Jacques Darriulat

 

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Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

ARISTOTE

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BALZAC

BAUDELAIRE

1- La Beauté des Modernes

I- La crise de la modernité

II- Du Spleen aux Correspondances

III- La Beauté et le Mal

IV- La Poétique de l'enfance

2- Le Peintre de la vie moderne (commentaire)

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Mis en ligne le 29 octobre 2007

 

Ce cours a été rédigé pour des étudiants de troisième année (Paris 4), en 2004.

 

 

Baudelaire

La Beauté des Modernes

(III)

 

3- Esthétique de Baudelaire : la Beauté et le Mal

            Ainsi dans l'espace de l'imagination comme dans le temps de la mémoire, le réseau des correspondances tisse une trame qui fait le motif du poème. Seul l'artiste accablé par la douleur du Spleen peut accéder à ce monde étrange où « les parfums, les couleurs et les sons se répondent » : l'enchantement poétique ne se révèle qu'à ceux qui ont touché le fond de l'ennui. Selon une problématique proche de celle de Schopenhauer (pourtant jamais cité par Baudelaire, et sans doute inconnu de lui), le prix de cette révélation est la dissolution du sujet devant le spectacle du monde. Le poète, tel un rêveur solitaire, devenu « clair miroir du monde », s'oublie lui-même et sa souffrance, transporté par la symphonie des correspondances qui se déploie devant lui, dans l'espace comme dans le temps. La dissolution du sujet, qui advient au terme du processus de néantisation de l'ennui, est la condition de la révélation poétique. A l'inverse de la promenade rousseauiste, qui réussit cette dissolution par identification avec le paysage de la nature, le poète baudelairien en fait l'expérience au sein de la ville et de ses foules. Dans la foule indifférenciée née de la société moderne, par l'universalisation du travail salarié et la suppression des castes, Baudelaire se sent glisser dans un merveilleux « incognito » qui le fait se confondre et se fondre dans le grand tourbillon toujours affairé et empressé des cités industrielles (1). Dans des notes rédigées en vue de son article sur L'Art philosophique, on lit : « Le vertige senti dans les grandes villes est analogue au vertige éprouvé au sein de la nature. — Délice du chaos et de l'immensité. — Sensation d'un homme sensible en visitant une grande ville inconnue » (1107). Rousseau, dans l'Entretien sur les romans, d'abord conçu pour être la préface de La Nouvelle Héloïse, opposait les vertus saines de la campagne aux corruptions de la ville. C'est précisément au sein de la ville corrompue que le poète du XIXe siècle découvre la beauté bizarre de la modernité : il s'enivre de la ville et l'aime dans sa déchéance même : « Je voulais m'enivrer de l'énorme catin/Dont le charme infernal me rajeunit sans cesse [...] Je t'aime, ô capitale infâme! » (« Épilogue », sonnet qui conclut Le Spleen de Paris, 310). C'est ainsi que le peintre de la vie moderne, Constantin Guys qui, soucieux de son anonymat, s'est toujours refusé à signer ses œuvres (« Note relative à Constantin Guys », en appendice d'une lettre à Jules Desaux du 19 février 1861), doit, pour rencontrer les figures que ses esquisses saisissent, s'immerger dans la foule comme dans l'océan, se laisser bercer par son mouvement, s'identifier enfin avec l'innombrable et, par cette extension de son être, accéder à une surnaturelle ubiquité : « La foule est son domaine, comme l'air celui de l'oiseau, comme l'eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c'est d'épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l'observateur passionné, c'est une immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L'observateur est un prince qui jouit partout de son incognito [...] Ainsi l'amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d'électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie. C'est un moi insatiable du non-moi, qui, à chaque instant, le rend et l'exprime en images plus vivantes que la vie elle-même, toujours instable et fugitive » (1160). Baudelaire avouait sa fascination pour une étrange nouvelle d'Edgar Poe, « L'Homme des foules » : l'écrivain américain s'absorbe dans le mouvement brownien de la foule des passants, multiple et variée selon les états et les métiers, mais aussi uniforme par le mouvement somnambulique et automatique qui l'anime. Soudain un visage retient son attention : c'est celui d'un vieil homme errant dont il va suivre jusqu'au petit matin les évolutions précipitées, traqué par la solitude et cherchant désespérément la cohue pour se mêler à elle et s'enivrer de la multitude. Baudelaire se reconnaissait dans cet archétype de l'Anonymat, dans ce paradoxal héros de la modernité.
            C'est au sein de cette houle humaine que le poète et l'artiste sont mis en demeure, par les temps modernes, de réinventer la beauté. Tirer de cette misère agitée, de cette multiplication indéfinie de la solitude et de l'inquiétude, « la forme et l'essence divine » de la beauté, tel est le véritable héroïsme de la vie moderne et le miracle de l'alchimie poétique. Les dernières lignes du Salon de 1845 reprochent aux contemporains de se transporter dans des mondes imaginaires et de fuir la beauté paradoxale de la modernité : « Au vent qui soufflera demain, nul ne tend l'oreille ; et pourtant, l'héroïsme de la vie moderne nous entoure et nous presse [...] Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur et du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies » (866). Et dans le Salon de 1846, Baudelaire conseille encore aux peintres de se détourner des nymphes et des satyres et de se convertir au « spectacle de la vie élégante et des milliers d'existences flottantes qui circulent dans les souterrains des grandes villes, — criminels et filles entretenues, — la Gazette des Tribunaux et le Moniteur nous prouvent que nous n'avons qu'à ouvrir les yeux pour connaître notre héroïsme » (911). A la geste du héros épique, la modernité substitue l'horreur du fait divers qui fait frissonner et rêver les foules.
