Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


    Mardis de la Philo : 18-3-2014
Mise en ligne : 1-11-2014

 

 

 

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5- Le Purgatoire

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DANTE, POETE ET PHILOSOPHE

5- LE PURGATOIRE


             Le Purgatoire met l’Enfer à l’envers. Ce qui est sans doute une façon de remettre le monde à l’endroit, puisque bien des scènes en enfer appartenaient déjà au monde à l’envers, tel le pape simoniaque Nicolas III, plongé pour ses péchés jusqu’à la ceinture dans un trou caverneux, les jambes s’agitant en l’air, cherchant désespérément à échapper aux flammes infernales qui lui lèchent les talons, et mis ainsi sens dessus dessous : « son stato cosi sottosopra » (Inferno, XIX, 90). Du seul point de vue de sa formation géologique, le mont du Purgatoire est très exactement l’image développée en positif du négatif du puits d’Enfer : l’Enfer est comme le moule creux dont le Purgatoire est l’image en relief. Lorsque Satan tombé des cieux, entreprenant de se révolter de son créateur et de conquérir son autonomie, fut entraîné, lui et les anges rebelles, dans une chute abyssale, il vint se ficher sur la terre jusqu’au point central de toute attraction, où s’équilibre et prend fin la chute de toutes choses : le centre de la terre. Il en résulte ce grand entonnoir, gradué selon les neuf cercles infernaux, au fond duquel se morfond Satan, dévorant pour l’éternité les trois plus grands traîtres de l’histoire de l’Humanité : Judas, Brutus et Cassius. Cette énorme cavité ouverte soudain dans les entrailles de la terre provoqua, aux antipodes du point de la chute satanique (le mont du Golgotha à Jérusalem), la surrection d’une montagne dont la hauteur est proportionnelle à la profondeur creusée dans l’autre hémisphère. Tel est le mont du Purgatoire, d’une hauteur démesurée puisqu’il touche à la sphère sur laquelle gravite la lune, et fonctionne ainsi comme une échelle terrestre qui permet de s’élever jusqu’au ciel, ou du moins jusqu’à l’orbe où se meut, sous l’effet d’un moteur angélique, la première des sept planètes qui gravitent autour de notre terre. La structure même du Purgatorio reproduit celle de l’Inferno : de même que l’enfer, ou cité de Dité, est précédé des quatre cercles de  l’Antinferno, entre l’Achéron et le Styx, où sont condamnés ceux qui ont péché par négligence ou omission plutôt que par volonté, de même le Purgatoire est précédé d’un Antépurgatoire également composé de quatre cercles où se trouvent les âmes qui ont manqué par négligence d’accomplir réellement leur salut : les repentis in extremis, sauvés par une larme de contrition versée au dernier instant, tel Manfred, le fils naturel de Frédéric II (III, 118-120 : « après que mon corps eut été percé par deux coups mortels, je me confiai en pleurs à celui qui pardonne de bon gré ») ; ceux qui, morts de mort violente, n’ont pu recevoir l’absolution pour leurs péchés, tel Buonconte da Montefeltro, tombé à la batille de Montaldino, dont l’âme fut disputée par l’ange et le démon (V, 88-129) ; enfin les princes qui par négligence, non par mauvaise volonté, ont échoué dans leur mission : restaurer la monarchie universelle et purifier l’Eglise des biens temporels qui la corrompent, tels Rodolphe de Habsbourg, Ottokar de Bohême, Philippe III de France, Henri Ier de Navarre, etc (chant VII). Ces paliers successifs forment autant de balcons séparés par des falaises abruptes, dont l’ascension est aride et périlleuse. On parvient alors à la porte du Purgatoire, dans une brèche de la roche (« au lieu où d’abord le rocher m’avait semblé brisé, comme une brèche qui fend un mur » : IX, 73-75), gardée par un ange de lumière et précédée de trois marches taillées dans des pierres précieuses. Porte étroite, qui ne s’ouvre que pour ceux qui se sont assez purifiés pour s’élever jusqu’à cette hauteur, et qui sont dignes de passer par les épreuves suivantes de la purgation rituelle. De même, parvenus au pied des remparts imposants de la forteresse de Dité, qui s’élève sur l’autre rive du Styx, Dante, dont l’âme n’a pas encore été jugée, et Virgile, qui appartient aux Limbes, avaient dû attendre qu’un Ange du ciel vienne pour contraindre les démons à ouvrir la porte de l’Enfer (chant IX). Mais tandis que cette porte est immense, pour accueillir tout ce qui sombre dans l’abîme, inversement la porte du Purgatoire est étroite, comme celle du Paradis, et n’accueille que les âmes qui se sont librement imposé à elles-mêmes l’épreuve de la pénitence. Au-delà de ce seuil, se succèdent sept corniches, chacune correspondant à la purification de l’un des sept péchés capitaux, de l’Orgueil jusqu’à la Luxure, l’ascension prenant fin avec le Paradis terrestre qui culmine au sommet, dont l’enceinte est fermée par une muraille de feu que seules les âmes pures peuvent franchir sans dommage. La montée du Purgatoire effectue ainsi à rebours le périple accompli par l’histoire des hommes depuis la chute d’Adam et Eve : à l’exclusion du paradis terrestre qui ouvrit l’ère du péché, sur une terre d’exil où règnent le travail, la souffrance et la mort, répond la reconquête du paradis perdu, la victoire sur le Temps comme sur la Mort, et l’élévation des âmes bienheureuses dans la vie éternelle.
            L’abîme de l’enfer est la trace béante d’une chute première ; inversement, la montagne du Purgatoire est la matérialisation d’un élan, une sorte de tremplin offert aux âmes capables de se purifier par un effort de leur propre volonté, de s’affranchir progressivement de la pesanteur du péché et de se rendre ainsi disponible à l’élévation de la grâce. Les âmes du Purgatoire sont ardentes à vaincre l’attraction qui les retient à la terre, et à prendre leur essor vers le ciel. En Enfer comme au Paradis, les damnés comme les élus sont à leur place pour l’éternité, selon l’ordre rigoureux d’un jugement dernier, contre lequel il n’est plus possible de faire appel. En revanche, le Purgatoire est un lieu d’intenses mouvements, les âmes en voie de purification cherchent passionnément le chemin de leur salut, elles se hâtent et voudraient raccourcir le délai de leur délivrance. L’enfer et le paradis sont des demeures, le Purgatoire est le chemin d’un pèlerinage : « Nous sommes pèlerins comme vous, noi siam peregrin come voi siete », dit Virgile aux âmes qui débarquent, dépaysées, sur la plage au pied du mont (II, 63). Bien souvent, les âmes ne concèdent que quelques instants aux questions des deux voyageurs, et s’empressent de retourner à l’épreuve de leur pénitence. D’autres fois, le Purgatoire est comme parcouru de grands mouvements incontrôlés, qui semblent chercher éperdument le dieu de leur désir, et dont le manque les fait cruellement souffrir. Il arrive même à Dante de comparer, par une curieuse fusion du chrétien avec le païen, du Christ et de Dionysos, le cortège des âmes du Purgatoire à une Bacchanale en furie, criant après son dieu : « Comme autrefois l’Ismène et l’Asope [fleuves de Béotie où l’on vénérait Bacchus] voyaient près d’eux, la nuit, une foule en furie, chaque fois que Thèbes invoquait Bacchus, tels par ce cercle ils vont [il s’agit des âmes qui ont péché par Acedia, à la fois Tristesse et Paresse], par grandes foulées, à ce que je vis d’eux, en venant, chevauchées par bon vouloir et juste amour […] “Vite, vite, ne perdons pas de temps par manque d’amour !, criaient les autres, le zèle à bien agir fait reverdir la grâce” » (XVIII, 91-105). Les âmes du Purgatoire sont ivres de prendre leur essor, et leurs troupes toujours frémissantes évoquent encore aux yeux de Dante les multitudes d’oiseaux qui tournoient avant prendre la route des vols migratoires : « Comme les grues s’envolent en partie vers les monts Riphée [que les anciens situaient chez les Hyperboréens], en partie vers les sables, les unes fuyant le gel, les autres le soleil, une bande s’en va, l’autre s’en vient ; elles reviennent, pleurant, au premier chant, et au cri qui leur convient le mieux » (XXVI, 43-48). Le vertige qui s’empare de ces âmes avides de rédemption est semblable à la souffrance de la métamorphose qui, de la momie de la chrysalide, fait naître l’insecte ailé : « Ne voyez-vous pas que nous sommes vers, nés pour former l’angélique papillon qui