Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


                Ces conférences ont eu lieu dans le cadre des Mardis de la Philosophie, de septembre à décembre 2010.
            Mise en ligne : juillet 2011

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

DELEUZE

DESCARTES

1- Initiation à la philosophie cartésienne :

     a- Le Chemin de la vie

     b- Le doute, révélateur du "je pense"

     c- Du cogito à Dieu

     d- L'idée de la méthode

     e- Fonder la science nouvelle

     f- Le bon usage des passions

2- Discours de la méthode

3- Méditations métaphysiques

4- La Mélancolie

5- Descartes et la musique

DIDEROT

DOSTOIEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

KANT

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-ANGE

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

PLATON

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INITIATION A LA PHILOSOPHIE CARTESIENNE

 

VI- Le bon usage des passions

« Les hommes que les passions peuvent le plus émouvoir
 
sont capables de goûter plus de douceur en cette vie »

 

            On peut dire qu’à ce niveau de ma mise au monde, de mon entrée dans le monde et de ma présentation à mes semblables, l’expérience que mon âme a du corps auquel elle est étroitement unie est encore bien rudimentaire. J’ai compris sans doute les illusions auxquelles ce corps, du fait même qu’il a les propriétés essentielles qui sont celles de la substance étendue, est sujet, et je comprends que les mécanismes qui ont été mis en place par le Créateur pour le préserver au mieux des dangers qui le menacent dans le monde sont les meilleurs mécanismes qu’il est possible de concevoir. Toutefois, si Dieu ou la Nature a pris tant de soin à la protection de ce corps, c’est qu’il doit être d’un usage sans doute bien précieux, mais pourtant encore problématique. Qu’est-ce que l’âme a à gagner en s’unissant à un corps, en quel sens l’incarnation est-elle un enrichissement plutôt qu’une chute ? En effet, l’idée du péché originel est radicalement étrangère à la pensée cartésienne, résolument optimiste, et faisant toujours le pari que tout ce qui est, est bien, et que nous pouvons le connaître tel, si du moins nous parvenons à l’analyser par le seul moyen de nos idées claires et distinctes. Il n’est donc pas question de dire que la chute de l’âme dans le corps est l’effet d’un châtiment théologique dont les raisons seraient impénétrables à notre  entendement créé. D'autant que, selon le récit biblique, l'exclusion du paradis ne provoque nullement la chute de l'âme dans le corps – cette image appartient à Platon, au néoplatonisme, comme aussi à la Gnose, mais non à l'Ancien Testament – puisque en son état de gloire, avant la faute, Adam était à la fois corps et âme, chair façonnée dans la glaise à laquelle le Créateur a communiqué d'un souffle l'étonnement de l'esprit. Descartes est donc fondé à soutenir que le corps est bon pour l'âme, qu'il reste bon pour l'âme même si, dépravé en cette vie, il a perdu l'éclat de sa splendeur première. Mais en quel sens est-il bon ? Il n’est certes pas bon pour la connaissance théorique, puisqu’il impose au contraire une torsion du point de vue qui veut que je voie le tournoiement capricieux de la feuille qui tombe de l’arbre au lieu de voir sa vérité, qui est une équation du second degré. Il ne peut en conséquence être bon que pour la pratique, et pour la morale. Mais en quel sens ? Il convient ici de remarquer la nature très intime et très étroite de l’union de l’âme au corps, la première étant diffusée, infusée, dans les moindres extrémités du corps vivant, portant ainsi la sensibilité de l’incarnation au plus léger frémissement, l’âme éprouvant le souffle d’air qui soulève la mèche de cheveux, ou la progression de la coccinelle qui se trouve sur le gros orteil… C’est en ce sens que Descartes peut dire, après Thomas d’Aquin, que l’âme n’est pas dans le corps comme un pilote dans son navire, ou un conducteur dans son automobile, mais qu’elle est littéralement plongée dans le volume corporel, dont elle éprouve immédiatement, par intuition et non par raisonnement, l’intégrité globale. C’est ainsi que, si le pilote du Titanic n’a nullement ressenti la lame de l’iceberg qui a déchiré la coque du navire (nul, dit-on, n’a senti le choc ni entendu le bruit), inversement, la moindre piqûre d’épingle, en quelque endroit du corps qu’elle se produise, est immédiatement sensible à mon âme vigilante. On peut dire que mon âme n’est pas unie, c'est-à-dire simplement articulée, à mon corps, elle est d’une certaine façon mon corps, et fait, par ce mélange très étroit, de l’automate organique, une chair frémissante et consciente d’elle-même. D’une telle union, on doit dire qu’elle est non pas accidentelle, mais « substantielle » : l’union du pilote à son navire n’est en effet qu’accidentelle, puisque le navire continue d’être quand le pilote l’abandonne, et que le pilote, pour exister, en tant qu’homme du moins et non en tant que pilote, n’a nul besoin du navire ; en revanche, l’union de l’âme au corps est substantielle, puisque l’âme ne saurait s’en absenter sans que la nature du corps ne soit profondément modifiée, le corps, chair vivante merveilleusement agencée en vue de sa conservation, devenant alors un cadavre, une défroque vide, une masse inerte de simple matière dont l’organisation se décompose irréversiblement. N’est-ce pas cette extraordinaire transformation qui ouvre les regards effarés des disciples du docteur Tulp sur la célèbre Leçon d’anatomie que peint Rembrandt en 1634 ? Si l’union était accidentelle, il suffirait que des voyants, sur le tableau de bord, avertissent l’âme qu’il y a par exemple danger de combustion dans la main droite ; mais précisément, je ne vois pas des témoins mécaniques qui me préviennent de façon toute extérieure des périls qui menacent mon corps dans son exposition au monde (comme on l’imagine sans peine pour l’automate ou le robot), je ressens immédiatement la douleur de la brûlure, témoignant par là combien mon âme est étroitement unie à mon corps, de façon très substantielle, et nullement accidentelle. Cependant, il nous faut bien reconnaitre que cette union substantielle est une chose fort étrange. Car je sais clairement et distinctement que la propriété de la pensée est de s’apercevoir elle-même ; que la propriété de la matière est d’être en expansion dans l’étendue ; et enfin qu’il n’y a rien de commun entre ces deux substances. Comment donc pourraient-elle être unies « substantiellement », elles qui sont au contraire deux « substances » radicalement distinctes ? Il faut reconnaître que cette union, qui est évidente et immédiate pour les sens, est incompréhensible pour l’entendement, et que l’esprit instruit par la connaissance métaphysique doit reconnaître à l’incarnation son irréductible mystère. Si Dieu ne m’a pas donné un intelligence qui soit en mesure de comprendre comment l’esprit se fait chair, et comment la matière inerte peut s’élever non seulement à la vie, mais à la conscience d’elle-même, c’est donc qu’il n’a pas voulu que l’incarnation soit un objet de connaissance, mais plutôt le lieu énigmatique où il m’est donné de jouir de l’existence telle qu’elle m’a été donnée par le Créateur. Le sentiment (il n’y a pas ici d’idée claire et distincte) de l’union substantielle est d’abord, selon Descartes, celui d’un profond contentement, l’âme jouissant de cette ouverture au monde que lui ménage le corps, et jouissant bien plus