Jacques Darriulat

 

AUTEURS

 

 

Accueil

Introduction à la philosophie esthétique


     

 

 

 

ARISTOTE

1- La Poétique

a- Imitation

b- Imitation d'un acte

c- Catharsis

d- Appendice: le pardon

AUGUSTIN

BALZAC

BAUDELAIRE

CHATEAUBRIAND

DANTE

DELEUZE

DESCARTES

DIDEROT

DOSTOÏEVSKI

DUBOS

HANSLICK

HEGEL

HEIDEGGER

HOMERE

KANT

KIERKEGAARD

LACAN

MICHEL-ANGE

MONTAIGNE

NIETZSCHE

PASCAL

PLATON

PLOTIN

PROUST

ROUSSEAU

SCHLOEZER

SCHOPENHAUER

SPINOZA

VALERY

WINCKELMANN

 

 

 

 

Mis en ligne le 29 octobre 2007



 ARISTOTE
LA POÉTIQUE

(1)

(Lycée Henri IV, classe de Lettres Supérieures, 1996)

           Ce cours est un long commentaire du Peri Poiêtikês d'Aristote. Sur cette première page, ne figurent que la bibliographie et l'introduction. Pour lire la suite, il faudra cliquer dans la marge de gauche sur les titres successifs : "Imitation" ; puis "Imitation d'un acte" ; puis "Catharsis" ; et enfin "Appendice : le pardon".            

 

BIBLIOGRAPHIE

            Les éditions de La Poétique :
            Trad. Hardy (Belles Lettres, 1965) : index des noms et notions ; grec et français.
            Trad. et notes par R. Dupont-Roc et J. Lallot (Le Seuil, 1980) ; grec et français.
            Trad. et notes de Michel Magnien (Le Livre de Poche, 1990) : index des noms et des notions ; français seulement.
            Trad. introd. et notes de Barbara Gernez (Les Belles Lettres, 1997) ; deux annexes, sur la catharsis et la lexis ; grec et français.

            Autres textes d’Aristote :
            La Rhétorique, trois volumes en Belles Lettres, trad. M. Dufour et A. Wartelle. Éd. en Livre de Poche, par B. Timmermans.
            Les Politiques, GF, trad. et notes par Pierre Pellegrin.
            Éthique à Nicomaque et Éthique à Eudème (tous deux chez Vrin).

            Sur Aristote :
            Martin Heidegger, Questions II, “Ce qu’est et comment se détermine la fusiV”, TEL, Gallimard.
            Pierre Aubenque, Le problème de l‘Etre chez Aristote (PUF, “Quadrige”) et La Prudence chez Aristote (PUF)
            Rémi Brague, Aristote et la question du monde, PUF 1988.

            Sur La Poétique :
            Pierre Somville, Essai sur La Poétique d’Aristote, Vrin 1975.
            Victor Goldschmidt, Temps physique et temps tragique chez Aristote, Vrin 1982.

            Sur la tragédie :
            Delcourt (Marie), Œdipe ou la légende du conquérant, Paris, Droz, 1944 ; Paris, Les Belles Lettres, Paris 1981.
            Delcourt (Marie), Héphaïstos, ou la légende du magicien.
            Kott (Jan), Manger les dieux : essais sur la tragédie grecque et la modernité, Payot 1975.
            Nietzsche (Friedrich), Querelle autour de la “Naissance de la tragédie”, écrits et lettres, Paris, Vrin, 1995.
            Romilly (Jacqueline de), La Tragédie grecque, PUF, "Quadrige"
            Romilly (Jacqueline de), Le Temps dans la tragédie grecque, Paris, Vrin, 1971.
            Rohde, Erwin, Psyché ; Le Culte de l’âme chez  les Grecs et leur croyance à l’immortalité, Claude Tchou, pour la Bibliothèque « Les Introuvables », Paris, 1999.
            Saïd (Suzanne), La faute tragique, Paris, Maspero, 1978.
            Vernant (Jean-Pierre) et Vidal Naquet (Pierre), Mythe et Tragédie en Grèce ancienne (I et II), Maspéro La Découverte.
            Vidal Naquet (Pierre), préface aux Tragédies de Sophocle, en “Folio”.

