Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


                Ces conférences ont eu lieu dans le cadre des Mardis de la Philosophie, de septembre à décembre 2010.
            Mise en ligne : juin 2011

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

DELEUZE

DESCARTES

1- Initiation à la philosophie cartésienne :

     a- Le Chemin de la vie

     b- Le doute, révélateur du "je pense"

     c- Du cogito à Dieu

     d- L'idée de la méthode

     e- Fonder la science nouvelle

     f- Le bon usage des passions

2- Discours de la méthode

3- Méditations métaphysiques

4- La Mélancolie

5- Descartes et la musique

DIDEROT

DOSTOIEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

KANT

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-ANGE

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

PLATON

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INITIATION A LA PHILOSOPHIE CARTESIENNE

 

V- Fonder la science nouvelle

« Me résolvant de ne chercher plus d’autre science
 
que celle qui se pourrait trouver en moi-même,
 
ou bien dans le grand livre du monde… »

 

            Avant d’aller plus outre, faisons le point. Nous avons en premier lieu trouvé le point de départ de toute progression méthodique, le point fixe qui nous sauve de la noyade dans l’eau profonde du doute : l’indissoluble coprésence, en nous, de la pensée à elle-même nous fournit ce point d’Archimède sur lequel nous pouvons désormais, sans craindre d’être trompés, prendre appui. Plus encore, l’examen attentif de ce point d’évidence nous a permis de comprendre que la lumière qui éclaire ainsi notre esprit en tant qu’il est conscient de lui-même, ne saurait venir de notre esprit lui-même, mais d’une puissance qui le dépasse infiniment, et que Descartes nomme Dieu. Le cogito n’est donc nullement l’effet de l’esprit s’éclairant lui-même (il se serait donné alors une science infinie, et non seulement la forme, encore vide de savoir, du sentiment métaphysique de l’évidence), mais plutôt le rayon divin qui vient se réfracter dans le prisme de l’intériorité de la créature attentive. « Preuve par les effets » : le cogito est l’effet de l’activité qui prend sa source en Dieu, et cet effet se manifeste doublement. En premier lieu, je nomme Dieu l’infinité actualisée de la science, dont l’élément premier (le cogito), à la fois pauvre (puisque vide de tout savoir) et riche (puisque me sauvant du doute hyperbolique), fait signe à mon attention dans l’évidence très intime de l’expérience métaphysique ; en second lieu, je nomme Dieu l’activité infinie qui me sauve – le temps d’une réflexion – de l’écoulement continu du temps, et me recrée dans la durée du présent, création continue et continuellement renouvelée sans laquelle le cogito ne serait qu’un « je pense que j’ai pensé », et non un « je pense que je pense ». Ainsi, en un premier sens, la preuve par les effets me rend sensible l’infinité divine par la clarté toute spéculative qui infiltre en mon intérieur la lumière naturelle de la conscience de soi (infinité d’attention) ; en un second sens, la preuve par les effets me fait connaître l’infinité divine par l’impulsion créatrice qui, à chaque instant, me sauve du néant et me soulève dans l’être, m’entretenant ainsi dans l’élan de l’existence (infinité de création). De cette double preuve, qui me fait éprouver très intérieurement la vie de Dieu par la double infinité qui le manifeste à ma pensée attentive au secret de son intérieur, je peux déjà savoir que la créature que je suis, en tant que je suis une chose qui pense, peut se connaître elle-même par l’entendement (aperception de l’esprit par lui-même : « je suis ») et par la volonté (impulsion dynamique qui me recrée continûment : « j’existe »). Disposant désormais du point origine de la méthode, l’alpha du cogito, et du but vers lequel l’essai de l’existence en moi doit se porter indéfiniment en vue d’enrichir et d’intensifier l’évidence première et encore vide du cogito, l’oméga divin de la méthode, je peux désormais tracer un chemin, du « je pense » à Dieu, qui me permet de quitter l’île du cogito et de participer toujours davantage à l’infinité actuelle de l’exister en enrichissant les lumières qui me font connaissant, en donnant toujours plus de poids à cette existence qui m’est donnée, mais encore vide de tout contenu, dans l’évidence première du cogito. Je peux en effet sans crainte m’aventurer sur cette route puisque je sais désormais, non pas que Dieu n’est pas trompeur, mais qu’il est la lumière même de l’évidence, l’intensité toute spirituelle de la vérité se manifestant. S’il se peut pourtant que je me trompe, c’est que l’infinité de l’exister qui est en Dieu n’est qu’en puissance en moi, et que la volonté se distinguant de l’entendement, c'est-à-dire le désir d’être infiniment de l’être saisi par l’attention actuelle de mon esprit, je peux me porter vers des connaissances dont je désire l’acquisition, mais que mon esprit est cependant incapable, au point de la méthode où il se trouve encore, de fonder en évidence. Je dois donc apprendre à discipliner  la marche de la volonté aux clartés de l’entendement, méthodiquement, c'est-à-dire en suivant l’ordre des raisons qui ne manque aucun maillon dans la chaîne des évidences, et me garder également des emportements de la volonté, toujours précipitée dans son désir d’être davantage, comme de la contemplation trop sereine de l’entendement, quand elle en demeure à l’admiration de l’évidence acquise, et en oublie de se porter toujours vers un accroissement de ses connaissances.
