Jacques Darriulat

 

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1- Initiation à la philosophie cartésienne

2- Discours de la méthode

3- Méditations métaphysiques

Méditation 1

Méditation 2

Méditation 3

Méditation 4

Méditation 5

Méditation 6

4- La Mélancolie

5- Descartes et la musique

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Mis en ligne le 29 octobre 2007


Descartes
Les Méditations métaphysiques

 

Ce cours a été composé pour une classe terminale du lycée Henri IV, en 1995

 

Introduction générale

            Hegel : avec Descartes, la philosophie crie “Terre! Terre!”. Avec Descartes en effet commence la philosophie moderne, en ce sens que Descartes est le premier à tirer toutes les conséquences des ruptures accomplies pendant le XVIe siècle.
            Quadruple rupture : épistémologique : la physique galiléenne a démontré la possibilité d’une mathématisation de la nature. La physique médiévale, c'est-à-dire le commentaire de la physique d’Aristote par les docteurs scolastiques, est un chapitre clos, qui appartient désormais au passé ; religieuse : en mettant l’accent sur la foi, ou croyance personnelle, Luther remet en question l’autorité dogmatique de l’Église et fonde la religion sur un acte libre de conscience ; morale : la personne morale est autonome, elle a droit de libre examen, elle est elle-même le principe de ses actes, et ses actes n’ont une valeur morale que s’ils sont accomplis librement ; politique : mettant fin à l’anarchie des guerres de religion, la monarchie absolue invente l’État moderne ; l’autorité politique, qui se distingue définitivement de l’autorité religieuse, exige une soumission juridique, mais s’accommode d’une tolérance religieuse (Édit de Nantes, 1598 ; sa révocation n’aura lieu qu’en 1685).
            A ces temps nouveaux, il faut une nouvelle philosophie. C’est à cette tâche qu’avec constance s’emploiera Descartes (1596-1650), pendant la première moitié de ce siècle fondateur. Les Méditations sur la philosophie première, dans laquelle est démontrée l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme (1641 ; Rembrandt peint La Ronde de nuit en 1642), sont de ce point de vue le texte essentiel, celui qui se trouve à la racine du nouvel arbre du savoir. “Philosophie première” : l’expression est empruntée à Aristote ; elle accorde à la métaphysique la tâche de la fondation, c'est-à-dire l’établissement de ce qui vient en “premier”. Si l’expression vient d’Aristote, le contenu est résolument moderne, et par conséquent en rupture radicale avec la philosophie médiévale, et la lecture qu’elle a faite d’Aristote. A la physique galiléenne (rupture épistémologique), Descartes donne son fondement philosophique : la sixième méditation, tout particulièrement, a pour fonction de donner un sol philosophique à la physique mathématique. A la crise religieuse (rupture religieuse), Descartes répond en substituant, à l’espérance mystique ou eschatologique, le projet plus “mondain” de l’appropriation de la terre par le progrès des connaissances (“nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature”, Discours VI) ; il se soumet par ailleurs, pour ce qui est du dogme, à l’autorité religieuse, non par hypocrisie, comme on l’en a quelquefois accusé, mais par foi sincère ; il reste que sa philosophie, si elle reconnaît un rôle éminent à la puissance divine (le dieu des philosophes, non celui d’Abraham), ignore le Christ et se refuse à penser le mystère de l’incarnation (nul n’est plus opposé en ce sens, à Descartes, que Pascal). A la crise morale, Descartes répond en fondant la vérité sur l’expérience intime de l’évidence, librement aperçue par la pensée attentive, et en refusant toute autorité qui entreprendrait, de l’extérieur, d’imposer un dogme à l’esprit ; la morale, qui est la plus haute branche de l’arbre de la philosophie, et qui est aussi