Jacques Darriulat

 

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Mis en ligne le 29 octobre 2007



Méditation Troisième

            La seconde méditation nous a fait découvrir le point d’Archimède du cogito, c'est-à-dire une planche de salut qui nous sauve de la noyade dans l’eau profonde du doute. Cette découverte est considérable et nous permet de résister à l’entreprise du Malin Génie ; mais elle est aussi infime et fragile, puisque dès que je m’écarte de ce point d’évidence, je retombe aussitôt dans les ténèbres du doute. Et cela est vrai, que cet écart marque la distance du “je pense” à une autre idée, par exemple du cogito à l’idée de la sirène, ou de l’hippogriffe, ou qu’il marque plus simplement l’écart du cogito à ce même cogito considéré en un autre temps : je peux en effet affirmer que je pense et que je suis, mais nullement que j’ai pensé et que j’étais, et moins encore que je penserai et que je serai. Le sujet de la méditation se trouve donc prisonnier de l’évidence actuelle qui naît de l’intuition que la pensée a de sa propre présence. Dès qu’il entreprend de se porter au-delà, il perd l’évidence.
            Je comprends ainsi que la première de mes connaissances est aussi la plus pauvre, et ma volonté ne saurait se satisfaire de l’unique évidence du “je pense”. Désireux d’enrichir le trésor intérieur de mon esprit, je choisis donc d’examiner soigneusement toutes les idées que je pourrai trouver en cette intériorité, dans l’espoir qu’il y en ait une qui ne se rapporte pas simplement au cogito, mais qui m’apporte une nouvelle connaissance. Pour cela, il faut que je me familiarise avec cet appartement mental dont je viens de découvrir qu’il est mon véritable domaine : je ferme donc portes et volets, les yeux et les oreilles, et je me prépare à faire l’inventaire méthodique, à la seule clarté de l’esprit, de toutes les richesses que je trouve entassées dans cet habitacle.
            Me ressouvenant de l’itinéraire accompli, je puis déjà décliner les diverses modalités de ma pensée : j’ai d’abord douté, j’ai aussi imaginé (pour douter précisément : l’hypothèse du Malin Génie est une idée de mon imagination), j’ai éprouvé des sensations (la douceur du miel et l’odeur des fleurs), mais je suis aussi capable de vouloir (c’est ainsi qu’en ce moment même, je veux en savoir davantage, et accroître la sphère de l’évidence thésaurisée en mon âme), je suis enfin capable d’amour et de haine (je hais ce Malin Génie qui m’interdit de connaître davantage et ne m’accorde que la seule évidence du cogito ; mais j’aimerais infiniment un être tout-puissant qui m’inclinerait à savoir et me soutiendrait dans ma recherche de la vérité). En énumérant ces diverses opérations de mon âme, je n’ai rien appris de nouveau, je n’ai fait que me rappeler les diverses formes que revêt en moi la puissance de la pensée.
            Si le cogito ne me permet pas de découvrir un savoir nouveau, il m’autorise, à défaut, d’en inférer un critère général de vérité, c'est-à-dire de définir les qualités générales de l’évidence. Envisagé comme un échantillon de véracité, le cogito m’apprend en effet que la vérité se reconnaît à sa clarté (qui est l’illumination qui saisit la pensée quand elle intuitionne sa puissance propre) et à sa distinction (la clarté de l’évidence me fait apercevoir ma pensée pure et simple, absolument distincte du corps, substance étendue avec laquelle il m’arrivait pourtant, avant que je ne procède à la conversion métaphysique, de confondre la substance pensante). En conséquence, s’il m’arrive, au cours de ce voyage métaphysique, de rencontrer une autre idée qui soit également (ou peut-être plus encore) claire et distincte, je serais en droit d’affirmer aussitôt la vérité de cette idée.
            Il est vrai qu’une telle idée semble fort problématique, car le doute hyperbolique exclut de la vérité toutes mes idées, exceptée toutefois celle de ma pensée se pensant elle-même. Je me trompais autrefois quand j’accordais de la réalité aux objets que je percevais par l’entremise des sens ; je me trompais même quand je jugeais que deux et trois font cinq, puisqu’il se peut qu’un Dieu tout-puissant me trompe, le cogito, si vrai soit-il, ne m’ayant nullement permis de m’affranchir de son empire. C’est ce même dieu, s’il existe, qui me leurre en m’inclinant à croire à la réalité du monde sensible, qui n’est peut-être qu’un théâtre, un mirage ou une vanité. Si donc je veux progresser dans la connaissance, il m’importe de penser ce Dieu, s’il peut être en effet trompeur, et quelle est la nature du lien qui me fait dépendre de lui. D’où je comprends que, parmi toutes mes idées, l’idée de Dieu joue un rôle capital dans la stratégie de ma méditation.
