Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


                Ces conférences ont eu lieu dans le cadre des Mardis de la Philosophie, de septembre à décembre 2010.
            Mise en ligne : mars 2011

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

DELEUZE

DESCARTES

1- Initiation à la philosophie cartésienne :

     a- Le Chemin de la vie

     b- Le doute, révélateur du "je pense"

     c- Du cogito à Dieu

     d- L'idée de la méthode

     e- Fonder la science nouvelle

     f- Le bon usage des passions

2- Discours de la méthode

3- Méditations métaphysiques

4- La Mélancolie

5- Descartes et la musique

DIDEROT

DOSTOIEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

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KIERKEGAARD

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MICHEL-ANGE

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PASCAL

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PLOTIN

PROUST

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SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INITIATION A LA PHILOSOPHIE CARTESIENNE

 

II- Le doute, révélateur du « je pense »

« Jamais mon dessein ne s’est étendu plus avant que de tâcher à réformer mes propres pensées,
 
et de bâtir dans un fonds qui est tout à moi »

 

            S’il faut en croire le parcours exemplaire du Discours de la méthode, toute vie est un drame qui se consume en trois actes : le temps de l’aliénation, ou de l’enfance ; le temps de l’autonomie, ou de la maturité ; et le temps de la création, ou l’accomplissement. Le temps de l’autonomie lui-même s’accomplit en deux moments : le premier est celui du libre arbitre, ou liberté d’indifférence, le voyageur, déçu du peu de savoir des hommes, et sans raison particulière de se diriger ici plutôt que là, puisque sans connaissance bien fondée pour s’orienter en cette vie, roulant çà et là dans le monde et vérifiant chaque fois l’arbitraire des coutumes et la vaine prétention des doctes ; le second moment est celui de la liberté véritable, qui connaît désormais le but de sa recherche, et sait profiter de chacune de ses expériences pour enrichir toujours davantage le trésor de son esprit. Entre ces deux moments, dont le premier peut-être dit « sceptique » et le second « métaphysique », se situe la scène radicale de la conversion, la retraite que le jeune militaire, prenant ses quartiers d’hiver en un village où son incognito le préserve des fâcheux, consacre à la méditation, se trouve et se réconcilie avec lui-même, riche désormais d’un fonds que nul ne pourra lui dérober. Au terme du voyage métaphysique qui trempera le métal de cette certitude nouvelle dans le cours des rencontres et des circonstances, le philosophe, enfin parvenu à maturité, peut se fixer en Hollande et construire, pour tous les hommes soucieux d’exploiter la mine du bon sens qui gît en leur intérieur, l’édifice rationnel qui naît tout entier de la vérité nouvelle et en démontre l’exceptionnelle fécondité (1).
            Il s’agit désormais de formuler avec la plus grande clarté possible la vérité spéculative de cette expérience vécue, de traduire sa vie dans la langue des philosophes. Le Discours de la méthode (1637), qui n’est qu’une sorte de préface à trois essais purement scientifiques, dessine une première ébauche ; les Méditations métaphysiques (1641) (2), rédigées en latin pour ce qu’elles s’adressent aux doctes, et non plus aux esprits jouissant de leur bon sens, sans oublier les femmes même, énoncent, en un texte d’une densité sans doute sans équivalent dans toute l’histoire de la pensée, la vérité éternelle du voyage de l’esprit, depuis le désarroi du doute jusqu’à la béatitude d’une connaissance qui se sait alors promise à une expansion illimitée. C’est en effet l’épreuve du doute qui commence cette aventure métaphysique : la confiance aveugle de l’enfance, qui prend pour parole d’évangile les contes de nourrice, et pour argent comptant les leçons des maîtres, précède, mais n’appartient pas à l’âge de la philosophie, qui est l’âge de raison. Le premier moment de la recherche de la vérité suppose donc le renoncement à l’enfance, et la résolution de ne croire que les vérités que nous serons en mesure d’établir par nous-mêmes. Il y a donc une décision philosophique qui se trouve à l’origine de la vocation philosophique, décision radicale qui choisit de remettre en question les principes qui nous ont servi jusque là de guides, et de recommencer tout de nouveau. Cette décision, il s’agit de la prendre une seule fois dans sa vie (semel in vita), une seule fois parce qu’elle est un engagement total de l’esprit dans la recherche de la vérité, et qu’elle demeure donc toujours présente dans la suite du voyage, si du moins le voyage sait rester fidèle à l’initiative qui lui a donné lieu : « Il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements » (Méd. I). Qu’est-ce donc qu’être philosophe ? C’est ressentir douloureusement, au moins une fois dans sa vie – c'est-à-dire une bonne fois pour toutes, par une décision inaugurale et irréversible – le dégoût de toutes les comédies et de tous les mensonges, et décider sérieusement de chercher s’il existe au moins une seule vérité qui soit susceptible de donner un fondement solide à nos incertaines existences. C’est refuser de faire semblant. D’où provient donc ce projet ? De ce qu’il y a en nous un besoin infini de savoir, la nécessité intérieure de toujours chercher la vérité. Il est vrai que ce besoin de vérité nous est caché par les dogmes et les coutumes qui se font passer pour vraies parmi les hommes, et apaisent ainsi à peu de prix l’inquiétude de leurs esprits. Pourtant, il suffit d’avoir réalisé, une seule fois en sa vie, combien ces prétendues vérités sont dépourvues de tout contenu authentique, pour en être à jamais dégoûté et se ressouvenir, par l’effet même de cette déception, de cet « extrême désir d’apprendre » (3) qui appartient à l’essence de l’esprit (qui n’en constitue pas