            L'immersion du poète dans la foule moderne et dans le réseau infini des correspondances qui s'y découvrent, révèle encore un mouvement d'oscillation et de bercement qui apaise la douleur et provoque l'ivresse légère d'une heureuse euphorie. Le mouvement de la foule, semblable à celui de la houle, n'est en fait que l'image projetée du mouvement du moi, entité variable et incertaine, qui tantôt disparaît par fusion dans l'immensité, tantôt reprend ses esprits et revient à lui-même. Au gré de l'humeur changeante, le mouvement de la foule, le spectacle de la beauté moderne reproduit cette intermittence de la rêverie, comme un mouvement de respiration, de palpitation. « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là », note énigmatiquement Baudelaire sur la première ligne de Mon cœur mis à nu (1271). Entre expansion et contraction, entre diastole et systole, la foule infinie des correspondances respire rythmiquement, et le peintre de la vie moderne, dont la passion est « d'épouser la foule », « élit domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini » (1160). La beauté se révèle alors à ses yeux, en une apparition soudaine et éphémère, comme une forme un instant fixée dans l'ondoiement du rythme. Du sein de la foule mouvante, un regard soudain fixe le désir avant de s'évanouir aussitôt dans le flux des passants. : « Un éclair... puis la nuit! — Fugitive beauté/Dont le regard m'a fait soudainement renaître,/Ne te verrai-je plus que dans l'éternité?/Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! jamais peut-être!/Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais/O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais! » (« A une passante », 89). Toute beauté semble ainsi miraculeusement prélevée sur le rythme, la pulsation temporelle qui soulève mystérieusement l'univers infini des correspondances, la foule des analogies « comme un immense réservoir d'électricité » (1160), le champ magnétique qui galvanise et inspire le génie du poète moderne. « Le rhythme est nécessaire au développement de l'idée de beauté, qui est le but le plus grand et le plus noble du poème », remarque Baudelaire dans les Notes nouvelles sur Edgar Poe (1857, Poe, p. 1057). Le bercement de l'infini est le prélude à l'apparition bouleversante de la beauté. La musique de Wagner, qui a dirigé trois concerts à Paris, du 25 janvier au 8 février 1860 (succès auprès de la presse, mais les représentations sont déficitaires, ce qui contraint Wagner à mettre fin à l'expérience) suscite l'enthousiasme de Baudelaire (il a assisté au premier concert du 25 janvier) (2) qui veut aussitôt faire part au musicien des sentiments que son œuvre lui inspire : « J'ai éprouvé souvent un sentiment d'une nature assez bizarre, c'est l'orgueil et la jouissance de comprendre, de me laisser pénétrer, envahir, volupté vraiment sensuelle, et qui ressemble à celle de monter en l'air ou de rouler sur la mer. Et la musique en même temps respirait quelquefois l'orgueil de la vie. Généralement ces profondes harmonies me paraissent ressembler à ces excitants qui accélèrent le pouls de l'imagination » (lettre du 17-2-60, Corr. 193). La musique devient ainsi, avec le vin, le haschisch et l'opium, une initiation poétique aux paradis artificiels, c'est-à-dire suscités par la seule magie de l'art. Les analogies temporelles d'un tel rythme vital font alors renaître des regards oubliés dans le passé et qui brillent soudainement sous la vague de la musique et de la poésie. L'art transfigure le présent par la réminiscence d'une vie antérieure : « Les houles, en roulant les images des cieux,/Mêlaient d'une façon solennelle et mystique/Les tout-puissants accords de leur riche musique/Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux » (« La vie antérieure », 17). La femme aimée, dont Baudelaire se plaît toujours à souligner la démarche chaloupée, en laquelle s'incarne l'énigme poétique de la beauté, est à son tour soulevée par un rythme mystérieux, comme un serpent qui danse, ou comme un navire balancé par les flots : « Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,/Chargé de toile, et va roulant/Suivant un rythme doux, paresseux et lent. » (« Le Beau navire », 49) (3). Le chevelure de l’aimée devient ainsi un vaste océan sur lequel le poète berce son ennui, comme un navire soulevé par la houle : « Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse/Dans ce noir océan où l'autre est enfermé;/Et mon esprit subtil que le roulis caresse/Saura vous retrouver, ô féconde paresse!/Infinis bercements du loisir embaumé! ». Cette image du navire oscillant sur les flots, elle fascine Baudelaire, tant elle est emblématique du mystère de la beauté dont la figure, telle un hiéroglyphe, émerge miraculeusement de l'océan infini et rythmique des correspondances poétiques. Elle est maintes fois reprise, longuement dans deux notes de Fusées (1253, 1261) qui n'ont pas été publiées du vivant de Baudelaire, mais encore dans Le Spleen de Paris (poème en prose n°41 : « Le port ») : « Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquelles la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l'âme le goût du rythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n'a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s'enrichir » (293) (4).