            Avant cependant d’examiner cette idée fondamentale et première, qui me fait dépendre d’un Dieu tout-puissant, il sera bon que je progresse avec méthode et que j’envisage toutes les idées qui meublent l’intériorité de mon esprit. Je peux en premier lieu les classer sous deux rubriques : les idées par lesquelles je (c'est-à-dire la chose pensante que je suis) me représente à moi-même (je veux, je crains, j’affirme, je nie...etc) et les idées par lesquelles je me représente une existence qui est autre que la mienne, qu’il s’agisse d’un homme, d’un ange, de Dieu même ou, pourquoi pas, d’une pierre. Mais il est vrai que lorsque je me représente une existence différente de la mienne, je ne sais rien de cette existence même, sinon que je me la représente, et qu’ainsi je suis renvoyé, de cette existence purement pensée, à la seule existence de cette pensée qui est la mienne, et qui se représente une existence autre. En me représentant autrui, c’est toujours moi-même que je pense, par cet acte de mon esprit qui se représente autrui (que ce soit par l’entendement ou par l’imagination ou par les sens).
            Pourtant, si je viens de poser cette distinction, c’est parce qu’elle m’est habituelle : j’avais en effet l’habitude, avant d’avoir emprunté la voie du doute hyperbolique, de juger que j’existais, quand je me représentais à moi-même, mais aussi de juger qu’autrui existait, quand je me le représentais. Le premier jugement était vrai (bien que je ne concevais pas alors en quel sens il pouvait être vrai), le second jugement est faux. Le jugement est en effet, dans sa plus grande généralité, une affirmation de l’esprit qui accorde l’existence (que l’attribut qualifie) à un sujet. Je comprends maintenant que tous mes jugements étaient faux, excepté toutefois celui qui m’attribuait de l’être, et que par conséquent je ne connais actuellement la signification du verbe être qu’à la seule première personne du présent : je suis. Si je ne veux donc pas m’exposer au risque de l’erreur, il sera bon que je m’abstienne de juger, puisque cette affirmation, du moins dès que je me détourne de l’unique évidence du cogito, m’est interdite.
            Toutefois, comment savoir davantage, s’il m’est interdit de porter le moindre jugement? Il reste du moins une voie à explorer : à défaut de lier entre elles mes idées entre sujet et attribut par la médiation de la copule, je peux du moins les examiner isolément et pour elles-mêmes, juger de leurs degrés de clarté et d’évidence, dans le cas où il s’en trouverait une qui se signale à mon esprit par un éclat égal ou supérieur à celui du cogito, et à laquelle je serais alors en droit de conférer l’existence. La mise à l’écart du jugement est en vérité une mise à l’écart du syllogisme et de la logique. La méthode vise à rendre toujours plus aigu le regard de l’intelligence : en faisant des grands discours, en liant les idées entre elles, je consacre toute mon attention à leurs articulations logiques. En renonçant inversement à porter le moindre jugement, je me rends attentif à la seule présence de l’idée, je concentre mon regard sur la seule qualité de l’idée, à la façon d’un orfèvre qui scrute l’eau d’une perle ou l’orient d’un diamant.
            Considérant alors les idées une par une, telles qu’elles viennent à mon esprit et par la seule qualité de leur apparition, il me semble en premier lieu que je peux les classer sous trois rubriques : certaines me semblent issues de l’intimité de mon esprit (le cogito en est le seul exemple maintenant légitime, mais il en était beaucoup d’autres avant que je ne soupçonne ma possible dépendance envers un trompeur tout-puissant, telles deux et trois font cinq ou la somme des trois angles d’un triangle est égale à deux droits) ; je dirais ces idées “innées” (innata), c'est-à-dire nées depuis la plus intime intériorité de mon esprit, et découlant de la seule source du “je pense”. Des idées innées, je dois d’autant moins attendre une voie qui me permette de trouver une issue hors du cogito qu’elles s’originent en mon intériorité et, plus encore, que la seule idée innée dont je puis pour le moment disposer en toute confiance n’est autre que le cogito lui-même.