un trait contingent ou purement individuel, mais le définit en son universalité). La déception du collégien, la désillusion du naïf ne sont donc pas vaines, mais riches au contraire : elles révèlent à l’esprit la volonté de vérité (qui est selon Descartes la vérité de toute volonté) qui est la sienne essentiellement. Revenu des faux savoirs du collège et des coutumes dont le voyage a mis en lumière l’arbitraire, l’esprit qui commence de naître à la philosophie peut constater combien il désire ardemment savoir : « J’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux, pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette vie » (Disc. I). On voit qu’à quelque chose malheur est bon, et que la dépression du sceptique est la condition de la révélation de la soif de vérité qui nous altère, et sans l’aiguillon de laquelle nos âmes seraient comme mortes. Aussi faut-il distinguer deux moments dans le doute : le premier, simplement subi, n’appartient pas encore à l’histoire de l’esprit devenu philosophe. Les illusions perdues sont déprimantes, et la vie se charge de saccager nos espoirs d’adolescents. Cette désillusion est désespérance. Mais elle met en même temps à nu l’élan qui soulève nos âmes, et nous fait prendre conscience, en en exacerbant le désir, de l’exigence infinie de vérité qui fait, de la vie de l’esprit, une recherche insatiable, recherche qui se méconnaissait elle-même tant que la pensée crédule croyait pouvoir se payer de fausse monnaie. En ce sens, la désillusion n’est pas désespoir, elle est réminiscence de la volonté de vérité qui anime toute pensée authentique, et résolution de partir envers et contre tout à la recherche de la vérité. C'est ainsi que ceux qui prétendent avoir perdu leurs illusions ne les ont en réalité guère perdues : Emma Bovary, inconsolable de ne pas vivre un roman d’amour, changera d’amants pour rester fidèle au prince charmant des contes dont elle n’a pas la force de reconnaître l’irréalité ; et Lucien de Rubempré, incapable de renoncer vraiment à ses rêves de réussite, deviendra l’instrument docile de Vautrin. L’illusion perdue n’est en ce sens qu’une illusion indéfiniment répétée, et toujours reperdue. C’est en effet le propre de l’illusion, qui se distingue en cela de l’erreur, de renaître toujours malgré sa réfutation. Perdre véritablement ses illusions, c'est inversement en connaître le mensonge et l’aliénation, se délivrer de cette servitude, et entreprendre de penser par soi-même. Seule la désillusion illusoire est déprimante, la désillusion philosophique attise inversement le désir de la recherche, et excite la volonté à se mettre en quête de savoir s’il y a au moins une seule chose qui soit vraie en notre vie.
            Alors commence le doute qui n’est pas subi, mais résolu et systématique, et avec ce projet de douter de tout, même de ce qui n’est pas vraisemblablement douteux, l’aventure de la philosophie. De quel côté dois-je me tourner pour trouver  en cette vie une vérité qui tienne, et m’offre une issue ferme et solide pour échapper à l’irrésolution du doute, dont ne saurait se contenter la volonté qui anime mon esprit ? Le doute cartésien commence par des arguments traditionnels, qui remontent au scepticisme antique, mais dont il faut entendre l’accent spécifiquement cartésien (4). Rien de ce que je connais par les sens ne saurait être indubitable, puisque j’expérimente souvent que leur impression est trompeuse (le bâton plongé dans l’eau paraît brisé, le colosse sur la corniche des palais paraît petit, la tour ronde au loin paraît carrée). Et si l’on objecte que l’impression sensible est parfois véritable, on pourra invoquer l’exemple des fous qui prennent leurs hallucinations pour la réalité elle-même. Et si l’on s’indigne d’être ainsi invité à se considérer soi-même comme fou, car un fou qui se sait fou ne saurait encore être dit fou (« Mais quoi ? Ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples »), on rétorquera que nous passons tous chaque jour par un épisode de folie (en ce sens que la folie consiste en l’adhésion à l’hallucination), ou plutôt chaque nuit, pendant que nous rêvons (n’oublions pas que Calderón écrit en 1635 La vida es sueño, soit deux ans avant la parution du Discours de la méthode). Comme le demande pittoresquement Descartes dans La Recherche de la vérité : « N’avez-vous jamais ouï ce mot d’étonnement dedans les comédies : Veillé-je, ou si je dors ? Comment pouvez-vous être certain que votre vie n’est pas un songe continuel ? » (889). C’est ainsi que le monde sensible, tel qu’il m’apparaît dans la lumière du jour, sous les yeux de l’âme vigilante, est peut-être tout aussi vain que le monde de nos rêves. Et il est bien vrai que celui qui ne s’éveille pas à la philosophie est condamné à passer sa vie comme en rêve, les yeux fermés, toujours égaré dans le labyrinthe des songes : « C’est proprement avoir les yeux fermés, sans jamais tâcher de les ouvrir, que de vivre sans philosopher » (Lettre-préface des Principes, 558). Que le monde sensible soit proche parent de celui des songes, c’est encore ce que démontrent admirablement les magnifiques natures mortes qu’imaginent les peintres de ce siècle, et tout particulièrement le chef-d’œuvre d’Antonio da Pereda, Le songe du gentilhomme (1655). La nature morte de Vanité représente le songe de vaine gloire qui hante le jeune homme ; entre le dormeur dupé et les trésors entassés, un ange passe qui porte une bannière : « Æterne pungit, cito volat et occidit : il pique éternellement, il s’envole vite et détruit tout ». Le Temps règne en maître sur ce théâtre. Son empire est un mirage, tel peut-être celui de Charles Quint dont le déclin est manifeste quand le peintre conçoit ce tableau. Le rêve naît du triomphe de l’imagination sur la raison, et la Vanité démontre avec quelle puissance l’hallucination sait leurrer l’esprit, qui la jurerait véritable.


Figure 1 : Antonio Pereda, Le Songe du gentilhomme (El desengaño de la vida), 1655, Madrid, Academia San Fernando.

