Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


   

 

 

 

 

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1- Initiation à la philosophie cartésienne

2- Discours de la méthode

3- Méditations métaphysiques

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Revue philosophique, octobre-décembre 1996


DESCARTES ET LA MÉLANCOLIE

 

           Descartes, croit-on, est trop cartésien pour penser la folie. Il ne peut que la refouler, et l’enfermer. Est-ce bien vrai? Il y a déjà quelques années, Michel Foucault, dans son Histoire de la Folie à l’âge classique, commentait en ce sens le texte de la Méditation Première : « Mais quoi, ce sont des fous (amentes sunt isti), et je ne serais pas moins extravagant (ipse demens viderer) si je me réglais sur leurs exemples ». Le rejet semble péremptoire, et non argumenté. Le doute rencontre là sa limite : Descartes sait qu’il n’est pas fou, il ne veut pas en douter : « La folie ne peut plus le concerner, écrit Foucault. Ce serait extravagance de supposer qu’on est extravagant » (1). Dès lors, l’exclusion métaphysique doit être mise en parallèle avec le « grand renfermement » de la folie dans le non-lieu de l’Hôpital Général. Le « bon sens » n’est que le sens de la norme, et la raison n’est que la répression de la déraison.
            Il est vrai que ce traitement particulier réservé au cas de la folie rompt curieusement avec l’ordre des raisons. Chacun des degrés du doute a pour fonction d’amplifier le précédent, et de prolonger ainsi la continuité de la méditation. Aucun ne saurait être mis de côté, sans que soit aussitôt brisé cet enchaînement des évidences qui marque l’attention de la pensée : pourquoi Descartes évoquerait-il l’hypothèse de la folie s’il entendait aussitôt la repousser, sans autre forme de procès? Ce détour, dont il était possible de faire l’économie, tranche avec l’extrême concision, ou densité, du texte des Méditations. L’extravagance du fou hyperbolise l’incertitude sensible (« les sens nous trompent quelquefois »). Pourquoi le philosophe, qui voulait apprendre à marcher avec assurance en cette vie, hésiterait-il, retournerait-il sur ses pas, et choisirait-il une autre voie?
            Cette autre voie, on la connaît : « N’avez-vous jamais ouï, demande Eudoxe dans La Recherche de la vérité, ce mot d’étonnement dedans les comédies : Veillé-je, ou si je dors? Comment pouvez-vous être certain que votre vie n’est pas un songe continuel, et que tout ce que vous pensez apprendre par vos sens n’est pas faux, aussi bien maintenant que lorsque vous dormez? » (2). La critique que Jacques Derrida, dans L’Écriture et la différence, adresse sur ce point à Foucault semble donc fondée : le soupçon de la folie, qui porte précisément sur la créance qu’il faut accorder à l’impression sensible, n’est nullement écarté, il est réinvesti dans l’hypothèse du rêve. Par cette substitution, le doute ne s’atténue pas, il se radicalise au contraire, puisque le fou n’extravague que sur l’objet de sa manie (en l’occurrence, son corps : « ils s’imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre »), tandis que l’extravagance du rêveur est universelle, et son monde tout entier illusoire. Le rêveur, ce fou hyperbolique, conserve donc le risque de la folie et ne l’esquive nullement. Mieux, ajoute Derrida, le « grand trompeur », « un certain mauvais génie », porte le vertige de la folie au cœur même de l’esprit, dans la source innée de l’évidence, tandis que le rêve — et a fortiori la folie, qui n’est ici qu’un rêve partiel — ne mettent en doute que les seuls sens (3). La raison cartésienne est donc bien méthodique, et non policière, et la lecture de Foucault est au moins inattentive.
            Il reste, comme Foucault ne manquera pas de le souligner dans sa réponse à la réponse de Derrida (Histoire de la folie, seconde édition, appendice II : « Mon corps, ce papier, ce feu. »), que l’hypothèse du songe apparaît dans le texte non comme un prolongement, mais bien comme une disqualification de la folie. Il s’agit de substituer, à une extravagance fantastique, une illusion raisonnable, commune à tous les hommes (« Toutefois, j’ai ici à considérer que je suis homme... »), inscrite par conséquent dans la normalité. Derrida en convient lui-même : le fou est un rôle trop aberrant pour qu’un lecteur non philosophe accepte de l’endosser ; cependant, il ne pourra nier qu’il rêve. Il est vrai que l’argument semble faible : les Méditations ne s’adressent nullement à un lecteur non philosophe, et l’hypothèse d’un malin génie semblera, à l’esprit de nombreux théologiens, autrement audacieuse que celle de la folie (4).
            Cette polémique nous laisse insatisfaits. Chacune de ces deux lectures semble dénoncer légitimement la fragilité de l’autre, sans qu’il soit possible de conclure (5). Par ailleurs ce débat, brillant sans doute, reste pourtant bien général, et l’attention portée au détail du texte peut-être insuffisante. Descartes peut-il nous apprendre quelque chose sur la folie? Quel statut Descartes réserve-t-il au fou? Ces questions demeurent ouvertes, et ne sont nullement résolues.