            Mais il est encore d’autres idées, telles celles des sens, ou les images de mes rêves, dont je subis l’impression sans avoir le sentiment d’en être la cause. Parce qu’elles ne sont point volontaires, parce que leur vivacité vient se marquer à l’improviste dans mon esprit, je les attribue à une cause qui m’est étrangère. Je dirais ces idées “adventices” (adventitia), parce qu’elles me semblent venir d’ailleurs, parce que leur venue impressionne mon esprit comme le cachet impressionne la cire. Il est vrai que le sentiment qui me les fait rapporter à une cause étrangère m’est naturel, c'est-à-dire que j’y cède avant même d’y avoir fait réflexion. Cependant, l’inclination naturelle ne saurait être, à ce niveau de ma méditation, déterminante, puisqu’il se peut que ma nature soit viciée et faussée par l’industrie d’un Malin Génie. Il y a peut-être en effet une malignité dans mes inclinations, et je me souviens bien, dans ma vie passée, avoir parfois éprouvé un penchant pour le mal plutôt que pour le bien, pour le vice plutôt que pour la vertu. De plus, et sans même imaginer une malignité de ma nature, il se peut que mon esprit ait la faculté de produire des représentations qu’il perçoive comme si elles provenaient d’une source étrangère. C’est ainsi que les images du rêve sont les créatures de ma seule imagination (si du moins elles ne sont pas les fantasmagories dont le Malin Génie se sert pour m’abuser), et qu’elles m’impressionnent pourtant avec la force des idées sensibles que je croyais provenir du monde extérieur. Ainsi, lorsque je fais réflexion sur l’impact des idées adventices, je dois refuser de me laisser impressionner par elles, et reconnaître qu’elles peuvent bien provenir de moi-même et que le seul cogito peut fort bien en être la cause.
            Je trouve encore en moi un autre genre d’idées, et qui sont en quelque sorte, en partie du moins, fabriquée par ma propre intelligence. Je les dirais “factices” (facta), c'est-à-dire forgées ou inventées par moi-même : ainsi les sirènes ou les hippogriffes, qui sont nées de l’imagination des romanciers, qui se plaisent dans l’invention de récits fantastiques, ou des peintres, créateurs de formes aberrantes, sirènes ou satyres (Méd. I, p. 269). Mais il se peut encore que les idées factices naissent de l’activité de l’entendement, et non de l’imagination. Reprenant cette division des idées dans une lettre à Mersenne du 16 juin 1641, Descartes propose pour idée adventice l’image que mes sens me donnent du soleil ; et pour idée factice, « celle que les astronomes se font du soleil par leur raisonnement » (1118). Au point où nous en sommes de la méditation, la démonstration scientifique n’a pas plus de réalité que l’invention du poète : toutes deux sont des fictions de mon esprit qui s’aventure dans le douteux dès qu’il s’éloigne tant soit peu du cercle très étroit qui contient l’évidence du seul cogito. En vérité, cette distinction importe peu pour le moment : l’idée factice, par cela seul que j’en suis l’unique auteur, ne saurait m’indiquer une voie qui me conduise au-delà du cogito. Et ceci est d’autant plus vrai que ces deux idées du soleil, bien que se rapportant à un seul et même objet, sont pourtant contradictoires entre elles : selon la première, le soleil n’est pas plus gros qu’une orange, selon la seconde, il est plusieurs fois plus gros que la terre. Ce qui me fait me rappeler que, même s’il était vrai que l’idée adventice provienne effectivement d’un objet extérieur, il se peut pourtant fort bien qu’elle m’induise en erreur quant à la véritable nature de cet objet, et qu’il y ait ainsi une dissemblance insurmontable entre l’impression sensible produite par l’objet et la réalité de cet objet lui-même. C’est ainsi que j’inclinais à attribuer plus de réalité à l’idée du soleil telle que la concevait l’astronome qu’à celle, adventice, que je percevais par l’entremise des sens. Ce qui me reconduit à nouveau vers l’hypothèse d’un malin génie : ne serait-ce pas une preuve de sa toute-puissance que les impressions de mes sens me détournent aussi profondément de la vérité de l’objet telle que la science l’établit, s’il existe toutefois une science qui puisse établir une quelconque vérité sur un être qui ne soit pas la chose pensante que je suis?