encore de sentir sa propre diffusion, expansion ou dilatation, dans le volume charnel du corps vivant. Aussi Descartes n’hésite-t-il pas à conjecturer que la première passion éprouvée par l’âme quand elle s’est insinuée dans le corps fœtal fût celle de la joie : « Dès le premier moment que notre âme a été jointe au corps, il est vraisemblable qu’elle a senti de la joie, et incontinent après de l’amour… » (à Chanut, 1-2-47). Car il n’est peut-être pas d’amour plus intense que celui que notre âme éprouve envers le corps auquel elle est étroitement conjointe, et il se pourrait bien que cet amour, qui jouit du pur sentiment d’exister, non comme pure pensée, mais comme esprit fait chair, soit le modèle originaire de tout amour qui se tourne vers le monde et vers les autres, amour cependant simplement humain, qui se porte à l’aventure dans la profondeur de l’étendue, et non amour divin, qui jouit de connaître, au foyer de la pensée pure et simple, attentive à la lumière qui se répand en son intérieur, l’activité perpétuellement créatrice d’un Dieu toujours vérace. Etre un « vrai  homme », et non un automate manipulé à distance par un esprit sans corps, est l’occasion pour la créature d’éprouver l’intense bonheur d’exister, de jouir de ma plénitude corporelle, plénitude qui m’est donné à tout instant, du moins tant que je me conserve en santé, qui est le foyer de toute joie d’exister, en chair comme en esprit. Car c’est ainsi que vivent les hommes, non pour les travaux du seul entendement, mais pour jouir des fruits de la terre et se sentir merveilleusement existant dans la chair qui est la véritable résidence terrestre de l’âme, et dont il serait vain – Descartes est ici fort proche de Montaigne – de vouloir s’évader, comme le tentent illusoirement certains mystiques. Ce pourquoi il ne faut consacrer que peu de temps aux connaissances les plus spéculatives qui nous porteraient à croire que nous ne sommes que de purs esprits, et nous employer à jouir de notre incarnation en nous délassant, en goûtant le plaisir du temps qui passe, tel qu’il nous est donné dans le miracle perpétué du présent, c'est-à-dire par la divine activité de la création continue : « Je n’ai employé que fort peu d’heures par jour aux pensées qui occupent l’imagination, et fort peu d’heures par an à celles qui occupent l’entendement seul, et que j’ai donné tout le reste de mon temps au relâche des sens et au repos de l’esprit » (à Elisabeth, 28-6-43) ; « Il faut entièrement délivrer l’esprit de toutes sortes de pensées tristes, et même aussi de toutes sortes de méditations sérieuses touchant les sciences, et ne s’occuper qu’à imiter ceux qui, en regardant la verdeur d’un bois, les couleurs d’une fleur, le vol d’un oiseau, et telles choses qui ne requièrent aucune attention, se persuadent qu’ils ne pensent à rien. Ce qui n’est pas perdre le temps, mais le bien employer » (à Elisabeth, mai ou juin 41). A quoi pensent donc ceux qui se persuadent qu’ils ne pensent à rien (ils pensent en effet certainement à quelque chose puisqu’ils sont, et qu’être, c’est précisément penser) ? Ils jouissent de se sentir merveilleusement incarnés, ils pensent, c'est-à-dire qu’ils goûtent, ce qu’ils ne pourront jamais comprendre, l’union substantielle de leur âme avec leur corps. Ce qui laisse entendre que le farniente est l’exercice le plus délectable de la pure et simple incarnation.
            Cependant, l’union substantielle n’est pas seulement l’occasion pour la créature de goûter le pur plaisir d’exister – par une sorte de cogito charnel qui est pour l’union de l’âme et du corps ce que le cogito métaphysique est pour l’entendement seul – elle est encore une ouverture faite à l’âme pour l’inviter à considérer les richesses et les curiosités qui sont dans le monde. En effet, le corps, en tant qu’il est uni à l’âme, n’est pas pure matière, mécanique agencée dans l’étendue en vue de sa meilleure conservation, il est aussi, en tant que l’âme le considère, intentionnalité qui oriente l’esprit vers la découverte du monde. S’il ne faut pas, selon Descartes, consacrer trop de temps à la métaphysique, c'est que la véritable destination de l’âme n’est pas de s’examiner elle-même ni de toujours travailler à l’édification d’une science purement spéculative, mais plutôt se détourner d’elle-même, non par divertissement, mais par bonne intelligence du chemin de son épanouissement et de son enrichissement véritables, pour se tourner vers le monde. Le corps incite l’âme à inverser le sens du regard que la conversion métaphysique avait tourné vers la seule intériorité spéculative – l’espace mental du cogito – pour l’inviter à progresser dans le monde, à y trouver son bien et à y travailler pour son plus grand bonheur. Dans ce détournement de l’âme conduite par le corps vers les merveilles du monde, il n’y a nulle diversion de l’esprit à l’égard de son Créateur, car l’excellence de la puissance créatrice qui est en Dieu, immédiatement connue par l’infinité du progrès spéculatif que l’esprit peut accomplir seul en son intérieur, est aussi médiatement connue par l’excellence de tous les êtres qui sont dans la nature, et qui émerveillent mes sens comme mon intelligence, de telle façon que je sens naître en moi le désir de les connaître, de me porter vers cet immense spectacle qui ouvre un second infini (le monde de Galilée est, selon Descartes, sinon infini, du moins indéfini, à l’inverse de celui de Ptolémée, ridiculement enfermé en « une boule ronde ») à l’inépuisable appétit de connaissance de la volonté véritablement infinie en moi, et entraînant toujours l’entendement qui la suit pas à pas, selon les degrés de la méthode et l’ordre des raisons. Par où je commence de comprendre pourquoi Dieu m’a donné un corps : non pas seulement pour jouir de mon existence incarnée, comme le cogito m’a élevé à la joie toute spirituelle de l’intelligence s’apercevant elle-même, mais encore pour me tourner vers l’autre de l’esprit, le monde, et l’infinité des merveilles qui m’attendent dans l’illimité de la substance étendue. Marcher avec assurance en cette vie, comme l’écrit Descartes, c’est donc partir d’un pas ferme et constant à la découverte du monde, pour l’enrichissement de notre âme et l’épanouissement de notre santé. La marche méthodique dont le cogito nous a fourni la première illumination se prolonge bien au-delà de la pure spéculation, elle s’oriente vers la découverte curieuse de la terre. Le voyageur métaphysique qui a choisi de toujours chercher la vérité, dans les sciences comme dans la vie, ne stationne pas dans le cercle du purement spirituel, mais se porte à la rencontre des choses et des êtres.