*

         Foucault et Derrida disputent de la folie ; Descartes, pour sa part, est plus précis. Relisons le texte : « Si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés (quibus insanis), de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile (« cerebella tam contumax vapor ex atra bile labefactat »), qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres, qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre (« purpura indutos »), lorsqu’ils sont tout nus, ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre » (« vel caput habere fictile, vel se totos esse cucurbitas, vel ex vitro conflatos », mot à mot : « ou qu’ils ont une tête d’argile, ou qu’ils ont pour corps une courge — mais « cucurbitae caput » signifie aussi « tête sans cervelle » — ou qu’ils ont été fondus dans le verre ») (6). Ces symptômes sont pittoresques, à tel point que Foucault comme Derrida ne peuvent se retenir de les citer et de les reciter, mais sans chercher à les identifier davantage. Il était pourtant aisé de reconnaître là les extravagances des mélancoliques. Le texte latin nomme explicitement, non « les noires vapeurs de la bile », mais la vapeur de la bile noirevapor ex atra bile ») qui, comme on le sait, gouverne le tempérament mélancolique. Le texte équivalent dans La Recherche de la vérité nomme avec une égale précision : « ...ces mélancoliques, qui pensent être des cruches ou bien avoir quelque partie du corps d’une grandeur énorme. » (7). Le portrait que fait ici Descartes de l’extravagance des fous est en vérité le tableau clinique du comportement mélancolique. Il est encore intermédiaire entre la théologie morale et la médecine clinique, entre le péché et le symptôme. La folie est d’abord Superbia médiévale, elle est un délire de l’orgueil : les « très pauvres » s’imaginent rois, les « tout nus », vêtus d’or et de pourpre (8). Mais la folie est aussi, peut-être plus profondément, méconnaissance, par l’âme, du corps auquel elle est unie. Pot de terre ou pot de verre, le mélancolique est ce dément qui ne se sait pas corps.
            Pot de terre : cruche, tête d’argile, le corps du fou est une enveloppe opaque qui ne contient que du vide, comme une courge séchée, vidée de sa substance et qui sonne creux. Descartes n’invente rien : selon Archigène d’Apamée, qui vécut sous l’empereur Trajan, le mélancolique est la proie d’une « tendance irrépressible à se prendre pour un vase de terre cuite » (9). Et selon Rufus d’Éphèse, qui rédigea son traité De la mélancolie dans la première moitié du IIe siècle de notre ère, « un excès de pneûma, provoque la bouffissure, le bégaiement et la concupiscence, et en partie la prédominance de la bile noire, dont la froideur et la sécheresse terreuse produisent, par exemple, l’obsession de devenir un vase en terre cuite » (10). Galien évoque à son tour ces mélancoliques qui, du fait de leur humeur froide et sèche, s’imaginent que leur corps est un vase d’argile, ou qu’ils sont faits de terre cuite (11). Cette symptomatologie était toujours connue à l’époque de Descartes : dans son introduction aux Dix Livres de chirurgie, Ambroise Paré (1509-1590) écrit : « Il s’en est veu un qui pensoit estre un vaisseau de terre cuitte, et pour ceste occasion se reculoit et retiroit des passans, de peur d’estre cassé » (12). Au XVIIe siècle, le mélancolique est surtout un hypocondriaque. Nicolas Tulp, « Premier Anatomiste » de la guilde des chirurgiens d’Amsterdam, que Rembrandt a représenté, entouré de ses élèves, sur La Leçon d’anatomie du Mauritshuis, a décrit en 1641 — l’année où Descartes publie les Méditations — un curieux cas de mélancolie : un peintre remarquable (« insignis pictor ») s’était mis dans l’esprit que ses os étaient de cire, et qu’ils fléchiraient sous le poids de son corps s’il venait à se mettre debout. Tulp lui fit donner un remède imaginaire durant une semaine, au terme de laquelle, persuadé d’être guéri, il retrouva l’usage de ses jambes (13).
            Pot de verre : ils « s’imaginent avoir un corps de verre ». Cette seconde fantaisie fait également partie du répertoire de la mélancolie (14). Dans The Anatomy of Melancholy, Robert Burton connaît ce symptôme, et le mentionne à plusieurs reprises : « La peur d’un danger imminent, de perdre quelque chose, de tomber en disgrâce, les tourmente à tout moment, ou bien encore d’être tout entier en verre, ne pouvant souffrir en conséquence que quiconque s’approche d’eux » (15). Le corps du mélancolique n’est que le rêve de son imagination : « Ces maux imaginaires, écrit encore Robert Burton, prennent tant d’aspects divers, ils gouvernent si impérieusement notre corps, que celui-ci, tel un autre Protée, ou un caméléon, peut prendre toutes les formes » (16). Le corps vitrifié du mélancolique est un lieu commun de la littérature médicale (17). On le retrouve dans L’Encyclopédie de Diderot (tome X, 1765), à l’article « Mélancolie », rédigé par le chevalier de Jaucourt, sous la forme d’une historiette : « Un homme croyait avoir des jambes de verre ; et de peur de les casser, il ne faisait aucun mouvement : il souffrait avec peine qu’on l’approchât ; une servante avisée lui jeta exprès, contre les jambes, du bois : le mélancolique se met dans une colère violente, au point qu’il se lève et court après la servante pour la frapper. Lorsqu’il fut revenu à lui, il fut tout surpris de pouvoir se soutenir sur ses jambes, et de se trouver guéri ».
            Mais il est un texte remarquable, de quelques années antérieur à celui de Descartes, qui fait de l’homme au corps de verre le héros paradoxal d’une nouvelle en forme de fable. « Le Docteur Vidriera » (El licenciade Vidriera) est en effet l’une des Nouvelles exemplaires que publie en 1613 Miguel de Cervantès (18). Elle raconte l’histoire d’un jeune homme extraordinairement doué pour les choses de l’esprit, mais tout aussi extraordinairement indifférent aux choses de l’amour. Brillant étudiant à Salamanque, il séduit —bien involontairement— « une Dame du mestier qui vint faire séjour à la ville ». Celle-ci, constatant que notre petit grimaud « estoit plus attentif à ses livres qu’à faire l’amour », lui donne à manger du « cotignat », c'est-à-dire une confiture de coing ( selon le texte espagnol un « coing de Tolède », qui se dit membrillo, et dont la consonance suffit à expliquer la connotation sexuelle que prenait ce mot en argot) dans lequel « par le conseil d’une Morisque, elle mit un charme », c’est-à-dire un philtre amoureux. Le licencié Thomas tombe aussitôt terrassé et, après une crise qui se prolonge six mois durant, le corps sain mais l’esprit dément, s’imagine qu’il est tout de verre. Il devient alors une sorte de « morosophe », débonnaire et cynique, aimé de tous, se gardant de tout contact de crainte de se briser, mais donnant de sages conseils et se moquant de tous les métiers, qui sont autant de rôles sur la scène de la comédie sociale. Guéri de sa folie, mais n’intéressant plus personne, il choisit le métier des armes et meurt bravement à la guerre. Tel le Quichotte, le fou semble perdre le goût de vivre en perdant sa folie.
            Cervantès s’est peut-être inspiré du cas curieux que décrit le docteur Alonso de Santa Cruz, médecin royal, dans l’opuscule sur la mélancolie qu’il rédige en 1613, l’année même de la publication des Nouvelles exemplaires (19). Il y est question d’un illustre mélancolique (illustrissimus vir melancholicus) qui se prenait pour un vase de verre (se vas vitreum esse existimabat). Il guérit toutefois, à la suite de la cure plutôt expéditive que lui fit subir un médecin de l’Académie de Paris (20). Il n’est pas impossible que Descartes se souvienne de ce cas quand il évoque à son tour les symptômes de la mélancolie. Mais il se peut encore qu’il ait lu par lui-même la nouvelle de Cervantès : les Nouvelles exemplaires sont en effet traduites en français dès 1614, et Descartes a fort bien pu connaître l’aventure du licencié Verrière par la traduction de François de Rosset, par exemple par sa réédition de 1640, qui précède d’un an la publication des Méditations (21). A moins qu’il n’ait entendu parler des fantastiques symptômes qui tourmentent les mélancoliques par quelque médecin de sa connaissance, tel son ami le danois Thomas Bartholin qui vint séjourner à Leyde, pour étudier la médecine, de 1637 à 1640 (22). Cet homme prolixe, auteur d’une œuvre considérable (par son volume), recteur de l’Université de Copenhague et médecin du roi Christian V, publiera en 1654, un recueil de cas rares et curieux. Parmi d’autres, on trouve celui de ce médecin, érudit vénitien qui, se prenant pour un vase de terre cuite, n’osait pénétrer à l’intérieur de sa maison de peur de s’y cogner, et de se casser ; ou bien encore celui de ce distingué poète d’Amsterdam qui, croyant avoir les fesses de verre, craignait qu’elles ne se brisent quand il viendrait à s’asseoir (23).