            Si l’argumentation des Méditations est en apparence traditionnelle (« … une viande si commune… »), l’esprit de la démarche est bien cartésien : la résolution extrême de la volonté, assoiffée de vérité, conduit le penseur à pousser toujours plus loin l’avantage du doute, au-delà du raisonnable (doute actif et méthodique, non subi ni dépressif) ; en outre, le discrédit porté sur les sens vient surtout de ce que leur vérité est extérieure à mon esprit : le sens est impressionné par un phénomène que je pose hors de mon esprit, dans « l’objet », sa source est dans ce que je nomme « le monde », non dans mon esprit. L’hypothèse du rêve a dans ce sens le bénéfice de me transporter du monde, où ma crédulité place d’abord l’objet, dans l’esprit, seul metteur en scène du théâtre de mes rêves. Et le parcours métaphysique de la première méditation consiste bien en effet à reconduire l’esprit, diverti de lui-même par la fascination de l’extériorité, à la seule considération de la clarté intérieure qui le fait pensant.
            Est-ce là tout ? Peut-on douter davantage ? A partir de ce seuil, le doute cartésien peut être qualifié d'hyperbolique, en ce sens que l’hyperbole est une figure fondamentale de la rhétorique baroque, qui se plaît à l’outrance et même à l’extravagance (5). Aussi comprenons-nous que l’évidence cartésienne qui nous permettra de sortir de l’abîme d’un doute dont plus rien ne peut arrêter la progression, aura aussi la valeur d’une réfutation du baroque, et posera les fondements d’un nouveau classicisme. Or, il apparaît clairement que la résolution du doute méthodique ne s’arrête pas à l’hypothèse du rêve. Elle passe  outre, et prolonge son entreprise de destruction systématique. En effet, si les images de la veille, comme celles du rêve, ne sont que de fallacieuses apparences, qui ne renvoient à rien de bien réel, en revanche la science physique nous a montré comment nous pouvons nous affranchir de ces illusions, et fonder notre connaissances des phénomènes sur quelques notions simples et mathématiques, telles l’étendue et la mesure, toutes données qui peuvent être tirées de l’expérience. Or ces notions mathématiques, dans la langue desquelles le physicien traduit l’expérience sensible, sont sans doute fausses en ce que nous les rapportons à quelque existence réelle hors de nous (le monde est en effet en nous, puisque nous le rêvons), mais elles ne sont nullement fausses par elles mêmes (6). Les premières vérités mathématiques s’imposent en effet à mon esprit avec un tel caractère d’évidence, que je ne parviens pas à concevoir clairement une raison légitime pour en douter : « Car, soit que je veille soit que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés ; et il ne semble pas possible que des vérités si apparentes puissent être soupçonnées d’aucune fausseté ou d’incertitude » (Méd. I). Il se peut en effet que nous trouvions la solution d’un problème mathématique, après l’avoir longtemps cherché, dans la fulgurance d’un rêve, et que nous puissions le noter immédiatement au réveil ; cette solution n’en sera pas moins véritable, qu’elle soit le fruit du sommeil et de la veille, si elle sait s’imposer à notre entendement avec le caractère de l’évidence : « Car s’il arrivait, même en dormant, qu’on eût quelque idée fort distincte, comme par exemple qu’un géomètre inventât quelque nouvelle démonstration, son sommeil ne l’empêcherait pas d’être vraie » (Disc. IV, 152). Ne fut-ce pas d’abord en rêve que ce jeune homme de vingt-trois ans prit pour la première fois conscience de sa vocation philosophique ? (7) La résolution du doute méthodique exige donc que nous inventions un argument supplémentaire pour porter le discrédit jusque dans les vérités mathématiques. La chose semble d’autant plus difficile qu’il peut sembler raisonnablement que ceux qui ne croient en rien, qui se disent alors « athées », ne croient qu’une seule chose, c’est que deux et deux font quatre. On sait que Maurice de Nassau, prince d’Orange (c’est le grand seigneur qui s’incline, lui remettant les clés de Breda, devant Ambrogio Spinola, sur le célèbre tableau de Vélasquez, 1635), sous les ordres duquel Descartes a servi, sommé par un prêtre qu’il n’avait pas fait mander de confesser sa foi, répondit, alors qu’il était à l’agonie : « Je crois que deux et deux font quatre » (Rodis-Lewis, Biographie, 10) ; et Molière fait dire à Dom Juan, répliquant à son valet qui lui demande : « Est-il possible que vous ne croyiez point du tout au ciel ? » : « Je crois que deux et deux font quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre font huit » (III, 1). La stratégie du doute cartésien consiste donc ici à se faire plus sceptique que ceux qui font alors profession d’incrédulité : l’évidence mathématique elle-même n’est pas sans fondement, et il suffit de soupçonner l’illusion de cette dépendance, pour que l’évidence scientifique elle-même cède à la progression du doute. En effet, les vérités mathématiques, si simples soient-elles, reposent sur un certain sentiment d’évidence qui interdit à notre esprit de les remettre en question. Cependant, nous ne sommes nullement capables de démontrer la véracité de ce sentiment d’évidence même. Il suffit donc de supposer que l’évidence mathématique, qui donne raison à tout sans que nous connaissions les raisons qui la fondent, nous est suggérée par un très puissant trompeur, qui nous incite à accorder notre crédit à ce qui est faux. C’est en effet une opinion communément reçue que celle de la toute-puissance de Dieu. Pourquoi n’aurait-il pas conçu sa créature de telle sorte qu’elle soit victime d’une invincible propension à se tromper, et à prendre pour vrai ce qui est faux ? Il me suffit donc de supposer qu’il y a un certain « malin génie » très puissant et très malveillant, qui conspire à égarer mon esprit par de fallacieuses évidences. Ce par quoi apparaît que la vérité mathématique est moins autonome que ne le croient les athées eux-mêmes, qui font pourtant profession de ne croire en rien : deux et deux ne font effectivement quatre que si l’évidence qui m’impose de penser ainsi est effectivement fiable. Or, à ce degré du doute, je ne vois pas de méthode qui puisse me permettre de m’en assurer. « Je supposerai donc  qu’il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui  a employé toute son industrie à me tromper » (Méd. I). On jugera, et Descartes lui-même ne manque pas une occasion de le rappeler, une telle raison de douter extravagante et tout imaginaire. Elle évoque ces monstres terrifiants que les paladins des romans doivent affronter pour délivrer la fée captive. « Il y aura plaisir à lire vos diverses aventures dans la moyenne et dans la plus haute région de l’air, à considérer vos prouesses contre les Géants de l’Ecole, le chemin que vous avez tenu » écrivait à Descartes Guez de Balzac en 1628, manifestant ainsi son impatience de connaître le futur traité que le philosophe avait imprudemment promis. Pourtant, ce qu’on nomme « l’hypothèse du Malin Génie » (seul un Génie, certes tout-puissant, peut ainsi me tromper, un dieu véritable ne peut qu’inspirer la vérité, puisque tromper est un défaut de la connaissance, et non un acte véritablement positif) est moins invraisemblable ni extravagante qu’elle ne paraît au premier abord. Nous avons oublié combien