            Il importe de bien comprendre la réforme que le projet cartésien introduit dans l’opération même de la connaissance. La science médiévale était une connaissance herméneutique, c'est-à-dire une technique d’interprétation. En tant que telle, elle fonctionnait selon la loi de l’association des idées, cette association étant nécessairement fondée sur un lien de ressemblance. On pensait ainsi pouvoir expliquer le vrai sens des choses en dépliant l’enchaînement des ressemblances. Ceci valait dans le domaine théologique (Jésus est un nouvel Adam, la Vierge est une nouvelle Eve, les quatre branches de la Croix, les quatre directions cardinales, les quatre évangélistes sympathisent par des relations occultes, et la résurrection du fils de Dieu est annoncée allégoriquement par préfigure en Jonas rescapé du Léviathan, ou en Jacob jeté au fond d’un puits par ses frères, puis sauvé pour devenir l’un des plus grands dignitaires de l’Egypte), mais également dans le domaine naturel (la noix, qui figure assez bien un crâne dans lequel se trouve une amande qui ressemble au cerveau, est prédestinée à guérir les maux de tête, et l’aconit, dont les pétales évoquent des yeux, les douleurs de l’ophtalmie). La connaissance est ainsi complication progressive par l’enrichissement de trames symboliques, dont le développement est aussi infini qu’est nécessairement infini le jeu des ressemblances. La méthode cartésienne réduit à néant ce modèle, dont il est aisé de faire valoir qu’il peut également démontrer une thèse et son contraire, et que la rhétorique des ressemblances peut être maniée à volonté par un esprit trop habile. Ce qui fait alors la vérité de l’idée, selon Descartes, ce n’est nullement la richesse du réseau des associations symboliques en laquelle elle prend place, mais au contraire sa clarté propre, la pureté de l’évidence avec laquelle elle s’impose par elle-même, indépendamment de tout autre, à notre entendement. Chaque vérité vaut selon Descartes par elle-même et non par association symbolique, et il nous faut en apprécier le degré d’évidence à la façon de l’orfèvre exercé qui sait bien juger de l’orient de chaque perle, perle par perle. C’est pourquoi la science cartésienne n’est plus constituée par le jeu des associations herméneutiques qui prolifèrent à l’infini, mais par l’enchaînement rigoureux des évidences, une à une, qui accroît méthodiquement le cercle de la lumière naturelle, et nous élève chaque fois d’un degré dans l’autorité qui nous porte dans l’être. La science médiévale diffuse dans toutes les directions, par l’enrichissement indéfini des associations symboliques ; la science cartésienne progresse linéairement, par la thésaurisation méthodique des évidences successives. A ce jeu, le regard de l’entendement pur aiguise progressivement son discernement, et apprend à reconnaître sans faillir l’eau pure de l’évidence métaphysique, en se référant à ce premier échantillon de véracité, l’intuition immédiate que la pensée a d’elle-même, qui vaut ici comme la coupelle qu’utilise l’orfèvre pour juger de la valeur véritable de l’or qu’on lui présente comme authentique.
            Disposant d’une méthode, fondée sur l’expérience métaphysique de l’évidence, progressant sous le regard d’un Dieu qui ne nous crée qu’en vue de la vérité, nous pouvons désormais en confiance avancer sur le chemin. Où allons-nous maintenant porter nos pas ? Il s’agit pour nous de sortir du cercle du cogito pour nous diriger vers ce que nous avons deviné en regardant par ce trou de lumière, l’activité infinie du Créateur dont la pensée est en nous l’effet renouvelé. Porter nos pas au-delà du cogito, c’est nous détourner du pur entendement, unique sujet jusqu’à présent de notre méditation (c’est la forme universelle de cet entendement, ou lumière naturelle, qui s’exprime à la première personne dans le discours de la méditation), pour considérer les autres facultés qui sont en nous, et profiter de leur puissance. Ne voulant connaître que la pensée, nous nous sommes détournés jusqu’à présent de la matière, ou plutôt de l’idée qui en fait l’essence, à savoir l’étendue. En effet, alors même que nous découvrions la première évidence institutrice en nous de l’être, née de l’irréfutable présence de la pensée à elle-même, et que nous comprenions que l’être ne saurait avoir de sens que par cette expérience métaphysique, toute spirituelle et hautement intellectuelle, nous avions fait la part de la révolte des sens, accoutumés par l’oubli de la pensée à être seuls juges du fait de l’existence, et peu disposés à se laisser destituer de ce pouvoir par l’entendement pur. Cette cire existe, déclarent les sens, je la vois, je la touche, je sens en elle l’odeur du miel qu’elle a conservée de la ruche d’où l’on vient tout juste de la prélever : qui oserait, s’exclament les sens indignés, aller contre cette évidence factuelle ? Pourtant, imagine Descartes, qu’on porte la cire au feu, toutes ces qualités sensibles par lesquelles les sens croient pouvoir accéder à l’existence même se dissolvent et se métamorphosent : de solide elle devient liquide, elle perd son parfum, sa couleur se modifie, elle était froide, elle devient brûlante… que puis-je donc dire, clairement et distinctement, de l’être permanent de cette cire, de l’invariant de cette variation ? Rien, sinon ceci, qu’elle occupe une certaine étendue, et que toutes ses qualités se réduisent à cette unique dimension, qui fait qu’on ne saurait concevoir l’idée d’un corps (sans se prononcer pour autant sur son existence objective, car il se peut que je rêve) sans lui conférer une certaine extension. Par quoi je comprends que l’idée claire et distincte des corps n’a rien à voir avec l’impression sensible qu’ils me communiquent, et qu’elle est tout entière contenue dans l’idée innée de l’étendue telle que mon esprit peut par lui-même la formuler.