vole sans écrans vers la justice ? De quoi s’enfle si haut votre âme, si vous n’êtes qu’insectes manqués, comme larves, où la croissance fait défaut ? » (X, 124-129). Sur la montagne du Purgatoire, l’air est tout entier vibrant du désir de déployer ses ailes. Pour réussir cet envol, le corps de la créature doit s’alléger, consumer la part terrestre qui le fait pesant, et progressivement se transmuer en un corps impondérable de lumière, non de chair. C'est ainsi que les âmes du Purgatoire, selon les degrés de leur ascèse, sont en voie d’immatérialisation : elles ne cessent de s’étonner de ce que l’âme de Dante soit encore revêtue de son habit charnel, et que seul, pour cette raison, il fasse obstacle aux rayons du soleil, projetant son ombre sur la paroi rocheuse. Dès le chant II, les âmes amassées sur la plage devant laquelle s’élèvent « les dures falaises du haut rivage ; duri massi de l’alta ripa » (III, 70-71) s’étonnent de ce corps organique : « Les âmes, qui s’étaient aperçues, à me voir respirer, que je vivais encore, devinrent toutes pâles d’étonnement » (II, 67-69). Mais cet étonnement devient stupeur superstitieuse quand ces mêmes âmes découvrent que le corps de l’intrus dépose son ombre sur le sable de la plage : « Et lorsque les premiers virent la lumière brisée à terre par mon flanc droit, de sorte que mon ombre allait jusqu’au rocher, ils s’arrêtèrent, puis reculèrent un peu, et tous les autres qui les suivaient, ne sachant pourquoi, en firent de même » (III, 88-93). Tout au long de son ascension, le voyageur et son ombre suscitent, dans l’esprit de ceux qu’ils rencontrent, le même saisissement. Par exemple, alors que les deux poètes, l’un mort l’autre vif, sont encore dans l’Antépurgatoire, Dante entend une âme derrière lui, le désignant du doigt et criant : « Vois, on dirait que les rayons ne brillent pas à gauche de celui d’en dessous, il a l’air de marcher comme un vivant ! Je tournais les yeux à ces paroles, et les vis me regarder avec stupeur, moi seul, moi seul, et la lumière brisée » (V, 4-9). Ce thème est comme un leitmotiv qui scande l’ascension des deux pèlerins, et il revient près de dix fois au cours des trente-trois chants qui composent le Purgatoire (1). C’est que ce corps opaque, résistant à la lumière, est précisément le poids dont les âmes du Purgatoire cherchent passionnément à se délivrer. Pour être digne de Dieu, la créature doit retrouver le corps glorieux qui fut le sien quand elle sortit des mains de son créateur, corps de lumière et de flamme tel qu’on le voit quand paraissent, éblouissants comme des soleils, les anges, tels que seront les bienheureux, âmes à nouveau incarnées après la résurrection de la chair, et jouissant alors éternellement, et en toute plénitude, de la vision béatifique. Le corps de la créature, envisagé en sa pureté originelle, tel qu’en lui-même l’éternité le change, est tout entier lumineux, rapide comme la lumière, s’élevant sans peine vers le ciel suprême, cet Empyrée où l’attend son Créateur. C'est pourquoi les âmes du Purgatoire, impatientes de métamorphoser leur substance en pur rayonnement, se nourrissent de lumière, et s’affaissent quand tombe la nuit. La nuit tombe en effet trois fois sur la montagne du Purgatoire – le monde souterrain de l’enfer méconnaît l’alternance de la nuit et du jour, tout comme l’univers saturé de lumière du paradis, celle, périssable, du soleil d’abord, puis celle éternelle de l’Empyrée – et trois fois Dante et ses compagnons sentent leurs forces les abandonner, et s’effondrent, privés de volonté, à même le sol. C’est sur le quatrième balcon de l’Antépurgatoire, juste avant de parvenir à la porte du Purgatoire, que Dante fait pour la première fois l’expérience de cette dépression. L’âme du poète Sordello, célèbre troubadour du treizième siècle, rencontré au chant VI, fait à Dante  cette leçon : « “Mais vois déjà comme le jour décline, et on ne peut monter pendant la nuit” […] “Comment ? fut la réponse. Celui qui voudrait monter la nuit serait-il empêché par quelqu'un, ou ne le pourrait-il pas ?” Le bon Sordello traça du doigt un trait à terre, en disant : “Vois-tu ? tu ne pourrais franchir ce seul trait après le départ du soleil : non toutefois qu’autre chose t’empêche, sinon les ténèbres nocturnes, d’aller plus haut ; mais avec l’impuissance, elles ôtent le vouloir” » (VII, 43-57). Impatient de retrouver son origine, le corps des vivants est affamé de lumière et dépérit dans la nuit. Ce qui conduit Dante à d’étranges rêveries poético-biologiques sur la formation du fœtus et la constitution de l’organisme. Au chant XXV du Purgatoire, le poète latin Stace, qui vécut sous l’empereur Domitien et qui est appelé à jouer un rôle essentiel dans l’itinéraire spirituel imaginé par Dante, se livre à une longue dissertation d’embryologie et de physiologie : le mélange de deux sangs dans la matrice, vivifié par le souffle du premier moteur qui lui communique sa vertu et son activité, est doué d’une virtù formativa qui rayonne autour de son centre (89), et sculpte ainsi, dans la matière environnante, si subtile soit-elle, le volume d’une tête, d’un tronc et de ses membres (XXV, 34-108). Quand ce processus s’accomplit dans l’élément de la matière terrestre, il engendre un corps de chair, pesant et corruptible ; mais quand il s’effectue dans la pure lumière de l’Empyrée, où prennent naissance les corps angéliques, il donne le jour au corps glorieux, léger, rayonnant et toujours ascensionnel. La catharsis du Purgatoire est certes spirituelle, mais elle est aussi physique : il s’agit de redonner à la chair l’éclat radieux qui était le sien dans l’état pré-lapsaire. La longue leçon de Stace répond à un étonnement de Dante : au chant XXIII, parvenu à la sixième corniche où se décantent les âmes des Gloutons, soumises à un régime ascétique qui en fait des corps décharnés (« Elles avaient toutes les yeux obscurs et creux, et la face pâle, et elles étaient si maigres que leur peau suivait la forme des os […] Les orbites semblaient bagues sans gemmes : qui lit « OMO » dans le visage des hommes aurait bien ici reconnu le M » : XXIII, 22-33), le poète est stupéfié de ce que des âmes sans corps puissent ainsi soumettre le corps à un traitement aussi sévère. C’est que leur corps, répond Stace, est une condensation dans l’air humide du Purgatoire, mélange d’eau et de lumière, comme on le voit quand le soleil dans la pluie fait naître de fugitifs arcs-en-ciel : « Comme l’air, quand il est bien pluvieux, au rayon de soleil qui se reflète en lui, se montre orné de diverses couleurs » (XXV, 91-93).
            Ayant ainsi subi cette cure d’amaigrissement mystique, qui est en vérité le travail par lequel le corps revient à son immatérialité première, la créature s’allège et se rend digne de conquérir le sommet, c'est-à-dire de franchir le seuil du paradis terrestre. L’enfer est l’exécution des peines perpétuelles, le paradis l’ordonnancement des beautés éternelles ; mais le Purgatoire est une épreuve et une histoire, une série d’obstacles qu’il faut apprendre à franchir, un parcours initiatique qui doit nous conduire à la parfaite béatitude. Ici seul le temps nous est mesuré, le grand dessein de la rédemption s’achèvera avec la fin des temps, quand le Christ  de Justice prononcera le Jugement dernier et que ressuscitera toute chair. Les âmes du Purgatoire n’ont pas de temps à perdre, elles ont hâte d’accomplir leur Salut, et chaque jour passé sur la montagne recule de vingt-quatre heures le commencement de l’éternité. C’est pourquoi le temps est ici, à l’inverse des deux autres chants, précisément compté. On se souvient comment la descente dans les neuf cercles de l’Enfer se déroulait du vendredi saint au dimanche de Pâques pendant la première année du Jubilé décrété par le pape Boniface VIII en l’année 1300. L’ascension du Purgatoire, qui lui fait suite, s’effectue pendant les quatre premiers jours du temps pascal, période liturgique pendant laquelle les fidèles s’organisent et se rassemblent autour du Christ ressuscité pour se constituer en Eglise, jusqu’au jeudi de l’Ascension où Pierre reçoit mission de témoigner sur la terre pour la bonne nouvelle de la Rédemption. Le chant du Purgatoire correspond donc à la préparation des catéchumènes au baptême, qui marque leur admission