Jacques Darriulat

 

AUTEURS

 

 

Accueil

Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

DELEUZE

DESCARTES

1- Initiation à la philosophie cartésienne

2- Discours de la méthode

3- Méditations métaphysiques

Méditation 1

Méditation 2

Méditation 3

Méditation 4

Méditation 5

Méditation 6

4- La Mélancolie

5- Descartes et la musique

DIDEROT

DOSTOÏEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

KANT

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-ANGE

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

PLATON

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

 

 

 

 

 

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007



Méditation Sixième

 

            Peu à peu, l’abîme que le doute laisse béant est comblé par la progression méthodique de la connaissance attentive, par la thésaurisation des évidences. La dernière méditation m’a fait découvrir l’infinité de l’univers mental que la connaissance mathématique, toujours limitée, explore indéfiniment. Pourtant, ce royaume ne me suffit pas, car je ne suis pas un pur esprit, mais un être sensible, et la qualité de la sensation est abolie dans l’idée claire et distincte de l’étendue, objet de l’imagination mathématique. La méditation seconde a en effet mis en évidence combien la cire s’appauvrit en devenant, de sensible, intelligible : elle perd alors « la couleur des fleurs et la douceur du miel ». Il est vrai que j’ai de bonnes raisons de douter de la vérité de ces sensations. Il n’en demeure pas moins que je les éprouve, et qu’elles appartiennent à ma condition. Je ne saurais donc véritablement me retrouver moi-même qu’à la condition de retrouver aussi la valeur de vérité qui gît dans la sensation. Tant que je n’ai pas opéré cette ultime conquête, je suis sans doute une intelligence lucide, mais non pas encore « un vrai homme » (Discours, V, Pl. 166).
            Or la mathématique elle-même semble m’inciter à me détourner d’elle pour me convertir progressivement vers les objets qui me tombent sous les sens. En effet, on a vu que la mathématique n’est pas une science du pur entendement (seule la métaphysique répond à cette exigence), mais de l’imagination guidée par l’entendement. Par la géométrie analytique, la mathématique apparaît aux yeux de Descartes comme l’exploration méthodique et raisonnée de tout ce que mon entendement peut concevoir clairement et distinctement dans l’idée, innée en mon esprit, de l’étendue. Il apparaît ainsi que l’entendement est l’esprit qui n’est attentif qu’à sa seule lumière naturelle, c'est-à-dire à la clarté intime qui le rend présent à lui-même, tandis que l’imagination est l’esprit qui se tourne vers l’idée innée de l’étendue qu’il trouve en son innéité, imagination intellectuelle quand la figure est construite par une opération de l’entendement (la géométrie), imagination sensible quand la figure est issue de l’impression des sens (la peinture, qui produit la sirène en composant la femme et le poisson, ou le rêve, qui combine les restes diurnes). Il reste que cette orientation de l’imagination est, dans la chose pensante, énigmatique : l’étendue est en effet absolument distincte de la pensée, comme l’âme l’est du corps, ce dont nous sommes intimement persuadés depuis la méditation seconde. Que peut donc bien indiquer à la pensée l’ouverture que ménage en elle l’idée de l’étendue? En termes plus modernes : quelle est l’intentionnalité, pour la pure conscience de soi, de l’orientation imaginante? Si je ne suis en effet qu’une chose qui pense, et je ne suis que cela à cet instant de ma méditation, qu’ai-je besoin de l’étendue qui ne m’est d’aucun secours pour penser la pensée, puisqu’elle en est radicalement différente? Pourtant le déploiement maïeutique de la connaissance mathématique me découvre la fécondité et la richesse de cette idée de l’étendue que je trouve innée en mon esprit (méditation cinquième). Maintenant que je connais cette possibilité de m’enrichir indéfiniment, je ne veux y renoncer pour rien au monde. Cependant, je dois bien convenir que l’exploration de l’idée de l’étendue me détourne de la pensée métaphysique du pur cogito. A quelle fin? L’entendement n’est à proprement parler que l’esprit converti à sa seule intériorité ; mais l’imagination, qu’elle soit sensible ou intellectuelle, est l’esprit qui se détourne de lui-même pour considérer ce qui n’est pas lui-même, à savoir l’étendue ; or, l’étendue est aussi, nous le savons depuis l’analyse du morceau de cire, l’unique et véritable substance des choses corporelles. L’imagination semble donc indiquer à l’entendement la voie qui conduit à la rencontre du corps, elle semble ménager une fenêtre, dans l’espace clos du cogito, qui donne sur le spectacle sensible, sur l’impression esthétique que suscite en moi la rencontre du monde. En d’autres termes, il y a peut-être une continuité de l’imagination mathématique à l’imagination sensible, et de l’imagination sensible à la sensation. Tel est bien le sens des titres des méditations cinquième et sixième : la mathématique me permet en effet de penser l’essence des choses matérielles (qui est l’idée innée de l’étendue), tandis que l’intentionalité imaginante m’oriente déjà vers l’existence des choses matérielles. Il semble donc qu’il y ait une voie qui conduise de l’étude mathématique de l’étendue à l’appréhension sensible de la chose étendue, c'est-à-dire à la vérité du corps : « ...l’esprit en concevant se tourne en quelque façon vers soi-même, et considère quelqu’une des idées qu’il a en soi ; mais en imaginant il se tourne vers le corps, et y considère quelque chose de conforme à l’idée qu’il a formée de soi-même ou qu’il a reçue par les sens » (319).
            On comprend alors pourquoi, si l’entendement est la faculté la plus naturelle de l’esprit que la conversion métaphysique a corrigée (naturelle, puisque l’entendement laisse l’esprit à la seule considération de sa propre lumière), inversement, l’imagination est nécessairement un effort de l’esprit qui doit se détourner de lui-même et transporter ainsi la chose pensante vers la considération de ce qui lui est étranger, et qui est la chose étendue. Nous dirons donc que l’entendement est une inspection de l’esprit, tandis que l’imagination est une contention de ce même esprit, c'est-à-dire un effort, une tension qu’il s’impose à lui-même. En effet, se détournant de la cire, qui le détournait de lui-même, le penseur de la seconde méditation revenait à lui-même, c'est-à-dire à la chose pensante, en se ressouvenant qu’il ne considérait le corps que par la seule « inspection de son esprit », en lequel il trouvait l’idée innée de l’étendue, à laquelle se résume alors tout ce qu’il peut savoir clairement et distinctement de la cire : « Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit, n’est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l’a jamais été, quoiqu’il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l’esprit...» (281). Mais