            Avant de partir en un tel voyage, il est bon de se donner par provision des règles de conduite qui nous éviteront de nous perdre en route, ou de gâter par imprudence les bienfaits dont Dieu nous a fait grâce, et dont il nous faut apprendre à pleinement jouir. Car l’étendue, en son indéfini, est pour l’esprit, dont la puissance est infinie, un redoutable inconnu où l’esprit s’expose au risque de se perdre, ou de rencontrer des obstacles qui le mettront en péril. La morale provisoire (Discours III) définira donc des maximes de la prudence, qui incitent moins le cavalier Descartes à se porter vers le monde qu’elles ne retiennent l’enthousiasme qui est le sien quand il sent naître en lui le désir du voyage. Il importe ici moins d’agir que de se retenir d’agir, et la première morale de Descartes est une morale du dégagement plutôt que de l’engagement, un ensemble de préceptes de l’entendement pour se protéger du danger plutôt qu’une leçon venue du cœur qui nous porterait à la rencontre de nos semblables. Il s’agit moins de faire se conjoindre le Moi et le Monde, que d’éviter tout contact, ou conflit, qui serait également dommageable pour l’un comme pour l’autre. Morale minimale donc, qui évite le mal plutôt qu’elle ne fait le bien, et qui s’en tient au moindre mal faute de connaître encore le chemin de la véritable béatitude. Pourtant cette morale provisoire, toute de protection et de préservation, poursuit un but métaphysique bien précis : il s’agit de trouver un asile – ce sera la ville affairée et commerçante d’Amsterdam – pour penser librement, et entamer ce long parcours métaphysique dont Descartes a tracé le plan, et qui dessine pour les temps futurs le chemin où doit progresser l’humanité . Si donc les maximes de la morale provisoire semblent parfois d’une sagesse bien étroite, il faut toujours se rappeler que ce conformisme apparent est le masque sous lequel se dissimule celui qui entreprend de faire connaître à ses semblables une révolution sans précédent dans l’ordre du savoir, comme dans celui de la moralité. Les plus grands  réformateurs, remarque souvent Descartes, ne sont pas nécessairement les esprits brouillons qui font le plus de bruit, mais d’humbles et silencieux penseurs qui, dans la paix de leur chambre, construisent patiemment la pensée qui bouleversera l’avenir.
            La première maxime invite le moi à céder l’avantage au monde : « obéir au lois et coutumes de mon pays ». Comme ce n’est pas là le pays de la vérité, cet engagement n’engage guère. On tiendra seulement son rôle dans les diverses comédies que se jouent les hommes sur le théâtre du monde, mais « en tâchant d’être spectateur plutôt qu’acteur » (Discours III), et en gardant pour soi, comme disait Montaigne, « la pensée de derrière ». Aussi les coutumes sont-elles « aussi sensées parmi les Perses ou les Chinois que parmi nous », il ne faut donc pas en faire une affaire, tout ici n’étant que chinoiserie et arbitraire. Alceste est ridicule. La troisième maxime, semblablement, invite plus activement le Moi à se transformer lui-même en vue de sa bonne réception dans le monde, « à me vaincre plutôt que la Fortune et à changer mes désirs plutôt que l’ordre du monde ». Il ne s’agit ici que de « Fortune », qui n’engage pas davantage puisqu’elle est également dépourvue de vérité. Il est sage de défendre et de préserver sa liberté de penser, mais il est fou, et plus encore vain, de se révolter contre le cours du monde, qui obéit à une nécessité qui m’échappe, mais qui n’en est pas moins effective. Don Quichotte est ridicule. Cette double maxime de la préservation, qui maintient la distance entre le Moi et le Monde, n’est cependant pas toujours tenable, et il faut bien changer de stratégie quand il ne convient plus de reculer, qu’on ne peut plus éviter le contact du Moi avec le Monde, et que l’engagement est devenu nécessaire. Telle est la deuxième règle, qui gouverne les situations d’urgence, où il n’est plus temps de délibérer mais d’agir, « être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais », à la façon d’un voyageur, continue Descartes, qui, égaré dans une forêt inconnue, ne se lamente pas sur son sort en demeurant immobile, mais choisit au hasard un chemin et s’y enfonce le plus qu’il est en son pouvoir, espérant ainsi rencontrer enfin quelque secours. N’est-ce pas ainsi qu’en novembre 1621, alors qu’il traversait l’Elbe sur une barque et qu’il comprit que les mariniers projetaient de le jeter à l’eau pour s’emparer de ses bagages, que le sieur Descartes sortit vaillamment son épée, et tint en respect, jusqu’à ce qu’ils l’aient conduit sur la rive opposée, les deux malandrins terrifiés par le philosophe armé ? Certes, la première comme la troisième règle ont pour but d’éviter ce désagrément, mais il est parfois plus périlleux de ne pas s’engager que de s’engager, et il faut savoir tirer l’épée à bon escient. En revanche, celui qui toujours veut se battre, à tort et à travers, est un grotesque. Matamore est ridicule.
            Il nous faut bien pourtant reconnaître l’étroitesse de cette morale, timide et méfiante, qui songe bien davantage à se protéger du danger qu’à se porter à la rencontre des autres. C’est qu’il s’agit de la morale d’un esprit encore faible, puisqu’il est au début de l’aventure métaphysique et qu’après de longues années de voyage, ayant eu l’idée d’une philosophie qui réformerait durablement l’avenir des hommes, il souhaite surtout protéger la paix de sa méditation pour se consacrer entièrement à l’accomplissement de son œuvre. Pourtant si timide soit-elle, la morale provisoire, que le voyageur emporte dans ses bagages en guise de viatique, n’est en aucune façon une morale du compromis : il s’agit plutôt de maintenir à distance l’avance pressante du monde, pour que soit préservée la paix de l’esprit, l’intensité sans défaillance de la méditation et l’ardente résolution de penser. Rien ne saurait faire obstacle au projet métaphysique, et ce qui est en honneur dans le monde est indifférent au philosophe qui ne cherche que la vérité. C'est ainsi que le prix à payer pour la conversion de la pensée en son intérieur est une diversion, au moins provisoire, du monde et des liens qui le font attachant. Mais quand l’esprit devenu attentif à lui-même éprouve la joie de se trouver, ou plutôt de se retrouver en vérité après s’être volontairement perdu, il renaît à lui-même plus fort et mieux assuré que dans les premiers temps où il s’essayait à faire ses premiers pas. Alors la morale provisoire peut être progressivement délaissée, tandis que se construit pas à pas une nouvelle morale, conquérante et non simplement préservative, morale de la vertu qui sait maintenant où ses pas la conduisent, et qui, loin d’esquiver un monde soupçonné d’hostilité, se porte au contraire à sa rencontre, s’offrant généreusement aux occasions dont il est permis de penser qu’elles seront sources de joie et d’amour. Dès après la publication des Méditations, Descartes est désormais un homme mûr qui s’est déjà bien avancé sur le chemin, il n’est plus un débutant qui fait ses premiers pas, il a donc gagné en assurance, et sa morale, selon le progrès de l’intense, et de plus en plus intense parole qui lui fait dire légitimement « je suis, j’existe », craint d’autant moins le danger qu’il apprend à chaque pas à s’ouvrir davantage au monde et aux autres. Si bien que la morale provisoire tend à chaque pas à s’effacer davantage, pour toujours laisser plus de place à une véritable sagesse, ou morale métaphysique – la première, par provision, était une morale sceptique, non encore fondée sur des vérités métaphysiques – et que le cavalier cartésien assuré du bon pas de sa méthode, se sent de plus en plus fort pour affronter le danger toujours probable, et de plus en plus joyeux de la vie qui le soulève, de plus en plus rayonnant du contentement qui l’habite intérieurement, pour oser la confiance. Au terme des méditations, le philosophe n’est plus du tout dans le monde comme un voyageur égaré en quelque forêt inconnue et peut-être hostile, mais plutôt comme un roi au milieu d’un magnifique jardin qui est tout entier à sa disposition, si du moins il entreprend d’en avoir une connaissance claire et distincte, et dont il est destiné à devenir le maître et souverain : « Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (Discours VI). Il est donc temps de sortir de la trop prudente réserve de la morale provisoire et de nous donner les préceptes d’une véritable sagesse qui nous permettra de jouir effectivement de notre terrestre existence, le plus qu’il est en notre pouvoir, et non seulement de nous protéger du danger toujours possible. La morale provisoire nous enseigne comment nous préserver de l'hostilité du monde ; la morale philosophique nous enseigne comment prendre possession du royaume.