dans le sein de l’Eglise. Dante et Virgile passent le jour de Pâques dans l’Antépurgatoire, les lundi et mardi de Pâques ils gravissent le montagne des sept péchés capitaux – avec une station pour la nuit sur le palier intermédiaire, où l’on purge l’Acedia, qui accable les âmes de sa mélancolie – et franchissent le mercredi de Pâques le seuil du paradis terrestre. Quatre jours pour gagner le paradis, ce n’est guère… C’est là sans doute la raison pour laquelle, comme un homme pressé qui jette un œil à sa montre, Dante ne cesse de rappeler à son lecteur l’heure qui tourne, du lever du soleil à la tombée de la nuit. Les âmes du Purgatoire sont comme harcelées par le temps qui passe. L’inclinaison du soleil (IX, 44 : « le soleil était haut depuis plus de deux heures »), sa position dans les diverses constellations (« C’était l’heure où monter ne voulait pas d’obstacle ; car le Soleil avait laissé le méridien au Taureau et la nuit au Scorpion » : XXV, 1-3), le déclin du croissant de la lune (« le croissant de lune à son déclin avait déjà gagné son lit pour s’y coucher » : X, 14-15), la ronde des Heures (« Déjà les quatre servantes du jour étaient derrière nous ; la cinquième au timon dressait en l’air sa pointe ardente » : XXII, 118-120), sont notés scrupuleusement par  le poète, inscrivant le drame de la purification dans le décours de l’horloge céleste. Des événements scandent cette histoire, et peuvent ainsi être rigoureusement datés. Les jeux ne sont pas faits, la rechute est peut-être possible, puisque le Diable en personne poursuit jusqu’en Purgatoire son œuvre de séduction : l’antique Serpent rôde dans la vallée fleurie, pourtant presque paradisiaque (2), qui précède la porte du Purgatoire. Deux anges aux ailes vertes et armés chacun d’une épée de feu gardent pendant la nuit la troupe des âmes assoupies : « Du côté où le val n’a pas de talus, se tenait un serpent, le même peut-être qui donna à Eve le fruit amer. Entre l’herbe et les fleurs venait l’affreux reptile, tournant de temps en temps la tête et se léchant le dos, comme une bête qui se lisse » (VIII, 97-120). La Mort en ce jardin rappelle la Tentation. Mais il est au Purgatoire d’autres événements qui expriment inversement le Salut. C’est ainsi que chaque fois qu’une âme du Purgatoire parvient à s’affranchir du champ gravitationnel du péché, elle fuse vers le ciel, et cette nouvelle naissance est marquée par un tremblement de la terre, comme un cri saluant le triomphe de la grâce : « Je sentis, comme si elle tombait, trembler la montagne ; un gel me prit, comme il prend celui qui va à la mort […] Gloria in excelsis Deo, disaient-ils tous, à ce que je compris par les voix plus proches dont on pouvait comprendre le cri. Nous étions immobiles, en suspens, pareils aux bergers qui entendirent d’abord ce chant, jusqu’à la fin du tremblement, et de l’hymne » (XX, 127-141). Stace, premier poète païen selon Dante converti au christianisme, qui apparaît soudain au chant suivant comme apparaît le Ressuscité entre les deux pèlerins d’Emmaüs (3), explique le phénomène dont il est lui-même la cause : « Le mont tremble lorsqu’une âme se sent pure, assez pour se dresser et pour monter au ciel ; un cri semblable lui répond » (XXI, 58-60). Entre la venue du Démon et la transe de la délivrance, les épisodes rythment dans le temps le récit du Purgatoire, comme sont datés les martyres des saints dans le calendrier religieux. C’est pourquoi le Temps est souverain dans cette zone de transit où les âmes ne souhaitent pas s’attarder.
            Il ne s’agit pourtant pas de la simple chronologie des faits, c'est-à-dire de l’ordre de la succession, mais plus encore, et d’autant plus qu’on s’élève davantage sur l’échelle mystique des niveaux de purification, d’un temps universel qui rassemble dans l’unité toute la création, donc de l’ordre de la simultanéité. C’est le plus souvent à l’ouverture du chant que Dante inscrit la marque du temps, comme s’il s’agissait pour lui d’un repère préalable au développement du récit. Toujours exprimé dans un langage allégorique et souvent hermétique, cette ouverture capitale, en tête de page, est particulièrement notable au chant IX (1-9) (4), au chant XV (1-9) (5) ainsi qu’au chant XXV (1-3) (6). On remarquera que l’heure universelle (pas seulement sur le mont du Purgatoire, mais encore à Jérusalem), ignorée au chant IX, est relevée aux chants XV et XXV. Plus significative encore est l’ouverture du chant XXVII : « Comme il darde ses premiers rayons là où coula le sang de son créateur, au moment où l’Ebre tombe sous la balance et la neuvième heure chauffe l’eau du Gange, tel était le soleil ; le jour s’en allait donc… » (1-5) : ce qui signifie qu’il est six heures du soir sur le Purgatoire, six heures du matin à Jérusalem, minuit sur l’Ebre, le plus grand fleuve d’Espagne et midi sur Calcutta, à l’embouchure du Gange. Au fur et à mesure que le lecteur monte, avec Dante et Virgile, les degrés de la montagne magique, le temps se spatialise et se globalise, comme si la vision tendait à la totalité en élevant son point de vue. C'est ainsi que le panorama spatio-temporel ne cesse de s’élargir selon la progression de l’ascension. Tout se passe comme si, tandis que les cercles du Purgatoire se rétrécissent en s’approchant du sommet, à la façon d’une tour de Babel, la forme mystique et véritable de la montagne devait inverser ce cône, le premier cercle étant le plus étroit en relation à la dignité de la purification correspondante, tandis que le cercle ultime de l’enceinte du paradis terrestre est d’une ampleur incomparable. En ce sens le Purgatoire spirituel inverserait la figure du Purgatoire matériel, et serait assez semblable à cet arbre étrange que les deux pèlerins rencontrent sur le sixième cercle, destiné à châtier l’impatience des âmes gloutonnes : « … un arbre qui était au milieu du chemin, chargé de fruits à l’odeur bonne et suave ; et comme un sapin se rétrécit du haut, de branche en branche, ainsi faisait celui-là vers le bas, afin, je crois, que personne n’y montât » (XXII, 131-135). Ainsi l’horizon de la vision, dans l’espace comme dans le temps, s’élargit-il avec la montée du voyageur. En pénétrant dans le territoire du paradis terrestre, Dante et Virgile s’affranchissent du temps et s’ouvrent à l’éternité, dont le cercle contient tous les temps, et les siècles des siècles, saecula saeculorum. Dante s’étonnera pourtant, une fois passé le mur de feu qui garde l’entrée du paradis, que l’eau du ruisseau s’écoule, que les feuillages tremblent et chantent dans le vent, bref qu’un mouvement continu soit encore sensible dans le jardin de l’éternité ; il lui est répondu que le souffle de l’atmosphère ne provient plus ici des « exhalaisons de l’eau et de la terre » (XXVIII, 98), mixtes et désordonnées, mais du mouvement régulier des sphères célestes qui provoque cette légère et égale brise (« l’air en circuit tout entier tourne entraîné par la première voûte » : XXVIII, 103-104). Dès franchi le seuil du paradis, le pèlerin quitte le monde sublunaire, corruptible et inconstant, et entre au royaume de l’éternel.
