Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


   

Mise en ligne : 1-11-2016
Terminale, lycée Henri IV, 1991-92

 

 

 

ARISTOTE

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

DELEUZE

DESCARTES

1- Initiation à la phillosophie cartésienne

2- Discours de la méthode

a)- Introduction

b)- Première partie

c)- Deuxième partie

d)- Troisième partie

e)- Quatrième partie

f)- Cinquième partie

g)- Sixième partie

3- Méditations métaphysiques

4- La Mélancolie

5-Descartes et la musique

DIDEROT

DOSTOÏEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

KANT

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-ANGE

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

PLATON

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

 

 

 

 

 

 

 

DESCARTES
 
DISCOURS DE LA METHODE (1637)
 
COMMENTAIRE

I- Troisième partie

I- Première maxime
II- Troisième maxime
III- Deuxième maxime
IV- Le voyage, à nouveau

***

            Le premier temps de la fondation a vocation théorique : il s’agit de se donner une méthode pour mettre de l’ordre en ses pensées, pour se rendre maître et s’approprier son esprit (Deuxième partie). Le second temps de la fondation a vocation pratique : « Quelques règles morales tirées de la méthode. » Il apparaît donc que le théorique précède et commande le pratique : la morale n’a d’autre fin que de préserver l’autonomie de la res cogitans, dont la vocation première est de se consacrer tout entière à l’enrichissement de ses connaissances. Comme Descartes l’écrit lui-même plus loin : « … les trois maximes précédentes n’étaient fondées que sur le dessein que j’avais de continuer à m’instruire. » C’est pourquoi les règles de la morale ici énoncées sont surtout préventives, plutôt que curatives : elles ne constituent pas des remèdes qui confèrent la béatitude, mais préservent seulement la tranquillité de la méditation. Elles n’apportent nullement la santé de l’âme mais diminuent seulement le risque de la maladie. C’est pourquoi cette morale est provisoire, ou « par provision » : simplement négative, elle énonce ce qu’il ne faut pas faire plutôt que ce qu’il faut faire. Morale du dégagement plutôt que de l’engagement : puisque le philosophe est au monde, il convient de faire en sorte que le monde trouble, le moins qu’il est possible, la sérénité du philosophe. Dans la préface aux Principes, Descartes fait allusion à cette « morale imparfaite qu’on peut suivre par provision pendant qu’on n’en sait point encore de meilleure. » Plus tard, la connaissance métaphysique de la pensée par elle-même permettra d’établir la générosité – qui est l’équivalent pour la morale de ce qu’est le cogito pour la connaissance – comme la « clé » de toutes les passions. Alors, la moralité sera réelle, et non plus formelle. Elle possèdera un contenu propre : l’estime de soi, le contentement et la jouissance de l’infinité qui est en nous.
            Mais nous n’en sommes pas encore là : de même que le traité Les Passions de l’âme suppose les Méditations de Philosophie première, de même les Méditations elles-mêmes supposent le Discours, c'est-à-dire l’histoire de l’esprit qui se cherche lui-même, mais ne s’est pas encore trouvé. C’est pourquoi les règles de la méthode spéculative étaient provisoires (Deuxième partie) comme sont provisoires les maximes de la morale (Troisième partie).
            Quelle fin poursuit ici Descartes ? Nous l’avons dit : il s’agit de régler la relation Moi / Monde au mieux des intérêts du Moi et pour que soit préservée, le plus qu’il est possible, la tranquillité de l’esprit. Le projet cartésien s’ouvre donc par une initiative résolument antiromantique : ce n’est nullement par la révolte ou le défi que le sujet s’affirme face au monde, mais plutôt en faisant la paix, en nouant avec le monde une relation pacifique. Selon Descartes, ce n’est pas en s’opposant au non-Moi que se pose le Moi, mais en préservant son indépendance et en cultivant son intérieur,  partageant justement, entre le Moi et le Monde, les droits et les devoirs. Tout le but de cette morale est d’éviter le conflit et de préserver la paix. Les dernières lignes de cette troisième partie nous apprennent que si Descartes choisit de s’établir en Hollande, c’est surtout parce que la guerre est finie et qu’on peut y « jouir des fruits de la paix avec d’autant plus de sûreté. » Descartes, métaphysicien paisible. Le philosophe se désintéresse donc ici des véritables buts de la méthode (cultiver à loisir le trésor intérieur de son esprit) et ne se préoccupe que de régler ses comptes avec le Monde.
            Qu’est-ce qu’un traité de paix ? C’est une reconnaissance d’indépendance mutuelle, le respect réciproque de deux autonomies. Descartes, par les règles de la morale par provision, entreprend donc de définir les droits que le Monde a sur lui et les devoirs qu’il se reconnaît envers le Monde. Les premiers sont définis dans la première maxime, les seconds dans la troisième.