            Ainsi des trois catégories de mes idées, examinées pour elles-mêmes et non par leurs relations, aucune ne me permet de progresser dans la connaissance. Malgré tous mes efforts, je demeure prisonnier de la cellule du cogito, source unique de l’évidence. La volonté, qui ne saurait se contenter de la seule évidence du cogito, échoue donc en son entreprise. La méditation semble bloquée dans une impasse.
            « Sed alia via mihi occurit, mais il se présente encore une autre voie » (289). En effet, j’ai examiné jusqu’à présent mes diverses idées en les rapportant à la cause que je croyais les produire : moi-même immédiatement quand elles sont innées, moi-même médiatement quand elles sont factices, un autre que moi quand elles sont adventices. En procédant ainsi, je ne m’étais pas encore rendu absolument attentif à leur seule présence, comme pourtant j’avais pris le parti de le faire. Référer l’idée à sa cause, ce n’est pas la penser par elle-même, mais par le principe qui la produit. Ce faisant, je procédais par précipitation, car avant de m’enquérir de la cause de mes idées, il serait bon que je les considère pour elles-mêmes, par la seule qualité de leur définition, ou par la dignité qu’elle représente à mon esprit. C’est ainsi que j’accorde, par exemple, plus de dignité à l’idée de l’homme, qu’à celle de la pierre ou du chien. Il se peut que ce soit là un préjugé de ma part ; toutefois, rien ne m’interdit de hiérarchiser mes idées selon leur degré d’être ou de perfection (289), pour les comparer ensuite avec l’idée-étalon du cogito, unique critère de véracité dont je dispose pour le moment. C’est ainsi que l’orfèvre juge d’abord du seul éclat du diamant, sans se soucier de la mine dont il provient ; ou bien que l’amateur juge de la seule beauté du tableau, sans se soucier de sa ressemblance au modèle (peu importe, en ce sens, que l’idée adventice du soleil soit ou non semblable au soleil lui-même) ni de ce qu’il est l’œuvre de tel ou tel peintre (bien que le chef-d’œuvre, par sa perfection même, témoigne de la main du maître). On comprend de cette façon que le mouvement de la méditation n’avait respecté ni l’ordre ni la méthode : celui qui s’inquiète de savoir si le tableau est de la main d’un maître, avant de se croire autorisé à le juger beau, est en effet un esprit faible, et qui pense mal. Commençons donc par estimer la beauté de nos idées, c'est-à-dire la perfection qui leur appartient en propre. Nous nous inquiéterons ensuite de leur auteur.
            Je juge alors que l’existence, qui appartient en propre aux substances, me semble avoir plus de dignité que l’inexistence : c’est avoir plus de degré d’être, d’être plutôt que de n’être pas. Je suis : je possède donc cette dignité de l’être, et me voici de nouveau reconduit au cogito. Cependant, je trouve encore en moi l’idée d’un être qui est infiniment plus que moi-même, et que je nomme Dieu. L’idée de l’être n’est en effet pas accomplie en toute sa perfection par l’intuition du cogito. Bien au contraire, je ne fais qu’expérimenter, depuis le début de la méditation troisième, combien le cogito est incapable de me contenter, et combien je souhaite accéder à une existence plus puissante que celle, toute ponctuelle, que je viens de découvrir comme la mienne véritable. Si je cherche plus d’être que l’être que j’aperçois par l’évidence du cogito, c’est que je trouve en moi l’idée d’un être qui, se connaissant lui-même, n’est pourtant pas limité à cette seule connaissance de lui-même, mais connaît en même temps, et par une intuition tout aussi immédiate que celle par laquelle ma pensée s’est intuitionnée pensante, la totalité de tout ce qu’on peut connaître. Quand je compare cette idée à l’idée du cogito, elles sont entre elles comme un à l’infini (et non, comme le disait Pascal, comme le néant en regard de l’infini), et je dois en conséquence attribuer infiniment plus de degrés d’être à l’idée de Dieu que je n’en attribue à l’idée du cogito. Dans la hiérarchie que je peux instituer entre mes idées, l’idée d’un « Dieu souverain, éternel, infini, immuable, tout connaissant, tout-puissant, et Créateur universel de toutes les choses qui sont hors de lui » est donc première, et l’idée que j’ai de la chose pensante que je suis est seconde.