            « Venetus eruditus », « insignis poeta » : ce sont là folies de beaux esprits, non de gens ordinaires. C’est ainsi que le licencié Verrière « respondroit d’autant plus prudemment, qu’il estoit homme de verre & non de chair : & puis que le verre estant d’une matiere subtile & delicate, l’ame operoit par son moyen plus promptement, & avec plus d’effect que par celle du corps, qui est pesante et terrestre » (24). L’homme au corps de verre est un homme désincarné, et le verre vaut ici pour une sublimation fantastique de la chair. Déjà, dans le Discours, Descartes faisait allusion au déraisonnable désir « d’avoir des corps d’une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux » (25). Il sait par ailleurs l’attrait qu’exerce sur l’esprit la matière translucide, métaphore occulte, dans l’ordre de l’étendue, de la lucidité de l’évidence, dans l’ordre de la pensée : « Cette transmutation de cendres en verre me semblant être aussi admirable qu’aucune autre qui se fasse dans la nature, je pris particulièrement plaisir à la décrire » (26). Le pot de terre est un corps opaque qui renferme du vide, du vent : ce fou est un « éventé ». Mais le vase de verre est fait de matière immatérielle, et que sa transparence spiritualise : ce fou est un « inspiré », ses propos sont sages, mais il n’est pas de ce monde.
            Ceci éclaire d’un jour nouveau la référence cartésienne à la  mélancolie : l’approfondissement du cogito — par cet infini qui, dans l’ordre de l’innéité, précède le fini — réfute le malin génie ; la physique mathématique, établie en droit au terme de la Méditation Sixième, réfute le rêve ; mais l’évidence métaphysique ne réfute nullement la folie du mélancolique, qui ne porte pas sur la réalité formelle du corps — par la mécanique, s’il est inerte, par la médecine, s’il est vivant — mais sur le sentiment de l’union substantielle de l’âme avec le corps ou, pour le dire en un langage moins cartésien, sur la réussite de l’incarnation. Le cogito, qui assure l’entendement, ne saurait sauver de la mélancolie : bien au contraire, c’est un lieu commun de la description clinique que de remarquer combien cette folie est comme concentrée sur son unique manie, et laisse l’esprit libre de raisonner par ailleurs sans la moindre incohérence. Le mélancolique est un fou sensé. Robert Burton cite Leonardus Jacchinus : « Pour tout le reste, ils sont sages, sérieux et discrets, et ne font rien qui ne convienne pas à leur dignité, à leur personnalité, à leur situation, excepté toutefois leur obsession folle, ridicule et enfantine » (27). Ce ne sont pas les simples d’esprit que la mélancolie menace, mais les doctes au contraire, accablés sous le poids de leur vaine science. Burton consacre même tout un chapitre de son monumental ouvrage à la mélancolie des étudiants qui consument leur énergie en de stériles études : « Love of Learning, or overmuch Study. With a digression of the Misery of Schollers, and why the Muses are Melancholy ; La passion d’apprendre, ou l’étude excessive. Avec un développement sur la misère des écoliers, et les raisons pour lesquelles les Muses sont mélancoliques » (28). La génialité mélancolique, si prisée de Ficin, n’est plus désormais, en cette première moitié du XVIIe siècle, qu’une pitoyable folie, qui fait du plus savant un âne, incapable de conduire une affaire ni de se conduire en société (29). Ce long chapitre est une véritable satire des milieux universitaires. L’éventé, comme l’inspiré, que le XVIe siècle oppose, ont cessé d’être contraires : ces deux extrêmes tombent également dans le ridicule. Le mélancolique s’enferme lui-même dans la prison de verre de ses propres abstractions. Le licencié de verre se nomme successivement Thomas Rodaja (Rondelle), licencié Vidriera (Verrière, de verre), licencié Rueda (Roue). Esprit sans corps, le mélancolique est prisonnier d’un cercle maléfique (30). L’intellectuel excessif n’est qu’un maladroit dans le monde. Ce n’est certes pas la méditation métaphysique, et moins encore les équations de la mécanique, qui peuvent le sauver de sa folie, mais plutôt ce coing qu'offrait amoureusement au Fol de Verre la Dame de Salamanque.
            On sait que l’ordre des raisons, selon la progression du doute, est en proportion inverse de l’ordre des évidences, selon le parcours de la méthode. C’est ainsi que le malin génie, qui se situe à l’asymptote de l’hyperbole du doute, est le premier réfuté, dans l’infinité actuelle de l’évidence divine, c’est-à-dire au fondement même de la métaphysique, dès la fin de la Méditation Troisième. Inversement, le rêve, l’un des premiers arguments du doute, est le dernier réfuté, par la fondation de la physique mathématique, au terme de la Méditation Sixième. Cependant, et en toute rigueur, le rêve n’est pas le premier argument du doute, mais le second : l’extravagance du mélancolique le précède. Il faut en conclure que la fondation métaphysique a sans doute le pouvoir de nous éveiller du songe, mais qu’elle est impuissante à nous guérir de la folie. La mélancolie est le reliquat de la philosophie première, et le projet de la véracité doit se poursuivre plus avant. On sait que dans les dernières lignes de l’ouvrage, Descartes abandonne le « je » qui tenait jusque là le discours, et recourt au « nous » (du moins dans la traduction du duc de Luynes : « Mais parce que la nécessité des affaires nous oblige souvent à nous déterminer... » ; le latin, quant à lui, reste impersonnel : « Sed quia rerum agendarum necessitas non semper tam accurati examinis moram concedit... ») (31). Cependant, la communauté humaine qui s’établit sur ce sol métaphysique, n’est encore que la cité savante, qui s’éveille du songe sensible en transférant à l’objet l’innéité de l’évidence mathématique. Elle n’est pas encore la cité morale, qui se tourne non vers l’objet, que l’entendement construit, mais vers autrui dont la rencontre, qui passe irréductiblement par l’entremise des sens, provoque l’admiration, qui est la source dont toutes les passions sont issues. Seule cette sagesse morale peut guérir l’atrabilaire, qu’on se représente au XVIIe siècle comme un homme prisonnier de ses propres abstractions, peu sociable et — faut-il rappeler Molière? — volontiers misanthrope. C’est donc dans la philosophie morale, et non dans la métaphysique, qu’il convient de chercher un remède à la mélancolie, « j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse » (32). « A noter, transcrit Burman le soir même de son entretien avec le philosophe, qu’il ne faut pas tellement s’appesantir sur les méditations, ni sur les choses métaphysiques, qu’il ne faut pas non plus les perfectionner par des commentaires ou choses semblables » (33). La métaphysique en effet, loin de nous sauver de la mélancolie, risquerait de nous y enfermer. On ne saurait donc dire, avec Foucault, que Descartes refoule la folie parce qu’il la met hors jeu dans le parcours des Méditations : ce n’est pas le lieu où il convient de la traiter. On ne saurait dire davantage, avec Derrida, que le rêve, puis le malin génie hyperbolisent le péril de la folie : ces hypothèses demeurent au contraire spéculatives, puisque la fondation de l’évidence suffit pour les écarter. C’est ailleurs qu’il faut chercher une sagesse qui soit assez puissante pour dissiper l’ennui et cultiver la béatitude.