I- Première maxime

« Obéir aux lois et aux coutumes de mon pays ». C’est ainsi que le monde est en droit de demander au sujet pensant l’obéissance aux règles civiles. Il faut bien comprendre que cette obéissance est d’autant mieux fondée que ces règles sont dépourvues de toute vérité. Descartes, voyageur et lecteur de Montaigne, sait que le droit et la jurisprudence sont fondés sur l’opinion et non sur la connaissance. Il serait donc dérisoire de se révolter contre l’ordre établi puisque tout ordre civil est arbitraire, et que cet arbitraire – la loi est fondée en convention, non en nature – est cependant nécessaire pour que soit préservée la paix sociale : « Et encore qu’il y en ait peut-être d’aussi bien sensés parmi les Perses ou les Chinois que parmi nous, il me semblait que le plus utile était de me régler selon ceux avec lesquels j’aurais à vivre. » L’allusion faite ici aux vœux (religieux), et aux contrats (sociaux, ou civils) montre combien Descartes est redevable – dès 1637 – à la tradition du droit naturel : « Non que je désapprouvasse les lois qui, pour remédier à l'inconstance des esprits faibles, permettent [...] qu'on fasse des voeux ou des contrats qui obligent à y persévérer... » A l’inverse du droit divin, le droit naturel ne reconnaît en la loi que le contrat des hommes entre eux, dont la légitimité n’est donc que relative et jamais absolue. Remarquer ici l’audace de Descartes qui inclut le vœu religieux – que toute Eglise exige, et non seulement la catholique – dans le relativisme général des opinions. C’est pourquoi il serait ridicule de réformer, au nom de la vérité, une loi nécessairement dépourvue de vérité.
            La première maxime (« obéir aux lois et aux coutumes de mon pays ») préserve le philosophe de la folie d’Alceste, qui entreprend de réformer le monde au nom d’un idéal qui n’existe que dans son imagination et, voulant instaurer la justice, ne fait que semer le trouble. Faut-il pour autant réduire cette maxime de la morale provisoire à l’éloge du plus plat conformisme. Il faut avouer qu’elle y ressemble. Cependant :
            1)- Cette concession envers la coutume est aussi reconnaissance de la souveraineté d’autrui. Alceste est enfermé dans sa propre folie, prisonnier de cette vérité chimérique qu’il exige des autres, et qui ne le préserve nullement de l’attrait qu’exerce sur lui la plus artificieuse des femmes (la plus consciente aussi de sa liberté et de ses droits). Descartes, à l’inverse d’Alceste, est ouvert aux autres et curieux de leur diversité. L’étranger jouit toujours à ses yeux d’un parti-pris favorable. C’est pourquoi la morale provisoire incite à la compréhension plutôt qu’à la polémique. Aussi ne faut-il pas accorder trop d’importance aux opinions – mal fondées, donc diverses et inconstantes – mais bien plutôt aux actions qui expriment bien plus exactement la vertu authentique : « Je devais donc plutôt prendre garde à ce qu’ils pratiquaient qu’à ce qu’ils disaient. »
            2)- La concession n’est qu’apparente. Je ne reconnais l’autorité de la loi que pour mieux préserver l’autorité de mon esprit sur mes propres pensées. Je ne m’incline devant le roi que dans l’intérêt et pour le confort de ce roi que je suis pour moi-même, souverain intérieur jaloux de son indépendance et de ses prérogatives. A Mersenne, 15 avril 1630 : « Je crains plus la réputation que je ne la désire, estimant qu’elle diminue toujours en quelque façon la liberté et le loisir ce ceux qui l’acquièrent, lesquels deux choses je possède si parfaitement, et les estime de telle sorte, qu’il n’y a point de monarque au monde qui fût assez riche pour les acheter de moi. » C’est ainsi que l’obéissance à la loi n’engage que le comportement extérieur, et nullement la conviction du for intérieur. Aussi le contrat qui engage l’individu dans la communauté civile ne contredit-il pas la liberté de penser par soi-même, et d’être seul juge de ce qu’il convient de recevoir ou de révoquer en sa créance : « Je mettais entre les excès toutes les promesses par lesquelles on retranche quelque chose de sa liberté. » L’Edit de Nantes reconnaissait en 1598 la liberté d’opinion et de croyance, et mettait ainsi fin aux guerres de religion. De même, Descartes établit ici un traité de paix avec le monde, met fin aux « humeurs inquiètes » des réformateurs et fonde ainsi, en sa souveraineté, la liberté de conscience.