            Tournons donc nos regards maintenant vers cette énigmatique idée de l’étendue, qui est en moi claire et distincte – il s’agit selon Descartes de l’espace euclidien, défini par le repère orthonormé de ses trois dimensions, espace géométrique produit par la seule puissance de mon esprit et nullement tiré de l’expérience sensible – et qui semble m’indiquer une voie qui me détourne de la pensée elle-même, et par conséquent de la pure spéculation métaphysique. En effet, le cogito épurant l’idée de mon existence, m’a permis de comprendre que je suis chose pensante, c'est-à-dire l’acte tout spirituel de la pensée réfléchissant sur elle-même, et qu’en ce sens mon existence est incommensurable à l’idée de l’étendue, qui vaut sans doute pour le morceau de cire, s’il existe, mais non pour la pure pensée s’apercevant elle-même. On peut se demander en conséquence quelle est l’utilité en moi de l’idée innée de l’étendue, qui est radicalement étrangère à mon être métaphysique,  comme la substance pensante est radicalement étrangère à la substance étendue (si toutefois il existe quelque part quelque chose de tel). Je remarque pourtant, me familiarisant avec l’appartement spirituel dont le cogito m’a ouvert la porte,  que mon esprit peut, ou bien se considérer lui-même, se tourner vers lui-même, et il est alors entendement pur, et pure pensée : telle est l’activité de l’esprit qui a été mobilisé pour le moment par l’attention métaphysique ; ou bien se tourner vers l’idée de l’étendue, et je dirai alors non qu’il pense, mais plutôt qu’il imagine, si tant est que l’imagination, dont je peux éprouver dans la seule intériorité de ma pensée l’action effective, est le pouvoir assez étrange que je possède de représenter l’idée par une figure tracée dans l’espace. Il est vrai que l’imagination peut être empirique ou pure : elle est empirique quand elle se contente d’associer des images qui lui viennent des sens, comme par exemple quand elle invente Pégase, en associant le cheval à l’oiseau, ou la sirène, en associant la femme au poisson ; elle ne fait alors que compliquer l’incertain, puisque je ne saurais, du moins pour le moment, accorder le moindre degré de véracité aux impressions de mes sens. Mais il existe encore une autre forme d’imagination, purement spirituelle, qui réussit à tracer dans l’étendue géométrique des cercles, des carrés que je ne rencontre certes jamais, du moins avec cette exactitude toute mentale, parmi les images que me fournissent mes sens ; pour qui en douterait, il me suffit de penser aux polyèdres complexes que la mathématique est capable de construire dans l’espace euclidien, fruits du seul génie de l’intelligence pure, et qui ne doivent évidemment rien aux formes approximatives perçues par les sens. Par cette seconde imagination, qu’on pourrait dire intellectuelle (alors que la première est encore sensible), je fais l’expérience en moi d’une puissance nouvelle de mon esprit, à laquelle l’entendement se considérant lui-même dans l’évidence du cogito ne pouvait encore accéder. J’éprouve encore que cette expérience est susceptible de progrès, car l’imagination géométrique apprend bientôt à affûter son regard et à dépasser le simple tracé des figures élémentaires dans l’espace euclidien. Elle réussit par exemple à algébriser les figures (une ellipse n’est pas une forme ovoïde, mais une équation telle que , a et b étant le grand et le petit axe de l’ellipse) et à déterminer ainsi avec une précision toute mathématique ses propriétés, ou ses points d’intersection avec une autre figure géométrique ; elle réussit plus encore, revenant à l’opération fondamentale de l’imagination qui traduit l’idée de l’entendement dans l’espace des coordonnées cartésiennes, à représenter l’équation sous la forme d’un graphique, et comprenant alors qu’une équation du second degré est plus qu’un simple calcul : la figure d’une parabole. C’est ainsi que je comprends maintenant, non seulement qu’il y a en moi cette idée énigmatique de l’étendue (à quoi sert-elle, puisqu’elle ne sert de rien pour penser l’évidence du cogito ?), mais que je peux construire en cette étendue toute mentale qui est innée en mon esprit, une infinité de figures qui peuvent être déterminées avec une parfaite clarté et distinction, et enrichir ma pensée de l’infinité de toute la connaissance géométrique. Ce que j’éprouve alors en ce progrès, c’est la puissance sans doute infinie (elle est infinie actuellement, puisqu’elle est capable d’engendrer une connaissance claire et distincte) d’accroître dans le trésor de mon esprit les connaissances purement mathématiques (je la devine infinie potentiellement, ou virtuellement, tant j’éprouve que son degré de complexité croissante est susceptible d’un enrichissement dont je ne saurais sans doute jamais venir à bout), et cette puissance n’est pas sans m’inspirer un légitime étonnement : partant des figures les plus simples, des nombres les plus élémentaires, les composant progressivement par des opérations elles-mêmes élémentaires, nous voici bientôt devant l’énigme des nombres irrationnels (la diagonale du carré), des nombres transcendants (le rapport du diamètre à la circonférence), de la loi de continuité des sections coniques qui obtient, par variation d’une même équation, la formule du cercle, de l’ellipse, de la parabole et enfin de l’hyperbole… D’où provient donc cette extraordinaire fécondité ? Faisant l’expérience, par les seules facultés de mon esprit, de l’invention mathématique, je fais bien l’expérience d'une connaissance effective, qui diffère radicalement, par exemple, des combinatoires que le jeu, convention établie par les hommes, rend possibles. Si grand soit le nombre des parties d’échecs possibles, il n’est néanmoins pas infini, et la preuve en est qu’une machine, qui ne pense pas, peut en venir à bout et vaincre le plus grand des maîtres d’échecs, qui pense. Dans le domaine du fini, où il suffit de dénombrer sans qu’il soit nécessaire de créer, l’automate peut être supérieur à la chose pensante. En revanche, je comprends bien qu’il est impossible de dresser la liste exhaustive de toutes les connaissances géométriques qu’il est possible de concevoir, et qu’en cette partie l’esprit n’a pas affaire à une combinatoire nécessairement finie, mais avec un infini véritable que seule sa puissance peut sonder, dont son intelligence seule peut tirer de nouvelles connaissances. D’où vient sans doute qu’il y a une joie propre de la découverte mathématique, ou même de la solution d’un problème simple, tandis que l’habileté aux échecs fatigue et abrutit l’esprit en un jeu de stratégies qui varie plus qu’il n’invente, tant il est vrai qu’il n’y a de création véritable que dans l’infini, et non dans le fini. Ainsi je commence de comprendre que, par le développement de la connaissance mathématique, mon esprit, par ses seules facultés, en tant qu’il est perpétuellement soutenu par la cause