            C’est à la princesse Élisabeth que Descartes confie, en 1643 « ...que je n’ai jamais employé que fort peu d’heures, par jour, aux pensées qui occupent l’imagination, et fort peu d’heures, par an, à celles qui occupent l’entendement seul, et que j’ai donné tout le reste de mon esprit au relâche des sens et au repos de l’esprit » (34). Les pensées qui occupent l’entendement seul sont les pensées métaphysiques. Élisabeth, princesse sans royaume, reine dépossédée, en exil à La Haye, est encline à la mélancolie. Plus que toute autre, son âme est sensible à l’ennui qui déprime notre condition, et marque sa grandeur en pensant sa misère : « Toutes ces misères-là prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d’un roi dépossédé » (35). Cette faiblesse du cœur, que Pascal veut approfondir, Descartes entend la soigner. « Vos lettres me servent toujours d’antidote contre la mélancolie » (36), écrit Élisabeth à Descartes en 1645, alors que la correspondance met en avant le thème moral qu’elle ne cessera de développer dans les années suivantes. Se plaignant de la complexion de son esprit, qui tend à s’affliger, la princesse ajoute : « Outre que je suis contrainte de gouverner mon esprit avec soin, pour lui donner des objets agréables, la moindre fainéantise le fait retomber sur les sujets qu’il a de s’affliger, et j’appréhende que, si je ne l’emploie point, pendant que je prends les eaux de Spa, il ne se rende plus mélancolique » (37).
            Pour l’élever jusqu’à la dernière branche, qui est aussi « le dernier degré de la sagesse », Descartes se fera donc le médecin de l’âme mélancolique. Pour dissiper les vapeurs de la bile noire, Élisabeth veut tout d’abord « consentir à l’avis des médecins, de boire d’ici en un mois les eaux de Spa (qu’on fait venir jusqu’ici sans qu’elle se gâtent), ayant trouvé, par expérience, qu’elles chassent les obstructions » (38). Descartes se garde bien d’aller contre ce projet — après tout, ces eaux plus claires que le verre ne sauraient causer aucun mal (39) — mais il se permet toutefois d’y joindre sa prescription : « ...je juge que les eaux de Spa sont très propres, surtout si votre Altesse observe, en les prenant, ce que les médecins ont coutume de recommander, qui est qu’il se faut entièrement délivrer l’esprit de toutes sortes de pensées tristes, et même aussi de toutes sortes de méditations sérieuses touchant les sciences, et ne s’occuper qu’à imiter ceux qui, en regardant la verdeur d’un bois, les couleurs d’une fleur, le vol d’un oiseau, et telles choses qui ne requièrent aucune attention, se persuadent qu’ils ne pensent à rien. Ce qui n’est pas perdre le temps, mais le bien employer » (40).
            A quoi pensent donc ceux qui se persuadent qu’ils ne pensent à rien? Ils savourent l’union substantielle de l’âme avec le corps, ils jouissent de se sentir incarnés, vivant de la vie d’un corps fait de chair, non de verre. La physique mathématique, qui ne veut accepter en sa créance que les idées claires et distinctes, se rend par là même incapable d’admirer « la verdeur d’un bois, les couleurs d’une fleur ». La couleur est en effet dans l’objet un « je ne sais quoi dont nous ignorons la nature, mais qui cause pourtant en nous un certain sentiment fort clair et manifeste qu’on nomme le sentiment des couleurs » (41). La règle XII, qui entreprend de fonder la science, mais non d’enseigner la béatitude, propose, pour délivrer l’esprit de la confusion des qualités secondes, d’exprimer « la différence qui existe entre le blanc, le bleu, le rouge » par diverses figures de géométrie, « car il est certain que le nombre infini des figures suffit à exprimer toutes les différences des choses sensibles » (42). L’évidence de l’entendement pur anesthésie la couleur, et le sentiment esthétique est en revanche l’acte propre d’une âme incorporée. Au lieu des eaux de Spa, Élisabeth serait peut-être bien inspirée de boire ce que, dans le Théétète, Platon nomme par métaphore le vin de la sensation (43). Dans la première lettre qu’il lui adresse, Descartes fait de la princesse un éloge qu’un lecteur superficiel jugera courtisan, mais qui n’est en vérité pas dénué d’ironie : « Voyant sortir des discours plus qu’humains d’un corps si semblable à ceux que les peintres donnent aux anges, j’eusse été ravi de même façon que me semblent le devoir être ceux qui, venant de la terre, entrent nouvellement dans le ciel » (44). Le corps angélique d’Élisabeth n’est autre que le corps vitrifié du mélancolique ; ce pur esprit serait bien avisé de descendre du ciel sur la terre, et de s’exercer au bon usage des passions : « C’est en lui seul que je mets toute la douceur et la félicité de cette vie » (45), reconnaît par ailleurs Descartes. Élisabeth n’est pas davantage un ange qui disposerait à son gré de l’automate corporel, que l’homme n’est un être par accident, composé accidentel d’un corps et d’une âme, comme le soutenait imprudemment Regius à l’université d’Utrecht. Car l’union est substantielle, évidente pour le sentiment, mais incompréhensible pour l’entendement, sensuellement vécue mais, par une nécessité de notre nature, intellectuellement irrésolue: « Car si un ange était uni au corps humain, il n’aurait pas les sentiments tels que nous, mais il percevrait seulement les mouvements causés par les objets extérieurs, et par là il serait différent d’un véritable homme » (46). C’est en effet par le sentiment intérieur de mon corps de chair que s’épanouit pleinement la mesure de mon humanité. Car « il ne suffit qu’elle [l’âme raisonnable] soit logée dans le corps humain, ainsi qu’un pilote en son navire, sinon peut-être pour mouvoir ses membres, mais qu’il est besoin qu’elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui, pour avoir outre cela des sentiments et des appétits semblables aux nôtres, et ainsi composer un vrai homme » (47). Tel est bien le but que vise « la plus haute et la plus parfaite morale » : depuis le foyer rayonnant de la générosité, orienter l’âme, par l’entremise des sens, vers le monde et vers les autres.
            L’union de l’âme avec le corps est le motif constant  qui fait se correspondre la princesse mélancolique et le philosophe résolu à « marcher toujours le plus droit qu’il peut », selon la seconde maxime de la morale par provision. Certes, Descartes, cherchant à corriger le penchant mélancolique par le goût du bonheur, conseille en premier lieu la lecture du De Vita beata de Sénèque (48). Mais ce projet, trop spéculatif pour un esprit déjà porté de lui-même à la spéculation, est aussitôt abandonné. Descartes, en effet, est à la recherche d’une philosophie de la béatitude (« vivere beate, vivre en béatitude, ce n’est autre chose qu’avoir l’esprit parfaitement content et satisfait ») (49), mais n’approuve guère la sagesse orgueilleuse des stoïciens : le fondateur du Portique, Zénon de Cittium « a, selon Descartes, représenté cette vertu si sévère et si ennemie de la volupté, en faisant tous les vices égaux, qu’il n’y a eu, ce me semble, que les mélancoliques, ou des esprits entièrement détachés du corps, qui aient pu être de ses sectateurs » (50). Il faut donc renoncer à Sénèque, qui ne ferait qu’aggraver le mal. Ce repentir est enseignant : Descartes, dont on sait le soin qu’il prend à ne jamais citer, est ici en panne de référence. Quelle lecture faut-il conseiller à l’âme mélancolique? Le sentiment de l’union substantielle, seul capable de donner à l’homme son équilibre moral, ne saurait se dire avec clarté et distinction. La sagesse morale prend paradoxalement appui sur la connaissance, c’est-à-dire sur le sentiment, de l’inconnaissable. L’entendement est donc mis en échec, et les livres ne sont d’aucun secours.