maintenant que je sais que Dieu n’est pas trompeur, que je peux par conséquent considérer non seulement l’idée de l’étendue en elle-même, dans sa pure innéité, mais encore l’engendrement indéfini des figures que je me découvre capable de construire en elle (méditation cinquième), je me détourne de la seule inspection de mon esprit pour m’exercer à cet effort, à cette « contention » qui convertit la chose pensante vers la considération de la chose étendue : « Ainsi je connais clairement que j’ai besoin d’une particulière contention d’esprit pour imaginer, de laquelle je ne me sers point pour concevoir » (319). C’est précisément cette contention, cette tension mentale qui mesure l’effort de l’imagination et en limite la portée. Tandis en effet que l’entendement trouve en lui « premièrement » l’idée de l’infini (méditation troisième), l’imagination éprouve quelque difficulté à se représenter l’image, à la « regarder comme présent(e) avec les yeux de mon esprit » (318). C’est ainsi que je puis bien imaginer un triangle, un carré, un pentagone, mais nullement un chiliogone, que ma seule imagination ne saurait distinguer d’un myriogone. L’entendement, quant à lui, peut parfaitement scruter cette infinité qui se brouille au regard de l’imagination : c’est précisément en calculant les périmètres des polygones inscrits et exinscrits à un même cercle, et en en faisant croître indéfiniment le nombre de côtés, qu’Archimède est parvenu autrefois à la première estimation fine du nombre transcendant pi (Quatrièmes Réponses, 457). L’imagination est bien incapable de sonder ainsi l’indéfini, mais il est vrai qu’elle peut, toutefois, à force d’exercice, augmenter son pouvoir de résolution. C’est ainsi que, dans L’Entretien avec Burman, Descartes se flatte de pouvoir imaginer non seulement un carré, un pentagone, mais aussi un hexagone, un heptagone et même un octogone (1378). Il reste que, quelque soit ici la virtuosité de l’imagination, la série est vite bornée, et marque la fatigue qui limite l’esprit qui se soumet à la contention propre à l’acte d’imaginer. Quelque difficile soit cette voie, elle m’indique pourtant un passage probable vers les choses étendues. C’est ce passage que je dois maintenant explorer, puisque c’est lui seul qui semble pouvoir me reconduire à la redécouverte de ce monde sensible auquel le doute m’avait contraint de renoncer.
            Avant de franchir ce pont, le penseur éprouve le besoin de jeter un regard en arrière sur le chemin accompli. On sait en effet que l’entendement, toujours focalisé sur l’évidence actuelle, tend à oublier l’enchaînement des vérités acquises. Déjà, au début de la troisième méditation, nous avions ressenti le besoin identique de dresser l’inventaire de toutes les idées que nous pourrions trouver en notre intérieur, et de les classer méthodiquement en innées, factices et adventices. De même ici, avant de passer, non du fini à l’infini, mais cette fois de l’essence à l’existence, nous voulons nous ressouvenir de tout ce que nous croyions connaître des corps matériels avant que nous ne nous soyons embarqués pour ce voyage métaphysique.
            L’esprit diverti de lui-même situe l’être dans l’impression sensible et non dans la pensée claire et distincte. Il distingue pourtant, entre ces impressions sensibles, celles qu’il rapporte à lui-même (mon corps) et celles qu’il rapporte aux choses qu’il dit extérieures (les corps). Ce qui conduit alors l’esprit inattentif à attribuer une existence extérieure aux impressions sensibles, c’est, du moins le croit-il, leur vivacité, leur « expressivité » (multo magis vividæ & expressæ) qui s’imposent à moi sans que je sois en mesure de les annuler, ni même de les prévoir précisément. Je nomme donc extériorité la violence de l’assaut esthétique, l’impact de la rencontre sensible qui me met brusquement en présence d’une existence autre que la mienne. C’est là ce que j’appelle une « affection » (affectus), par laquelle l’objet inscrit en moi, du moins je le pensais, la marque de son existence, comme le sceau marque la cire. A cette affection se coordonne un sentiment (sensus) de plaisir, quand la rencontre est occasion de « commodité », ou de douleur, quand elle est occasion « d’incommodité » (320). Mon corps est alors le siège du plaisir et de la douleur que me font éprouver les rencontres des objets extérieurs qui se signalent à moi par la vivacité des impressions sensibles.
            Il est vrai que les idées de l’esprit inattentif sont ici (comme ailleurs) peu claires et distinctes : en effet, je sais bien que la rencontre de l’objet ne me fait pas éprouver la réaction seulement physiologique du plaisir ou de la douleur, mais elle m’inspire aussi un certain sentiment intérieur dont le philosophe sait qu’il est une passion de l’âme, et non simplement (comme c’est le cas pour le plaisir et la douleur) une passion du corps : c’est ainsi que la douleur, qui est un phénomène nerveux dont Descartes démontera plus loin le mécanisme, n’est pas la tristesse, qui est une affliction de l’esprit, pas plus que le plaisir n’est la joie. Les animaux qui, selon Descartes, sont automates, choses étendues par conséquent et non choses pensantes, éprouvent évidemment des sentiments de plaisir et de douleur, mais ne sauraient connaître la joie ni la tristesse. Il est vrai que l’esprit inattentif ne sait pas même se rendre sensible à cette énigme, puisque ignorant la distinction qui est entre l’âme et le corps et ne concevant son existence que par son incorporation, c'est-à-dire par son incarnation, il ne saurait s’étonner de l’incommensurabilité qui rend étrangères l’une à l’autre la passion du corps et la passion de l’âme : quel rapport y a-t-il en effet entre la carbonisation du tissu organique et le sentiment de la brûlure, entre la sécrétion d’une humeur par le canal lacrymal et le sentiment de la tristesse? Ne pourrions-nous tout aussi bien, chaque fois que nous sommes affligés, au lieu de pleurer, remuer les oreilles ou nous gratter le bout du nez? Ces éventualités sont également possibles, puisqu’elles sont également arbitraires : « Mais quand j’examinais pourquoi de ce je ne sais quel sentiment de douleur suit la tristesse en l’esprit, et du sentiment de plaisir naît la joie, ou bien pourquoi cette je ne sais quelle émotion de l’estomac, que j’appelle faim, nous fait avoir envie de manger, et la sécheresse du gosier nous fait avoir envie de boire, et ainsi du reste, je n’en pouvais rendre aucune raison, sinon que la nature me l’enseignait de la sorte » (322). Mieux encore : je ne me posais pas même ces questions, pourtant fort évidentes, tant j’étais détourné de penser la distinction de la pensée et du corps, à tel point que j’acquiesçais volontiers à ce que l’on enseignait dans l’École (ce qui laisse entendre que la pensée de l’École n’est qu’une pensée inattentive), à savoir qu’il n’y a jamais rien eu dans l’esprit qui ne fût auparavant dans les sens : « je me persuadais aisément que je n’avais aucune idée dans mon esprit, qui n’eût passé auparavant par mes sens » (321).