            Avant de parvenir à ce sommet, il faut passer par toute une série d’épreuves initiatiques qui sont autant d’étapes dans l’alchimie spirituelle de la purification. Dante suit ici l’ordre traditionnel des sept péchés capitaux (7), tels qu’ils sont dénombrés par saint Grégoire, et repris sans changement par saint Thomas d’Aquin : la vaine gloire, l’envie, la colère, l’avarice, la tristesse, la gourmandise, la luxure (Quaestio 84, Prima Secundae, article 4). Tout au plus Dante se permet-il de corriger légèrement la suite, faisant que la « Tristesse », ou Acedia – soit ennui, angoisse, mélancolie ou « dépression » – précède l’Avarice, la Tristesse constituant ainsi l’axe médian des sept péchés, succédant aux péchés contre les autres (Superbia, Invidia, Ira) et précédant les péchés contre soi-même (Avaritia, Gula, Luxuria) (8). Le dégoût de vivre comme la faillite du désir tournent le mal, des autres contre lesquels il déploie un certain génie, vers soi-même par la fascination d’objets idolâtrés qui se substituent à Dieu (les trésors, les festins et le plaisir sexuel), dévoiement qui est en nous la rançon de notre libre arbitre. De ces résignés qui renoncent à vivre, de ces mélancoliques qui inversent le sens du mal, d’autrui à soi-même, Dante donne peu d’exemples, du moins dont le sens nous soit aujourd'hui accessible : nous ne savons rien de Gherardo, abbé de Saint-Zénon à Vérone, mais nous reconnaissons « ceux qui n’ont pas supporté la fatigue jusqu’à la fin avec le fils d’Anchise, [qui] se vouèrent eux-mêmes à une vie sans gloire » (XVIII, 136-138) : il s’agit des Troyens qui, fatigués de suivre Enée dans le long pèlerinage qui devait le conduire à Rome, décident de s’établir en Sicile (9). Car les âmes du Purgatoire sont responsables de leur sort, l’acte de la pénitence comme de la conversion est un acte de libre volonté, et c’est à elles seules qu’il appartient de reconquérir la grâce à laquelle elles se sont volontairement dérobées. A l’époque où Dante compose son grand poème, le dogme du Purgatoire est encore nouveau, et théologiquement bien incertain. Sans doute n’aurait-il pas connu la fortune qui sera la sienne dans l’imagination populaire si le poète toscan n’avait su lui donner autant de réalité et de vie. La première mention publique du Purgatoire apparaît dans une lettre d’Innocent IV envoyé à son légat auprès des Grecs de Chypre en 1254 ; elle sera reprise et développée dans un document officiel rédigé pour le concile de Lyon de 1274 (10) – donc une trentaine d’années seulement avant la rédaction de la Commedia. Dante réussit à donner à cette invention un relief et une vitalité remarquables. La théologie de la purgation répond à des intentions sans doute charitables, puisqu’il s’agit de modérer la rigueur de l’alternative : enfer ou paradis, mais ses applications ne seront pas vraiment désintéressées, l’Eglise tirant un revenu considérable des messes célébrées pour les âmes du Purgatoire. Car, comme l’indique la formule utilisée lors du concile de Lyon, il est loisible aux vivants, soucieux de venir en aide aux âmes alpinistes qui tentent, sur la montagne magique, de gagner le paradis, de leur apporter le concours de leurs prières et de leurs dons. Au chant VI, Dante, inlassable questionneur, s’inquiète de savoir comment Virgile, qui dans son Enéide nie « en quelque texte que la prière plie les décrets du ciel » (29-30), peut expliquer que les âmes du Purgatoire peuvent être aidées dans leur destin par les prières que leur adressent les vivants. Virgile sur ce point se défausse prudemment, et renvoie la balle à Béatrice, qui doit lui succéder : « Ne t’arrête pas à un doute si dur, si ce n’est l’avis de celle qui sera lumière entre le vrai et ton esprit. Je ne sais si tu m’entends : je parle de Béatrice » (43-46). Aux yeux de Dante, seule la charité chrétienne peut triompher de l’inflexible destin qui impose sa loi au paganisme, et c’est à cette sagesse antique que se borne la science de Virgile. Aussi Dante souligne-t-il son rôle d’intermédiaire entre les vivants et les morts, entre les âmes pèlerines qui peinent à l’escalade et leurs proches qui, vivants encore sur la terre, portent leur deuil. En Enfer, les damnés s’adressent à Dante pour échapper à l’oubli éternel où ils sont plongés, et lui demander d’inscrire leurs noms dans son poème, les sauvant ainsi de la seconde mort de l’anonymat. Au Purgatoire, les ombres errantes souhaitent surtout que Dante se rende auprès de leurs parents encore vivants, et les persuadent de consacrer leurs prières à leur salut. Ainsi Manfred, fils de l’empereur Frédéric II : « Vois à présent si tu peux me réjouir en révélant à ma douce Constance l’état où tu m’as vu […] Car on progresse ici grâce à ceux d’en-bas » (III, 142-145) ; Nino Visconti : « Quand tu seras par-delà les grandes eaux, dis à ma Jeanne qu’elle en appelle pour moi là-haut où on répond aux innocents » (VIII, 70-72) ; l’orgueilleuse Sapia : « Et je t’en prie, par ton plus cher désir, si tu foules jamais la terre de Toscane, mets-moi en bon renom auprès de mes parents » (XIII, 148-150). Il arrive même que Dante soit assailli par la troupe des âmes en peine, submergé par les messages qu’on lui confie pour les amis et les parents, tandis que Virgile, mis hors jeu par la mort comme ses frères du Purgatoire, est méconnu et délaissé. Ainsi « lorsque prend fin le jeu de hasard, celui qui perd reste chagrin, et s’instruit tristement, en répétant les coups ; avec l’autre s’en va toute la foule ; qui va par-devant, qui le tire par-derrière, qui, à son côté, le rappelle à lui ; lui, sans s’arrêter prête l’oreille à tous ; qui lui serre la main n’insiste plus ; et lui, il se libère ainsi de la cohue. Tel j’étais moi-même dans cette foule épaisse, tournant mes regards ici et là. Ainsi, en promettant, je me dégageais d’elle » (VI, 1-12). A ce jeu, le chrétien, qui croit en l’intercession de la prière, est gagnant, tandis que le païen, qui s’incline devant l’irrévocable nécessité du destin, est perdant.
            Plutôt que d’une ascension spirituelle, d’un parcours initiatique ou d’une échelle mystique, il faut donc parler d’une véritable liturgie du Purgatoire, qui répond à une théologie précise et obéit à un rituel véritable, celui de ce qu’on pourrait nommer « le sacrement de purification », qui transporte dans l’au-delà l’absolution accordée par le prêtre au nom de Dieu, pour le prix d’une sincère contrition. Cette liturgie passe par un certain nombre de gestes, ou d’épreuves, qui préparent l’âme à sa régénération dans la pureté de l’origine. Il y a ainsi ces trois rêves que fait Dante – la nuit succédant au jour dans le temps du Purgatoire, les âmes qui tentent l’ascension doivent concéder au sommeil les heures que le soleil n’éclaire pas – aux trois stations de son voyage, ces trois rêves qui sont autant d’incubations mystiques, nécessaires dans le processus de la purification, grâce auquel l’âme inspirée reçoit le don de prophétie : parvenu sous la terrasse sur laquelle s’ouvre la porte du Purgatoire, au chant IX, Dante rêve que, tel Ganymède, il est ravi au ciel par un aigle aux plumes d’or ; il est emporté « jusqu’au feu » (30) et a le sentiment de se consumer dans l’incendie (IX, 19-21). Eveillé, Virgile lui explique le sens de son rêve : Lucie est venue pendant la nuit et l’a transporté jusqu’à la porte du Purgatoire (IX, 52-57). C’est la seconde fois que Lucie intercède pour favoriser le voyage du poète (11). Le second rêve survient quand Dante s’assoupit, au soir du deuxième jour, sur la cinquième corniche où se purifient les avares et les prodigues : « Je fermai les yeux de plaisir, et ma pensée se changea en rêve » (XVIII, 144-145) : aussitôt une femme d’une grande laideur se met à chanter, et envoûte celui qui l’écoute ; elle est l’antique sirène « qui charme les marins au milieu de la mer » (XIX, 20), celle qui détourna Ulysse de son chemin (22). A la demande de Béatrice ( 26 : « une dame apparut, sainte et rapide » ; selon certains, la Raison, la Philosophie, la Charité, la Justice... Vénus Uranie selon Pézard), Virgile intervient alors et découvre le ventre de la sorcière qui dégage une telle puanteur que Dante s’éveille (XIX, 31-33). C’est la seconde fois que le Démon vient troubler l’harmonie qui règne en Purgatoire, la première étant la venue fugitive et nocturne du Serpent à la porte du Purgatoire. Ces figures de cauchemar se dissiperont quand s’achèveront les rites de la purification. Le troisième rêve est heureux et printanier, il annonce la venue de l’énigmatique Matelda qui précède l’entrée en scène de Béatrice sur la scène du Paradis terrestre. Les trois pèlerins Virgile, Dante, et Stace venu les rejoindre au chant XXI, viennent juste de franchir le mur de feu qui s’élève au seuil du Paradis terrestre. Dante s’endort à même le sol, tel le berger qui sommeille à la belle étoile (XXVII, 82). Il voit alors en rêve Lia cueillant des fleurs dans une prairie, faisant des guirlandes, pour s’en orner elle-même et les admirer au miroir, tandis que sa sœur Rachel ne quitte pas le miroir et, sans ornement, « reste devant lui assise tout le jour » (105). Lia, ou la vie active, est l’esprit qui par son travail s’enrichit et progresse, et se réfléchit en ses œuvres ; tandis que Rachel, ou la vie contemplative, est l’esprit qui réfléchit sa pure lumière dans le miroir de la conscience. Le premier rêve est celui du ravissement céleste, sans lequel l’ascension ne serait pas même possible ; le second révèle au désir l’horreur que lui inspire tout désir qui ne prend pas Béatrice, ou le Christ – l’un et l’autre se confondent – pour objet ; et dans le troisième, une jeune déesse du printemps annonce l’été flamboyant et solaire de l’apparition de Béatrice en personne.
