 841-842). Ainsi, quand c’est l’âme qui est au clavier, le corps humain en lequel naît le miracle de la voix, chante et développe dans l’étendue les résonances que l’âme inétendue entend dans le silence de son intériorité. On ne s’étonnera pas d’apprendre que l’un des plus considérables jeux de l’orgue, la « régale », se nomme aussi, à l’époque de Descartes, et toujours à la nôtre, « la voix humaine » (18). Il faut donc dire que toute musique est vocale, puisque même la musique instrumentale se rapporte à la voix, comme à son archétype et son modèle. La polyphonie ascensionnelle de l’orgue, qui est pour ainsi dire à lui tout seul tout un chœur mécanique, exprime dans l’illimitation de ses variations, l’infinité qui fait notre volonté semblable à celle de Dieu lui-même. L’automate recommence toujours le même tube ; mais l’organiste fait vibrer tout le jeu d’orgue de cent façons possibles, exprimant ainsi l’immensité qui repose dans le fond de son cœur.
            C’est pourquoi, dès le premier paragraphe du Compendium musicae, Descartes fait de la musique vocale, modèle de toute musique instrumentale, la musique la plus apte à toucher nos âmes, en ce qu’elle provoque un effet de sympathie – l’idée d’affinité élective n’est pas si loin – animale quand elle est déterminée par l’automatisme de la passion, humaine quand elle résonne d’âme à âme et délivre par la magie sonore le secret d'une intériorité : « Il semble que la voix humaine est pour nous la plus agréable (gratissimam) pour cette seule raison que, plus que tout autre, elle est conforme à nos esprits (conformis est nostris spiritibus). Peut-être est-elle encore plus agréable venant d'un ami, du fait de la sympathie et de l’antipathie des passions : pour la même raison que, dit-on, la peau d’une brebis tendue sur un tambour reste muette si une peau de loup résonne sur un autre tambour » (Buzon, 54). Mécanisme de la sympathie chez l’animal, automatisme passionnel qui peut se réduire en fin de compte à un simple phénomène physique (d’où, ici la plaisante crédulité de Descartes, qu’on peut rapporter à ce passage des « Quatrièmes Réponses » à Arnauld : « Pourquoi nous étonnerons-nous tant si la lumière réfléchie du corps du loup dans les yeux de la brebis a la même force pour exciter en elle le mouvement de la fuite ? » : Pl. 448), mais rencontre de deux subjectivités, affinité spirituelle chez l’homme, pour lequel la vocation (l’acte de la voix) ne se réduit pas à la propagation de l’onde acoustique, mais fait entendre la rencontre de deux subjectivités, raison pour laquelle elle est « la plus conforme à nos esprits ». Musique purement humaine, qui ne fait plus résonner l’âme avec le monde, le microcosme avec le macrocosme, comme le voulait la théorie de la musique chez les anciens, et pendant le moyen âge, mais plutôt l’âme avec elle-même, donnant ainsi un équivalent physique à la coprésence de l’âme à elle-même qui fait la richesse infinie de l’entretien métaphysique (19). Enfin, on ne s’étonnera pas de constater que l’avant-dernier chapitre de l’Abrégé, « De la manière de composer et des modes » (De ratione componendi et modis : 124) soit entièrement consacré aux diverses manières de composer entre elles les diverses voix, en les faisant consonner, en les variant avec adresse selon la juste mesure qui doit également se tenir éloignée de la complexité qui lasse l’oreille et de la continuité qui lasse l’esprit. C’est ainsi qu’il faut troubler la consonance par la dissonance, et apaiser la dissonance par la consonance, ce qui fait que « l’attention reste en éveil, et le désir s’augmente lorsque nous attendons une consonance plus parfaite ». Toute cette théorie de la composition musicale, qui se résume à quelques principes simples, concerne uniquement la musique vocale, soit l’art de composer ensemble les voix en vue de produire « la symphonie du chant » (124) ; de multiplier les voix pour provoquer la surprise (« On peut commencer par la pause ou le silence d'une voix, c’est excellent. Après que la voix qui commence ait été entendue, une autre voix, inattendue, se met à frapper l’oreille, et cette nouveauté provoque notre attention » 124) ;  de différencier les voix par le contrepoint (« Autant qu’il est possible, il faut que les parties procèdent par mouvements contraires » 126) ; de résoudre les dissonances dans l’harmonie finale de la cadence (« Il faut qu’à la fin de l’air l’oreille soit si satisfaite qu’elle n’attende rien de plus et remarque que la chanson est parfaite. Ce qui se fait au mieux par certains ordres des tons que les praticiens nomment cadences » 126-128) ; de se limiter de préférence aux trois voix fondamentales, la basse qui est déterminante en ce qu’elle contient toutes les autres et se trouve ainsi comme au principe du développement musical (« C’est la principale et elle doit remplir le plus l’oreille, parce que toutes les autres voix sont en regard avec elle » : 128 ; c’est ce qu’en musique baroque on nomme la « basse continue »), la taille, notre baryton, qui « est comme le nerf placé au milieu de tout le corps, parce qu’elle soutient et relie tous les autres membres » (130 ; c’est à elle en effet qu’il revient de décrire la courbe de la mélodie) et le dessus, qui correspond à notre ténor, plus aiguë donc plus rapide, et dont la fonction est de produire par degrés une ornementation autour du thème chanté par la taille (« Cette voix doit principalement avancer par degrés, parce que, comme elle est la plus aiguë, la différence des termes serait en elle très désagréable […] Elle a coutume d’aller très vite dans la musique ornementée, tandis que la basse va au contraire très lentement » : 130). Descartes ignore la voix de soprano, qui ne sera connue que plus tard, du fait d’avoir été mise en valeur par la virtuosité des chanteurs d’opéra, et que Descartes, qui ne connaissait que des chœurs composés de voix d’hommes et ne fait ici nulle allusion à la voix des castrats, n’a jamais entendue. Ce chapitre tout entier consacré à la voix humaine s’achève par une rapide étude de la diminution, qui est l’art de faire se répondre deux parties chantées, et de la syncope, qui « se fait quand la fin d’une note d’une voix est entendue en même temps que le début d’une note de l’autre partie » (132). On constate ainsi que la théorie de la musique nouvelle, interprétée comme l’art de passionner harmonieusement, mais en entretenant toujours la surprise, l’âme substantiellement incarnée au corps, est essentiellement une théorie de la musique vocale. Nous retrouvons ainsi la polyphonie, que la mise en valeur de la voix en solo dans l’opéra naissant avait pourtant quelque peu dépréciée, mais une polyphonie qui est désormais entendue non plus comme une architecture sonore qui vaut par le jeu toujours renouvelé de ses proportions internes, mais comme l’expression, proche de la composition rhétorique, d’une âme toujours diversement passionnée, non point mécaniquement à la façon de l’animal, mais par la résonance intérieure que l’expression vocale fait naître en elle. C’est ainsi que dans l’art d’un Monteverdi, la polyphonie n’est nullement oubliée, elle est plutôt renouvelée, surtout dans la musique sacrée, en ce sens qu’elle devient davantage une expression du sentiment que le système autonome d’un jeu des proportions.