            Mais le doute a ruiné cette confiance excessive, et a commencé de dissocier ma pensée de son inscription, de son ensevelissement dans l’impression sensible. Doute qui porte à la fois sur la sensation des objets que je crois extérieurs, et sur le sentiment que je rapporte à mon corps, ou corps-propre. Au tout début de la méditation première, il avait été très allusivement dit que « les sens nous trompent quelquefois » (268) ; cela suffisait en effet pour en soupçonner la fausseté, puisque le doute méthodique avait résolu de douter non seulement du faux, mais aussi du simplement douteux. Mais nous sommes désormais plus exigeants, et nous distinguons entre nos idées sensibles pour voir s’il ne s’en trouverait pas une qui serait susceptible de nous conduire à la réalité formelle du monde extérieur que la conversion métaphysique nous a fait abandonner. Distinguons donc entre le sens externe — ou sensation de l’objet — et le sens interne — ou sentiment du corps-propre—. Pour ce qui est de l’extériorité, la perspective nous trompe en diminuant la grandeur selon l’éloignement : c’est ce qui fait que des statues colossales, construites au sommet des édifices, comme on en voit en effet sur les façades des villas romaines construites par Palladio, ou bien encore au fronton de la façade colossale de Saint-Pierre-de-Rome, paraissent petites. Déjà Platon, dans le Sophiste, remarquait cette déformation perspective qui conduisait les sculpteurs du Parthénon à corriger les sculptures des métopes pour qu’elles puissent apparaître droites à un spectateur qui les considère en surplomb. Par ailleurs, le De Architectura de Vitruve expliquait précisément le même effet et, qui plus est, à propos du décor d’un théâtre romain. Le théâtre du monde sensible est ainsi le lieu de sortilèges et d’anamorphoses qui mettent en question la vérité du jugement que nous portons sur lui. C’est ainsi encore, ajoute Descartes, que des tours carrées semblent s’arrondir avec la distance. Il est vrai que cette seconde illusion est étrange, et qu’on ne comprend pas très bien à quelle expérience Descartes fait ici allusion. Aussi ne fait-il pas allusion à une expérience, mais plutôt à un souvenir littéraire. C’est en effet dans Lucrèce qu’on trouve cette histoire des tours rondes ou carrées (De Rerum natura, IV, 354 sq) : « Si les tours carrées des villes, vues de loin, semblent rondes, c’est que tout angle dans l’éloignement apparaît obtus ; ou plutôt même on ne le voit pas : son action s’éteint, ses chocs ne peuvent arriver jusqu’à l’œil, parce que les simulacres dans leur long trajet, à force d’être repoussés par la résistance de l’air, perdent peu à peu leur vigueur ». L’épaisseur atmosphérique gomme les contours et substitue le continu au discontinu, comme on peut le voir, par exemple, dans les paysages nimbés de lumière que peignait le Lorrain. Remarquons par ailleurs que ce carré qui devient cercle réussit par les sens ce que l’imagination échoue à accomplir, elle qui peine à passer du carré au pentagone, et ne saurait en aucun cas atteindre le cercle, qui est un polygone d’une infinité de côtés.
            Mais il est aussi des mirages de l’intériorité, et le sens interne peut également être soupçonné de fausseté : il arrive en effet que les amputés éprouvent la sensation de leur membre fantôme, croyant être ce qui n’est plus, ou bien encore que certains malades éprouvent des sensations imaginaires, comme par exemple ces hydropiques qui éprouvent vivement la sensation de la soif, alors qu’ils n’ont pourtant aucun besoin de boire et, pis encore, que boire leur est tout à fait nocif. Par où il apparaît que le monde sensible, qu’il soit extérieur ou intérieur, n’est pas un fait qu’il faut tenir pour véritable, mais un jugement qui est susceptible d’errer. Ce que l’esprit inattentif concède volontiers pour le monde extérieur, mais plus difficilement au sujet de son propre corps, tant il lui est étroitement uni et incapable de se concevoir, en tant que chose pensante, comme radicalement distinct de lui. Car, qu’y a-t-il de plus intime que la douleur ou le plaisir :« Car y a-t-il chose plus intime, ou plus intérieure que la douleur? Nam quid dolore intimius esse potest? » (322).
            Mais les leçons des sens sont plus douteuses encore, puisqu’il m’est possible de douter de cette distinction même que je viens de poser entre le sens externe et le sens interne, entre la sensation objective et le sentiment subjectif. En effet, le caractère « vif et exprès » de la sensation ne me permet nullement de conclure à l’extériorité de l’objet qui la provoque : dans le rêve, mes sensations ne sont ni moins vives ni moins expresses que dans la veille , il n’est même pas impossible de dire que les images du rêve, fascinantes comme des apparitions, sont davantage « vives et expresses » que les perceptions de la veille, le plus souvent banales et sans relief. Si la vivacité de la représentation est l’unique indice de la réalité, alors il se pourrait bien que les figures du rêve aient un coefficient de réalité bien plus élevé que celles de la veille : « Car d’où sait-on que les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres, vu que souvent elles ne sont pas moins vives et expresses? » (Discours, IV, 151). Or, il me souvient maintenant que, du temps où je croyais à la réalité du monde sensible, je rapportais les images de mes rêves à moi-même, et nullement au monde. En conséquence, je me pensais capable d’engendrer par moi-même ces sensations que la pensée inattentive voudrait attribuer au seul monde extérieur. Il se peut donc que je sois le créateur inconscient de mes propres sensations, que le monde « extérieur » soit intérieur, et que la réalité sensible ne soit qu’un fantasme, « puisque peut-être il se peut rencontrer en moi quelque faculté (bien qu’elle m’ait été jusqu’ici inconnue), qui en soit la cause, et qui les produise » (323).