créatrice qui  se trouve en Dieu, est en mesure d’accroître son savoir, non dans un domaine borné, mais au contrarie dans l’infinité des connaissances possibles, qui sont comme l’accroissement en moi de cette lumière naturelle dont le cogito marque le point-source. L’intelligence de la créature est ainsi susceptible d’un éclairement sans fin. Ce par quoi je fais à nouveau l’expérience métaphysique de la puissance divine, non seulement par l’effet d’une cause infiniment éminente et lointaine, à moi perceptible par le rayon d’incidence du cogito, mais plus intimement encore, par l’incompréhensible et pourtant parfaitement clair et distinct accroissement en moi de la connaissance mathématique, qui est, à l’inverse de la connaissance métaphysique, connaissance de l’entendement pur, une connaissance de l’entendement tourné vers l’idée de l’étendue qui est en lui, donc une science de l’imagination, certes pure et non empirique. Et c’est parce que pour Descartes la mathématique est essentiellement une science d’imagination éclairée par l’entendement qu’il se méfie de l’abstraction excessive de l’écriture algébrique, et n’est pas peu fier de l’invention de la géométrie analytique (à laquelle il consacre l’un des trois essais dont le Discours de la méthode est l’introduction), et des coordonnées dites justement « cartésiennes » qui permettent de représenter en une courbe exactement déterminée l’équation établie par le pur calcul. Par l’enrichissement de la connaissance mathématique, j’éprouve pour ainsi dire immédiatement, et non plus par la médiation qui va de la cause à l’effet, la puissance créatrice qui n’est actuelle qu’en Dieu, et ne s’exprime qu’en puissance dans la créature. Ainsi peut-on dire que, d’une certaine façon, ce n’est pas Pythagore qui découvre la proportion qui unit les trois côtés d’un triangle rectangle, c’est l’activité infinie de l’esprit, qui est la vie de Dieu même, qui s’accomplit dans l’esprit de Pythagore lorsque l’idée claire et distincte du théorème surgit dans le cercle de sa conscience. Ainsi peut-on parler d’une nouvelle « preuve » (mais il s’agit plutôt d’une épreuve, ou d’un essai, c'est-à-dire d’une expérience intimement vécue dans l’attention toute métaphysique de l’esprit à la force qui l’anime de l’intérieur). Le progrès de la connaissance mathématique est l’épanouissement en l’esprit de la créature de la puissance infinie qui est active en Dieu. Je comprends alors que Dieu n’existe pas, il est plutôt l’existence elle-même en son infinie puissance, il est l’activité créatrice dont toute existence procède, puisque depuis la conversion métaphysique nous savons que n’existe véritablement que ce que je peux concevoir clairement et distinctement, et nullement ce qui s’impose fallacieusement à mes sens. On nomme « preuve ontologique » de l’existence de Dieu celle qui infère l’existence de l’essence même : il suffit en effet de poser Dieu selon sa définition adéquate – un être tout parfait et tout puissant – pour en conclure aussitôt qu’il existe nécessairement. Ne doit-on pas concéder en effet à un être tout puissant la puissance minimale de se donner à lui-même l’existence ? Et un Dieu qui ne serait pas en mesure d’accéder à la pure et simple existence, à laquelle participe par exemple le plus humble caillou, serait véritablement un bien piètre Dieu, et ne serait donc pas un Dieu du tout. Sous cette forme purement logique, comme le démontrera Kant dans la première Critique, la preuve ne convainc guère : elle ne montre en effet que cela, que la définition d’un être tout-puissant implique en effet l’existence, et qu’il y aurait contradiction à imaginer un Dieu qui ne serait pas en mesure de se donner à lui-même une existence. Toutefois, ce qui est non contradictoire est possible, mais nullement réel. Pour poser la réalité de Dieu, il faut selon Kant faire l’expérience directe et immédiate de la puissance d’exister qui est en lui, ce qui selon le philosophe allemand est rigoureusement impossible. Or, c’est précisément cette expérience que nous faisons, selon Descartes, lorsque nous éprouvons en nous l’activité et la fécondité infinies des essences mathématiques : la puissance de Dieu s’explique dans l’âme de sa créature au fur et à mesure que croît son savoir, et c’est par le progrès de la science que nous faisons l’expérience du Dieu vivant qui nous porte dans l’existence. La preuve ontologique, telle que l’interprète Descartes, est donc une expérience métaphysique de la vie de Dieu qui s’accomplit en nous, par l’accroissement de la lumière. Ce qui me conduit, une fois encore, à adorer l’activité de ce Dieu tout-puissant qui fait éclore en moi la joie de savoir, et thésaurise progressivement, dans l’appartement intérieur de ma pensée, l’or spirituel de toutes les connaissances que je puise dans l’abîme insondable et lumineux que découvre la pensée en son intérieur, en se faisant attentive à elle-même, et à la lumière toute spirituelle qui la fait vivante, et créatrice.
            Il faut pourtant aller plus loin, et porter nos pas plus avant. Car il se peut toujours que je rêve, et il est certain que le seul développement de la science mathématique, si grandiose soit-il, ne saurait à lui seul me contenter, et que je ressens en moi non seulement le désir d’accroître le trésor des essences géométriques, mais encore de connaître des existences telles que mes sens me donnent le sentiment de les percevoir, et parmi tous les objets que les sens me font connaître, mes semblables que je juge bien désirables, tellement que je demeurerais insatisfait tant que je n’aurais pas réussi à me porter, au-delà du cercle de ma pure pensée, à leur rencontre. Je remarque à ce propos l’étrangeté de cette idée de l’étendue, qui est parfaitement étrangère à la chose pensante que je suis, mais qui n’est cependant nullement fictive, mais contient au contraire la possibilité d’une extension infinie de mes connaissances. Pourquoi Dieu a-t-il donc insinué en mon esprit cette ouverture sur le domaine inépuisable des pures essences, et que signifie en moi l’intentionnalité de l’imagination, qui détourne le regard de