***

            Ces principes généraux étant compris, on peut rapidement passer en revue les diverses parties qui composent l’Abrégé.
            Après une rapide introduction, qui pose que la « fin de la musique est de plaire (delectare) et d’émouvoir (movere) en nous des passions variées (varios in nobis moveat affectus), Descartes pose huit « préliminaires » (praenotenda), qui jouent dans la théorie le rôle que jouent les axiomes en mathématiques, et dont la fonction essentielle est de définir le plaisir musical comme un mixte entre la complexité et la simplicité, en prenant l’image de la mère de l’astrolabe, plus plaisante que l’araignée.
            Le chapitre suivant applique alors ces huit principes au rythme. Il y a là une originalité significative de la théorie de Descartes, sur laquelle nous n’avons pas encore attiré l’attention. C’était un lieu commun en effet, dans la tradition issue de l’antiquité, de commencer par les lois de l’harmonie, et de reléguer le développement sur le rythme en fin de démonstration. En inversant cet ordre, Descartes choisit consciemment d’accorder au rythme une place inhabituelle. « C’est un lieu commun de la théorie musicale, remarque François de Buzon, depuis les Anciens et Boèce, que de faire commencer l’analyse de l’harmonie par une théorie des proportions », c'est-à-dire par la théorie des accords qui réfère les consonances à la proportionnalité des longueurs du monocorde, proportionnelles aux diverses hauteurs du son. Descartes n’en fait rien. Il remarque en effet que la seule battue du rythme, indépendamment de l’élévation des degrés, est capable de provoquer dans l’âme diverses passions, comme le montre certains instruments de percussion dont la variation en hauteur est faible, sinon nulle, mais le pouvoir émotionnel remarquable : « Le temps a une si grande force dans la musique, remarque Descartes, qu’il peut à lui seul apporter quelque plaisir ; cela apparaît avec le tambour, instrument militaire, dans lequel on ne considère rien d’autre que la mesure » (Buzon, 62-64). Il semble que ce privilège accordé au rythme sur l’harmonie, c'est-à-dire à l’accentuation du temps musical, réponde chez Descartes au désir de penser la musique, non comme un calcul purement intellectuel de proportions entre elles consonantes, mais comme un certain ébranlement passionnel communiqué à l’âme par l’entremise du corps. C’est donc bien en relation au sentiment de l’incarnation que Descartes médite alors le phénomène musical : la musique est entendue non par l’âme seule, mais par l’âme substantiellement unie au corps, et c’est pourquoi elle se représente, comme immédiatement et intuitivement, par le geste de la danse, qui, en mimant la musique, l’éprouve intérieurement et, véritablement, en jouit : « Cela se fait seulement par une certaine tension du souffle dans la musique vocale, ou par un durcissement du toucher dans les instruments, tels qu’au début de chaque battue le son soit plus distinctement émis. Ce qu’observent naturellement chanteurs et instrumentistes, principalement dans les airs aux mesures desquels nous avons coutume de sauter et de danser » (62). Le son a ainsi un effet physique, il est capable d’ébranler les corps, de façon purement mécanique par la force de l’onde sonore (ainsi la corde consonante avec la corde vibrante vibre à son tour) tout comme par le jeu des passions qui vient émouvoir le corps uni à l’âme : « Nous y sommes naturellement poussés par la musique : il est certain en effet que le son ébranle tous les corps environnants, comme on le remarque avec les cloches et le tonnerre […] Comme au début de chaque mesure le son est émis avec plus de force et de distinction, il faut aussi dire qu’il ébranle davantage les esprits par lesquels nous sommes excités à nous mouvoir. Il suit de là, de plus, que les bêtes peuvent danser en mesure, si elles sont instruites et dressées, parce qu’il ne faut pour cela qu’une impulsion naturelle » (62). Encore faut-il distinguer entre la danse de l’animal, qui obéit mécaniquement à la battue du rythme, et la danse dont l’homme est capable, qui mime par les gestes du corps les diverses passions que la musique suscite en l’âme qui la réfléchit. Ce premier rôle accordé au rythme dans la théorie musicale est d’autant