            Où trouver alors le point d’Archimède de la béatitude? L’idée claire de l’entendement étant ici impuissante, seule l’idée confuse de l’imagination peut permettre au mélancolique de se représenter sa guérison. Soit, propose Descartes dans l’une des premières lettres qu’il écrit à Élisabeth (51), la qualité occulte de la pesanteur. Il existe en effet deux notions de la pesanteur : en premier lieu, cette pesanteur qu’on peut dire externe ou mécanique, qui s’identifie à l’accélération, les espaces parcourus pendant des intervalles de temps égaux étant en proportion constante. La « pesanteur » définit alors un mouvement uniformément accéléré qui peut être totalement décrit du point de vue d’un observateur extérieur. C’est là l’interprétation exacte, et qui correspond selon Descartes à la réalité physique du phénomène : la cause de la pesanteur est en effet externe, puisqu’elle correspond à l’action centripète que le tourbillon de la matière subtile, qui entoure la terre, exerce sur tous les corps qui se trouvent à sa surface. En ce sens, la mécanique du déplacement épuise le contenu de l’idée de pesanteur qui, transposée dans le registre des idées claires et distinctes, se trouve par là même désubstantialisée.
            Mais il est une autre notion de la pesanteur, qu’on peut dire interne, ou spirituelle. On suppose alors dans les corps une vertu ou qualité qui les porte à se diriger vers le centre de la terre. Cette confuse imagination, conforme à « l’être en puissance » de la physique aristotélicienne, est incapable d’expliquer le phénomène.  Elle ne vaut guère mieux que la « vertu dormitive » de l’opium, raillée par Molière : « Je ne crois point non plus, écrit Descartes à Mersenne, que les corps pesants descendent par quelque qualité réelle, nommée pesanteur, telle que les philosophes l’imaginent, ni aussi par quelque attraction de la terre » (52). Cette « qualité réelle » est pourtant digne de considération quand on la rapporte, non à l’évidence rationnelle, mais au sentiment moral. La méthode, en effet, ne se contente pas de rejeter les idées confuses ; elle en fait aussi l’analyse et, les soumettant à la conversion philosophique, en découvre la véritable origine. D’où nous vient donc l’idée occulte de la pesanteur, qui fait les corps se porter d’eux-mêmes vers le centre que leur repos désire? La physique des qualités occultes est en vérité une anthropologie inconsciente. Attribuant la pesanteur aux choses, je projette dans le monde le sentiment intérieur de l’union substantielle : de même que mon âme, étroitement conjointe et mêlée à mon corps, se sent capable de le mouvoir, de même tout corps me semble désirer le point vers lequel il se meut. L’imagination de la pesanteur est ainsi une projection qui ne fait sans doute rien connaître, mais représente cependant dans le monde extérieur l’union très intime de l’âme avec le corps : « La plupart des philosophes qui croient que la pesanteur de la pierre est une qualité réelle, distincte de la pierre, croient comprendre d’une façon satisfaisante comment cette qualité peut mouvoir la pierre en direction du centre de la terre, parce qu’ils croient en avoir une expérience manifeste. Mais moi qui suis persuadé qu’il n’y a pas de telles qualités dans la nature, et qu’en conséquence il ne peut y en avoir aucune idée vraie dans l’entendement humain, j’estime qu’ils se servent de l’idée qu’ils ont en eux de la substance incorporelle pour se représenter cette pesanteur, si bien qu’il ne nous est pas plus difficile de comprendre comment l’âme meut le corps qu’à eux de comprendre comment une telle pesanteur porte la pierre vers le bas » (53).
            La démarche de Descartes est ici originale, et mérite qu’on s’y attarde. La mythologie de la pesanteur ne réfléchit pas le fardeau qui pousserait l’âme à la tombe, elle exprime au contraire l’élan d’un corps vivant, et l’allégresse de la marche. Ce que représente en effet l’imaginaire de la pesanteur, c’est l’incompréhensible mouvement que communique, à la substance corporelle, la substance incorporelle. Cette pesanteur est sans poids, elle ébranle mais ne pèse point, elle ne pèse pas plus que le rythme soutenu de la marche, qui est élan indéfiniment rescapé de la chute, miracle renouvelé d’une recréation continue. Il y a bien de la différence entre la rêverie de la pesanteur et l’esprit de lourdeur : la première traduit, dans le sentiment confus de l’imagination, l’énergie cinétique, que calcule l’entendement (dans la physique de Leibniz, il est vrai, non dans celle de Descartes, qui se refuse à mathématiser l’obscur) ; le second n’exprime que la masse d’inertie, qui résiste à l’impulsion. « On pourrait définir la physique de Galilée, remarquait Koyré, une physique de la chute » (54). Il est vrai, mais cette vérité n’est que mécanique, et ne vaut que dans ses limites propres : gardons-nous de dramatiser cet écroulement, ne prolongeons pas la physique de la chute en une métaphysique de l’universel effondrement. Les pierres, sans doute, tombent. Mais le corps substantiellement uni à l’âme se met debout, il commence une marche méthodique, c’est-à-dire à la fois patiente et résolue, il marche avec assurance en cette vie, il se porte vers le monde et, généreusement, s’avance à la rencontre de son semblable. On pourrait définir, pour répondre en écho à Koyré, la morale de Descartes, une morale de l’élan. La physique galiléenne renonce à la force, et ne veut connaître que la mesure du déplacement. La morale cartésienne convertit la force dans la dimension de la volonté, elle rétablit la force en son indistincte vérité et la nomme « vertu », qui est son nom propre. Le seul équilibre des inerties actionne les machines dites « simples » ; mais l’homme moral est une machine autrement complexe, la complexion de son tempérament est précaire et son assiette mal assurée. Il faut, pour lui communiquer l’impulsion d’agir, cette dynamique occulte de la pesanteur, qui est le dernier degré de la sagesse et peut seule enseigner à bien user des passions. En dynamisant la mécanique, Leibniz moralisera la physique. Les cartésiens ne sauront l’admettre : c’est penser là confusément, c’est confondre les registres, c’est régresser aux qualités occultes des formes substantielles. Il est vrai que la morale est la plus haute branche de l’arbre de la philosophie, dont la physique est le tronc. Cependant, le chemin qui conduit à ce sommet ne progresse pas continûment, mais passe au contraire par un seuil de conversion qui transpose les rêveries de l’ancienne physique — il s’agissait en réalité d’une phénoménologie — dans la vérité de la morale.
            L’idée confuse de la pesanteur peut davantage encore contribuer à éclairer le sentiment confus de l’union : elle ne représente pas seulement l’élan que l’âme se sait — sans que l’entendement réussisse toutefois à déchiffrer cette énigme — capable d’imprimer au corps ; elle exprime également l’intime mélange et conjonction — « arctissime conjunctum et quasi permixtum », selon les mots de la Sixième Méditation (55) — des deux substances. De même que l’âme est unie au corps sans qu’il soit possible de lui assigner un lieu, de même la qualité occulte de la pesanteur est également répandue dans la matière, tout entière en chacune de ses parties, et pourtant parfaitement une et indivisible dans le tout : « Et même lorsque cette pesanteur était ainsi également étendue par tout le corps, je voyais qu’elle pouvait exercer toute sa force en chacune de ses parties, parce que, de quelque façon que ce corps fût suspendu à une corde, il la tirait de toute sa pesanteur, comme si toute cette pesanteur eût été renfermée dans la partie qui touchait la corde. Et certes je ne conçois point encore aujourd’hui que l’esprit soit autrement étendu dans le corps, lorsque je le conçois être tout entier dans le tout, et tout entier dans chaque partie » (56). Par la vertu occulte de la pesanteur, l’âme se représente à elle-même répandue dans le volume corporel, comblant l’automate par l’infusion d’une vie immortelle. L’incorporation de l’esprit dans la matière, qui est une aberration pour l’entendement pur, est un sentiment légitime pour un homme vraiment homme ; Élisabeth, qui ne comprend pas comment l’âme meut le corps, s’étonne de cet exemple de la pesanteur: « ...il me serait plus facile de concéder la matière et l’extension à l’âme, que la capacité de mouvoir un corps et d’en être ému, à un être immatériel » (57). Fort bien , répond aussitôt Descartes, concevez donc, puisque vous prétendez que c’est chose facile, l’extension matérielle de l’âme, car c’est précisément cette expansion de l’esprit dans la matière qui se représente, certes confusément, dans l’idée de pesanteur : « Mais puisque Votre Altesse remarque qu’il est plus facile d’attribuer de la matière et de l’extension à l’âme, que de lui attribuer la capacité de mouvoir un corps et d’en être mue, sans avoir de matière, je la supplie de vouloir librement attribuer cette matière et cette extension à l’âme; car cela n’est autre chose que la concevoir unie au corps » (58). On se souvient que, repoussant le stoïcisme de Sénèque, Descartes posait que « vivre en béatitude, ce n’est autre chose qu’avoir l’esprit parfaitement content et satisfait » (59). On comprend alors comment la plénitude de la pesanteur exprime parfaitement ce contentement, source de toute vertu et jouissance, par le sujet humain, du contenu métaphysique qui fait sa substance indivisible. C’est par cette expansion que la chair accède à la conscience d’elle-même, et sort ainsi du cercueil de verre où la mélancolie l’enfermait. Il fallait donc attendre le couronnement de l’œuvre, et le traité des Passions de l’âme, pour que le risque de la folie, évoqué au tout début des Méditations, soit définitivement conjuré.
            Il est séduisant d’évoquer sur ce point l’opposition, certes rebattue mais néanmoins pertinente, de Pascal à Descartes. A l’époque même où le second concevait cette métaphysique de la plénitude, le premier posait les principes d’une véritable métaphysique de la vacuité. L’expérience du Puy de Dôme est réalisée en septembre 1648 sur les indications de Pascal. Les variations du baromètre démontrent la vanité de cette « horreur du vide » que l’ancienne physique attribuait à la nature. Cette antipathie pour le vide, préjugé symétrique et inverse de la qualité occulte de la pesanteur, qui posait une sympathie pour le centre, est susceptible d’une semblable interprétation : de même que la pesanteur exprime confusément, représenté dans l’étendue, le sentiment intime de l’union substantielle, de même l’horreur du vide représente, dans la nature, cette passion du néant, qui déprime le cœur de la créature, et que Pascal nomme « l’ennui ». C’est ainsi que je ne dis, de l’eau, qu’elle a horreur du vide, que pour mieux refouler cette horreur du néant qui fait se répandre l’ennui dans mon âme : « Qu’y a-t-il de plus absurde que de dire que des corps animés ont des passions, des craintes, des horreurs? Que des corps insensibles, sans vie, et même incapables de vie, aient des passions, qui présupposent une âme au moins sensitive pour les recevoir? De plus, que l’objet de cette horreur fût le vide? Qu’y a-t-il dans le vide qui leur puisse faire peur? » (60). Qu’y a-t-il donc, interroge à son tour Descartes, dans la rêverie de la pesanteur qui les puisse tant contenter? A la plénitude de l’admiration, passion première qui, selon Descartes, commence l’histoire de l’incarnation et l’aventure de la béatitude, répond, selon Pascal, l’ennui, passion fondamentale dont toutes les autres sont dérivées, par diversion et divertissement. La conversion philosophique rétablit la qualité occulte dans sa vérité métaphysique : me ressouvenant de l’ennui et pensant ma misère, je reconnais ma grandeur et cherche le salut ; me ressouvenant de l’intime mélange qui fait ma substance, je me réjouis de me sentir pleinement homme, et forme le projet de la félicité. La mélancolie est pour Pascal la marque d’un mal radical, le défaut irrémédiable d’une créature dont le cœur se déprime ; Descartes s’efforce au contraire de soigner cette maladie de l’âme, et établit à cette fin une métaphysique de la béatitude.