            Et puisque nous sommes maintenant devenus métaphysiciens, et que nous connaissons mieux l’énigme de l’union substantielle de l’âme avec le corps, qui fait notre condition d’être-au-monde, il nous est aussi possible de mieux définir la nature de ce danger que les règles par provision de la première morale avaient peut-être trop exagéré. Du fait de son union avec le corps, l’âme est en effet exposée au choc de la passion. Les anges, qui sont purs esprits, ne connaissent point ce trouble, ce qui signifie probablement pour Descartes que leur existence est bien moins délectable que la nôtre, qui sommes exposés, volens nolens, au grand et vigoureux drame de  la passion. Il est en effet de la nature du corps, qui est étendu, de recevoir l’empreinte des corps qu’il lui arrive de rencontrer, auxquels même il lui arrive de se heurter, non seulement physiquement, mais encore imaginairement, ou bien encore par le lien très intime du désir. Le choc tout physique, par l’effet de l’union, communique alors à l’âme un ébranlement qui la commotionne d’autant plus que l’intensité de la rencontre a été plus grande, ce qui fait qu’elle demeure comme étourdie sous le coup de cette révélation, et qu’elle ne peut plus détacher son regard de l’objet surgissant qui, soudain, la fascine. « Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour », répète ainsi Monsieur Jourdain de toutes les façons possibles, comme si la seule absurdité de cette variation  syntaxique lui permettait de triompher de l’engourdissement de l’âme en proie à la passion, et de l’hypnose que provoque en l’esprit la rencontre bouleversante de l’objet du désir. Se donner une morale qui ne soit pas provisoire, mais celle d’un sage qui se connaît lui-même par l’accomplissement de l’expérience métaphysique, c’est donc formuler des règles de conduite qui me permettront de vivre heureusement ma passion, non de la fuir – car il n’y a rien de mauvais dans l’intentionnalité mondaine par laquelle le corps détourne l’âme de la seule considération d’elle-même, et l’incline vers le monde et vers les autres – sans toutefois abdiquer le droit qui est le mien, comme de tout être pensant, et capable de penser par lui-même, de demeurer libre examinateur de la valeur qu’il faut accorder à l’objet qui m’invite à sortir de moi-même, et à m’enrichir par le commerce des autres. La connaissance métaphysique a enseigné à mon esprit comment jouir en vérité de la force de ma pensée, et de l’union substantielle de l’esprit avec mon corps, et m’a ainsi inspiré un contentement très considérable, qui me fait non seulement savoir que je suis, en effet, mais encore qui me fait jouir de cette existence à chaque instant donnée par un Dieu perpétuellement Créateur. On peut dire qu’avec Descartes nous avons même rencontré un métaphysicien « content », c'est-à-dire jouissant du contenu d’existence qu’il sait désormais lui être irréductiblement sien : « Tout au long du Discours, écrit Gouhier, Descartes parle de son contentement ; le cartésianisme est la philosophie d’un homme content, et content par sa philosophie » (Descartes, Essais, p. 216). Descartes jouit pleinement maintenant du rayonnement à la fois spirituel et charnel dont il est la source vivante. On peut dire qu’il se sent délicieusement exister, et que ce sentiment lui inspire une véritable béatitude, ce qui est beaucoup plus qu’un simple bonheur : « Il y a de la différence entre l’heur et la béatitude, en ce que l’heur ne dépend que des choses qui sont hors de nous, d’où vient que ceux-là qui sont estimés plus heureux que sages, auxquels il est arrivé quelque bien qu’ils ne se sont point procuré, au lieu que la béatitude consiste, ce me semble, en un parfait contentement d’esprit et une satisfaction intérieure » (à Elisabeth, 4-8-45). Ce contentement est si fort, assuré par les évidences de la métaphysique, qu’il donne son poids et son équilibre à la marche de l’existence, qu’il assure le marcheur sur le chemin de la méthode. Descartes va même jusqu’à penser que cette pure joie d’exister confère à celui qui en jouit intérieurement la force de résister aux maladies. Il nous confie en effet qu’il tient de sa mère « une toux sèche et une couleur pâle que j’ai gardée jusqu’à l’âge de plus de vingt ans, et qui faisait que tous les médecins qui m’ont vu avant de temps-là me condamnaient à mourir jeune » (à Elisabeth, mai ou juin 45), et dont il a réussi à triompher par sa seule force d’âme : « Je crois que l’inclination que j’ai toujours eue à regarder les choses qui se présentaient du biais qui me les pouvait rendre le plus agréables, et à faire que mon principal contentement ne dépendît que moi seul, est cause que cette indisposition, qui m’était comme naturelle, s’est peu à peu entièrement passée ». Et c’est ainsi encore que le contentement métaphysique réussit à chasser les mauvais rêves, et à se rendre si bien maître des passions et des hantises, qu’il peut faire que rien de fâcheux n’effraie notre imagination dans le cours de la nuit : « Je puis dire que mes songes ne me représentent rien de fâcheux, et sans doute qu’on a grand avantage de s’être dès longtemps accoutumé à n’avoir point de tristes pensées » (à Elisabeth, 1-9-45). Une telle joie est, comme toute les joies véritables et profondes, une joie tout intérieure et grave, qui brûle dans le cœur de notre âme, et que rien ne saurait nous ôter (pas même le Créateur qui toujours institue l’être plutôt que le néant). La joie qui s’extériorise trop aisément est nécessairement une fausse joie, comme il apparaît dans l’éclat de rire qui n’est jamais sans quelque haine ou mépris, la véritable bonté se manifestant par la douceur d'un sourire qui vient des profondeurs de l’âme, et non par l’éclat toujours blessant d’un rire qui fait étalage de lui-même, s’adressant toujours à la montre plutôt que venu de l’intimité de l’âme se connaissant elle-même : « La joie qui vient du bien est sérieuse, au lieu que celle qui vient du mal est accompagnée de ris et de moquerie » (Passions, art. 62) ; ce qui fait que « les grandes joies sont ordinairement mornes et sérieuses, et qu’il n’y a que les médiocres et passagères qui soient accompagnées du ris » (à Elisabeth, 6-10-45 ; 1209). Et si l’on demande d’où vient une si grande joie, cette joie qui demeure et ne passe pas, le philosophe répondra qu’elle  naît de la considération de l’infinité de la volonté en nous, qui est en nous comme l’image de Dieu, et nous promet un accroissement d’existence qui n’aura jamais de fin, nous ouvrant la chemin de la méthode par lequel nous apprendrons toujours davantage à jouir pleinement de l’existence qui nous est donnée et à affirmer toujours avec une puissance plus grande le rayonnement de l’être que nous savons diffuser en nous depuis le premier point d’évidence qui nous a mis sur la voie : la clarté ponctuelle et première du cogito. La joie provient ainsi de la connaissance d’une expansion illimitée de la puissance de l’être en nous, et de l’enrichissement que