plus frappant que, comme le remarque Frédéric de Buzon (p. 8), le mot même d’harmonie n’apparaît jamais dans le Compendium de Descartes. C’est pourquoi la danse est à plusieurs reprises présentée comme le véritable paradigme de la musique, qui représente dans l’espace, non abstrait, mais vécu par le mouvement du corps, le rythme que la battue marque dans le temps. C’est ainsi que, dans son introduction, Pascal Dumont remarque : « Ce rôle prépondérant de la mesure comme apparition régulière et cadencée d’un temps fort que Descartes est le premier à souligner, marque surtout une conception originale de la musique comme saisie de rapports quasi spatiaux. C’est pourquoi la danse est donnée comme application privilégiée de la musique : mouvoir son corps au son des accords, c’est représenter par le déplacement du corps dans l’espace les proportions perçues dans les sons, sorte d’imagination matérialisée dont le plaisir consiste en ce que le corps se meut selon des proportions que l’on perçoit assez distinctement pour diriger soi-même son mouvement » (20). Plus simplement, en spatialisant la musique, le rythme l’incorpore, et la fait éprouver non seulement comme un jeu de l’esprit, harmonie désincarnée qui compose la musique des anges, mais comme une passion éprouvée par l’âme en tant qu’elle est unie au corps, une musique vécue donc par un « vrai homme ».
            Les chapitres suivants appliquent alors à la hauteur des sons, dont l’effet semble ainsi subordonné au rythme, plus passionnellement essentiel, les  huit « praenotanda » qui définissaient en préliminaire le plaisir musical comme un mixte du simple et du complexe.
            Il est traité en premier lieu des consonances, qui doivent être intermédiaires entre la fadeur de l’unisson, qui nous lasse comme nous lasseraient le sucre et les friandises si nous en mangions tous les jours, et la dissonance qui s’en écarte au point de blesser l’oreille. La vraie consonance se trouve donc dans une dissonance mesurée, qui ne mêle pas les sons dans l’indistinction de la fusion, comme le fait l’octave, mais qui les marie harmonieusement sans pourtant les confondre. Ici encore, Descartes est précurseur : à la consonance traditionnellement définie comme une fusion sonore, il oppose une consonance plus subtile et très légèrement dissonante, qui chatouille l’oreille sans pourtant la heurter. François de Buzon le remarque dans sa présentation : « La confusion des sons est généralement la définition la plus reçue de la consonance. Descartes ne l’utilise pas et privilégie au contraire la distinction immédiate, telle que la symétrie de l’objet soit évidente, comme le filet de l’astrolabe, ou les parterres des jardins à la française » (12). Symétrie que vient pourtant compliquer comme l’ombre d’une dissymétrie, comme on ajoute du sel pour relever le goût du sucre. L’écoute musicale ne se laisse pas ainsi bercer par la splendeur sonore de l’harmonie, elle rend au contraire l’oreille attentive aux plus infinitésimales différences, elle éduque l’acuité auditive, elle apprend l’oreille à devenir intelligente. Ce n’est donc ni par l’âme seule (musique des anges), ni par le corps seul (danse de la bête), qu’on écoute la musique, mais par l’âme substantiellement unie au corps.
            Puis Descartes aborde la question des degrés ou hauteurs des sons, du grave, lent et fondamental puisque c’est de lui que tous les sons sont issus, jusqu’à l’aigu, plus rapide et plus léger. Rameau reprendra dans son Traité d’harmonie l’idée que tous les sons musicaux sont constitués à partir de la basse, de même que le monocorde produit le son le plus bas dans sa longueur totale, et tous les autres sons plus élevés par la division de cette longueur. Les degrés conjoints de la gamme ont alors pour fonction d’assurer la transition continue entre les diverses hauteurs. Sans eux, le développement musical prendrait une allure saccadée et déconcertante (« Les degrés, écrit Descartes, ne sont rien d’autre qu’un moyen interposé entre les termes des consonances pour modérer leur inégalité » : Buzon 96), et l’on peut dire que les notes de la gamme jouent dans le phrasé musical le même rôle que l’ordre des raisons dans le développement de la méthode : elles assurent la continuité de l’attention. Geneviève