notre crédulité est profonde, et combien nos existences reposent sur d’implicites croyances. L’hypothèse cartésienne du doute universel ne fait que poser l’éventualité de la folie, en l’occurrence de la paranoïa. Chacun sait que ce délire tombe dans l’imagination du complot universel, qu’il ne manque pas parfois d’une certaine perspicacité, qu’il est même capable de raisonnements fort sophistiqués, et qu’il est rigoureusement impossible de convaincre le fou raisonneur de la fausseté de sa méfiance : celui en effet qui veut le désillusionner de l’existence d’un complot universel dont il serait la victime fait lui-même le jeu du complot, et doit donc être dénoncé pour l’un de ses membres. L’hypothèse du Malin Génie se précipite d’autant plus dans l’abîme de la paranoïa qu’elle conduit à imaginer un esprit sous influence, à me déposséder des idées qui me viennent à l’esprit, dont je ne suis plus alors la source, mais qui me sont suggérées par un magnétiseur tout-puissant qui envoûte ma pensée en y insinuant des idées parasites qui ne sont pas véritablement miennes : « « N’y a-t-il point quelque Dieu ou quelque autre puissance qui me met en l’esprit ces pensées ? », demande alors Descartes (Méd. II) . Toute vérité suppose un certain socle de confiance, et se trouve ébranlée quand ce sol s’effondre. C’est ainsi qu’après un attentat, les victimes survivantes éprouvent, avant de revenir à la vie normale, la peur irraisonnée d’être perpétuellement menacées : qui me démontrera que les inconnus que je ne cesse de croiser dans la rue ne sont pas envoyés pour m’assassiner, et qu’au moment où je vais les croiser, ils ne sortiront pas de leur poche un poignard pour m’en frapper ? Toute la vie sociale, comme la vie de l’esprit, suppose une fondamentale crédulité, que seul le doute hyperbolique du philosophe met à jour, m’incitant à penser ainsi plus profondément cela seul qui peut être dit irréfutablement vrai, et le fondement caché qui donne son appui à ma confiance, et me réconcilie avec moi-même.
            Voici atteint le point le plus extrême du doute : on ne saurait aller plus loin, par méthode, c'est-à-dire par arguments raisonnés. Le héros métaphysique, après avoir subi les épreuves successives du doute hyperbolique, se retrouve donc plongé dans des ténèbres impénétrables, sans qu’il n’aperçoive nulle part la moindre lumière, la moindre étoile susceptible de le guider pour aller plus avant. La volonté, qui est en nous le désir infini de la vérité, avait au commencement de l’entreprise des Méditations pris l’initiative du doute ; la voici maintenant déprimée, déchue dans un néant dont rien ne semble pouvoir la sortir, vouée à une éternelle incertitude, frustrée à jamais de la vérité qu’elle recherche pourtant passionnément.
            On connaît peut-être le chant bouleversant, dont les chefs d’œuvre se situent précisément au XVIIe siècle, qui accompagne la cérémonie de la liturgie catholique qu’on dit « leçons des ténèbres ». On les chante pendant la semaine sainte, et les trois « leçons » se succèdent du mercredi au vendredi, c'est-à-dire pendant les trois jours où Jésus est au tombeau, et pendant lesquels il n’est pas impossible de douter de la résurrection. Les plus célèbres sont celles de Marc Antoine Charpentier, de Michel-Richard Delalande, mais les plus belles, si je puis ici faire part de mon goût personnel, sont celles de François Couperin, dit Couperin le Grand. Il s’agit d’un chant étrange, les deux premiers à une voix, le troisième à deux voix, qui reprend les lamentations qu’inspire à Jérémie la destruction du temple de Jérusalem, les transformant en une lamentation funèbre sur la mort du Fils de Dieu. Le chant imaginé par Couperin commence comme une plainte lancinante et inconsolable, et se termine inexplicablement, sans qu’on puisse exactement dire le moment où opère cette conversion, par un chant de triomphe et un alléluia qui célèbre l’éternité et la résurrection. Il en va de même du doute cartésien. Les ténèbres en effet enseignent une « leçon », elles font apparaître ce qui toujours brille quand tout le reste tombe avec la nuit, à la façon des étoiles dont le scintillement ne se révèle à nos yeux qu’une fois le soleil couché. Le doute volontaire et méthodique déprime la volonté, et la laisse désemparée, sans savoir où se diriger, toute trace de la vérité s’étant dissipée comme un songe, à la façon d’un fidèle qui ressent l’angoisse d’avoir perdu son Dieu. Pour reprendre une expression de Hegel, le doute hyperbolique joue le rôle, dans l’ordre cartésien des raisons, d’un vendredi saint spéculatif. Mais, de même que, selon le paradoxe du dieu des chrétiens, l’espérance n’appartient qu’aux désespérés, et que la grâce ne touche que le cœur humilié et abandonné de tous, non le cœur orgueilleux que l’amour propre enfle, de même l’ascèse du doute est la condition de la mise en évidence de l’indubitable. Le dépouillement de la volonté, comme dans l’exercice spirituel des mystiques l’humiliation systématique de toute forme d’amour-propre, est la préparation nécessaire de l’affirmation de l’entendement qui, privé de tout objet sur lequel il pourrait éprouver sa sagacité (déduction) comme sa perspicacité (induction : voir « Règle X »), est contraint de tourner désormais son regard vers lui-même. La nuit du doute opère en effet un vide dans l’âme qui la prive de tout objet, lui interdisant de se divertir d’elle-même en portant son attention sur ce qui lui est étranger, et la contraignant ainsi à faire retour sur elle-même, à se ressouvenir de son activité propre, à rappeler à elle-même l’activité qui la fait pensante. A chaque instant de notre existence vigile (mais le rêveur lui-même n’est pas dénué de pensées), nos pensées défilent dans notre esprit selon les divers objets auxquels elles s’attachent. Nous pensons toujours à quelque chose, à cet homme ou cette femme, à ce que nous ferons demain, à la réussite de nos projets divers. Mais nous oublions presque toujours, détournés de nous-mêmes par les occupations de la vie, et par une éclipse de l’inquiétude métaphysique qui fait pourtant le fond de notre âme, et le meilleur de nous-mêmes, de penser que nous pensons. A dire vrai, la chose n’est pas aussi facile qu’il le semble : je comprends bien ce que cela signifie, que de penser à ce visage que j’aime, à cette rose dont je respire le parfum, à ce projet qui m’inquiète et auquel je ne peux m’empêcher de penser à tout instant ; mais que signifie penser cela seul que nous pensons ? Il s’agit de prendre conscience de la vie de l’esprit qui est en nous, d’apercevoir la clarté mentale au sein de laquelle les diverses idées paraissent sur la scène de notre entendement. Il y a en nous une lumière intérieure, dite encore « lumière naturelle », qui a le pouvoir non seulement d’éclairer les objets sur lesquels elle tombe, mais pour ainsi dire de s’éclairer elle-même, de s’apercevoir elle-même, et par cet acte d’aperception, de faire naître en son sein la lumière d’une évidence intime. Pour s’approcher de l’expérience métaphysique, qui est le noyau à la fois évident et incompréhensible (rien n’est plus incompréhensible selon Descartes que l’évidence) du « je pense », il suffira peut-être de faire allusion au célèbre tableau de Rembrandt qui se trouve au Louvre, Le Philosophe en méditation.