nous savons sans fin du trésor intérieur qui illumine les appartements de l’âme. Et non seulement par le progrès de nos connaissances, mais aussi par l’union très substantielle de notre âme avec notre corps, car le corps n’est autre chose qu’une sorte d’épanchement de l’âme dans l’étendue, un épanouissement et une expansion de notre existence spirituelle dans le volume de la chair vivante. Et c’est pourquoi les passions seront bonnes en nous quand, depuis la source de vie qui est le rythme du cœur battant, elles envoient un afflux de sang dans toutes les extrémités de notre corps, nous faisant éprouver ainsi de manière plus sensible qu’à l’ordinaire, la jouissance d’habiter le volume charnel où palpite notre vie proprement humaine ; et qu’à l’inverse, les passions mauvaises seront celles qui contracteront le cœur, empêchant le sang de se répandre librement dans tout le volume de notre corps, l’enfermant dans un espace confiné, où il s’assombrit, ce qui fait, comme le dit Descartes dans Les Passions de l’Ame, que les envieux ont le teint plombé : « Il n’y a aucun vice qui nuise tant à la félicité des hommes que celui de l’envie : car, outre que ceux qui en sont entachés s’affligent eux-mêmes, ils troublent aussi de tout leur pouvoir le plaisir des autres, et ils ont ordinairement le teint plombé, c'est-à-dire mêlé de jaune et de noir comme de sang meurtri : d’où vient que l’envie est nommée livor en latin […] …la bile jaune, qui vient de la partie inférieure du foie, et la noire, qui vient de la rate, se répandent du cœur par les artères en toutes les veines ; et celle-là fait que le sang des veines a moins de chaleur et coule plus lentement qu’à l’ordinaire » (Passions, art 184). A l’inverse dans la passion de l’Amour, qui est bonne pour la force de notre âme, on sent un afflux de sang chaud envahir tout notre corps, et l’on est naturellement porté à ouvrir son cœur à ceux, parmi les autres, que nous jugeons aimables : « En l’amour on sent je ne sais quelle chaleur autour du cœur, et une grande abondance de sang dans le poumon, qui fait qu’on ouvre même les bras comme pour embrasser quelque chose, et cela rend l’âme encline à joindre à soi de volonté l’objet qui se présente » (à Chanut, 1-2-47, 1258). Disons qu’en règle générale, les bonnes passions sont artérielles et les mauvaises veineuses, les premières répondant à la diastole du cœur, expansion de chaleur et de vie, les secondes à la systole, contraction et refroidissement qui se ferme au monde et aux autres, et se crispe en soi-même.
            Une autre morale, non pas celle du commençant qui souhaite surtout se préserver des dangers du monde pour mener à bien l’œuvre de sa vie, mais celle du sage qui détient le secret de la sagesse et est résolu d’en jouir le plus qu’il peut en cette vie, est désormais possible. Cédant à l’invitation du corps qui l’oriente vers les autres et vers le monde, l’âme peut se porter sans crainte à la rencontre des autres, et parmi toutes les merveilles qui l’attendent en ce monde, vers la merveille des merveilles, mon semblable, également pensant comme moi et digne, pour cet infini qui rayonne en son âme comme en la mienne, du même respect et de la même estime que ceux dont je reconnais digne la pensée en moi, qui est un effet de l’activité créatrice qui est en Dieu. Il s’agit alors, non plus d’une morale par provision, mais de « la plus haute et la plus parfaite morale, qui présuppose une entière connaissance des autres sciences, [et qui] est le dernier degré de la sagesse » (566), figurée, dans la lettre qui sert de préface  aux Principes de la philosophie, par la plus haute branche de l’arbre de la philosophie, dont les racines sont la métaphysique (source de l’épanouissement des connaissances mathématiques), le tronc la physique, et les deux autres branches, inférieures à la morale, la mécanique (qui m’apprend à devenir comme maître et possesseur de la terre) et la médecine (qui m’apprend à accroître en moi le feu de la santé et à reculer autant qu’il est possible la menace de la mort). Et de même qu’on sait que c’est la plus haute branche qui porte le plus de fruits, on comprend que toute la philosophie de Descartes culmine dans cette sagesse de la béatitude, qui est contentement de son intérieur, sagesse qui consiste principalement dans le bon et droit usage des passions. Car il ne s’agit nullement ici pour Descartes de se donner des règles qui sauraient museler et refreiner l’emportement passionnel, mais au contraire de l’accepter comme une expérience de la joie, et de l’accroissement de l’exister qui est en nous. Les passions ne sont nullement pour Descartes un trouble qui aveugle l’âme, mais au contraire une ouverture au monde et aux autres qui l’agrandit et la rend plus magnanime. C’est en ce sens que toutes les passions sont bonnes par elles-mêmes, dans la mesure où elles participent à cette expansion de l’âme qui est la source de toute béatitude, au lieu que la passion qui exorbite l’âme, lui fait oublier le droit qui est le sien de penser par elle-même et de conserver son libre jugement, la décentre du foyer rayonnant qui lui donne la joie, et la livre malheureuse aux hasards des circonstances, aux aléas de la fortune. Il appartient à l’âme, dans ce voyage au Pays du Tendre qu’est l’expérience passionnelle, de ne pas se laisser offusquer par le choc de la rencontre, de ne jamais oublier les droits qui font sa dignité inaliénable, et de toujours considérer, avec toute la gravité dont la pensée est capable envers elle-même, l’objet sur lequel vient ainsi se fixer son désir : « Et maintenant que nous connaissons toutes les passions, conclut Descartes son traité, nous avons beaucoup moins de sujet de les craindre que nous n’avions auparavant ; car nous voyons qu’elles sont toutes bonnes de leur nature, et que nous n’avons rien à éviter que leur mauvais usages ou leurs excès » (art. 211, p. 793-94). Et dans une lettre au marquis de Newcasttle (mars ou avril 48), Descartes confessera : « la philosophie que je cultive n’est pas si barbare ni si farouche qu’elle rejette l’usage des passions ; au contraire, c’est en lui seul que je mets toute la douceur et la félicité de cette vie » (1298-99). Car, écrit encore Descartes, « je ne suis point de ces philosophes cruels [il s’agit des Stoïciens], qui veulent que leur sage soit insensible » (à Elisabeth, 18-5-45), et Zénon, fondateur de l’école stoïcienne, « a représenté cette vertu si sévère et si ennemie de la volupté, en faisant tous les vices égaux, qu’il n’y a eu, ce me semble, que des mélancoliques, ou des esprits entièrement détachés du corps, qui aient pu être de ses sectateurs » (18-5-45, 1199). Et puisque la passion définit l’orientation de notre mise au monde – sans cette violence, nous n’aurions peut-être jamais quitté le terrain purement intellectuel des certitudes métaphysiques – c’est par elle seule qu’il nous est donné de jouir de notre nature purement humaine, c'est-à-dire de l’union de notre âme avec notre corps qui est le lieu véritable où, en tant qu’homme, nous devons exercer la liberté de notre volonté. Une vie sans passion, enseigne donc Descartes, est une vide et pauvre vie, passée sur la terre sans en goûter le fruit : « Les hommes que les passions peuvent le plus émouvoir sont capables de goûter le plus de douceur en cette vie […] La sagesse est principalement utile en ce point, qu’elle enseigne à s’en rendre tellement maître et à les ménager avec tant d’adresse, que les maux qu’elles causent sont fort supportables, et même qu’on tire de la joie de tous » (art. 212, le dernier des Passions de l’âme) ; tellement que « ce sont ordinairement les meilleurs esprits dont les passions sont plus violentes et agissent plus fort sur leurs corps » (à Elisabeth, juin 45, p. 1189). Les âmes vulgaires et basses, frileuses et renfermées, se gardent du risque de la passion, tandis que les âmes vraiment généreuses s’y livrent tout entière, trouvant là l’occasion de jouir plus encore de la puissance d’exister dont elles sont la vivante émanation.