l’entendement de l’entendement lui-même, seul pourtant capable de saisir l’évidence de l’être, et le tourne vers l’étendue, pourtant incommensurable à l’évidence métaphysique qui me livre la vérité de mon existence ? D’autant que je remarque que, si l’entendement se considère lui-même par un acte d’inspection par lequel il découvre le pouvoir qui est le sien de s’apercevoir lui-même, en revanche l’acte propre de l’imagination est plutôt un acte de contention, c'est-à-dire un effort que doit dépenser l’esprit pour se tourner vers ce qui n’est pas sa propre évidence (Furetière définit en 1690 la contention comme une « forte application d’esprit »). Si j’en reste à l’imagination simple (non à l’imagination dont la puissance s’est accrue par sa transposition dans l’espace des coordonnées de la géométrie analytique), je dois bien reconnaître que cette vertu de mon esprit s’épuise bien vite, comme si l’intelligence s’enlisait rapidement en un terrain qui lui est étranger, et en lequel elle ne sait pas immédiatement se reconnaître : c’est ainsi que je peux bien, par un simple effort d’imagination, me représenter un carré, un pentagone, un hexagone… peut-être davantage en m’exerçant à ce discernement, mais que je ne saurais certainement pas me représenter un chiliogone, qui est un polygone régulier composé d’un millier de côtés. La myopie de l’imagination se brouille ainsi bien rapidement, tandis que l’extrême perspicacité de l’entendement porte au contraire sur l’infini, puisqu’il peut calculer la limite vers laquelle tend le nombre transcendant π, compris entre le périmètre d’un polygone exinscrit et celui d’un polygone inscrit à un même cercle quand on fait croître indéfiniment le nombre de leurs côtés. Cette contention que mon esprit éprouve, quand il entreprend d’imaginer, est le signe qu’il rencontre la résistance d’un être qui n’est pas purement spirituel, qu’il affronte là une modalité de l’existence qui lui est tout à fait étrangère. Je me souviens alors que je désire retrouver le monde sensible, qui m’apportait autrefois, avant que ne commence l’aventure métaphysique, nombre de satisfactions, mais dont je me suis privé depuis l’épreuve du doute hyperbolique ; je me souviens encore que l’essence de ce monde matériel est précisément cette idée de l’étendue qui impose présentement à mon imagination cette contention d’esprit qui me semble indiquer qu’il y a là une autre substance que la substance pensante, qui pour le moment est seule mienne, une substance que je peux dire étendue et qui m’indique en quelque sorte son existence par l’activité de l’imagination dont le Créateur a doté mon esprit. C'est un fait en effet que j’éprouvais invinciblement, en ces temps pré-philosophiques où j’accordais aveuglément crédit aux impressions de mes sens, le besoin de référer l’image sensible à l’existence réelle d’un objet qui en serait la cause, et que je croyais résolument être en droit d’inférer, de ce que la cire se manifestait diversement dans le spectre de mes cinq sens, qu’elle existait réellement. D’où me venait donc cette conviction que la correction métaphysique a mise en doute ? Et puisque Dieu seul me donne l’existence, comment se pourrait-il qu’une inclination aussi fortement inscrite en ma nature soit tout à fait fausse ? Je fais en effet l’expérience non douteuse que les impressions des sens, que je disais pour cette raison « adventices », se présentent à ma conscience sans que ma volonté puisse prétendre maîtriser ce flux de la sensation, et par conséquent comme s’il provenait d’une puissance qui m’est étrangère. C'est ainsi que je fais naturellement la distinction entre les imaginations produites par mon esprit et les impressions qui me sont données par les sens. On ne voit donc pas comment on pourrait disculper Dieu d’être trompeur, lui qui a réglé en moi la vivacité de l’impression sensible de telle façon que j’en transporte naturellement la cause à l’extérieur de moi, si tel n’était pas le cas en effet. Quant à savoir ce qui fait signe par l’impression sensible du côté de l’étendue, il apparaît que ce ne saurait être Dieu lui-même, qui s’est rendu sensible à mon esprit par l’intuition toute métaphysique, c'est-à-dire relevant de l’activité de l’entendement seul, sans le secours des sens, ni même celui de l’imagination (le Dieu cartésien est proprement inimaginable), et qui dérouterait ainsi mon esprit en se faisant connaître directement par une autre voie, radicalement distincte de la première comme est distincte l’étendue de la pensée. Il faut donc que ce qui fasse signe à la porte de l’appartement de ma pensée par le choc des empreintes sensibles soit ce que je nommais le monde, et il doit en être ainsi si Dieu n’est pas trompeur, ce dont je suis depuis quelque temps parfaitement assuré. Il y a donc bien un monde de l’autre côté de l’écran où se projettent les images sensibles, et la représentation que j’en ai est essentiellement distincte des images du rêve, bien que je ne sois pas encore en mesure de penser cette distinction.
            La question n’est donc plus de savoir si un monde existe, mais plutôt de savoir quel il est, et comment il m’est possible d’en connaître l’essence, à moi qui n’en perçoit l’existence que par l’entremise d’une sensation dont j’ai souvent éprouvé la fausseté. Tout ce que j’en sais pour le moment, c'est que Dieu serait trompeur si les impressions des sens étaient sans commune mesure avec la réalité objective du monde dont ces représentation sont issues, et qu’il doit bien y avoir un chemin, une « méthode », qui permette de remonter de l’effet à sa cause et du fleuve à sa source, c'est-à-dire d’inférer de l’afflux des sensations la vérité des objets dont elles sont les effets : « je crois pouvoir conclure que j’ai en moi les moyens de les connaître avec exactitude » (Méd. VI, p. 325). La tâche n’est pourtant pas aisée, tant est complexe et embrouillé le grand nombre des sensations qui, à chaque instant, viennent assaillir mon esprit. Pour mieux me guider en ce labyrinthe, il est nécessaire d’opérer ici quelque distinction.