II- Troisième maxime

            La première maxime définit – et par conséquent limite – le droit auquel le Monde soumet le Moi. La troisième maxime définit les devoirs dont le sujet est redevable envers le Monde : « Tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune et à changer mes désirs que l’ordre du monde. »
            Si la première maxime reconnaît l’autorité d’une loi extérieure et objective, la troisième affirme la nécessité d’une loi intérieure et subjective. Ici encore, il s’agit d’une limitation : contenir les prétentions de la volonté dans le domaine du possible, et ne prétendre être maître que de ce qui dépend de nous, à savoir nos pensées.
            La première maxime définit les limites du domaine du monde : le contrat social sur lequel est fondée la loi. La troisième maxime définit les limites de la volonté : ce qui dépend en effet de nous (« il n’y a rien qui ne soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées »). Ainsi, pour être content de soi-même, il faut d’abord reconnaître et accepter les limites de son propre domaine – l’étendue exacte de la souveraineté de la conscience et l’horizon de notre liberté. Morale négative, et préventive ici encore : on ne nous dit pas le contenu réel de la liberté, mais celui plutôt de ce qui la menace ; non ce qu’est la liberté vraie, mais seulement ce qu’elle n’est pas. Aussi faut-il la guérir des chimères qui le corrompent, comme de regretter « de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou du Mexique », elle qui règne, comme sur son bien propre, sur le royaume de la libre pensée. Ni de désirer « d’être sains étant malades, ou d’être libres étant en prison […] ou d’avoir des corps d’une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. » Réminiscence de la sagesse stoïcienne, et tout particulièrement d’Epictète : je ne suis redevable moralement que de ce qui dépend effectivement de moi, mais non de la fortune ni de l’ordre du monde : « … le secret de ces philosophes qui ont pu autrefois se soustraire à l’empire de la fortune et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec les dieux. » Pourtant, Descartes inverse ici l’orgueil stoïcien – faire de l’homme un dieu – en humilité morale : reconnaître ses propres limites. Aussi ne s’agit-il ici nullement de la béatitude – qui est le contenu effectif de la morale véritable – mais plus modestement des limites dans lesquelles nous devons contenir nos désirs. La volonté – qui est potentiellement infinie en nous – ne peut s’actualiser que dans « les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles. » Quand elle s’emporte et se croit dispensée des leçons de l’entendement, elle erre et se perd dans les chimères.
            Ainsi Don Quichotte – qui ne veut pas écouter les sages conseils de Sancho – qui combat contre les moulins à vent et confond ses rêves avec la réalité. La première maxime apprivoise l’incommodité d’Alceste et enseigne le respect de la coutume, quelque fausse et arbitraire puisse-t-elle paraître. A l’orgueilleux qui se croit seul détenteur de la vérité, elle oppose la sagesse relative de la convention. La troisième maxime corrige la folie de Don Quichotte, enseigne à mieux mesurer le possible et à ne pas le confondre avec cet impossible que l’illusion romanesque fait paraître vraisemblable. L’une et l’autre limitent deux domaines – celui du Monde et celui du Moi – pour que soit mis fin à la guerre et que l’un n’empiète pas sur l’autre. Ainsi (première maxime) je me soumets à la coutume, mais je garde ma liberté de conscience ; je modère mes désirs (troisième maxime), mais je suis le seul maître de mes pensées.