            Si toutes les passions sont également bonnes de leur nature, à tel point qu’il n’en existe pas qui ne réponde, d’une façon ou d’une autre, à quelque fin (il n’y a guère que la peur et la lâcheté que Descartes soit en peine de justifier : il est vrai que la lâcheté parfois ralentit l’ardeur et tempère l’aveuglement de la témérité, mais la peur est résolument inutile et toujours mauvaise, ce pourquoi elle n’est pas une passion, mais seulement un excès de lâcheté : art. 174-175), toutefois, si leur usage peut être quelquefois fort profitable à l’agrandissement de l’âme, il peut être aussi fort nuisible, et doit être alors fermement condamné. En règle générale, toute passion expansive, et qui réchauffe le cœur, est bonne, et toute passion contractile, et qui refroidit le sang, est mauvaise. Cependant, parmi toutes les passions, qui s’engendrent les unes les autres selon notre progrès au Pays du Tendre, c'est-à-dire selon la profondeur de notre expérience passionnelle, suivant un scénario dont la première rencontre marque le point origine, et dont nous tracerons l’itinéraire, il en est une, plus fondamentale que les autres, qui donne à la vie passionnelle le poids qui la rétablit en son centre, la gravité d’une joie qui ne se laisse pas destituer par le hasard des circonstances. Cette passion a nom la générosité. Il s’agit en vérité d’une étrange passion, car on ne peut pas dire qu’elle soit vraiment passive, conséquence d’un choc subi à la suite de la rencontre d’un corps extérieur, d’une âme incarnée qui n’est pas la nôtre, mais au contraire passion que ressent l’âme quand elle ressent l’activité propre qui est en elle. En ce sens, on peut dire que la générosité est l’affection de l’âme passionnée par l’effet de sa propre activité. En effet, c’est seulement en tant qu’elle considère l’infinité de la volonté qui est en elle, infinité qui est en puissance dans la créature, et qui n’est en acte seulement qu’en Dieu, infinité potentielle donc qui ouvre devant l’âme le chemin d’une progression que rien ne peut en droit limiter, et donc lui promet l’accroissement sans fin du sentiment d’exister qui est en elle, de l’être qui à chaque instant la sauve du néant et, à nouveau, la recrée, c’est en considérant la résolution de vouloir être toujours davantage (ce qui est l’essence du vouloir), que l’âme éprouve en son sein le feu de la générosité : « Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés […] et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c'est-à-dire de ne jamais manquer de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures ; ce qui est suivre parfaitement la vertu » (art. 153). Vertu qu’il faut ici comprendre dans le sens de virtus, force d’âme déterminée à ne jamais se laisser détourner du chemin qui conduit à l’expansion permanente de son être. C’est ainsi que le généreux cartésien se définit par rapport à lui-même plus que par sa relation aux autres : est généreuse l’âme rayonnante et vivante, secrètement animée par la joie grave et profonde de sentir en soi le déploiement de l’infini qui trouve sa source en Dieu Créateur. Une telle force donne à l’âme son équilibre, et lui permet de conserver son assiette en toutes circonstances. C’est pourquoi le généreux est celui qui sait pourquoi il est en droit de s’estimer lui-même, à savoir l’infinité de la liberté, bien avant de savoir pourquoi il lui faut aussi estimer les autres. Car le fondement de la vertu, qui est générosité, commence selon Descartes par soi, et non par les autres, à l’inverse de ceux qui s’ignorent eux-mêmes et veulent toujours intervenir dans les stratégies qu’ils supposent devoir faire le bonheur des autres, faisant presque toujours le malheur de ceux qu’ils déclarent publiquement vouloir aider. La morale de Descartes est tout entière fondée sur ce renversement, qui veut que le meilleur moyen de rendre heureux les autres, c’est encore d’être heureux soi-même, et que seul sait estimer les autres celui qui sait la raison légitime pour laquelle il est d’abord en droit de s’estimer lui-même, et qui n’est autre que l’infinité de la liberté qui renouvelle sans fin l’élan de la volonté : « Je ne remarque en nous une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés » (art. 152). C’est pourquoi nous serons bien inspirés de ne pas nous abandonner à ceux qui entreprennent de faire notre bonheur malgré nous, et prétendent guider à notre place le gouvernement de notre existence, et que toujours nous leur rappellerons que nous sommes les seuls et uniques maîtres quant au choix de l’itinéraire qui doit nous conduire à la béatitude. La générosité, qui est aussi grandeur d’âme ou magnanimité, nous conduit sur le chemin de la vie par le respect de la liberté qui est en nous, et dont nous sommes les seuls à devoir disposer. Elle nous porte vers le monde, sans crainte ni méfiance, et sans les misérables calculs qui contraignent toujours les choix des petites âmes. Vertu de grand seigneur, qui sait ce qu’il doit accepter en sa créance, et congédier sans retour, comme il sait celui qui est digne de son amitié, et celui auquel il ne doit en aucun cas la lui accorder. Toujours ouvert aux autres, mais ne leur reconnaissant jamais le droit d’empiéter sur son entière liberté, le généreux, porté par sa force d’âme à faire de grandes choses, est accueillant et courtois avec ceux que le hasard met sur son chemin : « Ceux qui sont généreux en cette façon sont naturellement portés à faire de grandes choses, et toutefois à ne rien entreprendre dont ils ne se sentent capables ; et parce qu’ils n’estiment rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes et de mépriser leur propre intérêt [mais il ne s’agit ici que de l’intérêt matériel, non spirituel], pour ce sujet ils sont toujours parfaitement courtois, affables et officieux envers un chacun » (art. 156). Cet homme rayonnant, dont la marche est assurée et le regard lucide, donne à l’âme l’équilibre qui lui permet de demeurer toujours elle-même tout en s’ouvrant sans réserve à la passion des autres.