            La beauté surgit ainsi, comme un navire fantastique, du sein de la houle jamais apaisée des apparences. Elle est, pour Baudelaire, un événement plutôt qu'une forme, une rencontre plutôt qu'un objet. Pour dire cet éclair fugitif mais inoubliable, il faut une œuvre brève mais parfaite, à la forme rigoureuse et stylée, une sorte d'idéogramme de l'apparition. Le sonnet excelle à traduire cette émotion, tel un chiffre sacré semblable à ceux qu'avait imaginés Pythagore, d'une extrême concision qui inclut pourtant toute vie, une forme emblématique et très finie qui s'ouvre pourtant sur l'infini : « Quel est donc l'imbécile (c'est peut-être un homme célèbre) [il s'agit en effet de Prosper Enfantin] qui traite si légèrement le Sonnet et n'en voit pas la beauté pythagorique? Parce que la forme est contraignante, l'idée jaillit plus intense. Tout va bien au Sonnet, la bouffonnerie, la galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique. Il y a là la beauté du métal et minéral bien travaillés. Avez-vous observé qu'un morceau de ciel, aperçu par un soupirail, ou entre deux cheminées, deux rochers, ou par une arcade, etc., donnait une idée plus profonde de l'infini que le grand panorama vu du haut d'une montagne? » (lettre du 18-2-60 à Armand Fraisse, p. 196). Le poète panoramique, c'est sans doute le Victor Hugo de La Légende des Siècles ; Baudelaire, quant à lui, préfère célébrer le fragment d'azur entrevu par le soupirail de son cachot.
            C'est ainsi qu'avec la boue de l'Ennui, qui n'est que l'extrême sensibilité au flux continu du temps, le poète fabrique l'or de la beauté, fixation éphémère dans le rythme du devenir. Comme l'a magnifiquement analysé Walter Benjamin dans son essai sur Baudelaire, cet art s'apparente à celui de l'escrime : le verbe poétique entame un duel avec le phénomène mouvant et, quand le génie l'inspire, fait mouche sur la beauté (« Sur quelques thèmes baudelairiens », 1939, in II. Poésie et révolution, p. 234-237). L'image appartient d'ailleurs à Baudelaire lui-même, dans un poème intitulé « Le Soleil », mot par lequel l'ancienne alchimie désignait aussi l'or : « Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés/Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,/Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime,/Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,/Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,/Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés » (79). Chaque fois que l'escrimeur poétique touche la forme de la beauté, alors il réussit à prélever, sur le rythme du devenir, un fragment d'éternité, il transfigure le temps dans l'éternel — qui est ici l'inoubliable apparition de la beauté — il accomplit en bon alchimiste la transmutation de l'éphémère dans l'immuable (5). Et c'est pourquoi la beauté moderne sera nécessairement, non cette image de l'immortel que l'idéalisme platonicien avait rêvée, mais une figure ambiguë, qui est à la fois dans le temps et hors du temps, un mixte de contingence et de nécessité, de transitoire et d'inaltérable, de temps et d'éternité : « Un éclair... puis la nuit! ». « Toutes les beautés contiennent, comme tous les phénomènes possibles, quelque chose d'éternel et quelque chose de transitoire, — d'absolu et de particulier. La beauté absolue et éternelle n'existe pas, ou plutôt elle n'est qu'une abstraction écrémée à la surface générale des beautés diverses » (Salon de 1846, 950). « Le beau est fait d'un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d'un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l'on veut, tour à tour ou tout ensemble, l'époque, la mode, la morale, la passion » (Le peintre de la vie moderne, 1154). Et enfin la formule célèbre qui conclut et résume la poétique baudelairienne : « La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable » (ibid. 1163). Dans le journal surréaliste Médium, André Breton écrira semblablement, mais peut-être plus platement, en 1953 : « Le surréalisme, c'est la rencontre de l'aspect temporel du monde et des valeurs éternelles : l'amour, la liberté et la poésie » (cité par F. Alquié, La Philosophie du surréalisme, p. 47).
            Ce qui est donc radicalement moderne dans la poétique baudelairienne, c'est la double expérience de l'exil de l'esprit dans un monde sans beauté et la redécouverte de la beauté de l'autre côté du monde, une beauté nouvelle, peu reconnaissable, devenue bizarre, à la fois exotique et familière, d'une inquiétante étrangeté et pourtant proche. Dans la beauté idéale et classique, par eurythmie et symétrie, l'esprit hégélien pensait rencontrer la représentation sensible de l'absolu qui est en lui ; dans la beauté baudelairienne, l'esprit fasciné se noie vertigineusement et se perd jusqu'à l'inconscience. L'esprit ne se reconnaît plus dans la beauté qui le regarde et qui le désire, qui lui propose énigmatiquement, tel le visage d'un sphinx, le chiffre mystérieux de son propre désir : « Le beau est toujours bizarre, écrit Baudelaire, dans le compte rendu de l'Exposition universelle de 1855. Je ne veux pas dire