            Tout est symbolique et rituel dans ce traité de théologie illustré. La porte du Purgatoire, qui s’ouvre dans une brèche de la roche, est gardée par un portier (« je ne pus souffrir l’éclat de son visage » : IX, 81), qui marque de son épée sept fois le P de « peccatum » sur le front de Dante (IX, 111-114). A chaque corniche franchie, c'est-à-dire à chaque dépassement de l’un des sept péchés capitaux, un ange, du seul battement de ses ailes, efface une lettre, jusqu’à ce que le front du poète ait retrouvé sa blancheur initiale. La porte est précédée de trois marches de marbre blanc pour la première (blancheur, symbole d’innocence : elle signifie la contrition, qui donne l’absolution), « noir plutôt que pourpre pour la deuxième » (la confession accompagnée de honte), « de porphyre enflammé » pour la troisième (l’ardeur de la charité). Le seuil est en diamant (IX, 94-105). L’ange tient encore deux clés, l’une en or (c’est elle qui permet au prêtre d’accorder ou de refuser l’absolution), l’autre en argent (elle symbolise l’intelligence de l’homme, capable de mesurer par expérience la gravité de sa faute et de travailler à son rachat) : IX, 117-129.  La porte s’ouvre dans un bruit de tonnerre dans lequel Dante croit entendre le chant « Te Deum laudamus… », comme l’écho d’un cantique dont on perçoit plus ou moins les paroles quand il est accompagné par l’orgue (IX, 133-145). Ainsi se déroule le cérémonial du Purgatoire, avec la splendeur et la solennité d’un office religieux.
            Comme un rituel bien ordonné, une célébration magnifiquement mise en scène, tout se fait harmonie et beauté dans les degrés élevés du Purgatoire. A l’horrible cacophonie qui déchire les oreilles des damnés, au charabia incompréhensible de Nemrod (« Raphel mai amècche zabi almi », Inferno, XXXI, 67) ou de Pluton, (« Pape Satan, pape Satan aleppe », Inferno, VII, 1), succèdent des chants sacrés flottant de toutes parts dans l’air épuré et transparent. Même les portes en grinçant, telle la porte du Purgatoire, sonnent comme des cantiques. Les âmes du Purgatoire sont des voix plutôt que des visages, on les reconnaît à leurs chants, et quand elles passent en procession, c’est toujours en entonnant un hymne sacré. Tout est accord et consonance. Le royaume du Purgatoire est aussi celui de la beauté, et des arts qui la célèbrent. Dante rencontre au Purgatoire des musiciens, tel Belacqua (IV, 123), le luthier de Florence devenu fameux pour son aimable nonchalance ; tel encore le musicien Casella (II, 91), qui mit en musique quelques chansons de Dante lui-même, dont une qui figure dans le Convivio (II, 112 : « Amor che ne la mente mi ragiona, Amour qui raisonne en mon cœur »), et qui ravit les âmes qui sont là, vite rabrouées par Caton d’Utique, le gardien qui accueille sur le rivage les nouveaux venus (« Qu’est-ce là, âmes lentes ? Quelle négligence, quelle halte est ceci ? Courez à la montagne y dépouiller l’écorce qui ne laisse pas Dieu se montrer à vous » : II, 120-123). Au Purgatoire, Dante rencontre encore des peintres, tel Oderisi da Gubbio (XI, 7), célèbre enlumineur de la seconde moitié du XIIIe siècle, ce qui offre au poète l’occasion de faire l’éloge de son contemporain Giotto, qui a supplanté Cimabue comme Franco Bolognese a supplanté Oderisi, ce qui nous vaut une longue tirade sur la précarité de la gloire qui passe de mains en mains, salubre rappel de l’humilité aux âmes orgueilleuses qui passent par là. Le Purgatoire lui-même est orné de magnifiques images, qui seraient déplacées en enfer où tout se confond dans les ténèbres, mais qui seraient tout aussi bien vaines en paradis, où la splendeur de l’original ôte toute utilité à la représentation, qui prétend se substituer à lui. Ce qui fait signe en passant vers la fonction et le sens de l’image au moyen âge : l’image médiévale est une anticipation de la vision béatifique. Cette zone intermédiaire, qui n’est qu’un Purgatoire pour les âmes en peine, est un paradis pour les artistes, il est le pays des images, ce « langage visible » (X, 95). La terrasse des Orgueilleux, pavée de marbre blanc, est ornée de reliefs : on y voit l’Annonciation (X, 34-45), Oza foudroyé pour avoir porté la main sur l’Arche qui versait (49-60), David dansant sur l’Arche au grand dépit de Micol, la reine orgueilleuse (64-69), la Justice de Trajan (73-93). Au chant XII – nous sommes encore sur la corniche des Orgueilleux – les âmes marchent encore sur de grands bas-reliefs, larges comme les dalles funéraires dans la nef de l’église. Défilent cette fois les images de l’Orgueil, et non plus, comme c’était le cas précédemment, de l’Humilité, indistinctement empruntées à la mythologie des païens comme à la Bible des chrétiens : Briarée (qui figure aussi autour du puits de l’enfer : XXXI, 99), Thymbrée, Pallas (pourtant allégorie de la philosophie et de la sagesse) et Mars, Nemrod (présent en Enfer), Niobé, Saül, Arachné, Roboam (fils et successeur de Salomon), Alcméon (le fils d’Amphiaros, qui tua sa mère pour venger son père), Sénnachérib, roi des Assyriens qui défia le royaume de Juda et fut tué par ses propres fils, Thamyre (cette reine qui plongea la tête de Cyrus dans une urne de sang), Holopherne, enfin Troie en ruine. Œuvres parfaites : « Morts semblaient les morts et vivant les vivants » (XII, 67). Mais plus encore que les musiciens, plus encore que les peintres et les sculpteurs, ce sont les poètes qui abondent en Purgatoire. On a parfois le sentiment de se trouver dans un salon littéraire où les beaux esprits discutent de la dernière mode dans l’art de versifier. Au chant VI, Dante rencontre le troubadour Sordello, poète de cour qui vécut environ un demi siècle avant Dante, « âme altière et dédaigneuse » (VI, 62) ; parmi la foule des Luxurieux, se présente Guido Guinizelli, célèbre poète du XIIIe siècle, précurseur du dolce stil novo (XXVI, 92 sq). Dante l’appelle son « père » (97), et se reconnaît pour son fils en poésie : « Vos doux écrits, tant que durera l’usage moderne, feront que leur encre sera chérie » (112-114). Guido montre alors Arnaut Daniel à son disciple (« celui que je montre du doigt » : 115), selon lui plus grand que lui-même (« en vers d’amour et proses de roman, il dépassa tout autre » : 118-119), plus grand encore que le « Limousin », soit le troubadour Giraut de Borneil (120), et plus grand même que Guittone d’Arezzo (125). Le Purgatoire de Dante devient ainsi une Académie idéale, une sorte d’Ecole de Florence (à l’image de l’Ecole d’Athènes de Raphaël) où l’on dispute d’art poétique, où l’on distribue les prix selon les rangs. Mais la rencontre la plus célèbre – il se pourrait selon André Pézard qu’on en ait abusé (12) – a lieu sur l’avant-dernière corniche, la sixième où s’amendent les gloutons : elle réunit Dante à Bonagiunta de Lucques, poète appartenant à la génération qui précède celle de Dante, et dont l’âme courtoise interroge le voyageur sur un poème qui chante dans sa mémoire, Donne ch’avete intelletto d’amore (XXIV, 51), exemplaire selon lui du doux style nouveau (dolce stil novo, XXIV, 57). Il s’agit du premier vers d’une chanson du Convivio de Dante (on n’est jamais mieux servi que par soi-même). Les deux poètes se congratulent réciproquement, et c’est alors que Dante énonce la formule qui passera à la postérité pour définir son art poétique : « Je suis homme qui note, quand Amour me souffle, et comme il dicte au cœur, je vais signifiant : Io mi son un che, quando Amor mi spira, noto, e a quel modo ch’e ditta dentro vo significando » (XXIV, 52-54). Il faut semble-t-il comprendre que l’amour n’est plus pour les poètes modernes prétextes à des jeux savants de rhétorique, mais qu’ils souhaitent à l’inverse s’approcher le plus près qu’il est possible de la vérité du cœur. Et c’est un grand paradoxe que cette profession de foi pour un art naturel et spontané soit prononcée dans le chant du Purgatoire, dont la subtilité symbolique et l’extrême raffinement dépassent bien souvent la sagacité de l’interprète.