            Pourtant, je n’ai fait jusqu’à présent que me rappeler les raisons de douter et je n’ai pas encore considéré les évidences que le parcours de la méthode m’a découvertes. En premier lieu, je sais qu’il y a deux substances, l’une « dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser » (323), dont je sais qu’elle existe, et l’autre, dont toute l’essence consiste en ce qu’elle est étendue, dont je peux avoir des idées claires et distinctes par la pure Géométrie, mais dont j’ignore encore si elle correspond à quelque existence formelle en dehors de l’idée que j’en ai. A proprement parler, il existe encore une troisième substance, qui n’est ni corps ni âme, mais le composé de l’un et de l’autre, et c’est cette troisième substance que j’expérimente quand j’éprouve, non de la douleur ou du plaisir, mais de la tristesse ou de la joie. Je sais que la substance pensante possède l’existence ; puis-je en dire autant pour la substance étendue (sensation) et pour l’union substantielle de l’âme et du corps (sentiment)? Il est vrai, constate alors Descartes, que le parallélisme de l’analyse des trois substances est remarquable : de même que les diverses modalités de la pensée sceptique se référaient comme à leur centre commun, à une substance pensante, de même les diverses modalités de la matière se réfèrent, comme à leur fondement commun, à une substance étendue sans laquelle elles ne sauraient avoir d’autre existence que celle, purement illusoire, du fantasme : c’est ainsi que la cire, déshabillée de ses qualités, apparaissait toute nue dans l’idée de l’étendue (substance étendue) qui les comprenait toutes, ou bien encore que toutes les diverses passions et postures par lesquelles je fais l’expérience de mon existence incarnée supposent, pour leur fondement commun, la réalité de mon incarnation (union substantielle) : « Je reconnais aussi en moi quelques autres facultés, comme celle de changer de lieu, de se mettre en plusieurs postures, et autres semblables, qui ne peuvent être conçues, non plus que les précédentes, sans quelque substance à qui elles soient attachées, ni par conséquent exister sans elle.» (324) Pourtant, si j’ai pu conclure, des modalités de la pensée à son existence substantielle en tant que chose pensante, c’est parce que j’ai immédiatement accès à l’être par la considération de la pensée (« ce moi, c’est-à-dire mon âme », 324), tandis que je n’ai accès à l’être de la matière que médiatement par l’entremise des sens, c'est-à-dire par la médiation de l’impression sensible pour la substance étendue et de l’expérience passionnelle (joie, tristesse) pour l’union substantielle, et qu’il ne m’est donc pas possible d’accéder ici à une intuition directe de l’existence.
            Cependant, je ne saurais croire que le monde sensible n’est qu’un fantasme, et que le corps n’est qu’un fantôme, car je me ressouviens avoir perçu avec évidence que Dieu ne saurait être trompeur. Or, « je ne vois pas comment on pourrait l’excuser de tromperie, si en effet ces idées partaient ou étaient produites par d’autres choses que par les choses corporelles » (325). Je me souviens en effet que l’hypothèse du malin génie m’avait conduit à imaginer un dieu qui non seulement faussait les idées innées sur lesquelles la connaissance mathématique est fondée, mais qui mettait aussi en scène le théâtre fallacieux du monde sensible : « Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité » (272). Maintenant que je sais que Dieu n’est pas vérace, mais qu’il est la lumière même de la vérité, je sais aussi combien cette hypothèse est fantastique. Or, j’éprouve « une très grande inclination » à inférer, de l’impression sensible, l’existence des choses matérielles, et de l’expérience passionnelle, l’existence de ce corps qui est le mien. Pour que ce sentiment soit mensonger, il faudrait que ma nature même soit corrompue, ou pervertie, qu’il y ait en mon être non seulement du néant, qui n’est qu’un manque d’être, mais encore une puissance véritable du mal, une force active qui susciterait en moi une attraction pour la vanité, ou l’inexistence. Mais je sais désormais que ce sont là des idées confuses, et que le Diable n’a d’existence qu’imaginaire. Je dois donc accorder une entière confiance à l’inclination de ma nature et inférer, comme la sensation et le sentiment me portent irrésistiblement à le faire, de l’impression sensible à l’existence formelle des corps matériels. On remarquera que la preuve repose tout entière sur la bonté de la nature et la vérité du sentiment. Descartes prépare ici le XVIIIe siècle, qui fera de la sollicitation sensible le premier éveil de l’âme au monde matériel qui s’offre à sa jouissance, et qui lui promet le bonheur, ce que Descartes nomme ici la « commodité ». Il y a, dans le seul tremblement de la sensation, une sagesse à laquelle il importe de se rendre attentif. On conçoit combien cette méditation est peu chrétienne, puisqu’elle fait de l’enseignement de la nature une leçon divine, puisqu’elle veut qu’on écoute la nature et qu’on suive ses inclinations. Inversement, le christianisme, et par exemple Pascal, oppose la nature à la grâce, la pesanteur qui nous déprave depuis le premier péché à la grâce qui nous relève depuis le sacrifice du Christ. Pour Pascal, la nature est corrompue, et il faut un « Réparateur » pour rétablir la vérité ; pour Descartes, la nature est nécessairement bonne, il faut se fier à son ingénuité, être sensible à son inclination, écouter sans défiance le sentiment qu’elle inspire. Le miracle de la création continue nous préserve du péché et nous maintient dans l’innocence. Et c’est bien pourquoi, dans le Sixième Éclaircissement de La Recherche de la vérité, Malebranche critiquera sévèrement la preuve de la méditation sixième, qui ignore la corruption de notre nature et nous transporte charnellement dans le monde de la grâce. En vérité, l’hérésie est plus profonde encore car Descartes ne se contente pas de dire que le penchant de la nature est un enseignement du dieu vérace : comme plus tard Spinoza, il va jusqu’à écrire, non que la nature est la voix de Dieu, mais qu’elle est Dieu lui-même : « Car par la nature considérée en général, je n’entends maintenant autre chose que Dieu même, ou bien l’ordre et la disposition que Dieu a établie dans les choses créées » (326).
            Il importe cependant de bien distinguer la substance à laquelle je suis irrésistiblement enclin à attribuer de l’être : les qualités sensibles sont sans doute le signe d’une existence qui est extérieure à l’existence de la seule chose pensante, mais rien ne m’autorise à juger que cette existence est semblable à l’impression sensible que j’en ai. Il suffit de me rappeler, par exemple, que le soleil visible, qui n’est pas plus gros qu’une orange, est fort différent du soleil que l’astronome conçoit clairement et distinctement, à partir des données de l’observation, et qui est plusieurs fois plus gros que la terre. Or, c’est au soleil de l’astronome que je dois accorder de la réalité, plutôt qu’à l’impression simplement sensible du soleil, maintenant que je sais que l’être est dans la pensée, et non dans la sensation. La véracité de Dieu doit donc être prise ici avec discernement, et je ne dois pas tomber dans la crédulité qui me conduirait à n’accorder d’existence aux choses hors de moi que par l’impression sensible qu’elles suscitent en moi. Certes, la sensation est le signe qu’il existe, hors de moi qui ne suis que chose pensante, des corps matériels ; quant à la véritable nature de ces corps, je dois le prendre avec circonspection, car il se peut bien que la réalité ne soit pas en soi comme elle m’apparaît à moi. C’est ainsi qu’il faut certes écouter la nature, mais qu’il ne faut nullement la suivre aveuglément. Je peux cependant être déjà certain que l’examen attentif de l’expérience sensible ne sera pas vain : si complexe soit la traduction de la réalité formelle dans l’impression des sens, elle ne peut cependant l’être à ce point qu’elle en deviendrait intraduisible. Car Dieu serait alors trompeur, en ouvrant un abîme infranchissable entre la vérité et la sensation, entre l’être et l’apparence, entre l’essence et le phénomène. En conséquence, « je crois pouvoir conclure assurément que j’ai en moi les moyens de les (les choses extérieures) connaître avec certitude » (325).