qu'il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu'il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c'est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. C'est son immatriculation, sa caractéristique » (956) (6). Dans le Beau idéal, l'homme de l'ancien temps reconnaissait l'image de l'immortel que son âme poursuivait ; dans le beau moderne, notre contemporain demeure stupide, comme la proie hypnotisée par le serpent. Bizarrerie « inconsciente » écrit Baudelaire : la beauté est en effet désormais une figure refoulée dans l'inconscient, qui surgit soudain, rappelée par le lapsus de la circonstance la plus éphémère, de la contingence en apparence la plus insignifiante. La beauté est un symptôme, la manifestation inquiétante d'une psychopathologie de la vie quotidienne. Elle est un hiéroglyphe du désir et non plus la révélation d'un autre monde. Muette et impénétrable, dépourvue de signification déchiffrable, la beauté a perdu son âme et semble affligée de son exil moderne. Elle ressemble à une courtisane, à la fois « ardente », parce qu’elle attise le désir, parce qu’elle cristallise sa passion sur la forme saisie dans le flot mouvant des apparences, dans le bercement de la foule, et « triste », parce qu’elle ne promet rien au-delà de la pure jouissance charnelle, parce qu’elle n’est que « la promesse du bonheur » (7), qu’elle n’est le signe d’aucun monde intelligible qui nous délivrerait de l’ennui en nous arrachant à la torture du devenir : « J’ai trouvé la définition du beau – de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. Je vais, si l’on veut, appliquer mes idées à un objet sensible, à l’objet, par exemple, le plus intéressant dans la société, à un visage de femme. Une tête séduisante et belle, veux-je dire, c’est une tête qui fait rêver à la fois – mais d’une manière confuse – de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété – soit une idée contraire, c'est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associé à une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le regret, sont aussi des caractères du Beau » (Fusées, X, 1255) (8). On peut dire qu’avec la modernité, la beauté, hiéroglyphe hasardeux (« laissant carrière à la conjecture » ; on se rappelle la « fantasque escrime/Flairant à tous les coins les hasards de la rime ») qui se dessine soudain, l’espace d’un « éclair », dans un monde sensible qui ne « correspond » qu’avec lui-même, a perdu l’esprit : à l’inverse de l’Eros platonicien qui fait signe vers l’immortel, la beauté des Modernes ne signifie rien et, devenue bête, nous contemple de son regard de sphinx. Ce n’est plus la spiritualité qui idéalise la beauté, mais au contraire et paradoxalement sa morne sensualité : radicalement étrangère et exotique, elle stylise la forme dans le chiffre énigmatique du désir, dans l’allégorie du fantasme : « La bêtise est souvent l’ornement de la beauté. C’est elle qui donne aux yeux cette limpidité morne des étangs noirâtres, et ce calme huileux des mers tropicales. La bêtise est toujours la conservation de la beauté ; elle éloigne les rides ; c’est un cosmétique divin qui préserve nos idoles des morsures que la pensée garde pour nous, vilains savants que nous sommes ! » (Choix de maximes consolantes sur l’amour, mars 1846). La bêtise de la beauté, qui est déchéance de l’Idéal, est aussi et inversement promotion de la bête dans le rayonnement de la beauté. Le sphinx sans esprit dans le regard duquel se mire la mélancolie du poète a son équivalent domestique : le chat, double familier, et pourtant insidieusement divinisé, du poète (9). Le chat devient chez Baudelaire comme l’incarnation du dieu muet et stupide qui regarde les hommes sans les voir, mais dans les prunelles duquel on peut deviner ces étincelles d’or que poursuit le poète : « Ils prennent en songeant les nobles attitudes/Des grands sphinx allongés au fond des solitudes/Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin/Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques/Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin/Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques » (« Les Chats », n° LXVI). Etrange hiéroglyphe de la beauté, le chat familier est une étrange figure du divin déchu dans l’animalité et le poète réfléchit mélancoliquement le gouffre qui est en lui dans le regard vide et fixe du chat, comme une énigme en miroir : « Quand mes yeux, vers ce chant que j’aime/Tirés comme par un aimant/Se retournent docilement/Et que je regarde en moi-même/Je vois avec étonnement/Le feu de ses prunelles pâles/Clairs fanaux, vivantes opales/Qui me contemplent fixement » (« Le Chat, n° LI). Et la même inversion des valeurs, qui fait déchoir l’ange dans la bête, transforme encore le sens de l’éternité : non plus l’ouverture mystique d’un au-delà qui assume la rédemption de la souffrance endurée ici-bas, mais l’incompréhensible éclair ou reflet de la beauté qui fait luire un instant le chiffre du désir (l’érotisme du chat est évident chez Baudelaire, et il est à plusieurs reprises une métaphore de la femme aimée, parfois nommée « la belle féline »). Dans le poème en prose n° XVI, intitulé « L’Horloge », publié pour la première fois en août 1857, Baudelaire, qui a lu cette anecdote dans l’ouvrage populaire du Père Jésuite Huc, L’Empire chinois, rapporte que « les Chinois voient l’heure dans l’œil des chats », et il ajoute : « Pour moi, si je me penche vers la belle Féline […] au fond de ses yeux adorables je vois toujours