Figure 2 : Rembrandt, Philosophe en méditation, 1632, Paris, Louvre.

            Aux yeux de celui qui veut bien considérer attentivement cette énigmatique image, il apparaît évidemment que la cellule de méditation où le jeune Rembrandt aperçoit le philosophe n’est pas un lieu matériel, localisable dans l’espace où vivent et se déplacent les  hommes, mais plutôt quelque chose comme un appartement de l’âme, le sanctuaire très intime où se conçoivent les idées, et la pièce qu’illumine doucement une lumière rayonnante serait sans doute moins voûtée si elle ne figurait la voûte du crâne, sous laquelle notre âme est en débat avec elle-même. L’escalier en spirale est là pour nous signifier que nous nous trouvons au point le plus intérieur du labyrinthe cérébral, dans l’ultime sanctuaire qui fait de nous non des automates sans âme, mais des hommes que la pensée illumine. Encore n’est-il pas certain qu’il soit ultime, puisqu’une porte close, juste dans le dos du philosophe qui ne la voit pas, indique qu’il y a un autre escalier qui descend plus profondément encore, et comme dans la cave, ou la crypte de la méditation, tel l’inconnaissable inconscient qui gît sous le cercle de la conscience. Une vieille servante, en inférieur droit, qui incarne le poids du passé, la charge des souvenirs, tisonne une vague cuisine qui mijote dans l’âtre. C’est ainsi que, dans la pénombre périphérique du cercle de la conscience, les officines de la  mémoire cuisent lentement les plats du souvenir, dont les effluves parviennent jusqu’à nous. Le philosophe s’en désintéresse : tassé sur lui-même, il n’est attentif qu’à la pensée qui naît en lui, et dont il éprouve le rayonnement et la puissance (8). On remarquera toutefois – nous le notons pour nous en souvenir, car il est trop tôt encore pour le comprendre – que la lumière ne provient pas du philosophe lui-même, mais de cette grande croisée qui semble donner sur un brasier d'une invraisemblable incandescence, comme si l’idée qui vient à l’esprit ne provenait pas de l’esprit lui-même, mais d'une puissance qui le transcende et lui communique cette illumination.
            Tel est l’événement métaphysique dont témoigne ce qu’on nomme (depuis Victor Cousin seulement) « le cogito ». Il s’agit d’un véritable exercice spirituel, du sentiment immédiat que la pensée est, en nous autres hommes, capable d’avoir de sa propre existence, de l’aperception par l’âme même de la lumière naturelle qui lui donne la vie, de l’intuition par la pensée de la vie qui l’anime. Le cogito est en effet intuition et non déduction. Il ne suppose rien d’autre que lui-même, il est à lui-même sa propre substance, sa propre nourriture et son propre fondement. C’est pourquoi on méconnaîtrait totalement la signification véritable de cette première et fondatrice évidence en la réduisant à la mécanique du syllogisme ou à l’enchaînement de la déduction. Il pourrait sembler en effet qu’il est nécessaire de poser des prémisses avant de parvenir à la conclusion : nous dirions alors que tout ce qui pense est (majeure) ; et nous ajouterions : « or, je pense (mineure) ; donc je suis (conclusion) ». Cette décomposition logique de l’intuition métaphysique est en fait une profonde mésinterprétation du texte cartésien. Descartes prend soin de l’écrire lui-même dans les Secondes Objections : « Quand nous apercevons que nous sommes des choses qui pensent, c’est une première notion qui n’est tirée d’aucun syllogisme ; et lorsque quelqu'un dit je pense, donc je suis ou j’existe, il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi ; il la voit par une simple inspection de l’esprit. Comme il paraît de ce que, s’il la déduisait par le syllogisme, il aurait dû auparavant connaître cette majeure : Tout ce qui pense est, ou existe. Mais au contraire elle lui est enseignée de ce qu’il sent en lui-même qu’il ne se peut pas faire qu’il pense, s’il n’existe » (375-376). Ce qui peut encore se dire ainsi : de toutes les propositions que je puis formuler, la seule qui soit immédiatement vraie est « je pense », toutes les autres la contenant implicitement. Lorsque j’affirme en effet que deux et deux font quatre, cela signifie que cette évidence s’impose à ma pensée, et que je pense donc que deux et deux font quatre. La première de toutes les évidences, qui contient toutes les autres comme la semence contient l’arbre, est donc l’évidence de la pensée envers elle-même, et l’aperception par l’âme de la lumière naturelle au sein de laquelle toute idée paraîtra à ses yeux.
            Par cette autosaisie de l’âme inspectant la lumière qui se répand en son intérieur (le cogito est la révélation métaphysique de l’intériorité pensante, qui seule peut être absolument dite « intérieure » ; ce qui n’est sans doute pas sans rapport avec un genre nouveau en lequel les peintres hollandais alors excellent : les « intérieurs », par exemple ceux de Pieter de Hooch, qui surprennent la vie secrète d’une mère et de son enfant dans une pièce doucement éclairée et dont les portes entrouvertes font deviner des corridors ou donnent sur d’autres pièces, dans un développement qu’on pressent devoir être infini), par cette révélation intuitive de la coprésence de la pensée à elle-même, je sors enfin du doute, et rencontre un point fixe et inébranlable, dont aucun malin Génie, si puissant fût-il, réussira à me déloger. Qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait m’empêcher de reconnaître, par le seul soin qu’il prend à me tromper, que j’existe. Et, quelle que soit la fausseté des idées qu’il insinue dans mon esprit, quelle que soit la virulence des influences malignes qui font de moi la proie d’un complot universel, il y a en moi de la pensée (« hic invenio : cogitatio est »), et il appartient à moi seul de faire fructifier l’or qui repose dans l’habitacle de mon esprit, de thésauriser le joyau de l’évidence et de mieux jouir d’un fonds qui est tout à moi. Le malin Génie