*

            Les lectures contrapuntiques de Michel Foucault et de Jacques Derrida ont su mettre le doigt sur un hiatus, un défaut au moins apparent qui vient troubler, dans la Méditation Première, la continuité de l’ordre des raisons. Le lieu de la folie est ambivalent : sitôt désigné, sitôt contourné. Il n’est pourtant pas refoulé. C’est bien au contraire parce que Descartes reconnaît là un obstacle considérable qu’il met en quelque sorte la mélancolie en réserve et renonce, pour le moment, à s’attaquer à cette forteresse. Pour réussir pareille entreprise, il faudrait un esprit enrichi d’une certitude métaphysique et non celui, désarmé volontaire, qui se met en peine de douter au commencement du projet de vérité. Il est en effet moins simple qu’on ne croit de trouver un remède à la mélancolie, de dissiper l’ennui qui met la mort dans l’âme et déprime la volonté. S’il faut en croire l’itinéraire exemplaire du Discours, qu’on doit lire comme une fable ou considérer comme un tableau, l’engagement philosophique commence par la double désillusion du collège et du voyage : les livres de nos maîtres, récités durant la leçon ou entassés sur les rayonnages, échouent à combler notre extrême désir d’apprendre ; quant au grand livre du monde, le texte en est brouillé, il ne se compose désormais que des diverses coutumes, qu’il faut croire aussi sensées, ou peu sensées, parmi les Perses ou les Chinois que parmi nous. Inquiétude théorique sans doute, qui nous invite à chercher la vérité dans les sciences, inquiétude pratique encore qui nous met en demeure de bien conduire notre raison, non seulement selon le fil de la démonstration mais encore sur le chemin de la vie. Il se peut bien que le désarroi de la mélancolie soit, chez Descartes, ancien. N’est-ce pas alors pour surmonter ce trouble que l’esprit se résout à prendre la voie de la méthode? Depuis son commencement — l’origine vient après, par l’admirable rencontre du cogito —, cette recherche était motivée par l’exigence de la béatitude. Certes, la rencontre d’une princesse mélancolique sera la cause occasionnelle de l’ultime épanouissement — ou dernier degré — de cette sagesse, tout comme l’arbre n’atteint sa cime qu’en sa plus haute branche, qui est aussi celle qui porte le plus de fruits. Mais l’homme mûr qui jouit de la paix retrouvée dans l’incognito d’Amsterdam, où tous exercent la marchandise, ne diffère en rien du jeune cavalier errant dans l’Europe toujours en guerre, spectateur plutôt qu’acteur en un théâtre que l’absence du vrai voue à la comédie. La dernière philosophie, celle de la correspondance avec Élisabeth et des Passions de l’âme, est secrètement présente dès le commencement, ce commencement qu’il suffit sans doute de vouloir sérieusement une seule fois en sa vie, mais qu’il importe tout autant de ne jamais renier dans la suite du voyage.
            A l’inverse de ce qu’en dit Foucault, Descartes n’est pas homme à méconnaître la folie : l’esprit qui brûle d’une envie folle de découvrir le trésor de la vérité n’est pas insensible à la mélancolie (61). Mais au contraire de ce qu’avance Derrida, ni le cogito, ni même l’infinité de la véracité divine dont le cogito est issu, et moins encore la fondation de la physique mathématique ne sont en mesure de nous sauver de la folie. N’est-ce pas précisément parce que Descartes prend la folie pour ce qu’elle est qu’il ne croit pas non plus pouvoir la révoquer par la seule évidence de la démonstration? La folie, nous enseigne Descartes, n’est ni « l’absence d’œuvre » (62), ni « la source vive quoique silencieuse ou murmurante du sens » (63), mais plus douloureusement le défaut de l’incarnation, l’imparfaite fusion — qui peut pourtant seule accomplir l’humanité — de l’âme avec le corps. C’est ainsi que la mélancolie est la bêtise de l’homme qui se prend pour un ange ; elle est le trouble d’une âme qui ne sait plus reconnaître son corps. Cette pensée de la folie n’est-elle pas paradoxalement plus moderne que celle, dont il faudrait chercher l’origine dans la mystique néoplatonicienne, qui voit en elle une extase, ou ce silence indicible dont tout discours est issu? Ne nommons-nous pas « théorie de la sexualité » la progressive reconnaissance, par l’enfant, de son corps-propre, c’est-à-dire la difficile histoire de notre humaine incarnation? Ne faisons-nous pas, de la maladie mentale, par fixation et régression, un trouble de l’assimilation et de la jouissance, par l’esprit, du corps qu’il lui faut faire sien? Il se pourrait bien que Descartes soit plus proche de Freud que ne le sont, en vérité, Derrida et Foucault. La sagesse cartésienne, « j’entends la plus haute et la plus parfaite morale », démythifie la folie et en découvre, sans fascination mais avec une véritable compassion, la misère véritable : la souffrance profonde d’une âme en divorce avec le corps auquel elle est pourtant substantiellement unie, l’inaptitude à recueillir, dans l’acte de son humanité, les fragments d’une vie éclatée. Le fou mélancolique n’a pas perdu l’esprit ; c’est plutôt son corps qu’il ne reconnaît pas et ne veut pas reconnaître. La Renaissance, avons-nous dit, opposait les deux figures de l’Éventé, outre gonflée de vent et privée de la faculté de penser, et de l’Inspiré, prophète extatique soulevé par le vent de l’esprit, transporté dans un autre monde et n’appartenant déjà plus à celui-ci. Ces deux figures, du sage par défaut et du sage par excès, se réunissent, selon Descartes, dans un même désarroi, mélancolie de l’homme-cruche pour l’Éventé, mélancolie de l’homme de verre pour l’Inspiré. Ni bête, ni dieu, l’homme cartésien choisit d’être pleinement homme. Le renversement métaphysique l’incite à revenir à lui, et l’éducation sentimentale — la morale cartésienne est un voyage au pays du Tendre — à cultiver l’amour de l’âme pour son corps. Depuis le foyer intime de la générosité, qui est l’âme passionnée par l’effet de sa propre activité, l’homme cartésien peut s’avancer résolument à la rencontre du monde, et de ses semblables.
            Car, depuis le début, il ne s’agissait en cette affaire que d’apprendre à marcher avec assurance en cette vie. Cette vie, où nous sommes chair autant qu’esprit, et ardemment désireux de la béatitude, qui est le parfait contentement de notre être pur, et comme l’expérience actuelle de l’éternité. Car le lieu qui est le nôtre, celui de cette vie, ce lieu qu’avait en vue, dès le commencement, le projet métaphysique, est le site charnel depuis lequel il nous est donné de connaître l’existence d’un savoir qui est saveur. Spinoza avec Descartes. La morale de la générosité conduit à cette éthique de la béatitude qui prend appui sur le sentiment et l’expérience de l’éternité présente en nous, éternité qui est l’existence elle-même, et dont seule une connaissance intuitive peut appréhender la plénitude. Véritable contentement d’un infini actuel qui ne se loge plus seulement dans la clarté ponctuelle du vrai, mais dans la claire jouissance et l’indistincte pensée d’une expansion matérielle de la substance pensante qui, depuis le foyer de la générosité, dessine la sphère confuse et non localisable de ma puissance d’agir.

 

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NOTES

1- Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, 1972, p. 58.

2- AT, X, 1966, p. 511.

3- Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie », in L’Écriture et la  Différence, Paris, 1967, p. 51-97.

4- C’est ainsi qu’Antoine Arnauld écrit, dans les Quatrièmes Objections, à propos du doute hyperbolique : « Primum, vereor ne quosdam offendat liberior hæc Philosophandi ratio, qua omnia revocantur in dubium ; je crains que quelques-uns ne s’offensent de cette libre façon de philosopher, par laquelle toutes choses sont révoquées en doute » (AT, VII, 1973, p. 214-215).

5- Pour une mise au point complète de cette polémique, et une définitiion précise de ses enjeux, on lira Jean-Marie Beyssade, « Mais quoi ce sont des fous, Sur un passage de la Première Méditation », in Revue de Métaphysique et de Morale, juillet-septembre 1973, p. 273-295.

6- AT, VII, 1973, p. 18-19.

7- AT, X, 1966, p. 511. Ce délire mélancolique est aujourd’hui connu sous le nom de « syndrome de Cotard » : on parle également de délire d’énormité, et « parfois, le malade se voit d’une taille gigantesque, il ne compte que par milliards, il vit dans le surhumain ». Voir Antoine Porot, Manuel alphabétique de psychiatrie, Paris, PUF, 1965, p. 138.

8- Ambroise Paré, se référant à Avicenne, fait aussi, au XVIe siècle, allusion à ces mélancoliques « qui pensent estre Rois » (La Chirurgie, introduction, chap. XXVI, Œuvres complètes, Slatkine Reprints, Genève 1970, t. I p. 99).

9- R. Klibansky, E. Panofsky et F. Saxl, Saturne et la mélancolie, Paris 1989, p. 98.

10- Id. p. 102.

11- De Melancholia, chap. I ; De Locis affectis, chap. X (Opera Omnia, éd. C. G. Kühn, t. XIX p. 704 et t. VIII p. 190).

12- Ambroise Paré, Œuvres complètes, Genève 1970, réimp. de l’éd. de Paris 1840-1841, p. 98.

13- Nicolai Tulpii, Observationum medicarum, Amsterdam 1641, I, chap. 18, p. 37-39. Cité in W.S. Heckscher, Rembrandt’s anatomy of doctor Nicolaas Tulp, New York 1958, p. 77-78 et 179-181.

14- Ce délire est toujours observé aujourd’hui. On lira l’analyse d’un cas semblable dans R. D. Laing, The Divided Self, Londres, 1960, p. 38.

15- « Imminent danger, losse, disgrace still torment others, and that they are all glasse, and therefore will suffer no man to come neer them », The Anatomy of Melancholy, ed. 1632, I, 3, 1, 2, Oxford 1989, I, p. 383. The Anatomy of Melancholy est achevé en décembre 1620. L’ouvrage est publié pour la première fois en 1621. L’auteur ne cesse alors de remanier son texte, et quatre autres éditions suivent en 1624, 1628, 1632 et 1638. Je me réfère au texte de 1632, sur lequel prend appui la récente édition critique de 1989 (Oxford). Sur cette question des différentes éditions de The Anatomy of Melancholy, on consultera l’introduction de J. B. Bamborough (Oxford 1989), p. XXXVI-XXXIX.