Introduction

            Nous ne possédons d’Aristote que deux ouvrages directement consacrés à la philosophie esthétique : La Rhétorique, où sont définies et répertoriées les différentes figures — ou tropes — de l’éloquence persuasive, et la Poétique (Peri Poiêtikês), c'est-à-dire : « De l’art de créer », de produire une œuvre. Malgré ce titre prometteur — dont Aristote lui-même n’est nullement responsable, « Peri poiêtikês » n’étant que les premiers mots de l’ouvrage — il s’agit en réalité d’une réflexion portant non sur l’art en général, mais sur la tragédie et, plus accessoirement et en rapport avec la tragédie, sur l’épopée. A l’inverse des dialogues de Platon, très rédigés (ce qui est paradoxal de la part d’un philosophe qui a toujours marqué le primat de la parole sur l’écriture), le texte d’Aristote est exempt de toute recherche de style : on pense qu’il s’agit de notes pour un cours professé au Lycée sur la poésie (1). Aussi l’exposé est-il discontinu, et comporte-t-il des digressions, et sans doute des reprises ou des additions. Pierre Pellegrin remarquait, à propos de La Politique, combien les textes d’Aristote nous sont parvenus déformés par les siècles, et bourrés d’incidentes dont l’authenticité est discutée (2). En fait, nous connaissons le texte de La Poétique par un manuscrit du Xe ou XIe siècle, donc postérieur de près de 1500 ans à l’enseignement d’Aristote ! Les dialogues de Platon sont des chefs d’œuvre élaborés et subtils, qu’il faut apprécier dans leurs moindres détails ; les textes d’Aristote sont plutôt des notes pour une réflexion collective, un instrument (organon) de travail pour la recherche et pour la discussion, a work in progress plutôt qu’un chef-d’œuvre élaboré. Le texte aristotélicien ne vise nullement à la perfection formelle, il vise plutôt à alimenter un débat, et doit être considéré comme un instrument didactique et non comme une œuvre achevée. Il n’aurait sans doute pas suscité tant de commentaires, et peut-être de corrections et de scolies, s’il n’appelait lui-même son lecteur à participer à la recherche, à intervenir dans le travail de la pensée.
            De composition difficile, La Poétique d’Aristote est en outre une œuvre inachevée. Le préambule annonce qu’il sera question de « l’art poétique en lui-même [c'est-à-dire à la fois de la poésie et de la création en général] et de ses espèces (eidos), de l’effet (dunamis) propre à chacune d’elles, de la façon dont il faut composer les histoires (muthos) si l’on veut que la poésie soit réussie (kalôs), puis du nombre et de la nature des parties, et également de toutes les autres questions qui se rattachent à la même recherche ». En vérité, il ne sera guère traité que de la tragédie. Au début du chapitre 6, Aristote annonce : « Nous parlerons plus tard de l’art de représenter (mimêtikê) en hexamètres, et de la comédie » (49 b 21). Il n’en sera jamais question. Dans La Rhétorique (1372 a 1), Aristote écrit : « Les choses risibles (peri geloiôn) ont été définies à part dans notre Peri Poiêtikês » ; et en 1419 b 6 : « Nous avons dit, dans notre traité Peri Poiêtikês, combien il y a d’espèces de plaisanteries (eidê geloiôn), dont une partie s’accorde avec le caractère de l’homme libre, l’autre non ». C’est ainsi, continue Aristote, que l’ironie (eirôneia) est libre, la bouffonnerie (bômolokhia) servile. On ne saura rien de plus du traité d’Aristote sur la comédie. Il n’est pas interdit d’échafauder sur cette lacune diverses hypothèses (les moines copistes n’auraient-ils pas délibérément supprimé la partie concernant les geloia, les choses risibles ? L’œuvre immense d’Épicure n’a-t-elle pas été victime d’une censure du même genre?), et même les plus romanesques : lisez Le Nom de la rose, par Umberto Eco.