            L’allégorisme savant et précieux de Dante triomphe dans le final époustouflant qui occupe les cinq derniers chants. Une fois franchie la muraille de feu qui marque l’entrée du paradis terrestre, après une nuit illuminée par le rêve de Lia annonçant Rachel, Dante s’éveille pour entendre Virgile prendre congé de lui : « Te voici en un lieu où plus loin, par moi-même, je ne discerne plus. Je t’ai mené ici par la science et par l’art ; prends désormais ton plaisir pour guide » (XXVII, 128-131). La sagesse païenne, qui ne se fonde qu’en raison, atteint sa limite : au-delà est seule agissante la grâce qui éclaire les bienheureux dont le désir purifié se porte naturellement vers Dieu : « Ton jugement est droit, libre et sain, ne pas faire à ton gré serait une faute » (XXVII, 140-141). « Aussi je mets sur toi la couronne et la mitre », conclut Virgile (XXVII, 142) : Dante est revenu à l’innocence du corps adamique sorti des mains de Dieu. Il a restauré en lui la royauté de l’Humanité, vers laquelle doit tendre l’Histoire guidée par la Providence (la mitre), sous le règne de la monarchie universelle (la couronne).
            Le poète s’aventure alors, émerveillé, dans une « divine forêt » (le contraire de la forêt obscure qui ouvrait le premier chant de l’Enfer), les oiseaux chantent dans les arbres, un léger souffle fait frémir les feuilles, un ruisseau coupe le chemin (XXVIII, 1-27) : c’est le paysage de l’idylle pastorale des poètes païens, préfigure du paradis des chrétiens (13). Apparaît alors « une dame seulette – una donna soletta – qui s’en allait en chantant et cueillant les fleurs parmi les fleurs dont sa route était toute émaillée » (XXVIII, 40-42), figure qui semble avoir été prophétisée par la Lia du rêve précédent (XXVII, 97-108). Elle sera nommée plus tard « Matelda » par Béatrice en personne (14). On s’est beaucoup interrogé sur ce nom. On a pensé à diverses Mathilde, mais la plus vraisemblable me paraît, si l’on veut bien suivre l’article éclairant de Jérôme Mazzaro (15), Mathilde, reine d’Allemagne, épouse d’Henri l’Oiseleur, non pour son identité propre, ni pour son histoire, mais parce que sa fête tombe le 14 mars, ce qui, à l’époque de Dante, en raison du retard du calendrier julien sur l’année réelle, tombait exactement le jour de l’équinoxe de printemps, ou point vernal, soit le 20 ou 21 mars (16). L’équinoxe marque le jour où le jour est égal à la nuit ; par la suite, le jour ne cesse de croître jusqu’à la Saint Jean, qui est le jour le plus long et la nuit la plus courte de l’année. L’équinoxe est encore le repère pour le calcul de Pâques, le jour de Pâques étant fixé au dimanche qui suit la pleine lune qui survient immédiatement après le 21 mars, c'est-à-dire l’équinoxe de printemps. Matelda-Lia est donc une figure du printemps, du renouveau de la nature, de la résurrection. Elle marque le point vernal dans le pèlerinage mystique de Dante, c'est-à-dire le moment exact où la lumière et les ténèbres s’équilibrent, où peut donc commencer la véritable rédemption. Matelda doit être mise en rapport avec la Primevère de la Vita nova : « Je vis vers moi venir une noble dame à la beauté fameuse, qui fut jadis souveraine de mon premier ami [Guido Cavalcanti]. Le nom de cette dame était Jeanne, sinon que pour sa beauté, à ce que croient les gens, on lui avait donné pour nom Primevère : ainsi l’appelait-on. Après elle, je vis venir l’admirable Béatrice » (VN, XXIV, p. 60-61). « Prima verra » c’est aussi « celle qui viendra la première » (17). Dans la Vita nova, Primevère précède Béatrice, comme dans le chant du Purgatoire, Matelda précède la même Béatrice. C’est ainsi que l’équinoxe de printemps précède et annonce la semaine sainte, tout comme Jeanne-Matelda, dont le nom procède de Jean le Baptiste, annonce la venue du Christ (18) ; ou bien encore que l’agonie du vendredi saint précède et annonce la résurrection, comme le printemps annonce la gloire de l’été. Primevère est donc une allégorie du Printemps, comme saison du renouveau mystique des âmes restaurées par la purification. Elle est le Printemps retrouvé. Ce qui est confirmé par l’association que fait Dante lui-même au chant XXVIII du Purgatoire : « Tu me fais me souvenir de Proserpine au pays et au temps où sa mère la perdit, et où elle perdit le printemps » (XXVIII, 49-51). Remarquer que les associations avec la mythologie antique se multiplient au sujet de Matelda : « Je ne crois pas que tant de lumière brillât sous les cils de Vénus » (XXVIII, 64-65). Apparaît alors le thème du rire, qui va prendre une place croissante selon les degrés du Paradis : « Elle riait debout sur l’autre rive » (XXVIII, 67). Ces associations conduisent à lier étroitement les derniers chapitres de la Vita nova avec la fin du Purgatoire de la Divine Comédie.
            D’une fontaine perpétuelle, deux fleuves s’écoulent : le premier, le Léthé, « enlève à l’esprit la mémoire du péché » (128), le second, l’Eunoé, ranime la mémoire du bien, comme on l’apprendra plus loin, dans les derniers vers du dernier chant, le chant XXXIII. Dante suit Matelda « chantant comme femme amoureuse » (XXIX, 1), chacun sur une rive du Léthé, tous deux séparés par la rivière tel Léandre séparé de Héro par l’Hellespont (XXVIII, 70-75). C’est alors que, sur ce théâtre, Béatrice fait une formidable apparition : précédée d’un éclair (XXIX, 16-18), de sept candélabres d’or qui chantaient Hosanna (19), suivis par une procession de figures tout de blanc vêtues (XXIX, 64-65), de belles flammes couleurs de l’arc-en-ciel comme autant d’oriflammes (XXIX, 73-78), des 24 vieillards de l’Apocalypse, qui figurent les livres de l’Ancien Testament, des quatre animaux (homme, lion, bœuf et aigle) qui figurent les quatre évangélistes, survient un char triomphal conduit par un griffon (un lion à la tête et aux ailes d’aigle), qui est l’image du Christ. Le Griffon est au moyen âge l’animal qui ravit les âmes jusqu’au royaume céleste (20). Ici le griffon conduit le char sur lequel se trouve Béatrice (image qui engendrera plus tard les Triomphes de Pétrarque, et dont l’origine est à chercher dans l’iconographie des triomphes romains). Trois dames dansent à sa droite, qui sont les trois vertus théologales (XXIX, 121-129) ; quatre dames dansent à sa gauche, qui sont les quatre vertus cardinales (XXIX, 130-132). Les accompagnent deux vieillards (XXIX, 134), qui sont les Actes des Apôtres et les Epîtres de saint Paul, quatre autres vieillards (les épîtres de Pierre, Jacques, Jean et Jude), à la suite desquels on voit enfin « un vieillard seul, venir en dormant, le visage animé », personnification de l’Apocalypse. Toutes ces figures sont transfigurées par une auréole sainte : « On aurait juré, à les voir, qu’ils brûlaient tous au-dessus des sourcils » (XXIX, 149-150). L’acte du Salut s’effectue par le recueil des Saintes Ecritures.