            Toutefois, il ne s’ensuit pas de là que Dieu existe avec plus de vérité encore que je peux affirmer, de cela seul que je me pense pensant, que j’existe. Il se pourrait en effet que cette idée de Dieu soit une idée factice, c'est-à-dire forgée par mon esprit, ou plus précisément par mon imagination. Celle-ci est en effet bien capable de concevoir des sirènes ou des hippogriffes, ou bien un très puissant et malin génie qui emploie toute son industrie à me tromper ; pourquoi ne serait-elle pas capable de se représenter le Dieu tout-puissant tel que la tradition nous en a transmis l’image? Pour bien comprendre ce texte difficile, il est alors nécessaire de préciser le vocabulaire que Descartes emprunte ici au langage savant des théologiens néo-scolastiques : par réalité objective d’une idée, la scolastique depuis Duns Scot entend la manière d’être de l’idée dans l’entendement, la force avec laquelle elle s’y représente, son intensité ou le degré d’être qui qualifie sa détermination. C’est ainsi que l’idée de Dieu a une plus grande réalité objective que l’idée de toute autre existence, nécessairement finie et limitée, y compris mon existence aperçue par l’éclat du cogito. Elle n’est cependant, à ce niveau du moins de la méditation, qu’une représentation de mon esprit, et non une existence propre et indépendante : « Par la réalité objective d’une idée, j’entends l’entité ou l’être de la chose représentée par l’idée, en tant que cette entité est dans l’idée [...] Car tout ce que nous concevons comme étant dans les objets des idées, tout cela est objectivement, ou par représentation, dans les idées mêmes » (Sec. Rép., 390). Par réalité formelle d’une idée, la scolastique entend la réalité de l’objet lui-même qui se représente dans l’idée ; on dit alors qu’il s’y représente formellement quand il y a identité, ou adéquation, entre l’objet et sa représentation dans l’idée ; on dit encore qu’il s’y représente éminemment quand l’idée ne suffit pas à épuiser tout le contenu de l’existence qui est en l’objet : « Les mêmes choses sont dites être formellement dans les objets des idées, quand elles sont en eux telles que nous les concevons ; et elles sont dites y être éminemment, quand elles n’y sont pas à la vérité telles, mais qu’elles sont si grandes, qu’elles peuvent suppléer à ce défaut par leur excellence » (Sec. Rép., 391). La troisième hypothèse, qu’il y ait moins de réalité dans l’objet que dans l’idée que s’en forme l’esprit, ne saurait être reconnue, car cela reviendrait à accorder plus de degrés d’être à la représentation plutôt qu’au modèle, à la copie plutôt qu’à l’original. Je ne saurais en effet concevoir que du moindre puisse provenir le meilleur, ni l’inférieur du supérieur, mais l’inverse seulement. Les idées sont donc en moi comme des tableaux ou des images adéquates (réalité formelle) ou inadéquates (réalité éminente) de l’objet qu’elle représentent dans l’esprit.
            Considérons maintenant la réalité objective de mes idées selon la hiérarchie que je viens précédemment d’établir entre elles. En tant qu’elles représentent une réalité formelle que je juge inférieure à la puissance de mon être propre, elles peuvent être fort bien des idées factices, dont je suis l’unique auteur, puisque je ne dois pas admettre plus de réalité dans l’objet lui-même que dans sa représentation dans l’idée. Il en va ainsi des choses corporelles dont je ne conçois bien que l’idée générale de l’étendue, idée que comprend mon esprit et qui ne le dépasse nullement, idée innée que je trouve en mon intérieur, avec quelques autres, comme « la substance, la durée et le nombre » (292) ; il en va ainsi des animaux, qui sont peut-être des machines et dont je ne suis pas certain qu’ils pensent ; il en va ainsi même des anges, que je puis fort bien avoir conçus en imaginant une pensée toute séparée du corps. Toutes ces existences sont en effet définies par des attributs que je peux trouver en moi-même : la pensée (par le cogito), la durée (parce que je me ressouviens avoir déjà pensé que je suis, par exemple lors de la Méd. II), le nombre (parce que je l’ai pensé plusieurs fois, ou parce que j’ai envisagé plusieurs idées selon l’ordre méthodique des raisons), et encore l’étendue, la figure, le lieu et le mouvement (l’analyse du morceau de cire, qui ne m’a fait pourtant connaître que moi-même).