            On comprend maintenant que la méditation se porte progressivement de l’existence des choses extérieures (retrouver le monde que l’hypothèse du rêve m’avait fait égarer) à l’existence du corps auquel je suis constamment uni, c'est-à-dire au sentiment du corps propre. En effet, la « nature » est ici le penchant de ma nature, l’inclination que j’éprouve, non en tant que je suis seulement une chose pensante, mais par l’union substantielle de l’âme avec le corps. Si j’attribue de l’existence aux choses que je perçois par les sens, c’est parce qu’il y a dans « ma nature », c'est-à-dire dans mon existence incarnée, charnelle et non plus seulement pensante, une certaine propension qui m’incline à le faire. Cette propension est indissociablement celle de mon corps comme de mon âme, et je ne saurais pas davantage attribuer une quelconque sensation à un automate purement mécanique qu’à un ange purement spirituel. C’est ainsi que le siège en moi de la nature n’est pas mon corps, mais l’union substantielle en moi de l’âme avec le corps. Je découvre ainsi un second moi, plus profond que le premier, et que l’intellectualité du cogito avait jusqu’à présent masqué : je ne suis pas seulement une chose pensante, je suis plus encore une chose incarnée, le site charnel en lequel s’accomplit et se renouvelle sans cesse la singularité de la sensation. Car la sensation n’est pas une simple information par laquelle mon corps signale à mon âme, par le plaisir et la douleur, l’existence de choses commodes ou incommodes ; elle est bien davantage un sentiment que je goûte intimement, et par lequel je m’éprouve charnellement existant. En d’autres termes, mon âme ne considère pas mon corps comme un automate dont elle devrait assurer le pilotage, elle s’unit au contraire indissociablement à lui dans l’expérience sensible, elle éprouve son existence incarnée par l’évidence du sentiment : « La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui » (326). C’est ainsi que je considère pas la brûlure comme un signal avertisseur, un « voyant », qui m’indique qu’il est temps que j’ôte ma main du feu ; j’éprouve immédiatement la sensation de brûlure sans qu’il ne me soit nullement possible de prendre du recul, ni de la considérer à distance. A l’intimité du cogito, qui vaut pour la seule chose pensante, s’ajoute donc ici l’intimité du sentiment, qui ne vaut que pour une existence incarnée, ou union substantielle du corps avec l’âme. De même qu’il y a un cogito pour le seul entendement, il y a aussi, bien que cela se sache moins, une sorte de cogito esthétique, une évidence immédiate et intime de mon incarnation. Il est vrai que si, du premier, je peux avoir une idée claire et distincte (et même la première de toutes les idées claires et distinctes selon l’ordre des raisons), il n’en est pas de même de l’union substantielle : ici, je dois me contenter de sentir sans pouvoir comprendre, car comment pourrais-je comprendre une confusion étroite, une union et un mélange entre deux substances, la pensante et l’étendue, que je ne peux concevoir que radicalement incommensurables entre elles? De l’union substantielle, que j’éprouve par un sentiment immédiat et naïf, je ne pourrai jamais former une idée claire. Bien au contraire, il se pourrait que l’entendement gâte ici la sensation, puisqu’il ne peut que dissocier ce que le sentiment esthétique me fait percevoir indissociablement confondu. Pour l’intelligence attentive en effet, l’âme et le corps, la pensée et la chair, feront toujours deux, et jamais un. L’analyse intellectuelle sépare ce qui est goûté confondu. C’est bien la raison pour laquelle je ne peux que suivre ici les enseignements de la nature, m’en remettant naïvement à cette autorité, puisque je ne suis nullement capable d’y voir clair par moi-même ni de me guider par mon seul entendement.
            S’il ne m’est pas possible de comprendre intellectuellement la complexion du sentiment, il m’est néanmoins possible de comprendre ce que je ne dois pas comprendre. Je ne dois pas comprendre que la sensation, par laquelle je m’éprouve existant comme esprit incarné ou chair intelligente, m’enseigne la nature de la chose même : elle m’enseigne la nature du corps propre par l’entremise duquel l’existence de la chose se signale à mon attention. C’est ainsi que la chaleur est dans ma main plutôt que dans le feu, le son dans mon oreille plutôt que dans le clavecin, la couleur dans mes yeux plutôt que dans le tableau, le parfum dans mes narines plutôt que dans la fleur et le goût dans mon palais plutôt que dans le plat. Pour interpréter comme il faut l’inclination sensible, sans précipitation ni prévention, il faut donc se garder d’attribuer le sentiment à l’existence formelle de l’objet extérieur. La réhabilitation, opérée dans la méditation sixième, de la sensibilité ne remet nullement en cause ce qui a été acquis avec l’analyse du morceau de cire. Les choses n’ont par elles-mêmes ni couleur, ni odeur, ni saveur, ni dureté, ni sonorité : le sentiment esthétique ne m’enseigne immédiatement que sur l’état de l’union substantielle, c'est-à-dire sur mon existence incarnée ; il ne me renseigne que médiatement sur la véritable nature de la chose même, que je dois néanmoins pouvoir certainement connaître, car si je ne le pouvais pas, Dieu serait trompeur. Ainsi, cette inclination sensible, que j’éprouve immédiatement par la rencontre des choses extérieures, n’est absolument vraie que rapportée au corps conscient qui la ressent, et non à la chose qui n’en est que l’occasion accidentelle. Pour conclure de l’évidence du sentiment à la vérité de l’objet, le travail de l’entendement sera nécessaire puisque seule la substance pensante, et non l’union substantielle, est en moi capable de tenir un discours qui démontre et juge avec certitude, comme je m’en suis assuré au cours de la méditation quatrième : « Car c’est, ce me semble, à l’esprit seul, et non point au composé de l’esprit et du corps, qu’il appartient de connaître la vérité de ces choses-là » (328). De connaître la vérité, et non de goûter le sentiment. Et c’est bien pourquoi j’attribue plus de réalité formelle au soleil de l’astronome, construit par l’entendement (il s’agit d’une idée factice) au moyen d’une série d’expérimentations rigoureuses, qu’au soleil de la sensation, qui comble mes sens mais offusque ma raison.