l’ultime épanouissement de la sagesse cartésienne (correspondance avec Élizabeth et traité Les Passions de l’âme, 1648), est avant tout pour Descartes un art de vivre en béatitude, c'est-à-dire en parfait contentement avec soi-même. Enfin, à la crise politique, Descartes répondra par un relatif scepticisme (lettre à Élizabeth sur Machiavel, septembre 1646) qui est un mélange de conformisme extérieur (“obéir aux lois et aux coutumes de mon pays”, Discours III) et d’indépendance intérieure (penser par soi-même). Fuyant les troubles qui secoueront la France pendant la période de la Fronde (voyage interrompu de 1648), Descartes s’installera en Hollande, à partir de 1628 (Amsterdam, et autour d’Amsterdam). Les Provinces Unies sont en effet à l’époque une sorte de démocratie moderne (elles ont conquis leur indépendance contre la tutelle espagnole) qui reconnaît à chacun une entière liberté de pensée et d’opinion. A l’inverse de son contemporain Thomas Hobbes, dont la philosophie accorde au politique une place fondamentale, Descartes se préoccupera assez peu de la question politique, reprenant à son compte la devise épicurienne : bene vixit, bene qui latuit  (A Mersenne, avril 1634, Pl. 951), plus attaché à bien conduire sa vie, de telle façon qu’il puisse en éprouver du contentement, plutôt qu’à réformer celle des autres.
            Les Méditations de philosophie première, ou Méditations métaphysiques, ne sont pas le premier texte de Descartes. Descartes a déjà composé un texte laissé inachevé, composé en 1628 (publication posthume en 1701), qui s’efforce d’énoncer les règles d’une nouvelle méthode pour chercher la vérité dans les sciences, méthode inspirée en grande partie par la découverte, par Descartes lui-même, de la géométrie analytique : Regulæ ad directionem ingenii. Mais surtout, il a publié en 1637 un texte-préface à trois essais scientifiques : Le Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. On y lit, dans la quatrième partie, une sorte d’abrégé du parcours métaphysique des Méditations. Le Discours de la Méthode est une œuvre qui vise à faire connaître à toute personne douée de “bon sens” la science nouvelle (la scienza nuova de Galilée), et la philosophie — cartésienne — qui la fonde ; aussi est-il écrit en français, pour qu’il soit compris de tous, même des femmes (“un livre où j’ai voulu que les femmes mêmes pussent entendre quelque chose”, au Père Vatier, 22-2-1638, Pl. 991) (1). Qu’on ne se trompe pas cependant : Descartes n’exprime ici nullement un mépris misogyne pour les “femmes savantes”, mais au contraire une adresse à l’esprit sensible, et non encore corrompu par le jargon des Écoles, des femmes qui ont alors, dans les sociétés et les salons, une autorité de plus en plus grande. C’est avec une femme, Élizabeth de Bohême, princesse sans trône en exil à La Haye, que Descartes échangera la correspondance philosophique la plus approfondie ; et c’est pour une reine, Christine de Suède, qui se piquait de philosophie, que Descartes acceptera de quitter sa chère Hollande et s’en ira mourir de froid à Stockholm.
            Les circonstances de la publication du Discours méritent d’être rappelées. En 1633, Galilée est condamné par le Saint Office à l’abjuration de son système astronomique. Comme il s’en explique dans la sixième partie du Discours, Descartes renonce alors à publier son vaste Traité du Monde (mais était-il bien achevé?), qui reposait, entre autres choses, sur l’hypothèse héliocentrique, et également sur celle d’un univers infini. Il en tire cependant trois “essais” scientifiques, qui forment trois études distinctes, et n’entrent plus dans le cadre d’un exposé synthétique : La Géométrie (résolution, par les méthodes de la géométrie analytique, du problème de Pappus), Les Météores (entre autres thèses, une théorie raisonnée de l’arc-en-ciel) et La Dioptrique (où Descartes énonce la