peut bien insinuer le doute jusque dans les vérités mathématiques, parce qu’elles se fondent en un certain sentiment d’évidence qui est autre qu’elles-mêmes, mais il ne saurait faire que le cogito même soit faux, car il n’est ici aucune médiation entre la pensée et l’existence, et que l’âme s’aperçoit immédiatement elle-même, par une intuition que rien ne conditionne. Le paranoïaque n’ose pas penser par lui-même, et s’imagine toujours la proie d’un complot qui le manipule. La peur d’être manipulé est toujours la peur des esprits faibles. Nous connaissons ces gens qui ne cessent de répéter que les journaux nous mentent, que les politiciens nous débitent des fables, et que nos voisins hypocrites tiennent devant nous un langage tout différent de celui qu’ils tiennent en notre absence. Qu’importe, leur répond Descartes : la pensée qui est en nous, douée d’une lumière comme d’une vie propre, sera plus forte que les échafaudages toujours instables de la duplicité ou de la mystification. Le paranoïaque doute, plus encore que des autres, de sa propre pensée, trop débile pour oser prendre appui sur elle-même. Descartes, quant à lui, connaît la puissance de penser qui est en lui, et par ce point d’appui sauvé de la dépression du doute, reprend confiance et sent renaître en lui la volonté de chercher ce qui est vrai, et de le distinguer d’avec le faux, volonté qui est l’âme de notre âme et comme la flamme qui fait l’esprit vivant. Il apparaît ainsi, par la seule progression de l’ordre des raisons, que l’âme qui est la « chose » qui pense en nous, est entendement quand elle reçoit l’illumination d’une évidence, comme elle vient de le faire, par le cogito, à l’égard de sa propre lumière, mais qu’elle est volonté quand, privée d’évidence, elle ressent cruellement le besoin d’une vérité qui puisse nourrir son appétit infini de savoir. C’est ainsi que la « chose qui pense » est, selon le pas de la méthode, tantôt entendement (faculté d’apercevoir l’évidence) et tantôt volonté (élan qui porte l’esprit vers des vérités toujours nouvelles). Il faudra nous en souvenir pour la suite du chemin. On comprend que le philosophe de Rembrandt, tout tassé sur lui-même et comme figé par le mystère surhumain de sa propre méditation, demeure immobile, à jamais stationnant dans le temple où la pensée est admise à contempler sa propre lumière. Mais le sujet cartésien, ce personnage énigmatique qui s’exprime à la première personne dans le texte des Méditations, ne demeure pas en extase immobile devant le mystère de sa propre pensée, il cherche aussitôt à s’aider de cette évidence pour enrichir le trésor de ses connaissances. C’est pourquoi l’évidence par laquelle la pensée a l’intuition de la vie qui l’anime demande, aussitôt aperçue par l’esprit (mais il est vrai que cette vérité première demande du temps avant de paraître pleinement aux yeux de l’esprit), à être dépassée plutôt qu’approfondie. Aussi est-elle moins un sanctuaire devant lequel nous devons tomber en adoration, qu’un point d’appui qui permet au levier de la pensée d’agir et de se porter plus avant : « Archimède – écrit Descartes comme pour annoncer le cogito qui est alors imminent – pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu’un point qui fût fixe et assuré » (Méd. II) ; et dans La Recherche de la vérité : « Car à partir de ce doute universel, comme à partir d’un point fixe et immobile, je me suis proposé de faire dériver la connaissance de Dieu, de vous-mêmes et de toutes les choses qui existent dans le monde » (891). C'est ainsi que l’entendement cartésien n’est jamais contemplatif, mais qu’il sert la volonté qui tend toujours à progresser sur le chemin de la méthode. Et tandis que le paranoïaque demeure prisonnier des rêveries que son imagination faussée tisse autour de lui-même, le philosophe cartésien poursuit son chemin, et ne cesse d’accroître la puissance du vrai qui désormais illumine intérieurement son âme.
            Toutefois, et avant de nous porter vers une évidence supérieure, il importe de revenir sur le cogito lui-même pour bien mesurer l’ampleur de notre découverte, et la véritable nature de qui nous est apparu. Nous nous étions étonnés d’une philosophie qui prend la parole à la première personne, et avions rappelé à ce propos les Confessions d’Augustin : l’évêque d’Hippone relate devant Dieu les tribulations d’une âme qui, du paganisme, se convertit (ou plutôt « est convertie ») au christianisme, et le « je » qui s’exprime dans le récit de cette conversion est celui, personnel et irréductible à tout autre, d’un individu unique, Augustin, et qui demande à être reconnu et jugé pour tel par le Dieu qui l’a sauvé du désespoir. Le « je » du cogito, c'est-à-dire l’existence qui s’exprime dans le texte des Méditations cartésiennes, est en revanche un « je » impersonnel, qui ne se rapporte nullement à Descartes en particulier, mais qui vaut tout aussi bien pour tout être pensant, c'est-à-dire capable de s’élever à cette intuition fondatrice qui éclaire l’âme, et la puissance de penser qui est en elle, en la portant à la conscience d’elle-même. Le « je pense » ne signifie nullement « moi, René Descartes, je pense », mais fait signe au contraire vers la vie de l’esprit qui est en tout un chacun, c'est-à-dire en tout homme en tant qu’il est humain, et non automate ni machinal, donc en tant que son esprit est assez recueilli et attentif pour s’apercevoir lui-même, et non pas toujours s’oublier dans les objets qui le captivent fugitivement. Le journal métaphysique des Méditations, qui fait se succéder l’ordre des raisons comme autant de journées consacrées à l’exercice de l’esprit (premiers mots de la deuxième méditation : « La Méditation que je fis hier m’a rempli l’esprit de tant de doutes, qu’il n’est plus désormais en ma puissance de l’oublier »), n’est pas un journal intime, il ne rapporte nullement les secrets d’une individualité unique et originale, il est au