16- « So diversely doth this phantasie of ours affect, turne and wind, so imperiously command our bodies, which as another Proteus, or Camelion, can takes all shapes. » Id. I, 2, 3, 2, Oxford 1989, I, p. 254. Burton cite ici Ficin.

17- « In the Renaissance, this case is a locus communis » affirme Winfried Schleiner dans un remarquable ouvrage : Melancholy, Genius and Utopia in the Renaissance, Wiesbaden, 1991. On trouvera de nombreuses autres références évoquant des cas semblables p. 163, n. 36.

18- Cervantès, « Le Licencié de verre », trad. J. Cassou, in L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, Nouvelles exemplaires, Paris, Gallimard, « Pléiade », p. 1258 sq. Toutefois, je cite la traduction de François de Rosset, Paris, 1640, ici p. 323, puisque c’est dans cette version que Descartes a dû lire la nouvelle de Cervantès, si du moins il l’a lue.

19- « La folie du cervantin licencié de verre », par Augustin Redondo, in Visages de la folie (1500-1650), publications de la Sorbonne, 1981, p. 38 et n. 26. Cette source de Cervantès, proposée pour la première fois en 1947 par Saturnino Rivera Manescau, est discutée par Winfried Schleiner p. 166 de son ouvrage Melancholy, Genius and Utopia in the Renaissance (1991).

20- Après avoir conseillé à son malade de s’étendre sur un lit de paille (puisque c’est dans la paille que les colporteurs conservent les fioles de verre), le praticien n’hésite pas à y mettre le feu. Pris de panique, le mélancolique s’enfuit alors à toutes jambes et, constatant qu’il ne s’est pas brisé pour autant, renonce à sa lubie. La Dignatio et cura affectuum melancholicorum  d’Alphonso de Santacruce fut publiée, avec d’autres opuscules, par son fils Antonio Ponce Santacruz en 1622 (In Avicennæ primam primi..., Matriti, apud Thomam Iunctam). Le cas cité se lit p. 16.

21- Les Nouvelles de Miguel de Cervantes Saavreda... traduictes d’espagnol en françois, les six premières par F. de Rosset, et les autres six par le Sr d’Audiguier, Paris, deux vol., 1614 et 1615. La nouvelle « Le Docteur Vidriera », traduite par François de Rosset,  se lit aux pages 313-350. L’ouvrage est réimprimé en 1620-1621, en 1633, en 1640.

22- Sur les relations de Descartes avec Thomas Bartholin, on lira le Supplément. Index général de l’édition Adam et Tannery, Paris, 1913, « VI- Thomas et Érasme Bartholin », p. 25 sq. On trouvera par ailleurs une biographie détaillée de Thomas Bartholin dans Jean-Pierre Niceron, Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres dans la République des Lettres avec un catalogue raisonné de leurs ouvrages, t. VI, Paris, 1729, p. 131-150, et t. X, Paris, 1731, p. 191-197.

23- Thomæ Bartholini Historiarum Anatomicarum rariorum, Amsterdam, 1654, « Centuria I, Historia LXXIX », p. 118 et « Centuria II, Historia XXVI », p. 197. Cette référence est indiquée dans le précieux Supplément. Index général, Paris, 1913, p. 27 (mais avec une erreur dans la pagination) qui complète l’édition Adam et Tannery. On la trouvera également dans une étude posthume de Ferdinand Alquié, « Le Philosophe et le fou », présentée et publiée par les soins de Jean-Marie Beyssade in Descartes Metafisico, Interpretazioni del Novecento, Istituto della Enciclopedia Italiana, 1994 (p. 109, n. 9). C’est à Jean-Marie Beyssade lui-même que je dois d’avoir connu ce texte d’Alquié, peu répandu en France, et qui traite très exactement de la question qui nous occupe ici. Je l’en remercie profondément, et non seulement pour cette référence, mais plus encore pour la générosité vraiment cartésienne avec laquelle il a bien voulu répondre à mes questions.
Je dois remercier ici encore Timothy J. Reiss, professeur émérite à l'Université de New York, pour m'avoir mis sur la piste de Caspar Barlaeus (1584-1648), très probable candidat pour ce « distingué poète d'Amsterdam » dont parle Bartholin. Dans une note à l'article qu'il consacre à Barlaeus dans son grand Dictionnaire historique et critique, Pierre Bayle écrit en effet ceci : « Il a couru d’étranges bruits sur sa dernière maladie : J’ai ouï dire qu’il croyait être de verre, et qu’il craignait d’être cassé en morceaux quand il voyait que l’on s’approchait de lui. D’autres m’ont dit qu’il croyait être de beurre ou de paille ; et que, dans cette fausse imagination, il n’osait s’approcher du feu. » (tome troisième, BA-BOR, Paris, 1820, p. 129). Il est vrai qu'il faut prendre cette anecdote avec précaution, la sympathie de Barlaeus pour les Remontrants lui ayant attiré la haine des Calvinistes, qui avaient une fâcheuse tendance à juger fous tous ceux qui ne tombaient pas dans leur croyance. Gaspar Barlaeus fut en son temps un poète célèbre, qui enseigna la théologie et la philosophie, à Leyde, puis à Amsterdam, dans le fameux Athenaeum illustre. Claude Saumaise, dans une lettre du 17 février 1648, qui est peut-être la source de Bayle, donnait déjà quelques détails sur « la folie du pauvre Barlaeus » : « Il en avait plus d’une. Tantost il croyoit estre de la paille et n’osoit approcher du feu. D’aultres fois il s’imaginoit que les prevosts le cherchaient pour le prendre et le faire pendre et beaucoup d’aultres. » Descartes a pu encore entendre parler de la folie de Barlaeus par Plemp (Vopiscus Fortunatus Plempius, 1601-1671), avec lequel il correspond dans les années 1637-1638 sur la question du mouvement du coeur et de la circulation du sang ; c'est à cet anatomiste et médecin qu'on attribue en effet une épigramme latine qui évoquait le délire de Barlaeus, croyant que ses pieds étaient de paille, qu'il ne pouvait donc se tenir debout, et appelant ses amis à son secours pour qu'ils le retiennent dans sa chute. On trouvera tous ces détails, ainsi que beaucoup d'autres concernant le fantasme du corps de verre, dans F. F. Blok, Caspar Barlaeus, From the correspondence of a melancholic, Van Gorcum, Assen/Amsterdam, 1976, p. 108-121. Il faut encore préciser que Descartes connaissait au moins de nom Barlaeus, puisque une lettre de Constantin Huygens du 17 juillet 1641 (AT, III, 412-414) lui recommande d’ajouter à la série des Objections faites aux Méditations celles de Barlaeus : « J’ai osé dire quelques mots au P. Mersenne, touchant les objections qui paraîtront à la fin de votre livre ; et s’il ne serait pas bon que, parmi vos adversaires catholiques, il en fût vu aussi de notre religion. J’avais pensé que Barlaeus, qui est un bon philosophe et bien disant, en eût pu être » (III, 414). Une note de AT précise : « Descartes, qui désirait avant tout l’approbation de la Sorbonne pour ses Méditations, n’avait garde de suivre ici le conseil de Huygens et d’y joindre les objections d’un théologien protestant ; au contraire, les premières qu’il ait sollicitées sont celles d’un prêtre catholique, Caterus, d’Alkmaer, afin d’avoir là comme un garant de son orthodoxie » (III, 414).

24- Traduction de François de Rosset, Nouvelles de Miguel de Cervantes Saavreda, Paris, 1640, p. 325.

25- Discours de la Méthode, troisième partie, AT, VI, 1973, p. 26.

26- Discours de la Méthode, cinquième partie, AT, VI, 1973, p. 44-45. On trouvera cette description, à laquelle Descartes fait ici allusion, dans Les Principes de la philosophie, IV, 124 (AT, IX-2, 1978, p. 266).

27- Robert Burton, The Anatomy of melancholy, I, 3, 1, 2, Oxford 1989, I, p. 388.

28- Id. I, 2, 3, 15, Oxford 1989, p. 302-327.

29- Marc Fumaroli, « La Mélancolie et ses remèdes », in La Diplomatie de l’esprit : de Montaigne à La Fontaine, Paris, 1994, p. 403 sq.