loi de la réfraction ; on le soupçonnera par la suite de l’avoir empruntée à Snellius, qui l’aurait découverte avant lui). La publication du Discours fait à Descartes la réputation d’un esprit qui publie beaucoup moins qu’il ne sait effectivement. La quatrième partie, ébauche d’une métaphysique, a laissé croire qu’il garde par devers lui un véritable système de philosophie nouvelle. C’est en quelque sorte pour ne pas faillir à cette réputation que Descartes se lance dans la construction du vaste système des Méditations. Le texte est donc attendu, comme une philosophie nouvelle qui romprait enfin avec le passé et tirerait les leçons des multiples ruptures accomplies par le siècle.
            Si le Discours est écrit en français, les Méditations sont en revanche écrites en latin, sous le titre : Meditationes de Prima Philosophia, in qua Dei existentia et Animæ immortalitas demonstrantur ; la traduction française est celle, revue par Descartes lui-même (ce qui lui donne une autorité réelle, mais subordonnée cependant au latin) du jeune duc de Luynes, fils du ministre de Louis XIII. Il s’agit donc d’un texte qui s’adresse aux savants, et non plus à l’homme de “bon sens”. L’adresse des Méditations est en effet ainsi rédigée : A Messieurs les doyen et docteurs de la sacrée faculté de théologie de Paris, c'est-à-dire la Sorbonne. Il est bien reçu comme tel, et tandis que le Discours n’avait pas provoqué de polémique auprès des philosophes de profession, les Méditations vont au contraire susciter de nombreuses objections et disputes. On en compte ordinairement six (sept avec les objections du Père Bourdin, S.J.), auxquelles Descartes répondra avec plus ou moins de bienveillance et de prolixité (les objections troisièmes sont adressées par Hobbes, les quatrièmes par Antoine Arnauld, les cinquièmes par Gassendi). Ces textes, traduits en français par Clerselier, constituent un commentaire approfondi, par Descartes lui-même, des Méditations ; il faut sans cesse s’y référer, et on ne saurait éditer les Méditations sans les accompagner de tout l’appareil des objections et réponses.
            Le titre des Méditations lui-même marque peut-être qu’il s’adresse en priorité aux doctes : dans laquelle est démontrée l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme (...existentia Dei et immortalitas animæ, demonstrantur). Comme Mersenne le lui fera remarquer, Descartes prouve en effet l’existence de Dieu dans les Méditations (il y a même deux preuves de l’existence de Dieu : dans la troisième méditation, la preuve a posteriori, ou “preuve par les effets”, et dans la cinquième, la preuve a priori, ou “preuve ontologique”), mais il ne prouve nulle part l’immortalité de l’âme. Il est vrai que le titre de la traduction du duc de Luynes, publiée par Clerselier en 1647, annonce : « ...dans lesquelles l’existence de Dieu et la distinction réelle entre l’âme et le corps de l’homme sont démontrées ». Le titre latin serait-il une concession aux “docteurs de Sorbonne”, en vue de les amadouer et de gommer ce qu’il pouvait y avoir de trop subversif dans l’exposé de la nouvelle philosophie? Il serait superficiel de le croire, et Descartes se défendra contre cette critique dans la lettre à Mersenne du 24-12-1640 (Pl. p. 1105) : on ne saurait prouver que l’âme est immortelle, car cela reviendrait à soutenir qu’il serait impossible à Dieu de l’annihiler. Il faut donc se satisfaire de montrer que l’âme est d’une nature entièrement distincte de celle du corps. Le titre français de 1647 corrigera ce qu’avait d’un peu précipité le titre latin de 1641 : il substituera, à l’immortalité de l’âme, la seule distinction de l’âme et du corps. Cette ambiguïté est caractéristique de la lecture de Descartes. Dans les Cogitationes privatæ, qui sont en vérité des notes de jeunesse, Descartes écrivait : « De même que les comédiens attentifs à couvrir le