Rodis-Lewis, dans L’œuvre  de Descartes, le remarque : « On peut noter aussi que Descartes, quand il condamne les écarts trop brusques, et recommande, pour le chant des parties supérieures, de passer par les degrés intermédiaires, préfigure la progression sans bond qui sera prescrite par la méthode » (I, 36). En effet, si l’on s’en tenait à la quinte et à la quarte, l’écart serait trop grand. La continuité du discours musical, fondée sur la capacité d’écoute de l’oreille intelligente, a donc contraint la théorie à diviser ces deux intervalles, et à poser l’unité du degré musical par leur différence, l’intervalle musical étant en effet le résultat de la quinte dont on soustrait la quarte. Il devient alors possible, à partir de cette unité, de recomposer la gamme entière.
            A cette fin, Descartes propose une nouvelle méthode, remarquable à la fois par sa simplicité et du fait qu’elle se limite aux capacités de l’oreille humaine, et se refuse à entrer, contre le pythagorisme musical, dans des divisions harmoniques purement mathématiques. On considère le monocorde en sa longueur totale (soit AB), et l’on pose que le son qu’il engendre est l’ut de la basse fondamentale, toutes les notes de la gamme naissant par division de cet intervalle originaire : « De deux termes qu’on suppose être en consonance, le plus grave est de beaucoup le plus puissant et contient l’autre en quelque façon […] Il suit de là que le terme aigu doit être trouvé par la division du grave » (Buzon, 64-66). Si l’on divise maintenant AB en deux parties égales, on obtient en son milieu le point C. La corde AC est alors éloignée d’une octave de la corde AB. Si l’on divise en trois parties égales la même longueur AB, on obtient un point D éloigné de 2/3 du point A et de 1/3 du point B. Descartes assure alors que AD est à AB comme la quarte (sol-do) et AC est à AD comme la quinte (do-sol). Si maintenant je divise la longueur CB en un point E (entre C et D) tel que CB/CD = CD/CE, j’obtiens une nouvelle proportion telle AE est à AD comme le diton (do-mi) : Buzon 74. Connaissant l’octave, la quinte, la quarte et le diton, il est alors facile d’en déduire l’intervalle-unité, et de construire sur cette base tous les degrés de la gamme. Il est en outre inutile de poursuivre plus loin la division du monocorde, car nous produirions alors des intervalles qui ne sont plus pertinents pour l’oreille humaine : « La division ne doit pas se poursuivre au-delà, parce que, du fait de sa faiblesse, l’oreille ne pourrait distinguer sans effort de plus grandes différences de sons » (Buzon, 66). Descartes est très satisfait de sa méthode, tout d’abord en raison de sa simplicité (les divisions sont arithmétiques, à l’exception de la dernière, qui donne le diton, et qui est géométrique), et ensuite en ce qu’elle se borne au seul domaine de l’audible, ne se laissant pas entraîner par la logique mathématique en des spéculations sans valeur musicale.
            Descartes traite enfin, dans la troisième et dernière partie de cet ensemble consacré à la hauteur des sons, de la question de la consonance ou de la dissonance, qui arrive ainsi bien tard, alors qu’il était de tradition de lui donner le premier rôle. On retrouve ici le principe du mélange du simple et du complexe que nous avons déjà développé. L’agréable à l’oreille n’est pas l’harmoniquement parfait, mais la légère imperfection qui chatouille le sens et éveille l’esprit (20). L’accord ne se trouve plus ainsi fondé dans la seule proportion des sons, mais sur l’acuité de l’oreille musicale, sur l’écoute esthétique et non plus sur le calcul des intervalles. La dissonance est ainsi un art rhétorique de l’effet, selon les lois toujours variables de la stratégie de la tension, pour conduire à la concorde plus heureusement sentie par ce détour, qui joue savamment du déplaisir pour accroître le plaisir avec le retour au ton dominant, dans la cadence qui conclut dans l’harmonie ce que le développement, qu’on peut alors concevoir comme le jeu des variations possibles, avait différencié : « Ce qui est longtemps attendu plaît davantage lorsqu’il survient ; et c’est pourquoi, après qu’une dissonance ait été entendue, le son se repose mieux dans une consonance parfaite ou dans l’unisson » (Buzon, 134).