            Malgré ces incertitudes, La Poétique est un texte essentiel : c’est d’abord un témoignage sur la tragédie des anciens Grecs, une méditation, par un très grand penseur, sur un art rare, et qui a brillé d’un éclat exceptionnel moins d'un siècle avant qu’Aristote ne rédige son cours. On suppose que La Poétique a été composée lors du second séjour qu’Aristote fit à Athènes de 335-334 jusqu’à la mort d’Alexandre, en 323 (3). C’est pendant ce séjour, dès son arrivée à Athènes en 335, qu’il fonde, près d’un temple dédié à Apollon lycien,  le Lycée, école rivale de l’Académie fondée par Platon. Sophocle et Euripide meurent tous deux en 405. A l’époque où médite Aristote, l’âge d’or de la tragédie, comme celui de la cité athénienne, est révolu. Faisant surtout référence à Sophocle — c’est Œdipe tyran qui est aux yeux d’Aristote la tragédie la mieux exemplaire — Aristote réfléchit un phénomène esthétique (la représentation tragique) dont ses contemporains ont perdu le secret, de même que dans La Politique, il pense la perfection d’une cité autarcique que l’histoire, et tout particulièrement la domination macédonienne dont il a pourtant épousé le parti, a anéanti à jamais. Avec La Poétique, nous tenons la méditation la plus ancienne, et sans doute la plus profonde, sur cet art tragique qui manifeste, aux yeux de Nietzsche, l’essence même de l’art et la vérité de toute création.
            Mais La Poétique soulève notre intérêt pour d’autres raisons encore : si ce seul fragment nous est parvenu, c’est en premier lieu à cause du caractère exemplaire de la représentation tragique, à la fois pour la philosophie éthique et pour la philosophie de l’art en général. Le héros tragique est en effet un modèle pour l’action morale — il ose librement un acte audacieux et transgresse une limite — et pour l’invention artistique — tout créateur doit ainsi rompre avec le passé et enfanter du neuf. La tragédie est la représentation d’un acte fondateur qui ouvre une ère nouvelle, elle met en scène une rupture féconde, qui réinvente l’avenir.
            Mais il est une autre raison pour laquelle La Poétique nous a été transmise par delà les siècles, et doit retenir encore notre attention : l’Église chrétienne, qui prétend renouveler radicalement l’interprétation du sacrifice, portait sans doute un intérêt tout particulier à la tragédie, en laquelle elle croyait reconnaître, précisément, la représentation du sacrifice païen, c'est-à-dire du sacrifice non encore éclairé par la lumière de la Révélation. Pour cette tradition, qui pèse encore lourdement sur la lecture que nous faisons de ce texte, la mort du héros tragique n’est qu’un avatar parmi d’autres du rituel sanglant du bouc émissaire, auquel seule la révélation chrétienne a su mettre fin. En en dénonçant la cruauté inutile et inhumaine, le christianisme aurait mis fin à la tragédie païenne, et le Christ aurait vaincu Dionysos. La Poétique d’Aristote nous fournit l’occasion de repenser cette alternative que Nietzsche, il n’y a pas si longtemps, posait avec force, se prononçant pour le second, et contre le premier.
            Le texte est peu connu dans l’Antiquité (4) : on n’en connaît aucun commentaire. Il est méconnu encore pendant le Moyen Age, alors pourtant qu’à partir du XIIIe siècle, l’œuvre d’Aristote, que Thomas d’Aquin nomme "Philosophus", est abondamment commentée. On s’appuie alors sur la Physique et sur la Métaphysique, et l’autorité d’Aristote est surtout invoquée pour fonder une logique, une cosmologie et une théologie. La théorie de l’art est, au Moyen Age, toujours subordonnée à la théologie : on ne s’intéresse au processus créateur de l’artiste que dans le but de mieux comprendre l’acte de la création divine. L’artiste n’est que le singe de Dieu.