            « Partant, il ne reste que la seule idée de Dieu, dans laquelle il faut considérer s’il y a quelque chose qui n’ait pu venir de moi-même » (294). La réalité de l’existence de Dieu est éminente quand je la compare à la réalité objective de l’idée par laquelle elle se représente en moi : son être est en effet infini, tandis que l’être du cogito est considérablement fini et limité, puisqu’en dehors du savoir qu’il a de lui-même, il ne sait rien et tourne en rond depuis le début de la méditation troisième dans la cage de son intériorité. Il importe de bien comprendre en quel sens l’être de Dieu peut être dit infini. En effet, parce que nous avons coutume de penser par l’imagination plutôt que par l’entendement, nous confondons l’infini avec l’indéfini : l’indéfini est ce à quoi il ne nous est pas possible d’assigner une limite. Il s’agit là d’une propriété seulement négative, et qui n’est pas nécessairement la marque d’une perfection. Quand je me représente l’idée de l’étendue, je la conçois illimitée, sans que cette indéfinité ne me permette d’attribuer plus de réalité à l’étendue qu’à la chose pensante, pourtant étroitement limitée, puisque je trouve l’idée innée de l’étendue dans ma pensée, et qu’ainsi je dois conclure que le fini peut comprendre l’indéfini. Mais lorsque je dis de Dieu qu’il est infini, je ne pense nullement à l’illimitation de son existence matérielle (dans l’étendue), mais à l’affirmation de l’être qui lui appartient en propre. Or, l’être n’est pas de l’ordre de l’étendue, mais bien de l’évidence par laquelle il se signale à la pensée, comme me l’a enseigné la lumière du cogito. Il faut donc comprendre que l’infinité divine n’est pas extensive, mais intensive, et que la puissance d’évidence qui illumine son être propre est actuellement infini, c'est-à-dire absolue, embrassant d’un seul regard, intuitivement donc, la totalité de la connaissance et de l’être. Au savoir actuellement infini qui se trouve en Dieu, tel que je le pense par l’idée de Dieu qui se trouve maintenant en moi, s’oppose le savoir premier et encore simplement formel du « je pense que je pense », seule évidence qui ait en mon esprit la force de l’être. C’est ainsi que la réalité de l’idée de Dieu est objective en moi, mais éminente en son objet. Non seulement je ne peux donc en être la cause, mais il faut encore conclure que le cogito lui-même est sans doute l’effet de l’activité infinie de l’être divin, de même que le rayon de lumière est un effet du feu immense qui est en le soleil. Le cogito n’est premier que du point de vue de la créature, qui se connaît elle-même avant de connaître la source qui lui insuffle l’être (ordre de l’analyse) ; mais le cogito est second du point de vue de l’engendrement de l’être, c'est-à-dire de la suite des évidences qui enchaîne les conséquences du principe (ordre de la synthèse). C’est ainsi que le fini est un effet de l’infini, et que je ne saurais parvenir à l’infini en additionnant, un nombre indéfini de fois, le fini avec le fini : « ...et partant j’ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l’infini que du fini » (294). C’est pourquoi Descartes dira lui-même, de la preuve de la Méditation Troisième, qu’elle prouve Dieu par ses effets (par ex.,  lettre à Mesland du 2 mai 1644, p. 1163). Par l’évidence ponctuelle du cogito, un être qui est absolument me fait signe, m’appelle à penser davantage, à accroître le trésor de ma connaissance et à progresser en degrés d’être. Plus le capital de l’évidence fructifie en mon esprit, plus intense est l’affirmation par laquelle je sais que je suis. On comprend ainsi que seul Dieu peut énoncer le cogito maximal et l’affirmation absolue de l’être : au « je pense que je suis » de la créature, il peut répondre un « je suis celui qui suis, ego sum qui sum ». A proprement parler, Dieu n’existe pas : il est la puissance absolue de l’existence elle-même.