NOTES

1- Beeckman avait le premier posé l’hypothèse selon laquelle la fréquence des vibrations est inversement proportionnelle à la longueur de la corde vibrante, que la corde oscille donc de plus en plus rapidement au fur et à mesure que le son est plus aigu.

2- Adrien Baillet, Vie de Monsieur Descartes, La Table Ronde, 1946, p. 26 : « Beeckman qui se comptait parmi les premiers mathématiciens du siècle ne le [il s’agit du CM] trouva point trop imparfait pour lui ; et croyant que M. Descartes y avait renoncé, il voulut s’en faire l’honneur comme s’il en eût été l’auteur. M. Descartes se crut obligé de rabattre sa vanité, et de lui faire connaître combien il est peu honnête de vouloir acquérir de la réputation au préjudice de la vérité ».

3- « Je souffre cependant que cet enfant de mon esprit, si imparfait et semblable à l’ourson qui vient de naître, t’aille trouver pour être un témoignage de notre familiarité, et le monument le plus certain de mon amitié pour toi » (Buzon, 138). Cette image, empruntée à Plutarque, est un lieu commun  dès le XVIe siècle. Le Quod nihil scitur de Francisco Sanchez (1581) y fait allusion dans sa lettre dédicace : « S’il nous fallait attendre si longtemps que l’ouvrage ne demandât plus ni corrections ni modifications, c’est un rocher de Sisyphe que nous roulerions ; nous n’en finirions pas de lécher notre ours » (Klincksieck, 1984, p. 13).