rouge qui leur monte au front, se vêtent de leur rôle, de même, au moment de monter sur la scène de ce monde, où je me suis tenu jusqu’ici en spectateur, je marche masqué (larvatus prodeo) » (Sacy, p. 49). Le mot a fait fortune : Descartes, sous le couvert d’une métaphysique fondée en Dieu, serait-il l’un de ces libertins, sceptiques et matérialistes que l’Église poursuivait de ses foudres? Et s’il a fait l’impasse sur la preuve de l’immortalité de l’âme, est-ce par respect envers la toute-puissance divine (il ne doit pas être impossible à Dieu d’annihiler une âme), ou bien parce qu’il doute d’une immortalité que la religion tient pourtant pour fondamentale? Cette lecture a tenté de nombreux esprits. Elle est pourtant superficielle, et il est, en règle générale, préférable de méditer sur ce que Descartes écrit effectivement, plutôt que de supposer des sous-entendus qui sentent plus ou moins le soufre.
            Il faut à Dieu six jours pour créer le monde ; il faut à Descartes six “méditations” pour fonder la connaissance véritable. Ces méditations se succèdent comme autant de journées : « La méditation que je fis hier...» (début de Méd. II) ; « ...il sera bon que je m’arrête un peu en cet endroit, afin que, par la longueur de ma méditation, j’imprime plus profondément en ma mémoire cette nouvelle connaissance » (fin de Méd. II) ; « je me suis tellement accoutumé ces jours passés à détacher mon esprit des sens... » (début de Méd. IV). Par ailleurs, Descartes expose ici sa philosophie en recourant à la première personne, et nous présente donc les Méditations comme une sorte de journal spirituel. Le Discours était, il est vrai, également écrit à la première personne ; mais il s’agissait alors, explicitement, de tracer une sorte d’autoportrait, de penser la nécessité d’un parcours intellectuel qui voulait progresser à la recherche de la vérité (titre d’un texte posthume et inachevé de Descartes). Une lettre de Guez de Balzac (30-3-1628, citée par Gilson, Commentaire, p. 98 : « Au reste, Monsieur, souvenez, s’il vous plaît, De l’histoire de votre esprit. Elle est attendue de tous vos amis...etc. ») nous apprend que Descartes avait d’abord pensé intituler le Discours : Histoire de mon esprit. Pourtant, rien de tel dans les Méditations : à l’inverse du Discours, Descartes ne fait pas ici le récit de sa vie — fut-ce en l’épurant de toute anecdote et en la réduisant à un pur parcours philosophique — il entreprend de fonder la science selon l’ordre des raisons, et non selon l’ordre des événements. Pourquoi, alors, recourir à la première personne? Comme Arnauld le lui fera remarquer (Quatrièmes objections, 421), et comme Descartes lui-même s’en dit fort heureux dans une lettre à Colvius du 14-11-1640 (1097), le cogito, dans une formulation il est vrai différente, se trouvait déjà chez saint Augustin. L’auteur des Confessions ne fut-il pas le premier qui éleva l’emploi de la première personne à la dignité d’un exercice philosophique? Et en effet, c’est en ce sens qu’il faut prendre la première personne qui prend la parole dans les Méditations : il s’agit non pas d’un exposé théorique, mais d’un véritable exercice spirituel, qui ne doit donc pas seulement être intellectuellement compris, mais qui doit être effectivement pratiqué, et pour ainsi dire vécu. C’est ainsi que le cogito, semence dont tout le reste s’ensuit, n’a de sens qu’à être éprouvé en soi-même : à la fois évident et incompréhensible, il ne se démontre pas, il s’aperçoit par une “inspection de l’esprit”, c'est-à-dire par un regard mental converti en son intériorité. Descartes ne fait donc pas ici un traité de métaphysique, il présente une certaine expérience intellectuelle, et propose à son lecteur de la partager avec lui. Martial Gueroult (II, p. 226, n. 26) n’a donc pas tort de comparer la démarche de Descartes avec celle de certains mystiques, tels saint