III- Deuxième maxime

            Morale du dégagement en effet, et non de l’engagement : le Moi et le Monde évitent – autant qu’il est possible – d’être aux prises l’un avec l’autre, et se reconnaissent une mutuelle indépendance. Morale provisoire également : l’entendement, étendant ses connaissances, étend par là même le domaine propre de la volonté. Descartes attend de la science qu’elle nous rende « comme maîtres et possesseurs de la nature » (Discours VI). Ainsi le véritable engagement – envers le monde, non envers autrui- est technique et non moral, et seule la science est susceptible de mener à bien un projet de réforme universelle. Mais en ce point de départ où se situent la première et la troisième maxime, il ne saurait être question de transformer le monde, mais plutôt de s’en isoler. Or, il est clair que cette relative indépendance n’est pas toujours possible : dans le péril, il faut bien se risquer dans le monde, alors même que l’entendement ne saurait juger avec clarté et distinction. Tel est le sens de la seconde maxime, intermédiaire entre le Moi et le Monde, intermédiaire aussi entre la première maxime – qui reconnaît au Monde l’autorité de la coutume – et la troisième maxime – qui limite le Moi dans la mesure du possible.
            Quand le Monde et le Moi entrent en conflit – en viennent aux prises – alors « ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je le pourrai, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serai une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées. » Il est clair qu’il s’agit ici d’un pis aller : s’il n’y a pas de moyen de sauvegarder son indépendance, alors il faut s’engager résolument dans le monde. Comprendre : se tirer au plus vite d’un mauvais pas. Situation extrême ou extrême péril : « Les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt […] doivent marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté… » Cette situation – celle du voyageur égaré, de l’étranger en exil – est, selon Pascal, la condition même de l’homme, constante et indépassable. Elle est pour Descartes un cas extrême, une situation difficile dont il importe de sortir sans délai. Alors, il faut recourir à l’expédient du pari, c'est-à-dire engager la volonté sans le conseil de l’entendement, donc sans certitude, et se satisfaire du probable : « C’est ma vérité très certaine que, lorsqu’il n’est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables. » Ainsi l’acte de foi – le pari – qui fait selon Pascal toute la grandeur de l’homme, n’est selon Descartes qu’un dernier recours, auquel nous réduisent malheureusement notre misère et notre égarement. Alors que, selon Pascal, le pari est le risque constant que court toute créature responsable, il résulte selon Descartes d’une situation exceptionnelle qui nous place hors de nous-mêmes et nous contraint à des solutions extrêmes. C’est que, selon Pascal, l’homme est jeté au monde, sans asile ni refuge, tandis que pour Descartes l’homme n’est vraiment chez lui que retranché dans son intérieur, comme ramassé au centre de lui-même, dans le foyer rayonnant de sa pensée. Il faut donc, quand il y a péril en la demeure, se résoudre, faute de mieux, à la précipitation et à la prévention, prendre parti sans le secours de l’entendement et, à défaut du certain, se contenter du probable.
            Comme les deux autres maximes, la seconde est une limitation plutôt qu’une affirmation véritable : il s’agit en effet de limiter l’intervention de la volonté privée des lumières de l’entendement au seul danger qu’on ne peut éviter. Ainsi Descartes, raconte Adrien Baillet, voyageant en novembre 1621, sut tenir en respect, en dégainant l’épée, quelques mariniers qui projetaient de le jeter dans l’Elbe pour s’emparer de ses biens. Inversement, le forcené qui, à toute occasion, tirerait l’épée ressemblerait à Matamore toujours livrant des batailles imaginaires.