            C’est dans la sphère où rayonne la subjectivité que peut enfin s’effectuer la reconnaissance d’autrui, c'est-à-dire de ce semblable avec lequel je peux m’entretenir et converser, et tisser le lien d’amitié par ce que Montaigne nommait « l’art de conférer ». Le doute ne s’était-il pas construit sur une universelle méfiance,  sur le soupçon hyperbolique du délire paranoïaque ? Le renoncement à toute société véritable est le prix à payer pour l’entreprise de la robinsonnade métaphysique. Certes la solitude vertigineuse, éprouvant l’angoisse de la noyade dans une eau profonde, du doute sceptique, avait laissé la place à la solitude assurée du cogito, ouverte prodigieusement, par le pas décisif de la troisième Méditation, sur l’infinité d’un Dieu actuellement Créateur. Dès lors, tout le progrès de l’esprit sur le chemin de la méthode s’accomplit par le dialogue entre la pensée sondant toujours plus attentivement l’infinité qui illumine son intérieur et la causation créatrice qui est en Dieu. Autrui n’a pas de part en cet entretien métaphysique, et l’on se souvient que le philosophe, alors même qu’il venait de prendre conscience de la clarté vivante qui le fait pensant, et pensant qu’il pense, se penchait à la fenêtre de son intérieur et constatait que passaient dans la rue, non son semblable,  mais seulement un automate qui lui ressemble : « Que voix-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? » (Méd. II). C’est ainsi que l’évidence métaphysique du cogito ne me sauve du délire du paranoïaque que pour me livrer à l’autisme du schizophrène. Bien entendu, sortant enfin du rêve toujours possible et découvrant le monde à la fin de la « Méditation Sixième », je dois bien aussi reconnaître, en ce monde, un semblable qui me répond et m’appelle par mon nom, et Dieu serait sans doute trompeur si, par quelque artifice de théâtre, cet alter ego, vers lequel naturellement je me porte, n’était qu’un automate agencé pour donner l’illusion, à un regard extérieur, de la vie et de la pensée. Cependant, seul le rayonnement intérieur du cogito a pu m’apprendre que je suis homme, et conscient, et non pas pure machine, et si chacun peut consulter en lui-même la lumière naturelle, il ne saurait accéder à ce foyer métaphysique tel qu’il est logé en celui que je postule mon semblable. C’est donc à bon droit que je puis toujours soupçonner qu’autrui n’est qu’un simulacre, bien que la confiance que la véracité de Dieu m’inspire devrait me détourner de ce soupçon hyperbolique. En toute rigueur, il n’y a pas de démonstration métaphysique qui établirait avec certitude que les divers mouvements que j’observe en autrui ne sont pas les effets de causes purement mécaniques ; mais il y a une certitude morale, fondée sur l’évidence métaphysique et l’enrichissement progressif de la clarté spirituelle dont je sens intérieurement le rayonnement, à ce qu’autrui soit effectivement une créature douée d’esprit, pensante comme moi, et que la confiance que je lui accorde, et le mouvement d’amour qui me porte vers elle, si du moins je l’accueille avec générosité, soient dignes de l’infinité que je pressens en lui comme je la connais en moi. Dans la cinquième partie du Discours de la méthode, Descartes proposait un critère pour discerner si mon interlocuteur est un « vrai homme », mon semblable, ou un automate fabriqué à ma ressemblance : que je puisse m’entretenir avec lui de tous sujets qu’il me plaira de lui proposer, car cette universalité de la conférence, ouverte à tous les jeux de langage qu’il est possible de concevoir, est comme le signe extérieur de l’infinité qui ouvre la pensée vers Dieu. Ce pourquoi je peux sans doute parler avec les bêtes, mais d’un langage tout automate et nécessairement limité à quelques opérations simples, acquises par apprentissage, et qui ne sont que l’ombre de la parole, mais non la parole véritable, à la façon de ces phrases mécaniques que répètent inlassablement les pies et les perroquets qui les ont apprises par simple imitation. Ce n’était pourtant là qu’un critère empirique, en ce sens qu’il suppose qu’on en fasse l’essai effectif, et non une évidence métaphysique et immédiate, et l’on peut toujours supposer un très habile ingénieur qui aurait agencé un parfait automate capable, non certes toujours, mais pendant aussi longtemps qu’on voudra, d’abuser de ma confiance et de répondre, avec l’apparence de l’esprit, aux questions que je lui poserai. C'est donc seulement avec la morale, qui est le dernier degré de la sagesse, et dans la lumière expansive, courtoise et affable, de la générosité, que je suis enfin fondé à reconnaître autrui comme un autrui, et que j’entre véritablement dans le pays du « nous » auquel n’hésitent pourtant pas de recourir les dernières lignes de la Méditation Sixième. C’est seulement dans la lumière de cette certitude morale, cette confiance métaphysiquement assurée, que je reconnais clairement le reflet de l’âme pensante sur le visage de mon semblable, et plus particulièrement sur ses yeux, qui sont comme le miroir de son âme. Seule la générosité m’apprend à lire le poème du visage : « Les principaux de ces signes sont les actions des yeux et du visage, les changements de couleur, les tremblements, la langueur, la pâmoison, les ris, les larmes, les gémissements et les soupirs […] Il n’y a aucune passion que quelque particulière action des yeux ne déclare » (art. 112 et 113 ; 747). C’est ainsi qu’autrui se constitue sous mes yeux par la reconnaissance du visage comme visage, non comme une chose parmi les autres. Et le fondement paradoxal de cette reconnaissance, est moins l’estime des autres que l’estime légitime de soi, fondée sur l’infinité de ma volonté que l’analyse métaphysique a su mettre en lumière, qui règle désormais ma relation avec les autres. C’est ainsi parce que j’estime en moi-même ce qui est véritablement estimable que je suis en mesure d’estimer aussi les autres, et de reconnaître, en eux comme en moi-même, le rayonnement de la liberté. Etrange renversement bien propre à la morale cartésienne : seuls ceux qui s’estiment d’abord eux-mêmes savent pourquoi il faut aussi estimer les autres, et ceux qui se méprisent  eux-mêmes ne peuvent faire autrement que mépriser également les autres. C’est pourquoi, s’il existe une « humilité vertueuse », cette douceur de la générosité qui toujours accueille courtoisement le semblable qui vient frapper à ma porte, et le suppose toujours, quelque soit son rang, digne d’une sagesse plus grande que la mienne, il existe encore une « humilité vicieuse » qui grimace servilement devant son supérieur, de l’autorité duquel elle dépend socialement, mais manifeste envers ses inférieurs de la dureté et du mépris, signes infaillibles qu’on ne sait pas pourquoi il faut estimer nos semblables, et qu’on ne le sait pas parce qu’on ne s’estime pas soi-même. C’est ainsi que l’orgueil est le masque que le mépris de soi pose sur son visage, et que l’humilité est la grâce qui éclaire le regard du généreux : « Il arrive souvent que ceux qui ont l’esprit le plus bas sont les plus arrogants et les plus superbes, en même temps que les plus généreux sont les plus modestes et les plus humbles » (art. 159, « De l’humilité vicieuse », p. 771). Et tandis que le généreux demeure toujours affable, le vicieux qui, secrètement, se méprise lui-même, ne peut s’empêcher de se laisser emporter par la colère, non la colère du sanguin qui éclate hors de propos, et manifeste davantage un excès de vitalité qu’une véritable méchanceté, mais la colère haineuse du ressentiment qui ronge abominablement le cœur des envieux : « L’autre espèce de colère, en laquelle prédomine la haine et la tristesse, n’est pas si apparente d’abord, sinon peut-être en ce qu’elle fait pâlir le visage, mais sa force est augmentée peu à peu par l’agitation d’un ardent désir de se venger […] Et comme ce sont les âmes les plus généreuses qui ont le plus de reconnaissance, ainsi ce sont celles qui ont le plus d’orgueil et qui sont les plus basses et les plus infirmes qui se laissent emporter à cette espèce de colère » (art. 202, 790). Et l’on comprend alors en quel sens la générosité n’est pas une passion comme les autres, mais la passion qui donne aux autres leur équilibre, leur point d’appui, qui est la raison véritable pour laquelle nous devons estimer autrui comme nous devons nous estimer nous-mêmes. Et c’est dans ce sens