l’heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l’espace, sans divisions de minutes ni de secondes, – une heure immobile qui n’est pas marquée sur les horloges, et cependant légère comme un soupir, rapide comme un coup d’œil ». Et si l’on demandait alors au poète quelle heure est-il dans le regard du sphinx : « je répondrais sans hésiter : "Oui, je vois l’heure ; il est l’Eternité" » (Pléiade, 251-252). L’œil du chat ne réfléchit aucune intériorité, aucune transcendance, il n’est qu’un reflet dans un œil d’or et ne vaut que par l’hypnose qu’il communique au poète. Le sphinx est la figure déchue du divin, et cette beauté bestiale, dépourvue d’âme, marque le triomphe du mal, et de Satan, sur l’angélisme et l’abstraction de l’Idéal. Dans Mon cœur mis à nu, Baudelaire confesse : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. C’est à cette dernière que doivent être rapportés les amours pour les femmes et les conversations intimes avec les animaux, chiens, chats, etc. » (Pléiade 1277). La beauté se satanise en s’animalisant, elle devient maléfique en manifestant, avec une évidence toujours plus grande, son pouvoir de suggestion érotique. Dans le chapitre XII (« Les Femmes et les filles ») du Peintre de la vie moderne, Baudelaire évoque les dessins de Constantin Guys qui saisissent les attitudes éphémères des passantes dans la foule de la ville moderne, et le ballet infernal et fascinant des prostituées, « l’image variée de la beauté interlope » qui « s’avance, glisse, danse, roule avec son poids de jupons brodés, qui lui sert à la fois de piédestal et de balancier », dans une lumière que Baudelaire lui-même qualifie d’ « infernale », « sur un fond d’aurore boréale, rouge, orangé, sulfureux, rose » ou « sur ces fonds magiques, imitant diversement les feux de Bengale ». « Elle a sa beauté, ajoute-t-il, qui lui vient du Mal, toujours dénuée de spiritualité, mais quelquefois teintée d’une fatigue qui joue la mélancolie » (1187-1888). La mélancolie est sans doute ici une ruse de la coquetterie, destinée à inspirer le désir d’être consolée, mais elle est aussi le vide d’un regard fixe que l’âme a déserté. Elle réfléchit la tristesse de l’animal qu’un destin a damné sans remède, exilé sans rémission du royaume de l’esprit. Mais la chute de la beauté dans la bêtise descend encore plus bas que la bête : il ne lui suffit pas de s’animaliser, elle se minéralise,  elle sombre dans la fixité hypnotique des pierres. L’œil du chat, archétype du regard que la beauté envoûte, est lui-même semblable à l’or et aux pierreries : « Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux/Retiens les griffes de ta patte/Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux /Mêlés de métal et d'agate. » (« Le Chat », n° XXXIV, p. 33). La Vénus moderne est la proie consentante de l’or qui se noue autour de son cou, de ses poignets, de ses chevilles, et des pierreries qui scintillent, pendues à ses oreilles : « La femme est surtout une harmonie générale, non seulement dans son allure et le mouvement de ses membres, mais aussi […] dans le métal et le minéral qui serpentent autour de ses bras et de son cou, qui ajoutent leurs étincelles au feu de ses regards, ou qui jasent doucement à ses oreilles » (Le Peintre de la vie moderne, « X. La Femme », p. 1182). Beauté minérale qui se pétrifie au clair de lune, corps inhumain façonné dans le métal, deux diamants à la place des yeux : « Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants/ Et dans cette nature étrange et symbolique/ Où l’ange inviolé se mêle au sphinx antique/ Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants/ Resplendit à jamais, comme un astre inutile/ La froide majesté de la femme stérile » (Fleurs du mal, n° XXVII, p. 28) (10).
            On se souvient que la beauté que le texte de Fusées qualifiait contradictoirement d’ardente et de triste, « comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété ». Un peu plus loin, Baudelaire ajoute que sur ces compositions de M. G. le spectateur « ne rencontrera que le vice inévitable, c'est-à-dire le regard du démon embusqué dans les ténèbres, ou l’épaule de Messaline miroitant sous le gaz ; rien que l’art pur, c'est-à-dire la beauté particulière du mal, le beau dans l’horrible » (1189-90). La beauté moderne, fugitive, émerge en un éclair de la vague, de l’ondoiement de la foule, forme fascinante qui ne signifie rien, aussi vide de sens que le regard éternel d’un sphinx, qui est un dieu déchu dans l’animalité. C’est ainsi nécessairement que la beauté fleurit du mal, qui est le renoncement à la spiritualité, faisant miroiter aux yeux de l’homme errant parmi la foule le chiffre incompréhensible de son désir. Depuis longtemps, l’homme reconnaissait dans la beauté sa propre image, faite à l’image de Dieu. Les proportions du corps humain avaient la valeur d’un module universel de beauté. En la modernisant, Baudelaire déshumanise la beauté et en fait une idole maléfique. Animale et féline, à l’image des esclaves qui dansent dans le harem ou que l’on égorge sous les yeux du tyran, sur le Sardanapale de Delacroix (qui aimait tout aussi bien peindre les combats des fauves), elle devient une apparition fantastique et barbare auréolée d’une lumière infernale, « elle a inventé une élégance provocante et barbare » (Le Peintre de la vie moderne, 1187). La Salammbo de Flaubert (1862) réalisera avec force cet idéal dépourvu d’idéal, et plus tard les Salomés de Gustave Moreau déclineront les diverses incarnations de la créature.