            Il me reste à comprendre pourquoi Dieu a marqué une telle différence entre l’immédiateté du sentiment intime et la médiateté de la réalité formelle qui est dans l’objet. Puisque, comme je l’ai déjà dit, je dois rapporter le sentiment non à la chose qui en est l’occasion, mais au corps-propre qui en est le siège, je comprends que le sentiment n’a de valeur immédiate que pour la conservation de ce corps auquel je suis intimement uni, m’enseignant à fuir ce qui lui est nuisible et à rechercher ce qui peut le fortifier et le régénérer : « ...ces sentiments ou perceptions des sens n’ayant été mises en moi que pour signifier à mon esprit quelles choses sont convenables ou nuisibles au composé dont il est partie... » (328). Il est vrai cependant que cette interprétation du message des sens n’est véritable qu’en règle générale, et que la complexité des circonstances peut l’infirmer, si je n’y prends pas garde : « ...ma nature ne connaît pas entièrement et universellement toutes choses » (329). La sensation étant toujours et nécessairement singulière, la loi générale que « Dieu ou la nature » observe ici ne saurait m’être parfaitement claire.
            Considérons en premier lieu les sensations qui m’enseignent, par une inclination naturelle, sur la commodité ou l’incommodité des choses extérieures. En ce cas, répond Descartes, la nature ne ment jamais, même si toutes les propriétés qui sont en l’objet ne se signalent pas nécessairement à mes sens : c’est ainsi qu’un poison peut être insensible dans un mets agréable (329). Ce n’est pourtant pas le poison qui est agréable — car la nature m’inclinerait alors vers ce qui m’est incommode — mais le mets en lequel on l’a placé. Le poison ne saurait être agréable sans que Dieu — ou la nature — soit trompeur. Il ne saurait pas même être insensible, car Dieu serait alors coupable de ne pas signaler le mal à ma nature. Le poison est donc nécessairement désagréable, et c’est pourquoi il faut le mélanger à un mets succulent — une « viande » préparée avec artifice — pour dissimuler sous l’agréable factice le désagréable naturel. Le naturalisme catésien ne pèche-t-il pas ici par excès d’optimisme? N’existe-t-il pas des poisons agréables? Il suffit de penser à l’alcool ou au tabac, qu’on venait précisément de découvrir et dont Sganarelle, valet de Dom Juan prononcera bientôt un éloge célèbre (I, 1). Il est vrai que Descartes pourrait rétorquer que ces goûts ne sont nullement naturels, mais au contraire acquis par l’habitude, et qu’il est bien vrai que l’habitude, qu’elle soit de l’esprit ou du corps, est bien difficile, mais non impossible, à corriger une fois que le pli est pris (n’avons-nous par corrigé l’habitude de l’inattention par la patience de la conversion métaphysique? ). Et en effet, le premier verre d’alcool fait faire la grimace et la première cigarette est âcre et nauséeuse. C’est donc le désir de l’imitation, et nullement la nature, qui parvient à nous faire trouver agréable ce qui est en vérité un poison. Par où il apparaît que, pour connaître la vérité du sentiment, pour entendre la voix de Dieu qui s’adresse à nous par l’inclination sensible, il faut considérer les sentiments naïfs de l’enfant, l’émotion ingénue d’une nature que l’habitude n’a pas encore eu le temps de corrompre, que l’entendement n’a pas encore eu le temps de compliquer. Descartes accordait en effet une grande confiance aux enseignements de la nature nue, et se méfiait, comme Molière, des leçons confuses et abstraites de la médecine : « Et peut-être, si les médecins permettaient aux hommes les mets et les boissons qu’ils désirent souvent quand ils sont malades, les rendraient-ils souvent bien mieux à la santé que par leurs médicaments rebutants, comme le prouve l’expérience elle-même » (Burman, 1402). Il faut en conclure que, Dieu n’étant pas trompeur, chacun est pour soi-même le meilleur médecin qui puisse être.
            Mais il faut considérer, en second lieu, les sensations dont la leçon porte, non sur les objets extérieurs, mais sur l’état du corps-propre, c'est-à-dire sur la bonne santé de l’union substantielle. Tant que le corps et l’esprit sont sains, et non encore compliqués par le pli de l’habitude, l’enseignement de la nature est toujours et nécessairement fiable. Mais quand l’esprit devient dément, comme chez ces mélancoliques qui s’imaginent avoir un corps fait de terre cuite ou de verre, ou quand le corps devient malade, comme chez ces hydropiques qui éprouvent le désir de boire quand boire leur est fatal, la nature se dérègle et le sentiment peut être fallacieux. N’allons pas croire cependant que la maladie, qu’elle soit mentale ou physique, soit une véritable corruption de la nature et que, loin d’avoir abandonné l’hypothèse du malin génie, nous ne faisons que remplacer le dieu trompeur par la pathologie médicale. La maladie selon Descartes n’est pas davantage une corruption de notre nature que notre nature ne serait une corruption de la grâce. La maladie n’est pas la prolifération des forces du mal, la tumeur n’est pas plus maligne que Dieu n’est trompeur. Il n’y a pas de forces de la mort qui s’opposent et luttent contre les forces de la vie. Tout ce qui est advient dans l’existence par l’acte toujours continué de la puissance divine. Tout ce qui est est bon ; d’où vient alors qu’il y a ait la maladie et la mort? Tout simplement par l’usure des matériaux dont est constituée la machine de notre corps. Ce sont les mêmes lois, celles, découvertes par Christian Huyghens, de la pesanteur et de l’oscillation du pendule, qui expliquent le mouvement d’une horloge bien faite et celui d’une horloge déréglée : « ...une horloge, composée de roues et de contrepoids, n’observe pas moins exactement toutes les lois de la nature, lorsqu’elle est mal faite, et qu’elle ne montre pas bien les heures, que lorsqu’elle satisfait entièrement au désir de l’ouvrier » (329). Cependant le corps, fait de matière dont la substance est l’étendue, est nécessairement divisible, car il ne m’est pas possible de concevoir clairement et distinctement une partie de l’étendue, aussi petite soit-elle, qui ne puisse être divisée en parties plus infimes encore. Cette divisibilité à l’infini de la substance étendue entraîne une certaine fragilité des corps, qui se pulvérisent lentement par l’effet des frottements et des chocs. Il y aurait contradiction à penser une substance étendue qui soit inaltérable, c’est-à-dire qui ne puisse être divisée : c’est pourquoi Descartes refuse la thèse de l’atomisme, à laquelle tenait par exemple un Gassendi qui se voulait disciple d’Épicure : accepter l’atome, ce serait accepter, comme nous l’indique l’étymologie elle-même, un corps inaltérable, une matière insécable, c'est-à-dire un fragment d’étendue qui ne serait pas divisible. Et il faut admettre que Dieu ne donne l’existence qu’à ce qui est possible, car on ne saurait le disculper de tromperie s’il faisait être ce qui est, pour notre esprit, contradictoire, puisqu’il rendrait alors réel ce qui pour nous serait toujours