            Certes, je ne saurais comprendre Dieu, moi qui sais si peu de choses ; mais je peux cependant le concevoir, et je le conçois même avec une évidence plus grande encore que celle par laquelle je conçois que je suis, tant je perçois avec clarté et distinction cette puissance de l’être qui ne s’actualise pourtant en moi que par l’éclat ponctuel du seul cogito : « Car on peut savoir que Dieu est infini et tout-puissant, encore que notre âme étant finie ne le puisse comprendre ni concevoir ; de même que nous pouvons bien toucher avec les mains une montagne, mais non pas l’embrasser comme nous le ferions un arbre, ou quelque autre chose que ce soit, qui n’excédât point la grandeur de nos bras : car comprendre, c’est embrasser de la pensée ; mais pour savoir une chose, il suffit de la toucher de la pensée » (A Mersenne, 27 mai 1630, p. 938). Telle est bien en effet l’évidence née du cogito : issue de l’être infini qui est en Dieu, elle naît de ce qu’en ce point l’esprit créé touche à l’être incréé, atteignant ainsi, pendant un court instant, la perfection de l’existence elle-même.
            Il y a, de Dieu à moi, la même distance, à jamais incommensurable, qu’il y a de l’un à l’infini. Il ne m’est certes pas permis de la combler, mais il m’est permis de progresser indéfiniment vers cet infini qui marque l’absolu de l’être. Il faut pour cela accroître mes connaissances, faire fructifier mon esprit et thésauriser les évidences par lesquelles seulement il m’est permis d’accéder à la certitude de l’existence. Un chemin méthodique que l’immensité des temps ne suffira pas à parcourir s’ouvre ainsi devant moi. Ce n’est pourtant pas par ce progrès indéfini du savoir humain que j’ai pu imaginer l’idée de Dieu, comme l’esprit qui aurait accompli ce parcours et jouirait de la totalité des connaissances que je m’apprête à conquérir ; tout au contraire, c’est parce que la pure puissance de l’être, dont le cogito est un effet, m’appelle à penser davantage que, répondant à cet appel, je désire désormais savoir davantage. L’idée de Dieu n’est donc pas factice puisque sa perfection, qui est actuellement infinie, ne saurait être imaginée ni comprise par cette perfection minimale, et pour le moment vide encore de savoir, qui est la mienne, qui n’est qu’en puissance et nullement en acte, qu’il me faut acquérir progressivement tandis qu’un être infini en jouit dans l’éternité de l’instant.
            En vérité, le cogito est davantage encore que l’effet dans la chose pensante de la causalité de l’être infini qui rayonne en Dieu : il est véritablement créature de Dieu, porté du néant dans l’être à chaque instant que Dieu fait, tel que je le perçois quand je concentre mon attention sur l’évidence de mon existence actuelle. Chaque fois que je me fais assez attentif pour ne penser qu’une seule chose, à savoir que je pense, je perçois avec évidence l’acte créateur par lequel Dieu me délègue en quelque sorte la puissance de l’être. A chaque instant Dieu me crée et me produit dans l’être, et je ne saurais continuer d’être sans ce recommencement du geste créateur. L’évidence du « je suis » ne me permet nullement d’inférer celle du « je serai » et, si je suis, je n’ai nullement la puissance de persévérer par moi-même dans l’être. Il faut donc penser que je ne me conserve, et le monde (s’il existe), que parce que Dieu, qui est la source inépuisable depuis laquelle jaillit l’existence, me recrée, moi et le monde, car « la conservation et la création ne diffèrent qu’au regard de notre façon de penser, et non point en effet » (297). La durée n’est donc qu’une idée de mon imagination : la créature ne dure pas, elle se maintient dans la perfection d’un perpétuel présent. A la philosophie aristotélicienne de la puissance qui tend vers l’acte comme le mouvement vers sa fin, Descartes oppose une pensée de l’accomplissement toujours renouvelé d’une perfection présente. C’est à chaque instant, pour Descartes, la perfection et l’innocence du premier matin de la Genèse. Il ne faut donc pas dire que je suis créé par Dieu, mais que j’habite pour ainsi dire sa Création, que je n’existe que par l’activité infinie d’une cause absolument créatrice. C’est cette activité que j’ai sentie dans l’instant où j’ai perçu avec évidence que j’étais en effet. En affirmant que je suis, j’affirmais, sans le savoir, que Dieu est. Et je comprends encore que je suis la créature de l’exister pur et infini plus essentiellement et plus irréductiblement que de toute autre cause. Car je pourrais croire que je tiens mon être des parents qui m’ont engendré, mais eux-mêmes tiennent leur existence de leurs parents, sans qu’il soit jamais possible, en remontant la chaîne généalogique, de rencontrer un premier père qui serait l’existence elle-même. C’est ainsi que mes parents sont la cause prochaine d’une certaine disposition de la matière en laquelle j’imagine que moi, c'est-à-dire cette chose pensante que j’aperçois avec évidence, est enfermé ; pourtant, cette disposition produite, mes parents peuvent venir à disparaître sans que je sois anéanti pour autant. Il en va autrement pour Dieu dont je ne saurais jamais m’affranchir, puisque je ne me maintiens dans l’être que par l’effet renouvelé à chaque instant de sa création. Dieu ne m’a pas créé, il me recrée toujours, et chaque fois que je me rends attentif à son acte créateur, je perçois en mon esprit la lumière d’une évidence, éclair de l’acte créateur, signe indubitable de l’être. Nul besoin donc ici, comme dans la preuve de saint Thomas invoquée par Caterus dans les Premières objections, de régresser à une cause première qui mette un terme à la série : dans chaque effet actuel, Dieu se signale par l’acte de la création.