            D’où il apparaît que les trois maximes ont pour effet seulement négatif de nous préserver de tout excès, « tout excès ayant coutume d’être mauvais », et d’évaluer l’exacte balance qui mesure la relation mutuelle du Moi avec le Monde. Ainsi serons-nous préservés de l’incommodité d’Alceste (première maxime), de la folie de Don Quichotte (troisième maxime), et enfin de la fureur guerrière de Matamore (seconde maxime). Morale minimale qui, dans le doute suspend non seulement le jugement mais aussi l’action, le plus qu’il est possible. Morale provisoire qui annonce pourtant la véritable morale, celle de la béatitude, puisque les trois maximes n’ont d’autre but que de préserver la tranquillité de la chose pensante, et de l’inciter de cette façon à la sérénité de la méditation (c’est le thème de la quatrième partie).
            Dans une lettre à la princesse Elizabeth du 4 août 1645 ; Descartes reprend les trois maximes du Discours de la méthode, mais en les rapportant cette fois au but véritable de la vraie morale, qui est « la béatitude qui consiste, ce me semble, en un parfait contentement d’esprit et une satisfaction intérieure. » Orientées vers cette fin suprême, les trois maximes sont alors interprétées différemment, et livrent leur véritable sens : la première, « qu’il tâche toujours de se servir, le mieux qu’il est possible, de son esprit, pour connaître ce qu’il doit faire ou ne pas faire en toutes les occurrences de la vie. » Le Discours place l’accent sur la loi et la coutume qui règnent dans le monde. La lettre à Elizabeth met au contraire l’accent sur la libre disposition, par le sujet pensant, de ses propres pensées. Ainsi, de la morale provisoire à la morale véritable, la maxime s’intériorise. La troisième maxime enseigne à chasser de notre for intérieur les désirs qui entraînent « regret ou repentir », « impatience ou tristesse ». Il n’est donc plus question ici de l’ordre du monde, mais plutôt de la félicité intérieure et du contentement de soi-même. De provisoire qu’elle était, la morale devient métaphysique en prenant appui, non sur le monde, mais sur la richesse intérieure du sujet pensant. Enfin la seconde maxime s’énonce ainsi : « Qu’il ait une ferme et constante résolution d’exécuter tout ce que la raison lui conseillera, sans que les passions ou ses appétits l’en détournent. » Il ne s’agit donc plus de faire face résolument au péril, mais d’affirmer la souveraineté de la raison, que rien ne doit pouvoir ébranler.
            Ainsi pouvons-nous dire que, selon la morale par provision du Discours, le Monde prend l’initiative sur le Moi, qui se soumet ; mais selon la morale métaphysique de la béatitude – ici, dans la lettre à Elizabeth du 4 août 1645 – le Moi prend l’initiative sur le Monde et le soumet. Entre les deux, l’expérience originaire du cogito qui assure un point d’appui et opère le renversement de la situation. On remarquera cependant que, dans le Discours lui-même, les trois maximes de la morale par provision tendent vers une quatrième, qui leur sert de conclusion et prépare leur renversement dans la véritable morale, métaphysiquent fondée  : « Enfin, pour conclusion de cette morale […] je pensai que je ne pouvais mieux que de continuer en cette occupation même où je me trouvais, c'est-à-dire que d’employer toute ma vie à cultiver ma raison, et m’avancer autant que je pourrai en la connaissance de la vérité, suivant la méthode que je m’étais prescrite. » La conclusion énonce la vérité latente de ce qui précède, et formule le contenu effectif de la morale cartésienne, que les trois précédentes maximes ne définissaient que négativement, et par limitation. « Les trois maximes précédentes n’étaient fondées que sur le dessein que j’avais de continuer à m’instruire. » Il est vrai qu’il ne s’agit encore que d’un programme que seule une méditation métaphysique pourrait assurer et fonder. Mais avant d’en venir là, il faut que le sujet – res cogitans – fasse l’expérience de lui-même, éprouve en lui-même la puissance de penser et de juger. A cette fin, il est nécessaire qu’il exerce son entendement selon la méthode spéculative (deuxième partie) en faisant progresser ses connaissances et en cherchant la vérité dans les sciences ; et qu’il exerce son jugement en voyageant de par le monde, selon la morale provisoire (troisième partie) et en aiguisant sa perspicacité et son sens critique par l’examen des diverses opinions qui règnent dans le monde.