Ignace de Loyola, auteur des Exercices spirituels. Les Méditations sont en effet une sorte d’exercice spirituel dont on ne peut pleinement comprendre le sens qu’à la condition d’en revivre l’expérience. En effet, une démonstration de mathématique possède sa propre cohérence, et son intelligibilité n’implique pas l’existence même du sujet ; mais c’est mon existence elle-même qu’une méditation métaphysique met en jeu, mon rapport à la vérité et la possibilité même de mon salut : je ne saurais donc demeurer étranger à son développement. La métaphysique suppose une participation entière et un engagement total, et non seulement une intelligence extérieure et formelle. C’est bien à la première personne que chacun doit lire ce texte et le faire revivre en en réactualisant l’exercice.
            Les six méditations forment un univers qui se divise en deux hémisphères : les trois premières où l’esprit, perdu dans la nuit du doute, privé du secours de toute certitude, ne peut se raccrocher qu’au seul point de lumière du cogito : la certitude de mon existence en tant que je suis une “chose pensante” ; les trois dernières qui, se déployant dans la lumière immense d’un Dieu non trompeur, ou Dieu “vérace”, ne rencontrent plus que le point de ténèbres de l’erreur humaine, qui devient alors aussi problématique qu’était problématique l’éventualité d’une connaissance dans la première hémisphère, où régnaient les ténèbres du doute. Ainsi s’opposent, aux trois méditations de l’incertitude, les trois méditations de la certitude.
            Les méditations de l’incertitude se décomposent elles-mêmes en trois journées : la première est consacrée au doute, le plus “hyperbolique” qui se puisse concevoir. Il s’agit alors pour Descartes de pousser à bout l’entreprise sceptique (Montaigne?), pour la contraindre d’avouer ce qu’elle recèle en son fonds. La seconde touche ce fonds par le point fixe, ou point d’Archimède, du cogito, et oppose, à l’universelle nuit du doute, la clarté ponctuelle de l’ego cogito, ego sum. Grâce à cette “prise” métaphysique, je peux avoir non seulement une idée claire et distincte de la pensée — qui fait alors tout mon être — mais aussi de la matière, dont l’essence est d’être étendue (analyse du morceau de cire), mais dont l’existence est problématique, car il se peut que je rêve. Enfin la troisième méditation sonde la lumière du cogito de façon à mettre en évidence que la chose pensante ne saurait elle-même être la cause suffisante de cette clarté métaphysique : le cogito est plutôt l’effet en moi d’une cause “éminente” qui me dépasse infiniment (“preuve par les effets”). L’inférence de l’effet à sa cause transcendante s’accomplit par l’idée d’infini (qu’il faut distinguer de celle d’indéfini), que je trouve en moi et qu’il m’est pourtant impossible de “comprendre”. Dieu m’apparaît alors comme l’immense lumière dont le cogito n’est qu’une étincelle, et comme un point prélevé sur l’infini : « Il me semble très à propos de m’arrêter quelque temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir ses merveilleux attributs, de considérer, d’admirer et d’adorer l’incomparable beauté de cette immense lumière... » (fin de Méd. III).
            La pensée du philosophe se déploie dès lors dans la lumière d’une vérité intérieure qui est la présence en l’âme de l’infinie toute-puissance de Dieu. Dans les méditations de l’incertitude, je ne comprenais pas comment je pouvais accéder à la vérité ; dans les méditations de la certitude, c’est plutôt la possibilité de l’erreur qui m’échappe maintenant : comment Dieu, qui est la clarté intérieure de la vérité même, peut-il faire que je me trompe? La quatrième méditation explique donc la possibilité de l’erreur humaine, par la dissociation dans la pensée de la créature de l’entendement et de la volonté. Je comprends ainsi que, si je me trompe, c’est parce que j’use mal de