            Et je remarque à ce propos que la totalité de mes sensations peut se diviser en deux rubriques parfaitement distinctes, selon que je les considère comme étant des sensations que mon âme éprouve du fait du corps auquel il me semble qu’elle est unie – on parlera alors de sentiment plutôt que de sensation – ou bien que ces sensations proviennent plutôt du monde dans lequel je sais dorénavant que mon corps est plongé, sans connaître pour le moment le chemin qui me conduirait à la connaissance exacte de ce même monde. C’est ainsi que je rapporte la sensation du bleu au ciel et le sentiment de la nausée à la maladie. Dans un cas comme dans l’autre, la véracité de Dieu m’assure qu’il y a bien un monde comme il y a bien un corps dont mon âme perçoit directement les impressions, puisqu’elle m’interdit de douter de l’inclination qui me porte à inférer, de l’impression que j’en reçois, à l’existence d’un corps en dehors de moi, c'est-à-dire d’une existence autre que la pure pensée, même si l’analyse métaphysique peut en venir à me convaincre que, parmi le nombre indéfini des corps qui sont en ce monde, il en est un qui est plus particulièrement uni à mon âme, et que je nomme « mon corps ». Je dois donc maintenant considérer ces deux sortes de corps (celui qui est uni à mon âme et ceux qui sont dans le monde) l’un après l’autre, et trouver le chemin qui me permette de remonter, de l’impression sensible que le corps me procure, à sa vérité métaphysique.
            Considérons en premier lieu les corps extérieurs que je rencontre par mes sens dans le monde. Je dois bien reconnaître qu’il y a une grande différence entre l’image sensible telle qu’elle s’imprime dans mon âme et la réalité de ces corps extérieurs : c’est ainsi par exemple que les astronomes m’assurent que le soleil est plusieurs fois plus gros que la terre, alors que je le vois aussi petit qu’une orange, ou bien encore que je crois voir le soleil tourner autour de la terre alors que les astronomes m’apprennent, depuis Copernic, que c’est inversement la terre qui tourne autour du soleil. J’ai par ailleurs expérimenté en moi combien les sens me trompent souvent, et les exemples le démontrant ne me manquaient pas quand j’entreprenais, lors du commencement du doute, à remettre en question ma croyance encore infondée en l’existence d’un monde à l’image de celui que me présentaient mes sens. Comment faire, désormais, pour traduire le message des sens et l’interpréter correctement de façon que j’en puisse déduire ce qui existe réellement à la source de l’impression que mes sens reçoivent ? Ce qui revient à induire, de l’image que nous en avons, l’être même dont l’image est l’image. Or, je ne connais qu’un seul et unique sens de l’être, qui est la clarté et l’évidence de la pensée s’intuitionnant elle-même. Du monde matériel, je ne sais, avec clarté et distinction, comme l’analyse du morceau de cire me l’a appris, qu’une seule chose, à savoir que son essence est l’étendue, c'est-à-dire l’idée en moi de l’espace euclidien conçu comme l’ensemble des relations de distances, toutes également mesurables dans le système des coordonnées cartésiennes. Ainsi peut-être mathématisée ce que je nomme la nature, et par là même enfin dépouillée de toutes les forces occultes, sympathies ou répulsions, imitations ou ressemblances, magie des influences et des confluences astrales, que l’imagination confuse des Anciens avait inopportunément transportée dans la rêverie du cosmos. Pour connaître ce qui est en effet véritablement dans le monde, il me suffira désormais de transférer l’évidence de l’existence inscrite au cœur des idées claires et distinctes dans les phénomènes de la  nature qui se font connaître à mon âme par l’entremise des impressions sensibles. Ce qui suppose d’envisager les corps dans le monde comme un système d’interactions objectives – dont la loi fondamentale et unique est celle, universelle, des chocs des corps, en conformité avec le principe de la conservation de la quantité de mouvement – et non comme des impressions qui se réfèrent nécessairement au corps sensible du spectateur, et non au monde lui-même. Telle est en effet la cause de l’erreur vers laquelle m’inclinent mes sens : ils rapportent le monde au corps percevant, dont ils font le centre du monde de la représentation sensible (monde dans lequel le soleil tourne autour de moi) et non au monde lui-même (en lequel je tourne autour du soleil), et traduisent le monde en un théâtre perspectif qui loge toujours le moi au centre. Pour connaître ce qui est en effet, et non seulement ce qui paraît à mes sens, il me faut donc reconstruire le système des interactions physiques dans les coordonnées de la géométrie à partir des idées claires et distinctes qui sont en mon entendement, et que la science m’a appris à discerner dans l’idée innée de l’étendue, qui est l’essence du monde matériel. Ainsi l’intelligence mathématique réussira-t-elle à corriger la vérité de l’être qui se représente à moi par l’image déformée des sens, et à rétablir l’illusion de l’apparence dans l’évidence tout intellectuelle de la réalité objective. Il n’est pas de meilleur exemple, pour s’en convaincre, que de se référer à la loi fondamentale de la physique mathématique telle que Galilée l’a fondée au début du siècle, à savoir la loi de la chute libre des « graves ». L’ancienne physique, celle d’Aristote, construisait cette loi en se référant à l’évidence sensible, et non à l’évidence de l’idée claire et distincte qui n’apparaît qu’à l’entendement attentif à sa seule lumière. Elle posait donc en principe que la vitesse des corps tombant en chute libre dépend en premier lieu de leurs poids, puisque tout le monde voit bien qu’un corps tombe d’autant plus vite qu’il est plus lourd ; elle corrigeait toutefois cette première affirmation en ajoutant que cette vitesse peut être plus ou moins contrariée par la résistance du milieu en lequel il est plongé, car tout le monde sent bien que l’on court plus vite dans l’air que dans l’eau. On en déduisait que l’espace parcouru par un corps en chute libre était en fonction directe du poids de ce corps, et inversement proportionnel à la résistance