            Tous les accompagnateurs du char tiré par le griffon chantent alors : « Veni, sponsa de Libano », premier vers du Cantique des cantiques. L’épouse de ce chant est traditionnellement identifiée à l’Eglise ; or, c’est ici Béatrice qui est annoncée. Faut-il en conclure que Béatrice est une figure de l’Eglise ? Parmi les formules latines, il en est une qui retient ici particulièrement l’attention : « Manibus, oh, date lilia plenis » (XXX, 21). Il s’agit d’un vers de Virgile dans l’Enéide (VI, 883), qui se lamente aux enfers sur la mort prématurée d’un neveu d’Auguste, Marcellus, qui aurait dû succéder à l’empereur et duquel on attendait beaucoup. La lamentation antique sur le jeune mort se transforme en un chant de joie sur la résurrection, le christianisme accomplit la promesse de l’antiquité païenne, Marcellus mort devient le Christ ressuscité symbolisé par Béatrice elle-même (21). La venue de Béatrice est également annoncée par le Benedictus qui venit, chant des Juifs à l’arrivée de Jésus à Jérusalem, le dimanche des Rameaux (XXX, 19). Le paganisme est dépassé ; le règne du Christ arrive. Alors peut apparaître Béatrice, « sous un vert manteau, vêtue des couleurs de la flamme vive » (XXX, 33) sous les yeux de Dante, « brisé et tremblant de stupeur » (XXX, 36). Virgile a fait son temps : il s’éclipse quand se montre Béatrice (XXX, 40-54). Béatrice prend la parole pour consoler Dante du départ de son guide et l’interpelle, unique fois dans toute la Commedia où Dante est nommé par son nom : « Dante, parce que Virgile s’en va, ne pleure pas, ne pleure pas encore » (XXX, 55-56). « Regarde, je suis bien, je suis bien Béatrice » (XXX, 73). Le départ de Virgile est celui d’un père (« Virgile mon doux père » : 50), tandis que l’arrivée de Béatrice est le retour d’une mère : « Comme la mère paraît superbe à son enfant, ainsi me parut-elle » (79-80). Béatrice se lance alors dans un long discours, prenant à témoin les présents, qui reprend le récit de la Vita nova, mais cette fois du point de vue de Béatrice elle-même et non plus de celui de Dante (XXX, 103-145). Dès que Béatrice quitta cette vie, dit-elle, « il se déprit de moi et se donna à d’autres » (126), « il tourna ses pas vers une voie d’erreur, suivant de fausses images du bien, qui ne tiennent aucune promesse entière » (130-132). C'est alors la détresse de Dante qui décida Béatrice à se porter à son secours : « Aussi je visitai le seuil des morts pour porter en pleurant mes prières à celui qui l’a mené ici » (XXX, 139-141).
            Sous le poids de l’accusation formulée par Béatrice, Dante pleure : « J’éclatai sous cette lourde charge, répandant au dehors larmes et soupirs » (XXXI, 19-20). Le repentir du Dante s’exprime alors par une image curieusement physique : « L’ortie du repentir me piqua tant que toutes les autres choses qui m’avaient éloigné le plus de son amour me devinrent ennemies » (XXXI, 85-87). Accablé par sa faute, Dante perd connaissance, et se réveille pour être baptisé dans le Léthé par Matelda. Il ressort de l’eau régénéré, purifié de tout remords, entouré par « la danse des quatre belles » (XXXI, 104) qui sont les vertus cardinales : « Avant que Béatrice ne descendît au monde, déclarent-elles, nous fûmes ordonnées pour être ses servantes » (XXXI, 107-108). Vision mystique du griffon : Dante voit l’animal symbolique reflété dans les yeux, semblables à des émeraudes, de Béatrice qui regarde le griffon, comme si Dante n’était pas encore capable d’accéder à la vision directe, et devait passer par la médiation de Béatrice (XXXI, 115-126). Alors apparaît la danse des trois vertus théologales (131-132).
            Dante, les yeux fixés sur les yeux de Béatrice, est ébloui : l’intensité de cette vision « me fit un moment perdre la vue » (XXXII, 12) ; quand il voit à nouveau, il constate que le char et tous ses accompagnateurs ont virés sur la droite. Matelda, Stace et Dante suivent alors le mouvement (XXXII, 28-30). On parvient à l’arbre du paradis, dépouillé de ses feuillages depuis la faute d’Eve et d’Adam : au contact du timon du char, l’arbre se régénère (XXXII, 59 et sq), comme par l’effet d’un printemps mystique. Dante s’endort fugitivement, sans rêve (« je m’endormis ; mais dise qui pourra comment on s’endort. Aussi je passe à quand je m’éveillai… » : 68-70), comme Pierre, Jean et Jacques s’évanouirent au moment de la Transfiguration (XXXII, 76-80). Quand il reprend ses esprits, Matelda est penchée  sur lui, Béatrice est assise, « comme laissée à la garde du char » (95). Se déroule alors, sous les yeux de Dante, un drame allégorique en lequel se résume l’Historie de l’Eglise romaine. Un aigle, l’oiseau de Zeus, symbole de l’empire, descend d’abord jusque dans l’arche du char, et la dévaste : allusion aux persécutions romaines contre les premiers chrétiens (XXXII, 112-117). Le renard de l’hérésie s’approche ensuite à son tour du char, symbole de l’Eglise (XXXII, 118-120). Puis l’aigle revient, et perd quelques-unes de ses plumes sur le char (XXXII, 125-126) : allusion à la donation de Constantin, don malheureux qui a corrompu  toute l’Eglise. Vient un dragon qui s’attaque à l’Eglise, c'est-à-dire au char (XXXII, 131-135). Selon Pézard, il symbolise Satan, l’esprit d’orgueil et de convoitise qui a corrompu l’Eglise du Christ (22). « Une putain demi-nue » (XXXII, 149) s’approche alors du char, symbolisant les prostitutions de la Curie romaine au temps de Dante (Boniface VIII et Clément V). Près de la putain, se trouve un géant debout (XXXII, 153), en lequel on convient de reconnaître Philippe le Bel, gardien de la papauté transférée en Avignon. Tout ce spectacle pesamment allégorique est une transposition des malheurs de l’Eglise en son histoire.
            Le dernier chant du Purgatoire, le chant XXXIII, s’ouvre sur le cantique de lamentation des Juifs devant la destruction du Temple de Jérusalem : « Deus venerunt gentes » (XXXIII, 1). Béatrice pleure en écoutant ce chant, aussi défaite que Marie au pied de la Croix (XXXIII, 4-6). Le cortège, sur un signe de Béatrice, se met en marche, « la dame et moi, et le sage », c'est-à-dire Matelda, Dante et Stace (XXXIII, 15). Béatrice qui nomme alors Dante « frère » (XXXIII, 23) se propose maintenant de lui expliquer la signification des allégories qui composaient le chant précédent. Elle prophétise (« je vois clairement, et je l’annonce » : v. 40), la venue d’un « cinq cent dix et quinze » (XXXIII, 43), ce qui s’écrit DXV en chiffres romains, soit les trois lettres qui forment le mot DUX, le « chef » (23), qui doit sauver l’Empire et l’Eglise par la même occasion, tuera la voleuse, c'est-à-dire la putain, et le géant, c'est-à-dire Philippe le Bel (XXXIII, 44-45), séparant le pouvoir spirituel du temporel, réalisant la monarchie universelle et convertissant l’Eglise à sa  seule mission spirituelle. Tout ceci est bien obscur, comme le reconnaît Béatrice elle-même : « Peut-être que mon récit obscur, comme Sphinx et Thémis, ne te convainc pas » (XXXIII, 47-48). Béatrice donne encore mission au poète de témoigner pour l’offense faite à l’Eglise : « Toi, note ; et comme je dis ces mots, rapporte-les tels quels aux autres vivants dont la vie est une course à la mort. Et souviens-toi, quand tu écriras, de ne pas cacher comment tu as vu l’arbre qui a été dépouillé ici deux fois » (XXXIII, 52-57). Soit une première fois par la faute d’Adam et Eve, et une seconde fois par la corruption de l’Eglise.
            Dante, grâce aux eaux du Léthé, a maintenant oublié, avec ses péchés, le temps où il s’éloigna de sa bien-aimée (XXXIII, 91). Son âme est redevenue pure et Béatrice peut dorénavant parler sans images : « mes paroles désormais seront nues » (XXXIII, 100-101). Tout est parfait. Il est midi (XXXIII, 103-104), l’heure où les temps sont accomplis. On arrive à la source de l’Eunoé, dans laquelle, tenu par Matelda et Stace, Dante est plongé : « Je m’en revins de l’onde sainte régénéré comme une jeune plante renouvelée de feuillage nouveau, pur et tout prêt à monter aux étoiles » (XXXIII, 142-145). Au sommet du Purgatoire, l’ascension purificatrice culmine dans un nouveau baptême, qui ouvre à la vie éternelle.