mon libre-arbitre, et que je ne dois en faire nul grief à Dieu. Ainsi assuré, l’esprit peut construire la science. La cinquième méditation est alors consacrée aux idées mathématiques qui sont, selon le titre de cette méditation, “les essences des choses matérielles”. L’infinité de la connaissance mathématique se dérive alors de l’idée d’infini — qui marque la présence de Dieu en l’âme comme celle de l’artisan sur son ouvrage — qui est innée en notre esprit ; ce déploiement de l’infini dans le développement mathématique donne lieu à une seconde preuve de l’existence de Dieu, preuve a priori, ou “preuve ontologique” : « et derechef, de Dieu, qu’il existe ». Enfin, la sixième méditation entreprend de fonder la connaissance physique, c'est-à-dire de légitimer la mathématisation de la nature accomplie par Galilée. La méditation se développe alors sur deux plans distincts, objectif et subjectif. Sur le plan objectif, il s’agit de montrer l’existence réelle des objets de l’expérience, et qu’ainsi je ne rêve pas et que la vie n’est pas un songe ; mais cette existence réelle n’est pas celle que je perçois par les sens, mais celle que reconstruisent les équations de la physique mathématique. Dès lors, et cette fois sur un plan subjectif, il s’agit de penser la nécessité de l’apparence sensible, et de disculper une nouvelle fois Dieu de tout soupçon de tromperie : je sens en effet la flamme qui me brûle, je ne vois pas l’équation chimique de la combustion ; je vois un corps tomber, je ne vois pas une équation du second degré ; je vois le soleil gros comme une orange, alors qu’il est plusieurs fois plus gros que la terre. Comment justifier alors mon appréhension sensible du monde, puisqu’elle semble sans rapport avec la vérité, que seule le physicien réussit à rétablir?
            Les méditations les plus complexes et les plus difficiles sont les deux méditations qui concluent les deux parties en lesquelles se divise l’ensemble des six méditations : la troisième et la sixième. Dans son commentaire des méditations, Gueroult a consacré un volume à l’analyse des cinq premières méditations, et un volume à la seule analyse de la sixième méditation!
            Avant de commencer cette aventure métaphysique, il importe de bien en prendre la mesure. Dans le Discours, Descartes fait le récit exemplaire de l’itinéraire qui l’a conduit à la philosophie. Il nous raconte l’histoire d’un jeune homme qui avait un “extrême désir d’apprendre”, et qui fit ses études dans l’un des meilleurs collèges de l’Europe, celui, tenu par les Jésuites, de La Flèche, entre le Mans et Angers. Il nous dit alors la double déception, ou désillusion qui fit son entrée dans la vie : déception de l’enseignement, incapable de répondre à ce besoin de vérité qui faisait de Descartes un élève sans doute infiniment exigeant ; déception ensuite du voyage, qui parcourt vainement « le grand livre du monde » sans y découvrir une vérité qui soit indubitable, mais seulement des coutumes relatives et changeantes, qui sont aussi sensées, ou peu sensées, chez les Perses ou les Chinois que parmi nous. Si le voyage est formateur, ce n’est pas par ce qu’il enseigne, mais plutôt parce qu’il permet de se trouver soi-même en s’éprouvant dans les diverses rencontres et circonstances qu’il suscite. Après avoir ainsi longtemps erré dans l’Europe en guerre, soldat désœuvré s’engageant dans telle ou telle armée selon les hasards du chemin, Descartes se fixe enfin en Hollande où il décide de construire son œuvre. Au voyage vain dans le grand livre du monde, succède le voyage spéculatif dans la pensée ; au voyage sceptique dans l’extériorité, le voyage métaphysique dans l’intériorité. Il y a du don Quichotte en Descartes : le chevalier errant du Moyen Age, qui cherchait le Graal dans la forêt de Brocéliande, devient maintenant philosophe et recherche la vérité dans l’intériorité de son