contraire la phénoménologie de l’esprit humain en tant que tel, c'est-à-dire en tant qu’universel, le récit de l’itinéraire spirituel qui conduit l’intelligence jusqu’à la conscience d’elle-même. Ce bon sens ou raison, naturellement égal en tous les hommes, et que le Discours de la méthode disait être « la chose du  monde la mieux partagée », c’est lui qui tient le récit de son éducation, qui nous rapporte le roman de son apprentissage au cours des six méditations successives. De même que le Discours de la méthode traduisait la vie singulière de l’individu Descartes dans le schéma épuré qui résume le parcours nécessaire de l’esprit en général, de même les Méditations métaphysiques suivent pas à pas l’universel entendement dans sa recherche de la vérité. C’est pourquoi la personne métaphysique qui formule la proposition fondatrice de l’intuition du cogito (« ego sum, ego existo ») ne porte pas de nom propre, mais doit être désignée, comme le fait Descartes, comme « une chose qui pense » (res cogitans), ou une « substance pensante ». Il faut alors se demander à quel type d’existence se rapporte cette intuition première : non pas à un être singulier, Descartes, ou vous, ou moi, mais à l’être même en général, c'est-à-dire à la vérité de l’être en tant que tel. Ce que m’apprend le cogito, c’est ce que signifie véritablement le verbe « être », auxiliaire de toute langue, et sans lequel par conséquent rien de ce qui est humain ne pourrait parvenir à l’existence. Avant la conversion philosophique, qui est la conversion de l’esprit en lui-même, devenu attentif par le doute à la lumière qui l’illumine intérieurement, il me semblait que ce qui existait indubitablement, c’était le monde tel qu’il venait impressionner mes sens ; et inversement, ma propre existence me semblait bien énigmatique, mon âme mystérieuse à mes propres yeux, et je croyais beaucoup plus aisé de connaître les corps qui me sont extérieurs plutôt que l’essence de ma propre pensée. Après la conversion philosophique, cette  perspective se trouve radicalement inversée : l’hypothèse du rêve a mis en doute qu’il existe bien un monde, tandis que le cogito m’a révélé qu’aucune évidence ne s’impose davantage à moi que celle de mon âme pour elle-même. Certes, l’évidence du cogito ne porte nullement sur la nature singulière de mon esprit, selon la forme de son caractère, il me fait prendre conscience de l’universalité de l’esprit qui est en moi, comme entendement ou raison, et il n’y a rien de plus clair ni distinct que cette lumière pure et mentale qui éclaire le théâtre de mes pensées. C'est même son extrême simplicité et son extrême évidence qui rendent paradoxalement le cogito si difficile à percevoir, à la façon des lunettes que les personnes âgées portent sur le nez, et qu’elles cherchent pourtant tout autour d’elles. Tout ce que je pense s’accomplit dans l’illumination intime du cogito, mais mon esprit inattentif, non exercé à la pratique de la méditation, se détourne de cette évidence et oublie malencontreusement le rayonnement qui lui donne la vie. C’est cette puissance intérieure de l’esprit en tant qu’il est pensant que Rembrandt figure sur le tableau du Louvre. D’elle seule, nous pouvons dire, du moins en ce stade de notre parcours métaphysique, qu’elle est. Elle nous donne pour ainsi dire le diapason de l’être, elle est le critérium universel qui nous permet de poser dans l’être l’idée que nous représentons à notre esprit. Seules les idées que nous percevrons avec le même sentiment d’évidence que celui qui nous a fait percevoir, par le cogito, l’existence de notre pensée au plus profond de nous-même, seules ces idées seront les indices d’une existence effective. Pensons-y : nous nous représentons bien des figures et des choses dans le rêve, mais notre pensée assoupie, si elle est encore capable de penser qu’elle voit telle ou telle figure, est néanmoins incapable de s’élever à la pensée de cette pensée, c'est-à-dire à la conscience d’elle-même, et doit se limiter aux représentations inconscientes et larvaires qui se succèdent en désordre au fil de la rêverie. C'est pourquoi nous avons ce sentiment d’irréalité que rien, dans le monde du rêve, n’existe véritablement. C’est ainsi que pour Descartes l’animal perçoit perpétuellement le monde environnant, comme nous percevons les images de nos rêves, et c’est la raison pour laquelle jamais l’animal ne peut s’élever à l’idée de l’être, et donc à la possibilité du langage, dont le verbe être est un auxiliaire universel. Quand je dis, d’une chose, quelle est, cela ne signifie donc nullement que l’impression qu’elle communique à mes sens me permet de poser indubitablement son existence, mais seulement que je la perçois avec la même évidence que la pensée s’aperçoit elle-même par l’opération du cogito. Ce qui revient à dire encore que ma méditation ne m’a conduit pour le moment à n’admettre aucune existence, sinon celle de la pensée qui rayonne en mon intérieur. Et il ne me sera pas possible de sortir de cet isolement tant que je ne rencontrerai pas un être dont l’existence est aussi évidente à mon esprit que ma pensée l’est pour elle-même. C’est donc l’esprit, et non les sens, qui est seul digne d’attribuer l’être : la perception de la vérité n’est pas seulement une représentation subjective, ou psychologique, elle est l’indice que nous rencontrons une existence véritable, et il ne saurait y avoir d’autre critère qui rende compte de ce qui est. C’est bien la raison pour laquelle le cogito ne m’appartient pas en propre : il est le signe lumineux par lequel accède enfin à l’esprit la présence de l’être en général, l’illumination qui me révèle le véritable sens du verbe « être ». Le cogito est l’échantillon de véracité qui servira désormais de pierre de touche à l’existence, et l’évidence métaphysique est l’indice, chaque fois que je la perçois, que l’être est pour ainsi dire en train de frapper à la porte de ma méditation.