du milieu. Cette équation avait une telle force de conviction, que nul ne s’est préoccupé, pendant des siècles, de la vérifier expérimentalement, ce qui aurait aussitôt conduit à sa réfutation. Il est aisément vérifiable en effet qu’un corps d’un poids donné ne tombe pas deux fois moins vite qu’un autre corps deux fois plus pesant. La loi demeure donc indéterminée. Si, à l’inverse, je ne considère que les idées claires et distinctes, je pose que l’espace parcouru par un corps en chute libre est fonction de sa vitesse et du temps mis à le parcourir. C’est là la définition même de l’idée de vitesse (relation de l’espace au temps), et il n’est besoin d’aucune expérience pour l’établir, il suffit de suivre la voie indiquée par les évidences mathématiques. Cependant, la chute des graves dépendant d’une force qui s’exerce continûment sur les corps, sa vitesse varie continuellement, elle est continuellement accélérée. Il est vrai qu’on peut demander d’où nous savons que la variation de vitesse est continue, et Descartes répond à cela que la volonté de Dieu est nécessairement constante, car on ne saurait concevoir un dieu inconstant, et que Dieu ne saurait introduire des variations sans cause dans le monde sans faire de ce monde un chaos incompréhensible, ce qui est contradictoire avec sa volonté de donner à sa créature intelligente les moyens de connaître ce qui est en vérité, si du moins cette créature avance sur le chemin de la méthode, sans croire aveuglément les impressions de ses sens. Ce postulat admis, il est alors très facile de construire la loi, en posant une vitesse nulle au départ de la chute, et en calculant que la vitesse moyenne est égale à la moitié de la somme de la vitesse d’origine (ici supposée nulle) et de la vitesse v au terme arbitrairement choisi de sa chute, soit  . L’espace parcouru est donc égal à la vitesse moyenne que multiplie le temps mis à le parcourir, soit , où v varie constamment en fonction du temps, soit v= γt, où γ est un coefficient d’accélération de la vitesse nommé « force de gravitation ». On en déduit, sans qu’il soit besoin d’observer le moindre corps tomber, c'est-à-dire de se fier au témoignage des sens, que : , ce que l’expérimentation bien conduite saura vérifier rigoureusement. Loi paradoxale pour les sens, puisqu’elle ne fait pas intervenir le poids, et démontre que tous les corps tombent selon une seule et même équation mathématique, au surplus fort abstraite puisque pure proportion entre l’espace et le carré du temps, indépendamment de leur poids, alors que tout  le monde, c'est-à-dire tous les esprits qui se laissent abuser par les sens, est persuadé du contraire. On se souvient de Valéry : « Il fallait être Newton pour apercevoir que la lune tombe sur la terre, quand chacun voit qu’elle ne tombe pas ». On demandera encore la cause de l’erreur de l’imagination sensible non corrigée par l’imagination mathématique, et on en verra la raison en ceci que l’expérience est rapportée par les sens à l’impression que le corps propre en éprouve. Chacun sait en effet qu’il est plus désagréable de recevoir sur le crâne un corps pesant qu’un corps très léger. Aussi imagine-t-on que le corps pesant tombe plus vite que le corps plus léger, projetant dans le corps dont on observe la chute l’impression de douleur que le choc nous ferait ressentir, alors que les graves obéissent également, qu’ils soient lourds ou légers, à une unique et universelle loi en laquelle leur poids n’intervient pas (il faut dire, plus exactement, que la masse des graves est quantité négligeable quand on la rapporte à la masse de la terre, le coëfficient de gravitation γ intégrant ces deux paramètres, ce que Descartes ne pouvait encore savoir).
            Ainsi je me trompe parce que je rapporte le monde, non à la vérité du monde lui-même, mais à l’image sensible qu’il vient imprimer sur mon corps. L’illusion des sens vient donc toujours de ce que je rapporte le monde à mon corps percevant, que je me mets pour ainsi dire inopportunément au centre du monde, référant la vérité de ce monde à l’impression que j’en ai plutôt qu’à la vérité de ce monde lui-même. Il faut donc que je porte maintenant mon attention sur le corps propre, source d’erreur quant à l’interprétation physique du monde, à tel point que je ne peux plus concevoir comment je pourrais disculper Dieu de malignité, lui qui me trompe en me donnant un corps disposé de telle façon qu’il induise du monde une image fallacieuse. Comment se fait-il en effet que Dieu me fasse voir un corps tomber, et non une équation du second degré entre le temps et l’espace, qui est pourtant la vérité objective du phénomène ? Et pourquoi me fait-il voir le soleil gros comme une orange, alors qu’une expérimentation bien conduite, et construite à partir des idées claires et distinctes que mon entendement peut apercevoir en l’idée de l’étendue géométrique qui lui est innée, me démontre rigoureusement qu’il est plusieurs fois plus gros que la terre ? La raison en est que le corps, auquel mon âme est étroitement unie, est en quelque sorte l’expansion de mon esprit dans l’étendue matérielle, et qu’il appartient à l’essence de l’étendue, comme me le démontre l’idée claire et distincte de l’espace géométrique, d’être divisible à l’infini. Je ne saurais en effet concevoir clairement et distinctement un segment de droite, si menu soit-il, qui ne puisse pas être davantage divisé, et l’idée d’un espace, si petit soit-il, qui soit indivisible est nécessairement pour mon esprit une idée obscure et confuse. Je dois en déduire, puisque Dieu n’est pas trompeur, que la matière, dont l’essence est l’étendue, est effectivement divisible à l’infini, et qu’en se donnant un corps, en diffusant dans un volume matériel, mon âme expose nécessairement son incarnation au risque de la division ou du morcèlement. Ce qui doit s’entendre en deux sens : en premier lieu, toute matière étant divisible à l’infini, elle s’use nécessairement du fait des frottements engendrés par les mouvements divers, de même qu’une horloge use ses rouages par le mouvement mécanique qui les fait s’exercer les uns par les