NOTES

1- « Pour le parfait flâneur, pour l'observateur passionné, c'est une immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L'observateur est un prince qui jouit partout de son incognito »  (1160).

2- Concert donné au théâtre italien, salle Ventadour. On y donnait en première partie l'ouverture du Vaisseau fantôme, et Tannhäuser : marche et chœur, introduction de l'acte III et chœur des pèlerins, ouverture ; et en deuxième partie, le prélude de Tristan und Isolde, et Lohengrin : introduction et marche des fiançailles, fête nuptiale et épithalame.

3- Cet archétype est présent dès l’Epître à Sainte-Beuve, que Baudelaire, alors âgé de 22 ou 23 ans, envoie à l’auteur de Volupté, le poète évoquant « la sombre Vénus [qui] du haut des balcons noirs/Verse des flots de musc de ses frais encensoirs », et rêvant, quelques vers plus loin, à « L’éternel bercement des houles enivrantes/Et l’aspect renaissant des horizons sans fin » (Pléiade p. 199).

4- Il serait facile de multiplier les citations qui font allusion à la berceuse océanique. Par exemple : « La mer, la vaste mer, console nos labeurs!/Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse/Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs,/De cette fonction sublime de berceuse?/La mer, la vaste mer, console nos labeurs! » (FdM, « Mœsta et errabunda »).

5- Le poète ressemble encore à un duelliste, dont l’adversaire, ou le partenaire, est la Nature en son immensité : « Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil! L'étude du beau est un duel où l'artiste crie de frayeur avant d'être vaincu », Le Spleen de Paris, « Le confiteor de l’artiste », poème en prose n° 3, Pléiade 232).