NOTES

1- Si l’on souhaite traduire dans un registre purement biographique ce parcours spirituel, dont la valeur est universelle, on rappellera que Descartes quitte le Collège de la Flèche à 18 ans, qu’il s’engage dans les armées et suit leur campagne pendant 5 ans, jusqu’à l’hiver dans un village d’Allemagne – il a alors 23 ans – pendant lequel il se rencontre lui-même ; il reprend alors sa vie errante pendant près de 9 ans, avant de se fixer définitivement en Hollande en 1628, à l’âge de 32 ans, et de se consacrer entièrement à la construction de son œuvre.

2- Le titre exact est le suivant : Méditations métaphysiques touchant la première philosophie, dans lesquelles l’existence de Dieu et la distinction réelle entre l’âme et le corps de l’homme sont démontrées.

3- « J’ai été nourri aux lettres dès mon enfance; et, pourcequ’on me persuadoit que par leur moyen on pouvoit acquérir une connoissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j’avois un extrême désir de les apprendre » (Discours, I).

4- « … on s’accoutume à douter de tout, et principalement des choses corporelles, encore que j’eusse vu il y a longtemps plusieurs livres écrits par les sceptiques et les académiciens touchant cette matière, et que ce ne fût pas sans quelque dégoût que je remâchais une viande si commune… »  (Seconde Réponses, 367).

5- Méditation sixième, avant dernier paragraphe : « Je dois rejeter tous les doutes de ces jours passés, comme hyperboliques et ridicules, particulièrement cette incertitude si générale touchant le sommeil, que je ne pouvais distinguer de la veille » (334).

6- « La philosophie est écrite dans ce livre immense qui est continuellement ouvert sous nos yeux (je veux dire l’univers), mais qu’on ne saurait déchiffrer sans en entendre la langue (intender la lingua), sans en connaître les caractères, en lesquels il est écrit. Or il est écrit dans le langage des mathématiques (in lingua matematica), et ses caractères sont les triangles, les cercles et autres figures géométriques sans l’aide desquels il est humainement impossible d’en comprendre ne serait-ce qu’un mot (i quali è impossibile a intenderne umanamente parola), Galilée, Lettre à Liceti, 11 janvier 1641.

7- Voyez la leçon précédente : « Le Chemin de la vie ».

8- Valéry, « Le Retour de Hollande » (1926), dans Variété, « Etudes philosophiques » (Pléiade, Œuvres, tome I, p. 852) : « Ces petits philosophes de Rembrandt sont des philosophes enfermés. Ils mûrissent encore dans le poêle. Un rayon de soleil enfermé avec eux éclaire leur chambre de pierre, ou, plus exactement, crée une conque de clarté dans la grandeur obscure d’une chambre. L’hélice d’un escalier en vis qui descend des ténèbres, la perspective d’une galerie déserte introduisent ou accroissent considérablement l’impression de considérer l’intérieur d’un étrange coquillage qu’habite le petit animal intellectuel qui en a sécrété la substance lumineuse. L’idée de reploiement en soi-même, celle de profondeur, celle de la formation par l’être même de sa sphère de connaissance, sont suggérées par cette disposition qui engendre vaguement, mais invinciblement, des analogies spirituelles. L’inégalité de la distribution de la lumière, la forme de la région éclairée, le domaine borné de ce soleil captif d’une cellule où il définit et situe quelques objets et en laisse d’autres confusément mystérieux, font pressentir que l’attention et l’attente de l’idée sont le sujet véritable de la composition. »

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