4- L’unique référence est à Gioseffo Zarlino (1517-1590), compositeur et théoricien de la musique, auteur de deux ouvrages qui font toujours autorité à l’époque de Descartes : Istitutioni harmoniche de 1558, et les Dimostrationi harmoniche de 1571. Dans la cinquième règle de « De la manière de composer et des modes », Descartes mentionne les cadences, qui ont pour fonction de résoudre les dissonances et de laisser l’oreille dans un sentiment de repos : « Il faut qu’à la fin de l’air l’oreille soit si satisfaite qu’elle n’attende rien de plus et remarque que la chanson est parfaite. Ce qui se fait au mieux par certains ordres de tons que les praticiens nomment cadences. Zarlino en énumère abondamment toutes les espèces » (Buzon 126-128).

5- Pascal Dumont, introduction à son édition du Compendium, p. 13 : « Du Descartes de 1618 qui pense pouvoir trouver le moyen d’émouvoir les passions à celui de 1649 qui enseigne comment les gouverner, on retrouve la même préoccupation pour ce qui touche la conduite de la vie »

6- Sur cette distinction, voir Dumont, son édition du CM, p. 31.

7- Boèce, Traité de la musique, éd. par Ch. Meyer, Brepols, 2004, p. 31 sq.

8- C’est ce qu’indique avec raison Buzon dans sa préface : « Si le sens, en général, réclame des objets proportionnés de manière visible, l’âme (animus) demande la variété ».

9- Il semble bien que Descartes se trompe ici : en effet, la figure la plus simple, de la mère ou de l’araignée de l’astrolabe, est sans conteste la mère, et non l’araignée comme Descartes le prétend pourtant. On nomme « mère » (mater) le cercle qui sert de support à toutes les pièces qui pivotent sur lui. « L’araignée », greffée sur les tympans eux-mêmes greffés sur la mère, est d’un dessin fort complexe et « baroque ». Descartes est sans doute plus habitué à la lunette astronomique et, en son temps, dépassé. On rappellera que l’astrolabe est un instrument ancien, destitué par la lunette astronomique, et destiné à mesurer les mouvements célestes. Il est remarquable que Descartes, qui ne dit pas un mot dans l’Abrégé de la musique des sphères, ne mentionne l’astrolabe que comme un objet esthétique, et nullement comme un instrument de mesure scientifique.

10- Que le plaisir, pour se rendre sensible à l’esprit, doive être aiguisé par une contrariété (salé/sucré ou chaud/froid), est un principe esthétique que Descartes a peut-être trouvé chez Platon : dans le Philèbe (46 c), Socrate fait allusion à l’excitation du plaisir par l’opposition du froid et de la chaleur, comme de la douceur et de l’amertume (glukus/pikros). Ce qui autorise  ce rapprochement de Descartes avec Platon, c’est le parallèle qui est fait par l’un comme par l’autre entre, d’une part, la stimulation hédoniste du contraste sensible, et d’autre part le plaisir mêlé de douleur que nous éprouvons quand nous assistons à un spectacle tragique (Philèbe, 48 a).

11- « Il ne suffit pas que l’âme soit logée dans le corps humain, ainsi qu’un pilote en son navire, sinon peut-être pour mouvoir ses membres, mais il est besoin qu’elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui, pour avoir outre cela des sentiments et des appétits semblables aux nôtres, et composer ainsi un vrai homme » (Discours, V).

12- « Schisma, en musique, est un petit intervalle qui vaut la moitié d’un comma, et dont par conséquent la raison est sourde, puisque pour l’exprimer en nombre il faudrait trouver une moyenne proportionnelle entre 80 et 81 » Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, article rédigé par J.-J. Rousseau.