que Descartes peut écrire que la générosité est pour l’âme comme la « clé » de toutes les autres passions, non seulement en ce sens qu’elle seule ouvre la porte qui nous sépare de notre semblable et nous permet ainsi de nous porter au-devant de lui, mais encore en ce sens que, semblable à la clé sur la portée de musique, elle donne le ton à toutes les mélodies de l’âme, qu’une âme que la générosité n’éclaire pas chantera toujours faux, et qu’il est de la plus grande importance, pour l’homme moral, de progresser le plus qu’il peut dans la connaissance de ce solfège moral qui enseigne les lois de l’harmonie entre les âmes incarnées : « Il est certain que la bonne institution sert beaucoup pour corriger les défauts de la naissance, et que si l’on s’occupe souvent à considérer ce que c’est que le libre arbitre, et combien sont grands les avantages qui viennent de ce qu’on a une ferme résolution d’en bien user, comme aussi, d’autre côté, combien sont vains et inutiles tous les soins qui travaillent les ambitieux, on peut exciter en soi la passion et ensuite acquérir la vertu de générosité, laquelle est comme la clé de toutes les autres vertus et un remède général contre tous les dérèglements des passions » (art. 161, 774).
            C’est alors qu’éclairés par la lumière qui brille dans les âmes généreuses, nous pouvons commencer notre voyage au « Pays du Tendre », que traverse le « Fleuve Inclination », duquel divergent les deux affluents de la « Reconnaissance » et de « l’Estime », entre la « Mer d’Inimitié » et le « Lac d’indifférence », et qui conduit par degrés vers la « Mer dangereuse » et les « Terres inconnues » (dans Clélie, Histoire romaine, première partie, de Mademoiselle de Scudéry, 1654). En ce périple, les âmes vicieuses se perdront, les généreuses accroîtront leur richesse. Descartes a son idée sur la topographie des lieux, et la dessine à sa façon. Les passions en effet s’engendrent les unes les autres selon un ordre invariable et nécessaire, puis se combinent à l’infini selon les diverses expériences que chacun éprouve selon les circonstances. La première des passions, qui saisit l’âme lorsque, unie au corps, elle découvre le monde, est l’admiration, car si l’union substantielle incline l’esprit vers les phénomènes sensibles, ce n’est pas par une fatalité due à quelque péché originel, mais parce que l’esprit trouvera son bien dans la diversité infinité des choses naturelles, et qu’il n’épuisera jamais les raisons qui le conduisent à admirer toutes les merveilles de la nature (art. 53). Le monde des sens intéresse l’âme, et l’admiration qu’elle éprouve en le découvrant est le signe de son émerveillement. Parce que l’admiration est la première des passions, elle ne saurait avoir de contraire, mais seulement une forme excessive, qui est l’étonnement, stupéfaction hébétée qui méduse l’esprit, « ce qui fait que tout le corps demeure immobile comme une statue » (art. 73, p. 729), tel le badaud qui demeure bouche bée devant le tour du charlatan, le choc passionnel faisant obstacle alors au progrès de l’intelligence, alors que l’admiration véritable est au contraire un puissant motif qui nous porte à connaître, et à chercher de nouvelles vérités. C’est ainsi qu’un excès d’étonnement laisse dans l’âme une empreinte excessive, qui fait un effet d’hypnose, et loin de nous inciter à connaître, nous porte seulement à adorer stupidement. Aussi faut-il alors parler d’idolâtrie plutôt que d’amour, comme ce fut le cas de Descartes enfant impressionné par l’étrange beauté d’une fille affligée d’un regard louche : « Lorsque j’étais enfant, confie Descartes à Chanut (6-6-47), j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclins à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut » (1277).
            Tournée vers le monde, et détournée d’elle-même, c'est-à-dire divertie du pur entretien métaphysique de la pensée avec son intérieur, l’âme admirative se porte à la rencontre des objets qui sont dans le monde, et plus particulièrement à la rencontre du plus admirable d’entre eux, mon semblable, qui me témoigne par son visage, de l’infinité de la volonté comme de l’attention de l’esprit qui éclairent intérieurement son intérieur, comme elles éclairent le mien. Sur le terrain de cette reconnaissance, l’âme admirative, orientée vers le monde et non vers elle-même, éprouve de la joie quand l’objet avec lequel elle se conjoint de volonté convient avec l’infinité de la volonté qui est en elle, et en accroît l’affirmation ; et elle éprouve de la tristesse quand l’objet inversement, humilie sa liberté et en restreint le rayon d’action. Mais, parce qu’il s’agit ici des surprises de l’amour et du hasard, et que l’objet de la rencontre nous est nécessairement extérieur (c'est là ce qui distingue la béatitude, qui jouit d’elle-même, de la joie, qui jouit d’un autre dont elle peut être séparée), il se peut fort bien qu’il s’éloigne de nous, pour notre grande Tristesse s’il nous apportait de la Joie, et pour  notre grande Joie s’il nous apportait de la Tristesse. Alors commence, sur cet itinéraire du Tendre, la quatrième passion, qui est celle du Désir, souffrance de l’absence de celui qui nous apporte la joie, ou crainte du retour de celui qui nous afflige et nous rend tristes. Par l’Admiration, l’âme passionnée est tout entière dévouée à l’émerveillement du Présent ; par le Désir, la voilà désormais inquiète de l’Avenir, ardemment attendu ou craintivement appréhendé. Dans le premier cas, l’âme éprouve de l’Amour, qui est le désir de se joindre durablement à l’objet qui lui inspire de la joie, et dans le second, l’âme éprouve de la Haine, qui est le désir de ne jamais retrouver sur son chemin le fâcheux qui infiltre la tristesse en notre cœur, afflige notre âme et diminue la puissance d’agir qui est en elle. Admiration, Joie et Tristesse, Désir, Amour et Haine, telles sont les six passions primitives dont toutes les autres sont dérivées, selon l’itinéraire propre à chacun et le hasard des circonstances. Les passions de l’âme se succèdent, selon le traité de Descartes, comme se succèdent les épisodes de la rencontre amoureuse sur la scène du théâtre de Marivaux. C'est ainsi qu’Arlequin et Colombine s’ennuient, marionnettes abandonnées sur le théâtre des sentiments, avachies et inertes, chacune de son côté et ignorant qu’un semblable s’intéresse à elle. Mais voici que la rencontre les met en présence l’une de l’autre, et que l’admiration détermine la naissance de l’intérêt, qui se transmue en joie lorsque le plaisir de la conversation réjouit et épanouit leurs âmes, ou en tristesse quand l’antipathie réciproque referme chacun tristement dans sa solitude première. Mais voici qu’au second acte, nos deux marionnettes animées, qui commencent à s’animer d’elles-mêmes, et non seulement quand elles sont tirées par les fils tout extérieurs du hasard et de la circonstance, séparées l’une de l’autre, pensent l’une à l’autre par l’aiguillon du Désir, qui devient Amour quand il rêve de se conjoindre à celui qui nous donne la joie, et Haine quand il craint de tomber à nouveau entre les mains de celui qui nous attriste et nous contraint. Telle est l’histoire universelle de l’Amour et du hasard, à laquelle toute âme incarnée dans un corps et douée de la vertu de générosité, est nécessairement exposée. Et le philosophe ne voit pas dans ce destin un malheur ni un péril, mais bien au contraire l’occasion de goûter pleinement à toutes les douceurs dont nous pouvons jouir en cette vie.