esprit. Don Quichotte est encore une figure intermédiaire, qui parcourt un monde devenu prosaïque à la recherche d’un idéal chevaleresque et mystique dont plus personne ne se préoccupe. Descartes a éprouvé par lui-même la vanité de cette errance romanesque. Dès lors, la méditation métaphysique peut succéder à l’aventure enchantée, comme l’interprétation véritable succède aux figures du mythe : le vrai Graal, que cherche vainement le chevalier dans le monde, c’est le trésor intérieur de la connaissance, c’est le progrès de la science, qui doit nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. On comprend alors pourquoi la méditation métaphysique conserve le rythme et le mouvement de l’aventure et de la quête : les journées métaphysiques sont autant d’épisodes dans un voyage intérieur, qui passe par la folie, puis par le royaume des songes, rencontre un fabuleux Génie qui emploie toute sa puissance à nous tromper (Méd. I), découvre enfin un point de lumière dans cet univers chancelant (Méd. II) qui l’oriente, comme l’étoile le voyageur, vers l’infinie clarté qui se déploie en Dieu (Méd. III) ; le cavalier apprend alors à maîtriser sa monture, le pas de deux de l’esprit qui est la marche conjointe de l’entendement et de la volonté (Méd. IV), puis amasse un trésor infini en cultivant l’infinité qui est innée en son esprit (Méd. V), et enfin sort de lui-même et du songe, et découvre le monde extérieur, mais cette fois fondé et justifié par la véracité divine (Méd. VI).
            Le récit à la première personne des Méditations est donc une sorte de journal de voyage métaphysique, l’itinéraire aventureux de l’esprit qui se lance à la recherche de la vérité, unique aventure qui vaille vraiment la peine d’être courue. On comprend alors que Descartes souligne si souvent l’importance de « l’ordre des raisons » : la valeur de chaque épisode n’est pas indépendante de ce qui la précède ni de ce qui la suit. Il s’agit d’une progression méthodique dont on ne peut comprendre le sens qu’à la condition d’en suivre attentivement le développement. C’est ainsi, par exemple, que la preuve par les effets (Méd. III) ne peut être pleinement comprise qu’à la condition que l’on comprenne également pourquoi elle doit nécessairement précéder la preuve ontologique de la Méd. V. Le cheminement des Méditations  suit l’ordre de l’invention, qui est l’ordre véritable de la philosophie, et qui est aussi celui de l’analyse, selon les Secondes Réponses. Et c’est pourquoi, dans une lettre à Mersenne du 24 décembre 1640 (Pl. p. 1105), Descartes définit ainsi l’ordre qu’il a voulu suivre en ses Méditations : « Et il est à remarquer, en tout ce que j’écris, que je ne suis pas l’ordre des matières, mais seulement celui des raisons : c'est-à-dire que je n’entreprends point de dire en un même lieu tout ce qui appartient à une matière, à cause qu’il me serait impossible de le bien prouver, y ayant des raisons qui doivent être tirées de bien plus loin les unes que les autres ; mais en raisonnant par ordre a facilioribus ad difficiliora, j’en déduis ce que je puis, tantôt pour une matière, tantôt pour une autre ; ce qui est, à mon avis, le vrai chemin pour bien trouver et expliquer la vérité ».

Note

1- Cette célèbre formule est sans doute inspirée par ce passage de Guez de Balzac, correspondant de Descartes, au chapitre XXIV de ses Entretiens : « Je tâche tant qu'il m'est possible de rendre tous mes secrets populaires et d'être intelligible aux femmes et aux enfants, quand même je parle des choses qui ne sont pas de leur connaissance. » Les Entretiens n’ont été publiés qu’en 1657, après la mort de leur auteur, mais on doit supposer qu’ils circulaient plus tôt dans les cercles du libertinage érudit. Il n’est cependant pas impossible que ce soit Balzac qui reprenne Descartes, et non l’inverse.

 

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