autres, jusqu’au point où l’usure devient irréparable et que la machine s’arrête. Ainsi en va-t-il de notre corps, dont la mort est sans nécessité métaphysique, mais seulement physique, et peut donc être retardée par une bonne médecine, de même qu’un bon horloger saurait prolonger considérablement la durée du fonctionnement effectif de l’horloge. En second lieu, la divisibilité qui appartient à l’essence de l’étendue menace encore le corps en son ensemble, en l’exposant au risque de la blessure ou même de l’amputation (tandis que l’âme pure est nécessairement une et indivisible, et c’est cette simplicité qui la fait plus aisée à connaître que le corps, labyrinthe viscéral dont la complexité est fort grande). Ce qui permet aussi de comprendre une autre source des illusions sensibles. En effet, les messages de nos sens nous viennent de l’impression superficielle que font sur le corps propre les objets environnants, impressions qui sont ensuite conduites par les esprits animaux, des organes sensibles périphériques qui les perçoivent jusqu’au centre de notre cerveau qui en reçoit l’avertissement, le traduisant par les diverses inclinations de la glande pinéale, qui se trouve très exactement au centre de l’organe cérébral pourtant divisé en deux hémisphères semblables (ce qui a conduit témérairement Descartes à penser qu’en cette pointe extrême le corps se résumait en un point qui n’occupe pas d’espace, et pouvait ainsi, en échappant à l’étendue, se rendre sensible à l’âme qui n’est que pensante, et ne peut avoir, si je m’en tiens aux idées claires et distinctes de mon entendement, commerce avec la substance matérielle). Les nerfs par lesquels les esprits animaux transmettent leurs messages peuvent alors être sectionnés, à la suite d’un accident, danger qui n’est pas évitable puisqu’il appartient à l’essence de l’étendue d’être divisible. Le cerveau aura ainsi toujours l’impression, alors même que la jambe a été amputée, que le chatouillement que la glande pinéale signale à l’âme provient du pied pourtant inexistant (illusion des membres fantômes), puisque l’arrivée du nerf qui transmet le signal est exactement la même que lorsque la jambe n’était pas amputée. Cette illusion qui est rendue nécessaire par l’union de l’âme au corps étendu, permet à Descartes d’expliquer un certain nombre de dysfonctionnements organiques, tel le désir de l’hydropique qui le porte à boire alors que boire lui est nuisible, et d’en disculper Dieu.
            Là se limitent toutefois les risques médicaux et chirurgicaux de l’incarnation, c'est-à-dire de la compromission de la substance pensante dans la substance étendue. Pour le reste, il faut reconnaître que tout est bon, et que Dieu ne pouvait mieux faire. En effet, le corps propre doit pouvoir se protéger des dangers auxquels il est nécessairement exposé en se risquant dans le monde : il peut en effet rencontrer d’autres corps qui mettront en péril son intégrité et risqueront de le blesser. Aussi faut-il il qu’il rapporte son expérience à lui-même, et non à la vérité du monde, de façon qu’il perçoive le danger immédiatement, et non par un calcul laborieux et sans effet sur sa sensibilité. Si je voyais en effet une équation du second degré au lieu de voir un corps en mouvement, et qui grossit au fur et à mesure qu’il s’approche de moi, je ne serais attentif qu’à l’exactitude de l’équation et ne songerais nullement à me mettre à l’abri. Aussi Dieu a-t-il sagement agencé ma perception de façon à faire paraître gros les corps qui me sont proches, et sont susceptibles de constituer des dangers imminents, et petits les corps qui me sont lointains et qui ne risquent guère de constituer pour le moment une menace bien redoutable. Aussi ne dois-je pas me plaindre d’apercevoir le soleil, qui est fort lointain, aussi petit qu’une orange alors qu’il est en vérité plusieurs fois plus gros que la terre. En outre, mon âme n’est pas dans mon corps comme un pilote dans un navire, qui consulte les indices qui témoignent sur le tableau de bord du bon fonctionnement de la machine ; elle est beaucoup plus étroitement unie au corps, et quand ma main par exemple se porte au feu, je ressens immédiatement la brûlure, je ne vois pas sur un quelconque écran s’afficher un signal qui me prévient du danger. Je connais ainsi immédiatement les risques auxquels mon incarnation expose mon âme logée dans mon corps, et non par un calcul ni par un signal de convention. Aussi puis-je réaliser immédiatement, par réflexe naturel sagement mis par Dieu en mon âme, et non constater par un signal extérieur le dommage qui m’est fait. C’est ainsi que si mon esprit ne considérait que la loi de fixation de l’oxygène, il ne trouverait pas de raison à ôter la main du feu, tandis que s’il éprouve le sentiment de la douleur, il n’y réfléchira pas longtemps et retirera immédiatement la main. C’est pourquoi je ne dois pas incriminer Dieu d’avoir agencé ma machine de telle sorte que je ne perçoive pas directement la réalité du monde objectif, mais seulement par l’entremise des sens qui traduisent cette réalité dans le langage le plus propre à assurer la conservation et le bien-être de mon corps. Et Dieu a d’autant mieux ordonné le corps en lequel mon âme se trouve logée, que la traduction de l’être objectif du monde dans l’impression subjective de la sensation ne fait pas radicalement obstacle, pour une pensée qui prend appui sur les idées claires et distinctes qui sont en elles, plutôt que sur les images fournies par les sens, à la connaissance de la vérité objective, c'est-à-dire à la construction de l’expérimentation par les voies de la physique mathématique. Et c’est ainsi seulement, réfutant le dernier argument du doute qui tient encore, que je puis m’assurer que je veille, et non que je dors : car dans le rêve il est impossible de construire le système mathématique des événements incohérents qui s’y déroulent. Et seule la rigueur des lois physiques me permet d’être assuré qu’il y a de l’être dans ce monde, et qu’il n’est pas seulement l’apparence changeante d’un songe trompeur.

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