incompréhensible : « ...je n’ai jamais jugé qu’il fût impossible à Dieu de faire quelque chose, qu’alors je trouvais de la contradiction à la bien concevoir » (318). La réfutation de l’atomisme conduit donc à l’intelligence de la nécessaire précarité des corps composés. La matière est friable, les corps, nécessairement, s’usent lentement par l’effet inévitable de leurs rencontres et de leurs articulations réciproques. Il faut donc penser qu’il y a de bonnes et de mauvaises horloges, et cela non seulement en fonction de leur organisation interne, mais encore en fonction de la résistance des matériaux qui les composent, c'est-à-dire des horloges bien réglées et qui se conservent longtemps, et d’autres qui se détraquent en peu de temps. Mais il ne saurait y avoir une horloge inaltérable, qui ne s’use ni ne se dérègle en aucune façon. L’horloge de notre corps est sans doute excellemment faite, puisqu’elle est l’œuvre de l’artisan divin, mais elle peut toutefois se dérégler accidentellement, par la violence d’un choc, ou nécessairement, par le vieillissement des organes. Il nous appartient alors, par la science de la médecine, d’apprendre à la réparer et à la remettre en marche. Mieux encore : Descartes n’hésite pas à penser qu’il nous est possible de perfectionner l’œuvre même de l’artisan divin, et que la connaissance du corps humain nous permettra de reculer progressivement l’âge de la mort. Dans le Discours, il affirme que bientôt, grâce aux recherches médicales, « on se pourrait exempter d’une infinité de maladies tant du corps que de l’esprit, et même aussi de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissance de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus » (Discours, VI, 169) ; et dans L’Entretien avec Burman, dans un texte beaucoup plus tardif donc, il avance la même idée qui ne l’a, semble-t-il, jamais quitté : « Maintenant, que la vie humaine pût être prolongée si nous connaissions l’art de la médecine, il n’en faut pas douter ; car puisque nous pouvons développer et prolonger la vie des plantes, etc., connaissant l’art de la culture, pourquoi n’en serait-il pas de même pour l’homme? » (1401). La mort est sans doute nécessaire, puisqu’il ne saurait davantage y avoir de machine perpétuelle qu’il ne saurait y avoir de mouvement perpétuel. Cependant, la mort n’est pour Descartes qu’un fait physique, elle n’est pas, comme pour Pascal, une nécessité métaphysique, ni l’effet d’un péché originel qui aurait irrémédiablement corrompu notre nature. Nous ne mourons pas condamnés par Dieu, mais seulement parce que notre corps obéit aux lois générales de la mécanique. D’elle-même, l’organisation du corps vivant est parfaite, et ne se déréglerait jamais si l’on pouvait la maintenir dans la perfection de sa genèse. Cette affirmation constante de la perfection et de l’innocence de notre nature a sans doute contre elle l’autorité des théologiens, bien que Descartes ne présente jamais l’optimisme naturaliste qui est le sien comme une machine de guerre contre les enseignements de l’Église. Bien au contraire, il incline à voir, dans les âges considérables qu’ont atteint, selon l’Écriture, les patriarches de l’Ancien Testament, le signe qu’il n’est pas impossible à la créature humaine, proche de la perfection du commencement et non corrompue encore par l’habitude ni diminuée par la fatigue, de retrouver, grâce aux connaissances médicales, la santé et la vitalité qui firent vivre, dit-on, Mathusalem jusqu’à l’âge de 969 ans : « Comment aussi les hommes avant le Déluge ont pu atteindre un âge aussi avancé, cela dépasse le philosophe, et peut-être que Dieu a pu faire cela par miracle, par des causes extraordinaires, sans recours aux causes naturelles ; il se peut aussi que la constitution de la nature ait été différente, avant le Déluge, et qu’elle soit devenue pire par la suite de l’événement » (Burman, 1401).
            En s’incarnant, en s’unissant étroitement à un corps, en s’infusant dans l’étendue par l’expansion du réseau nerveux issu de la glande pinéale, le composé de l’âme et du corps se risque donc au péril de l’usure et de la divisibilité, donc du sectionnement et de l’amputation. Le mal qui nous vient du corps n’a pas pour cause une quelconque damnation divine dont la chair serait l’objet, il vient tout simplement de ce que les corps sont substance étendue. Cela seul suffit à expliquer l’illusion de l’hydropique, sans qu’il soit pour cela besoin d’invoquer une perversion radicale de notre nature : l’usure ou la fatigue des organes peut inverser l’ordre de la nature et faire que nous ayons soif alors même qu’il est nuisible à notre organisme d’ingérer un quelconque liquide. La faute n’en revient pas à Dieu, mais seulement à l’essence de la matière, qui est substance en extension et par là même s’expose au risque de la fragmentation et de la déformation (1). Ce qui ne signifie nullement par ailleurs que la matière soit une substance défectueuse, car elle est parfaite par elle-même, c'est-à-dire en tant qu’elle est étendue, et que la matière considérée en soi n’est sujette ni à l’usure ni à la déperdition : la quantité de mouvement qui est dans le monde matériel est en effet constante. Seul le corps singulier s’use et se déforme au contact des autres corps, mais la totalité de la nature est par elle-même éternelle, elle conserve constamment sa quantité de mouvement et la matière en tant que telle ne saurait être annihilée ni créée à partir de rien, principes qui constituent en effet les postulats fondamentaux de la connaissance physique.
            En outre, la même nécessité qui explique l’illusion de l’hydropique explique tout aussi bien celle des membres fantômes qu’imaginent les amputés : les filets nerveux convergent des extrémités de l’épiderme, où s’agglomère la sensibilité du toucher, jusque vers la glande pinéale qui se trouve suspendue (telle le lustre, source énigmatique de lumière, dans de nombreux intérieurs hollandais) dans une cavité qui se trouve exactement au centre du cerveau, pourtant partagé en deux hémisphères parfaitement symétriques, à l’exception toutefois de cette chambre exactement située sur la ligne du partage. C’est cette situation particulière qui a conduit Descartes anatomiste à faire de la glande pinéale le site énigmatique où le corps tout entier se résume en un point, rassemble pour ainsi dire toute l’extension de son volume en une pointe extrême qui s’affranchit quasi de l’étendue (un point est dans l’étendue sans être étendu lui-même) et s’apprête ainsi à toucher l’âme, ou substance pensante, qui n’entretient pourtant avec l’étendue aucun commerce. La glande pinéale est donc pour Descartes le lieu mythique et problématique où le corps opère son impossible jonction avec l’âme. Tous les messages des sens, ou enseignements de la nature, viennent donc se rassembler en cet organe ponctuel qui, pour cette raison, mérite de recevoir le nom de « sens commun », que Descartes ne