30- Descartes lui-même se défendra d’être tombé « dans la faute qu’on appelle cercle » (IVe Réponses, AT, VII, 1973, p. 245-246) : c’est le cogito en effet qui me sauve du doute et me conduit à l’idée de Dieu, et c’est inversement Dieu qui fonde la véracité de l’évidence. Sur ce cercle du fondement, voir Discours de la Méthode, VIe partie (AT, VI, 1973 p. 76) ; Secondes Objections (AT, VII, 1973, p. 124) ; Quatrièmes Objections, (AT, VII, 1973, p. 214) ; Entretien avec Burman, (éd. J.-M. Beyssade, Paris, PUF, 1981, p. 22-25). Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons, Paris, 1968, I, 237 sq. ; Gilson, Commentaire du Discours de la Méthode, Paris, 1976, p. 360 sq.

31- AT, VII, 1973, p. 90.

32- Préface aux Principes de la philosophie, AT, IX-2, 1971, p. 14.

33- Entretien avec Burman, éd. J-M Beyssade, Paris, PUF, 1981, p. 92-93.

34- A Élisabeth, le 28 juin 1643, AT, III, 1971, p. 692-693.

35- Pascal, Pensées, B. n° 398, L. n° 116, Pléiade n° 269, p. 1158.

36- Élisabeth à Descartes, La Haye, 22 juin 1645, AT, IV, 1972, p. 233.

37- AT, IV, 1972, p. 234.

38- Élisabeth à Descartes, La Haye, 24 mai 1645, AT, IV, 1972, p. 208. C’est là un remède traditionnel contre la mélancolie. Robert Burton, ne manque pas de le signaler : « Il faut autant que faire se peut utliser de l’eau pure, claire et légère, de goût et d’odeur agréables, aussi transparente que l’air, une eau aussi vite réchauffée que refroidie ; c’est elle que vante tant Hippocrate quand on peut se la procurer » (Anatomie de la mélancolie, deuxième partie, section II, I, 1 ; éd. G. Venet, en « Folio », p. 192).

39- Ce que sait bien Montaigne. Relatant ses séjours en « quasi tous les bains fameux de la chrétienté », il dit à la fois le plaisir qu’il éprouve à goûter les diverses eaux, et son scepticisme sur leur prétendu pouvoir : « Et, quant à leur boisson, la fortune a fait premièrement qu’elle ne soit aucunement ennemie de mon goût ; secondement, elle est naturelle et simple, qui au moins n’est pas dangereuse, si elle est vaine » (II, 37 ; édition de la Pléiade, p. 756).

40- Descartes à Élisabeth, Egmond, mai ou juin 1645, AT, IV, 1972, p. 220.

41- Les Principes de la philosophie, I, 70, AT, IX-2, 1978, p. 57.

42- « ...cum figurarum infinitam multitudinem omnibus rerum sensibilium differentiis exprimendis sufficere fit certum ». Règles pour la direction de l’esprit, Règle XII, AT, X, 1966, p. 413.

43- Théétète, 159 c et sq. C’est ce vin qui paraît amer à Socrate malade, doux à Socrate sain, et qui fait la saveur, problématique pour Platon, du savoir protagoréen, selon lequel la science est sensation.

44- 21 mai 1643, AT, III, 1971, p. 664.

45- Au marquis de Newcastle, mars ou avril 1648, AT, V, 1974, p. 135.

46- « Si enim Angelus corpori humano inesset, non sentiret ut nos, sed tantum perciperet motus qui causarentur ab objectis externis, et per hoc a vero homine distingueretur ». A Regius, janvier 1642, trad. Clerselier, AT, III, 1971, p. 493.

47- Discours de la méthode, cinquième partie, AT, VI, 1973, p. 59. L’homme n’est donc, selon Descartes, un « vrai homme » qu’à la condition d’être indissociablement âme et corps. On trouvait déjà chez Erasme la notion proche de totus homo, « l’homme tout entier » : les âmes bienheureuses ne parviendront à la véritable béatitude qu’à la résurrection de la chair, quand le corps redevenu glorieux sera « absorbé » par l’esprit : « Quelle sera donc cette vie du ciel, à laquelle aspirent si ardemment les âmes pieuses ? L’esprit étant victorieux et plus fort absorbera le corps (absorbebit corpus) ; et ce sera d’autant plus facile qu’il l’aura préparé à cette transformation en le purifiant et l’épuisant pendant la vie. A son tour, l’esprit sera absorbé (spiritus a mente absorbebitur) par la suprême Intelligence (a mente illa summa), dont toutes les puissances sont infinies. Ainsi se trouvera hors de lui-même l’homme tout entier (totus homo) » (Eloge de la Folie, § 67).

48- A Élisabeth, 21 juillet 1645, AT, IV, 1972, p. 252-253 : « ...afin que mes lettres ne soient pas entièrement vides et inutiles, je me propose de les remplir dorénavant des considérations que je tirerai de la lecture de quelque livre, à savoir celui que Sénèque a écrit de vita beata, si ce n’est que vous aimiez mieux en choisir un autre, ou bien que ce dessein vous soit désagréable. » Sénèque en effet ne convient guère au propos de Descartes : un de ses autres traités, le De tranquillitate animæ, souvent cité dans la littérature de la Renaissance et de l’âge classique sur la mélancolie, s’achève par un éloge des extases et ravissements qui, depuis le Problème XXX d’Aristote — auquel le néoplatonisme de Ficin avait donné un large développement — marquent le caractère propre de la génialité mélancolique.

49- A Élisabeth, 4 août 1645, AT, IV, 1972, p. 264.

50- A Élisabeth, 18 août 1645, AT, IV, 1972, p. 276. Descartes n’est pas le premier à penser que les Stoïciens ont imaginé une doctrine qui ne vaut que pour les âmes entièrement détachées du corps, et non pour un homme véritable, composé d’une âme unie à un corps : c’est là le thème que développe longuement Cicéron, dans le De Finibus, livre IV, chap. X-XI : les Stoïciens définissent « le souverain bien non de l’homme, mais d’un vivant qui n’aurait qu’une âme et point de corps (je me permettrai d’user d’une fiction de cette sorte pour arriver plus aisément à découvir à la vérité)... » (XI).

51- 21 mai 1643, AT, III, 1971, p. 667-668.

52- A Mersenne, automne 1635, AT, I, 1969, p. 324.

53- « Plerique Philosophi, qui putant gravitatem lapidis esse qualitatem realem, a lapide distinctam, putant se satis intelligere, quo pacto ista qualitas possit movere lapidem versus centrum terræ, quia se putant habere ejus rei experientiam manifestam. Ego vero, qui mihi persuadeo nullam esse talem qualitatem in rerum natura, nec proinde ullam ejus in humano intellectu veram ideam, existimo illos uti idea quam in se habent substantiæ incorporeæ, ad istam gravitatem sibi repræsentandam ; adeo ut nobis non sit difficilius intelligere, quomodo meus moveat corpus, quam isti aliis quomodo talis gravitas lapidem deorsum ferat ». A Arnauld, 29 juillet 1648, AT, IV, 1974, p. 222-223.

54- Alexandre Koyré, Études galiléennes, 1966, chap. « La Physique de Galilée », p. 239.

55- AT, VII, 1973, p. 81.

56- « Quin etiam, dum corpori gravi manebat coëxtensa, totam suam vim in qualibet ejus parte exercere posse videbam, quia ex quacunque parte corpus illud funi appenderetur, tota sua gravitate funem trahebat, eodem plane modo ac si gravitas ista in sola parte funem tangente, non etiam per reliquas, sparsa fuisset. Nec sane jam mentem alia ratione corpori coextensam, totamque in toto, et quonam in qualibet ejus parte esse intelligo ». Réponses aux Sixièmes Objections, AT, VII, 1973, p. 442.

57- Élisabeth à Descartes, le 20 juin 1643, AT, III, 1971, p. 685.

58- A Élisabeth, 28 juin 1643, AT, III, 1971, p. 694.

59- Voir plus haut, note 48.

60- Pensées, B. 75, L. 958.

61- Règles pour la direction de l’esprit, Règle IV : « ...ils conduisent leurs esprits par des voies inconnues, sans aucun motif d’espérance, mais seulement pour voir si ce qu’ils cherchent n’y serait pas, comme quelqu’un qui brûlerait d’une envie folle de découvrir un trésor... ».

62- Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, 1972, appendice I : « La folie, l’absence d’œuvre ».

63- Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie », in L’Écriture et la différence, Paris, 1967, p. 96.