6- Baudelaire avait trouvé cette pensée dans le plus célèbre des contes d’Edgar Poe, le meilleur de ses contes selon Poe lui-même : Ligeia (première publication : septembre 1838). Voici la traduction de Baudelaire : « "Il n’y a pas de beauté exquise, dit lord Verulam, parlant avec justesse de toutes les formes et de tous les genres de beauté, sans une certaine étrangeté dans les proportions". Toutefois, bien que je visse que les traits de Ligeia n’étaient pas d’une régularité classique, quoique je sentisse que sa beauté était véritablement exquise, et fortement pénétrée de cette étrangeté, je me suis efforcé en vain de découvrir cette irrégularité et de poursuivre jusqu’en son gîte ma perception de l’étrange » (E. A. Poe, Contes, essais, poèmes, Laffont, « Bouquins », 1989, p. 363). La citation de Bacon est exacte, et se lit au chapitre XLIII des Essais, dans l’essai intitulé « De la beauté » (La Boétie, Bruxelles, 1945, p. 123). Il s’agit pour le Chancelier de laisser entendre que la beauté échappe aux proportions du canon, et que la beauté académique ne convient qu’aux âmes inférieures, dépourvues de sublime ou de noblesse. Dans le conte de Poe, l’étrangeté de Ligeia est concentrée dans son regard, et l’on comprend que ce regard est en quelque sorte la porte du néant, l’attrait de l’au-delà où reposent les morts. On sait par ailleurs que Ligeia est en grec le nom d’une sirène, l’un de ces monstres, mi-femmes mi-oiseaux qui, par leur mélodie, attirait les navigateurs sur les récifs où ils trouvaient la mort. C’est ainsi que l’étrangeté de la beauté participe de la radicale étrangeté de la mort même, et qu’en elle se réfléchit l’attrait de l’autre monde. On retrouvera cette même citation de Bacon dans l’une des Marginalia d’Edgar Poe, consacrée à la poésie de Shelley : « L’étrangeté de Shelley naquit de la compréhension intuitive de cette vérité que seul lord Verulam exprima clairement : "il n’y a pas de beauté exquise, sans une certaine étrangeté dans les proportions." » (E. A. Poe, Contes, essais, poèmes, Laffont, « Bouquins », 1989, p. 1103). Par la suite, Poe évoque la « bizarrerie de l’éclair scintillant à travers les nuages d’Alastor » (il s’agit d’un poème de Shelley). Il se pourrait par ailleurs que la promotion esthétique de la catégorie du bizarre soit due à Friedrich Schlegel ; dans l’un des fragments de l’Athenaeum, on lit en effet ceci : « … le conte poétique, et la romance en particulier, devrait sans doute être infiniment bizarre ; car il ne lui suffit pas d’intéresser la fantaisie, il veut encore fasciner l’esprit et charmer le cœur ; et l’essence du bizarre semble précisément consister en certaines associations et confusions arbitraires et insolites dans la pensée, la composition poétique et l’action. Il existe une bizarrerie de l’inspiration qui va de pair avec la plus haute culture et la plus grande liberté, et qui non seulement renforce le tragique, mais l’embellit et lui donne quelque chose de divin ; ainsi dans La Fiancée de Corinthe de Goethe, qui fait époque dans l’histoire de la poésie. L’émouvant y est déchirant, et pourtant d’une séduction perverse. Certains passages pourraient être qualifiés de burlesques, et c’est justement là que l’horrible prend une grandeur foudroyante » (Lacoue-Labarthe et Nancy, L’Absolu littéraire, p. 173-174, n° 429). La Fiancée de Corinthe, qui raconte les amours d'un jeune homme et d'une morte, n'est sans doute pas sans rapport avec la Ligeia d'Edgar Poe.