 


NOTES
 

1- II, 67-69 ; III, 16-18 ; III, 88-96 ; V, 3-9 ; V, 25-36 ; XI, 43-45 ; XIV, 1-3 ; XXVI, 7-36, etc.

2-« Or et argent, écarlate et céruse, indigo, bois luisant comme air serein, fraîche émeraude quand on la brise, près de l’herbe et des fleurs, dans ce vallon verraient ternir l’éclat de leur couleur, comme le moins est vaincu par le plus. La nature ici n’avait pas seulement peint, mais par la suavité de mille odeurs, elle formait un ensemble continu, indistinct » (VII, 73-81).

3- « Quand tout à coup, comme Luc écrit que le Christ apparut aux voyageurs, déjà sorti du caveau sépulcral, nous apparut une ombre, venant derrière nous » (XXI, 7-10).

4- « La concubine [Aurore] de Titon blanchissait déjà au balcon d’Orient, en sortant des bras de son doux ami ; son front resplendissait de gemmes, formant la figure de l’animal froid qui frappe l’homme avec sa queue ; et la nuit où nous étions avait fait deux pas dans sa montée, et baissait déjà son aile pour le troisième » : le soleil, levé depuis deux heures, apparaît dans la constellation du Scorpion.

5- « Autant entre la fin de l’heure tierce et le début du jour parcourt la sphère qui joue toujours comme un enfant, autant il semblait alors que jusqu’au soir il restait au soleil de route à parcourir ; là-bas c’était vêpres, ici minuit » : il est trois heures avant le coucher du soleil sur le mont Purgatoire, trois heures avant midi à Jérusalem, et minuit en Italie (« ici »).

6- « C’était l’heure où monter ne voulait pas d’obstacle ; car le soleil avait laissé le méridien au Taureau et la nuit au Scorpion » : il est deux heures après midi au Purgatoire, deux heures du matin à Jérusalem, c’est l’heure d’accélérer l’ascension du mont de la Purification.

7- Il ne faut pas confondre les sept péchés capitaux avec les sept Vices, qui sont la somme des opposés des sept Vertus, elles-mêmes composées des trois Vertus théologales et des quatre Vertus cardinales. Sur les fresques de la chapelle de l’Arena, à Padoue, peinte par Giotto, ce sont les sept Vertus et les sept Vices qui sont figurés, non les sept péchés capitaux. Remarquons encore que le péché est dit « capital » non en raison de son extrême gravité (ceci renvoie à une autre classification, celle des péchés mortels et des péchés véniels), mais parce qu’il se trouve à la tête de toute une série de péchés conséquents, qu’il engendre comme étant à leur principe. Ce point est très fermement souligné dans la démonstration de Thomas d’Aquin.

8- On lira la théorie qui sous tend cette classification, théorie qu’il faut bien reconnaître assez peu explicite, au chant XVII, v. 91-139.

9- Encore faudrait-il distinguer entre les esprits négligents qui paressent au premier palier de l’Antépurgatoire, dont le luthier Belacqua semble pour Dante particulièrement représentatif (IV, 123), des résignés sans volonté qui  sont purifiés sur la quatrième corniche : les premiers aiment la vie, mais se contentent de la prendre comme elle vient, sans éprouver le besoin de se hisser plus haut qu’ils ne sont (« O frère, monter là-haut, qu’importe ? », IV, 127) ; les seconds souffrent du dégoût de vivre, et se laissent ronger par lui.

10- On trouve dans cette lettre la formule élaborée par Clément IV, puis reprise par Grégoire X, et acceptée par l’empereur Michel Paléologue : « Que si ceux qui tombent dans le péché après le baptême, vraiment pénitents, meurent dans la charité avant d’avoir, par de dignes fruits de pénitence, satisfait pour ce qu’ils ont commis ou omis, leurs âmes […] sont purgées après leur mort, par des peines purgatoires ou purificatrices et, pour l’allègement de ces peines, leur servent les suffrages des fidèles vivants, à savoir les sacrifices des messes, les prières, les aumônes,  et les autres œuvres de piété que les fidèles ont coutume d’offrir pour les autres fidèles selon les institutions de l’Eglise ». Voir Jacques Le Goff, La Naissance du Purgatoire, Gallimard, 1981, p. 382.

11- Sainte Lucie veille sur le salut du poète : on se souvient que Béatrice, désirant transmettre à Virgile la mission de convoyer Dante jusqu’au paradis terrestre, passe par l’intercession de sainte Lucie : Inferno, II, 97-118.

12- « Doux style nouveau : on a abusé de ce terme en l’appliquant à toute une génération de poètes italiens, baptisé « école », alors qu’il ne s’agit que d’un seul poète, parlant pour lui et assez fier d’avoir fatto parte per se stesso en poésie comme en politique » (Dante, Œuvres, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 1289, note correspondant au vers 57).

13- C’est du moins ce que déclarera plus loin Matelda elle-même : « Les poètes anciens qui ont chanté l’âge d’or et son état heureux, rêvèrent ce lieu peut-être sur le Parnasse. Ici la racine humaine fut innocente, ici est le printemps toujours, et tout fruit ; cette eau est le nectar dont on parle » (XXVIII, 139-144).

14- XXXIII, 119 : Dante demande le nom de la source de l’Eunoé, devant laquelle il se trouve ; « Prie Matelda qu’elle te le dise », lui répond Béatrice.

15- Mazzaro, Jerome, « The Vernal Paradox: Dante's Matelda », Dante Studies, No. 110 (1992), p. 107-120.

16- Dante est parfaitement conscient de ce retard du calendrier Julien sur le temps solaire : à la fin du chant XXVII du Paradis, il prédit que le monde, mis à l’envers par la corruption de la papauté, sera remis à l’endroit « avant que janvier sorte tout de l’hiver à cause de la centième qu’on néglige sur terre » (XXVII, 142-143). En effet, le calendrier Julien, supposant que l’année est de 365 jours et un quart de jour, est décalé de 11 minutes par jour sur le temps solaire. C’est ainsi que la fête de la sainte Mathilde, célébrée le 14 mars, tombait en 1300 le jour de l’équinoxe de printemps, de même que la fête de Pâques se trouvait décalée de plus en plus vers l’été, ce qui fut l’une des causes principales de la réforme grégorienne.

17- « La première est nommée Primevère (Primavera) à cause de sa venue d’aujourd’hui, car j’incitai celui qui lui donna le nom de Primevère au motif qu’elle viendra la première (prima verrà), le jour où Béatrice apparaîtra après l’imagination de son fidèle », Vita nova, XXIV.

18- « Si l’on veut bien considérer son nom, autant dire “elle viendra la première”, car son nom de Jeanne provient de celui de Jean, qui précéda la véritable lumière en disant : Ego vox clamantis in deserto : parate viam domini », Vita nova, XXIV.

19- XXIX, 50-51 : peut-être les sept dons de l’Esprit Saint. Voir la note d’André Pézard dans la Pléiade, p. 1325, note des vers 73-78.

20- Ce sont quatre griffons qui conduisent Alexandre jusqu’au sommet des cieux, dans le Roman d’Alexandre. C’est essentiellement pourquoi le griffon devient au moyen âge une figure christique. Voir Louis Charbonneau-Lassay, Le Bestiaire du Christ, Albin Michel, 2006, p. 368-377.

21- Jeffrey T. Schnapp, « Introduction to Purgatorio », Dante, Cambridge Companion, sous la direction de Rachel Jacoff, seconde édition, 2007, p. 103 sq.

22- Dante, Œuvres complètes, édition établie par André Pézard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p.1352, note du vers 131.

23- Cette interprétation traditionnelle est repoussée par André Pézard, qui ne propose pourtant rien d’autre, dans son édition de la Pléiade (p. 1357, note des vers 43-45). Il semble évident que cryptogramme du DXV doive être mis en rapport avec le « Veltro », le chien de chasse qui mettra fin au règne maléfique de la « louve » (Inferno, I, 101). Les amateurs de curiosité pourront consulter sur ce point le très singulier article de R. E. Kaske, « Dante's 'DXV' and 'Veltro' », Traditio, Vol. 17, (1961), pp. 185-254 : après un début assez prometteur, l’analyse se perd dans un jeu d’associations sans fin, en lequel il ne semble guère permis de suivre l’auteur.