fait qu’emprunter à l’ancienne médecine (on le trouve déjà chez Aristote) : « Je remarque aussi que l’esprit ne reçoit pas immédiatement l’impression de toutes les parties du corps, mais seulement du cerveau, ou peut-être même d’une de ses plus petites parties, à savoir de celle où s’exerce cette faculté qu’ils appellent le sens commun » (331). On comprend ainsi que le corps est surtout pour Descartes un appareil sensible, un volume en lequel l’âme s’infuse et se répand par le fluide subtil des esprits animaux, un appareil auquel l’esprit s’unit étroitement pour s’ouvrir une voie vers le monde, pour se mettre au monde et accéder ainsi à l’émerveillement des choses. Si l’âme se donne un corps, c’est pour se mettre en mesure de rencontrer le monde et plus particulièrement, dans le monde, mes semblables. Le corps est sensibilité parce qu’il est tout entier l’instrument d’une attention à l’extériorité, l’expression d’un intérêt à tout ce qui est autre et comme la matérialisation de l’attente et du désir. Le corps cartésien est à l’écoute du monde, et sa sensibilité frémit dans l’attente d’une rencontre. C’est ainsi que l’extension du corps dans l’espace n’est que l’incarnation du désir de se porter au-delà, de s’avancer à la rencontre de ce que nous ne connaissons pas encore : la main n’a vraiment de sens qu’à serrer une main amie et les jambes qu’à marcher, c'est-à-dire à se « porter vers ». Or, c’est précisément en ces appendices moteurs, qui ne sont pas sièges vitaux mais qui réalisent pourtant le plus parfaitement la finalité de l’organisme vivant, que le corps s’expose au risque de l’amputation : en lançant bras et jambes dans l’inconnu de l’espace, le corps n’est pas à l’abri d’un accident qui coupe la main qui se tend, qui brise la jambe qui esquisse un pas. Pourtant la sensation, rassemblée sous les yeux de l’âme au foyer de la glande pinéale, diffuse par le canal des nerfs dans l’espace du corps intégral : c’est ainsi que le nerf sectionné continue d’imprimer dans le sens commun l’image de la main ou du pied, jusqu’au bout des doigts, quand bien même la main ou le pied ont été amputés. Telle est l’explication des membres fantômes qu’imaginent les amputés, explication qui n’est pas différente de celle qui rend compte de l’illusion des hydropiques, puisque toutes les deux prennent appui, en dernière analyse, sur la nécessaire extension de la matière, et son déploiement dans l’étendue. Et il n’y a en cela rien à reprocher au divin artisan puisque le corps sain a de lui-même, quand il suit l’inclination de la nature, une connaissance exacte et toujours juste, et qu’il ne fait erreur sur ce qui lui est commode ou incommode que dans les cas d’exception où l’usure a perturbé la coordination de ses organes (l’hydropique), ou la violence d’un choc a porté atteinte à l’intégrité du volume corporel (l’amputé).
            Je puis donc enfin m’éveiller du songe sceptique et me rétablir en un monde métaphysiquement fondé où le spectre du Diable se dissipe définitivement, tandis que l’existence se découvre à mes yeux intrinsèquement bonne, ce qui doit me remplir d’un immense contentement et d’une joie profonde. Je sais désormais discerner entre la veille et le songe : seul possède une existence véritable hors de moi-même ce dont je peux toujours connaître la nature par l’enchaînement méthodique des expérimentations raisonnées. Le réel en sa vérité formelle est discours, c'est-à-dire discursivité et déploiement d’une équation mathématique que je suis en mesure de reconstruire en prenant appui sur les données des sens et sur les idées innées qui sont en mon entendement, puisque Dieu serait trompeur si je ne pouvais réussir cette traduction. Je reconnais donc la réalité à cette liaison ordonnée que la connaissance physique établit progressivement, tandis que le monde du rêve est un monde incohérent et chaotique, c'est-à-dire non sensé pour mon entendement, et qu’il ne m’est pas possible de résoudre en quelques équations simples et constantes : «...notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns avec les autres et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu’elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés » (334). Le cauchemar du malin génie, le mauvais rêve du doute hyperbolique et la superstition du péché originel (bien que Descartes ne se prononce jamais explicitement sur ce point) se dissipent tandis que je renais au monde de la vérité et de l’innocence. A l’irrésolution du doute, qui ne sait quoi faire de sa vie, se substitue une véritable béatitude de se sentir exister en un monde où tout est bon, si je sais le prendre avec discernement : il m’appartient désormais de « progresser dans les sciences », et d’élever mon esprit à « l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient que l’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie » (Discours, VI, 168).
            Mais la destination de l’homme sur la terre ne se résume pas à cette promesse du progrès matériel et physique : c’est aussi un progrès moral qu’il m’est maintenant permis d’espérer, puisque je sais désormais que je suis en un monde que je partage avec mes semblables, choses pensantes comme moi et, à ce titre, dignes d’un infini respect. La retraite du métaphysicien peut donc prendre fin, le philosophe peut sortir du poêle où il s’était enfermé pour faire le point sur l’indubitable, et l’hiver qui recouvrait de neige le paysage du monde peut laisser la place au printemps qui laisse espérer de nouveaux voyages et de nouvelles rencontres. C’est pourquoi, sans doute (dans la traduction française, il est vrai, et non dans le texte latin), Descartes abandonne dans les dernières lignes le « je » qui jusque là tenait lieu de sujet méditant, et recourt enfin au « nous » : « Mais parce que la nécessité des affaires nous oblige souvent à nous déterminer, avant que nous ayons eu le loisir etc. » (334) : je ne suis plus seul en un monde problématique et peut-être hostile, je me sais désormais avec mes semblables dans un monde qui s’offre à ma jouissance par le progrès illimité de mes « connaissances », celles, physiques, qui me découvrent le mécanisme du monde, et plus encore celles, morales, qui me font rencontrer mes semblables et jouir de leur compagnie.


Note

1- La Bruyère, Les Caractères, GF, p. 389 : « L’on doute de Dieu dans une pleine santé, comme l’on doute que ce soit pécher que d’avoir un commerce avec une personne libre [c'est-à-dire avec une fille]. Quand l’on devient malade, et que l’hydropisie s’est formée, l’on quitte sa concubine, et l’on croit en Dieu. » L’hydropisie serait ainsi une maladie vénérienne. La métaphysique cartésienne est une médecine de l’âme. Il faut non seulement nous guérir de la tentation de douter de Dieu, mais encore de la culpabilité qui s’attache au mal de l’hydropique : s’il souffre, ce n’est nullement parce qu’un Dieu justicier l’a châtié, mais plus simplement parce que la machine se détériore.