7- On sait que la célèbre formule de Stendhal se lit en note au livre I, chapitre 17 (intitulé « La beauté détrônée par l’amour »), du traité De l’Amour de Stendhal (GF, p. 64-65). La variation plutôt lyrique que fait Nietzsche autour de cette formule en Généalogie de la morale (III, 6) n’est pas loin du contresens : Stendhal en effet n’a pas écrit, comme le prétend Nietzsche, « la beauté est la promesse du bonheur », mais « la beauté n’est que la promesse du bonheur ». Il s’agit de montrer, contre l’Idéal grec, que la beauté n’est pas une forme canonique, mais seulement le chiffre énigmatique du désir sexuel, qui varie selon chaque individu. C’est ce qui fait que « même les petits défauts de la figure de la femme aimée, une marque de petite vérole par exemple, donnent de l’attendrissement à l’homme qui aime, et le jette dans une rêverie profonde », ou bien encore qu’un homme « qui aimait à la passion une femme très maigre et marquée de la petite vérole ; la mort la lui ravit », préférera par la suite une femme maigre et laide à une autre, « plus belle que le jour ». Et c’est bien en ce sens que Baudelaire interprète la formule de Stendhal, qu’il affectionne tout particulièrement, et reprend un grand nombre de fois : « Les traces de petite vérole seront désormais non seulement un objet de douce sympathie, mais encore de volupté physique, si toutefois vous êtes un de ces esprits sensibles pour qui la beauté est surtout la promesse du bonheur » : Choix de maximes consolantes sur l’amour, 1846 ; « A mesure que l’homme avance dans la vie, et qu’il voit les choses de plus haut, ce que le monde est convenu d’appeler la beauté perd bien de son importance, et aussi la volupté, et bien d’autres balivernes […] Dès lors la beauté ne sera plus que la promesse du bonheur, c’est Stendhal, je crois, qui a dit cela » (Note rédigée en août 1851, p. 532) ; « Il y a autant de beautés qu’il y a de manières habituelles de chercher le bonheur », Salon de 1846, p. 879 ; enfin, après avoir formulé l’idée essentielle pour l’esthétique de la modernité selon laquelle le beau est double, fait d’un élément éternel et invariable et d’un élément relatif et circonstanciel, Baudelaire écrit : « C’est pourquoi Stendhal, esprit impertinent, taquin, répugnant même, mais dont les impertinences provoquent utilement la méditation, s’est rapproché de la vérité, plus que beaucoup d’autres, en disant que le Beau n’est que la promesse du bonheur. Sans doute cette définition dépasse le but ; elle soumet beaucoup trop le beau à l’idéal infiniment variable du bonheur ; elle dépouille trop lestement le beau de son caractère aristocratique ; mais elle a le grand mérite de s’éloigner décidément de l’erreur des académiciens » (Le Peintre de la vie moderne, 1863). L’Idée du beau, qui est Beau des « académiciens », est une : c’est par le Beau que les choses belles sont belles ; inversement, la beauté chez les modernes est plurielle : elle est distribuée aléatoirement selon le choc des rencontres. Le philosophe ancien remontait jusqu’à l’origine unique du Beau en soi ; le poète moderne collectionne les parcelles du beau sans jamais être en mesure de savoir si la série est complète, ni quelle est la raison de cette suite indéfinie. A propos d’Eugène Fromentin, écrivain et peintre : « Une autre faculté qu’il possède à un degré éminent est de saisir les parcelles du beau égarées sur la terre, de suivre le beau à la piste partout où il a pu se glisser à travers les trivialités de la nature déchue » (Salon de 1859, p. 1067).

8- Baudelaire se souvient-il ici de la rencontre que fit Goethe à Rome, en octobre 1787, d’une jeune Milanaise sous le charme de laquelle il tomba aussitôt ? Le « quelque chose d’ardent et de triste » fait en effet songer à l’ardeur inquiète de la jeune Italienne : « …je sentis de la manière la plus étrange, que déjà mon cœur s’était décidé pour la Milanaise aussi vite que l’éclair, et d’une manière assez pénétrante, comme il arrive à un cœur oisif, qui, dans une situation agréable et paisible, n’appréhende rien, ne souhaite rien, et se trouve tout à coup en présence du trésor le plus digne d’envie. Dans un pareil moment, nous n’apercevons pas le danger qui nous menace sous ces traits séduisants. Le lendemain, nous nous trouvâmes seuls nous trois, et la balance pencha toujours plus du côté de la Milanaise. Elle avait sur son amie ce grand avantage, qu’on remarquait dans ses discours une certaine ardeur inquiète. » (Goethe, Voyage en Italie, « Souvenirs d’octobre 1787 », Bartillat, 2003, p. 476).

9- « Mon chat sur le carreau cherchant une litière/Agite sans repos son corps maigre et galeux/L’âme d’un vieux poète erre dans la gouttière/Avec la triste voix d’un fantôme frileux » (Spleen, LXXV).

10- Il est aisé de multiplier ici les citations. Par exemple, dans « Le Serpent qui danse » (FdM, XXVIII, p. 28) : « Tes yeux, où rien ne se révèle/De doux ni d’amer/Sont deux bijoux froids où se mêlent/L’or avec le fer » ; ou bien encore ; « Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes, /Des creusets qu'un métal refroidi pailleta... » (FdM, XCI, « Les petites vieilles », p. 86).

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