13- Pascal Dumont, introduction à son édition du Compendium, p. 30 : « Cette nouvelle réalité avait trouvé un courant porteur avec le déploiement de la Contre-Réforme, dont les maîtres de Descartes, les Jésuites, s’étaient faits les hérauts et qui allait faire basculer une partie de l’Europe dans l’esthétique baroque. Il s’agissait, pour l’Eglise catholique, de lutter contre la montée du luthérianisme qui, dans le domaine musical, avait développé l’idée d'une valeur en soi de la musique, sorte de discipline qui élève l’âme vers Dieu par sa propre force. Cette conception à laquelle Leibniz donnera ses bases théoriques et Bach la splendeur d’un achèvement, suppose une rigoureuse mesure de toutes les parties qui donnent le sentiment de ce qu’on appellera le « sublime ». Elle ne pouvait être battue en brèche que par cette idée de la théâtralisation d’un texte auquel ne s’ajoutent que les affeti (les émotions) suscités par les variations d’une musique qui vise à surprendre. »

14- C’est précisément ce que dit Sganarelle, en un prélude qui pourrait être une méditation sur l’origine du mal, qui est la perversion de la nature : « Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre […] Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droite et à gauche, partout où l’on se trouve ? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens : tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent ». Le tabac est surtout un rituel de la mondanité. La civilité nous éloigne ainsi de la nature, et nous livre sans défense au mal. Ne sont-ce pas en effet les « manières obligeantes » de Dom Juan qui séduiront Charlotte et Mathurine ? Sur cette ouverture de Dom Juan, on lira le beau texte de Michel Serres : « Apparition d’Hermès : Dom Juan » qui fait la conclusion du premier volume des Hermès : Hermès I : la communication.

15- A « Lousche », le dictionnaire de Furetière (1690) donne la définition suivante : « Bigle, qui regarde de travers. C’est le plus souvent la faute des nourrices quand les enfants deviennent lousches […] Lousche se dit aussi de ce qui est trouble, qui n’est pas bien clair ; surtout du vin, des pierreries, des perles ».

16- Secondes Réponses : « Quand nous apercevons que nous sommes des choses qui pensent, c’est une première notion qui n’est tirée d’aucun syllogisme ; et lorsque quelqu'un dit : Je pense, donc je suis ou j’existe, il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi ; il la voit par une simple inspection de l’esprit » (Pl. 375-376).

17- Méditation Cinquième : « Il n’y a que la seule volonté que j’expérimente en moi être si grande que je ne conçois point d’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu ».

18- Furetière, 1690 : « REGALE, est aussi un des plus considerables jeux de l'orgue, qu'on appelle autrement voix humaine, parce qu'il imite en quelque façon la voix de l'homme. Il est accordé à l'unisson de la trompette, et a la longueur d'un demi-pied avec une boeste qui se soude au bout, longue de deux pouces. On fait aussi des espinettes organisées, qui ne consistent qu'en un jeu de regales. Les Flamans appellent aussi regales, un instrument composé de plusieurs bastons enfilez ensemble, et separez par des grains de chapelet, qui rend une assez agreable harmonie, estant bien touché avec une boule qui est au bout d'un baston. On l'appelle autrement claquebois. »

19- Pascal Dumont, dans l’introduction qu’il donne à son édition du Compendium, interprète au contraire l’exemple de Descartes comme une chute du métaphysique dans le simplement psychologique. Il s’agit, selon lui, de « ruiner l’esthétique de la profondeur défendue par Boèce et les néo-platoniciens », et de ramener « l’agrément supérieur de la voix à sa conformité, non pas à la nature même de la musique, mais à nos esprits, c'est-à-dire qu’il remplace un principe esthétique et métaphysique par un simple argument psychologique » (17). Il est vrai que ce thème s’oppose frontalement à la musique des sphères issue de la tradition pythagoricienne. Toutefois, il est difficile de parler d'un « simple argument psychologique », quand on connaît la complexité de la dernière philosophie des passions, qui constitue le degré le plus élevé de la sagesse. L’antipathie de la brebis et du loup n’a nullement pour fonction de rabattre l’émotion musicale à un simple mécanisme passionnel (si tel était le cas, il serait possible d’établir une équivalence invariable entre les divers modes musicaux et les passions qu’ils inspirent, thèse pourtant explicitement repoussée par Descartes), mais au contraire d’opposer le mécanisme de l’automatisme passionnel chez la bête à la valeur spirituelle du sentiment esthétique chez l’homme.

20- Sur la distinction du parfait et de l’agréable, voir Pascal Dumont, 37-38.