            Je comprends maintenant en quel sens la tradition a pu dire que Dieu a créé l’homme à son image. L’imagination, qui ne peut se représenter l’idée que dans l’étendue, croit comprendre que Dieu a un visage humain et un corps comme le mien. Mais ce n’est pas par la représentation de l’imagination qu’il m’est permis d’accéder à l’existence divine, mais seulement par l’évidence de l’entendement, c'est-à-dire en prenant appui sur l’éclat premier du cogito. C’est donc cet éclat lui-même qui est l’image de Dieu en moi, puisque je ne saurais rien désirer de plus quant à la perfection de cette seule évidence qui me fait savoir que je suis. Parce que l’évidence du cogito est parfaite en moi, elle est infinie intensivement, mais finie et limitée extensivement ; l’être est au contraire en Dieu infiniment infini, intensivement et extensivement. L’infini fini de la créature est l’effet de l’infiniment infini de la création. A chaque instant, je suis comme une étincelle issue de ce brasier, l’éclat ponctuel de « cette immense lumière » (300). Seul un esprit confus peut donc imaginer que Dieu soit trompeur, puisqu’il n’est autre que l’éclat du vrai, signe de l’être, porté dans l’infinité de sa puissance. Dieu, qui est l’infinité intensive de l’exister, n’est donc ni une personne susceptible de faillir, ni un malin génie susceptible de me tromper : il est la force même de cette évidence qui donne un contenu indubitable à l’idée de vérité. Il est le pur exister.
            Le cogito était un point de lumière dans les ténèbres illimitées du doute ; il est maintenant comme noyé dans une clarté infinie, dont l’extension est illimitée (la marche méthodique de mon esprit ne rejoindra jamais l’oméga dont le cogito est l’alpha) et l’intensité absolue (l’évidence est la perfection de la véracité). Il est donc naturel que la méditation s’achève sur une extase qui prend la valeur d’une véritable action de grâce : « Il me semble très à propos de m’arrêter quelque temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir ses merveilleux attributs, d’admirer, d’adorer l’incomparable beauté de cette immense lumière, au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte ébloui, me le pourra permettre » (300). C’est ainsi que la méditation métaphysique s’achève sur une adoration rationnelle qui n’est pas sans rapport avec ce que les théologiens nomment la vision béatifique, qui est la béatitude qui transportera les élus après la Résurrection, quand ils verront Dieu face à face : « ...la foi nous apprend que la souveraine félicité de l’autre vie ne consiste que dans cette contemplation de la majesté divine » (300). Pour la première fois, en cette fin de la méditation, apparaît le mot « contentement ». Le penseur sait maintenant qu’il a le pouvoir d’enrichir son intérieur et d’accroître la jouissance de cette propriété. La route de la méthode est désormais tracée. Descartes ne s’ennuiera jamais : il n’épuisera jamais la richesse virtuelle qu’il devine en lui, la recherche de la vérité peut maintenant l’occuper toute sa vie, et même une infinité de vies, ou mieux encore, une vie vouée à l’infinité.

 

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