IV- Le voyage, derechef

            Ainsi la retraite dans un village d’Allemagne est aussi l’origine d’un nouveau départ pour un nouveau voyage – non plus cette fois errance sceptique (première partie) mais initiation à la philosophie véritable (quatrième partie) et enrichissement personnel : « Et en toutes les neuf années suivantes, je ne fis autre chose que rouler ça et là dans le monde, tâchant d’y être spectateur plutôt qu’acteur en toutes les comédies qui s’y jouent. » Le voyageur a changé de ton : il ne s’agit nullement de s’évader du cabinet où s’enferme « l’homme de lettres » pour s’enquérir du grand livre du monde. La seconde partie – la seconde étape – du Discours a rendu lisible la pensée pour elle-même, en enchaînant les idées selon l’ordre des raisons. Le voyageur désormais voit clair en lui-même, et c’est muni d’une méthode (provisoire) et d’une morale (provisoire) qu’il se remet en route.
            C’est ainsi que deux motifs peuvent nous convaincre à partir en voyage : la recherche de la vérité, ou l’espérance d’une rencontre essentielle (la première partie du Discours dit la déception de cette entreprise), ou bien la vérification de ce que nous tenons pour vrai. Le long voyage – neuf ans ! – évoqué en cette fin de la troisième partie du Discours, n’est plus une quête, mais plutôt un affermissement, et une confirmation. Le leçon du voyage a cessé d’être sceptique – ce qui qualifie exactement le regard du spectateur (skeptomai : considérer avec attention, prendre le temps de la réflexion ; skepsis : examen, recherche) – pour être méthodique : « Non que j’imitasse pour cela les Sceptiques, qui ne doutent que pour douter et affectent d’être toujours irrésolus car, au contraire, tout mon dessein ne tendait qu’à m’assurer et à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc ou l’argile. »
            Le voyage est alors l’épreuve de la fondation et comme le test de la méthode. Il est le temps de la thésaurisation et de l’accumulation : le voyageur – « jouissant de son loisir sans s’ennuyer » – « profite » de chaque rencontre, maîtrisant désormais sa relation avec le monde, recevant en sa créance ce dont il fait son bien, révoquant en doute l’obscur et le confus. C’est ainsi que la variation du voyage est errance pour celui qui ne s’est pas trouvé, et enrichissement pour celui qui jouit de lui-même. De même que le voyage de la troisième partie du Discours diffère de celui de la première partie, de même les quartiers d’hiver dans un village d’Allemagne (deuxième partie) diffèrent de l’établissement à Amsterdam, qui conclut la troisième partie. La première installation est conversion, retraite, dans l’hiver universel, de la pensée en son centre rayonnant. Expérience extrême et radicale du désillusionné qui, revenu de tout, se retranche du monde pour faire le point. La retraite d’Allemagne dénoue une situation de crise et apparaît comme un dernier recours : « Je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j’avais tout loisir de m’entretenir de mes pensées » ; la retraite à Amsterdam est alors établissement et non conversion, ni épreuve critique. Descartes cherchait parce qu’il n’avait pas encore trouvé ; c’est maintenant parce qu’il a trouvé qu’il cherche. Le village d’Allemagne n’est rencontré que par hasard. C’est un fait, ce n’est qu’un fait : Descartes se trouve en ce lieu dans le moment critique. Amsterdam est choisie inversement de façon concertée : en ce pays, la longue durée de la guerre fait qu’on y connaît davantage le prix de la paix, et qu’on veut jouir de ses fruits. L’hiver qui environne la retraite d’Allemagne est à l’image du doute qui a ravagé les fragiles certitudes de l’enfance. La richesse et l’activité commerciale qui règnent à Amsterdam – « un grand peuple fort actif et plus soigneux de ses propres affaires que curieux de celles d’autrui » – sont à l’image de l’enrichissement spirituel du voyageur au long cours – visiteur méthodique et non plus chevalier errant. Enfin, à l’isolement farouche de la première retraite, s’oppose la fourmilière humaine d’une capitale commerciale qui abrite désormais la méditation du philosophe.
            « Que s’il y a du plaisir à voir croître les fruits en vos vergers, et à y être dans l’abondance jusques aux yeux, pensez-vous qu’il n’y en ait pas bien autant à voir venir ici des vaisseaux qui vous apportent abondamment tout ce que produisent les Indes, et tout ce qu’il y a de rare en Europe ? » (Lettre à Guez de Balzac du 5-5-1631). L’enrichissement commercial d’Amsterdam est ainsi comme l’image matérielle de l’enrichissement intérieur de l’esprit. Le port est ouvert sur le monde – « jusques aux Indes… ». Ainsi le philosophe, se mettant en demeure, reste en communication avec l’Europe savante, et correspond avec tous ceux qui ont fait de la connaissance leur raison d’exister. Le solitaire d’Allemagne coupait les ponts : la conversation pouvait le distraire ou le divertir de l’entretien de ses pensées. L’étranger d’Amsterdam s’établit en un carrefour où circulent les hommes : il est assez fort désormais pour demeurer en lui-même au sein de la foule. Le but est en effet le même : dans ce pays en paix – par conséquent digne d’accueillir la paix de la méditation – comme pendant la trêve de la morte-saison – quelque part dans une Allemagne en guerre – l’essentiel est de demeurer au plus près de soi-même. C’est ainsi qu’au désert inhumain de l’hiver répond le désert humain du grand port grouillant d’activités : « … parmi la foule d’un grand peuple fort actif et plus soigneux de ses propres affaires que de celles d’autrui, sans manquer d’aucunes des commodités qui sont dans les villes les plus fréquentées, j’ai pu vivre aussi solitaire et retiré que dans les déserts les plus reculés » ; « … au lieu qu’en cette grande ville où je suis, n’y ayant aucun homme, excepté moi, qui n’exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit, que j’y pourrai demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne » (lettre à Guez de Balzac du 5-5-1631).


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