            C’est seulement avec la Renaissance, au XVIe et non au XVe siècle, que le texte devient très répandu. Le néoplatonisme du XVe siècle s’était résolument détourné d’Aristote. Le XVIe siècle le redécouvre, non comme une autorité dogmatique et scientifique, mais comme un maître de rhétorique et de philologie, à qui l’on demande des règles pour la critique esthétique. La Poétique est traduite en latin en 1498 par Giorgio Valla, mais le texte ne sera vraiment répandu qu’à partir de 1536 (traduction de Alessandro de’ Pazzi). Il donnera lieu, dans la seconde moitié du XVIe siècle, à de nombreux commentaires (5). C’est en se réclamant de La Poétique qu’on définira, au XVIIe siècle, la règle des trois unités de la tragédie classique : de lieu, d’action et de temps. Lecture formelle d’une Académie surtout soucieuse de son autorité, et qui veut donner des leçons : on s’intéresse alors moins à la création de l’œuvre — la “poïêtikê” elle-même — qu’aux “canons” qui lui donnent sa forme achevée et parfaite. Ce dogmatisme de la beauté idéale entraînera, par réaction, un rejet du texte d’Aristote aux XVIIIe et XIXe siècles, qui se réclament surtout de la Nature et de la Liberté.
            Enfin, au XXe siècle, la psychanalyse a contribué à une lecture nouvelle du texte. En 1895 — dans les Études sur l’hystérie — Freud et Breuer baptisent la technique psychanalytique, dont le traitement du cas d’Anna O. est pour ainsi dire l’acte de naissance, “a talking cure”, ou bien encore une “catharsis” (6). “Catharsis”, qui signifie en grec “purification”, c’est aussi le terme qu’emploie Aristote pour définir la tragédie : elle est, selon lui, « une purification des passions, ê tôn toioutôn  pathêmatôn  katharsis » (49 b 27-28). C’est sur ce thème de la catharsis que se sont cristallisés aujourd’hui les problèmes d’interprétation suscités par le texte d’Aristote : pour la psychanalyse, catharsis est l’expression d’un désir inconscient, analyse donc, plutôt que refoulement ; c’est ainsi que la tragédie d’Œdipe tyran représente sur la scène le désir inconscient, à la fois parricide et incestueux, de l’enfant. Pour d’autres, qui préfèrent une interprétation plus sociologique, la mise à mort du héros tragique serait comparable à l’expulsion du pharmakos (dans l’Athènes archaïque, on chassait rituellement, chaque année, un criminel de la cité, et on le mettait à mort), ou plus généralement du bouc émissaire, chargé de tous les péchés d’Israël et abandonné dans le désert (7). Pour la thèse du pharmakos, voyez par ex. J. P. Vernant, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, “Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe-Roi””, p. 117 sq ; pour la thèse du bouc émissaire, voyez René Girard, Le Bouc émissaire et La Violence et le sacré. L’interprétation psycho-sociologique et l’interprétation psychanalytique peuvent paraître proches l’une de l’autre. Elles polémiquent pourtant entre elles, et la meilleure critique de la lecture freudienne de la tragédie de Sophocle se trouve au chapitre IV, intitulé “Œdipe sans complexe”, de l’ouvrage de Vernant : Mythe et tragédie en Grèce ancienne.
            Puisque la définition proposée par Aristote au chapitre VI de La Poétique semble l’enjeu fondamental de l’interprétation, nous commencerons par la comprendre, c'est-à-dire par la traduire. Nous diviserons ensuite notre recherche en autant de chapitres que cette définition comportera de difficultés.

La Définition de la tragédie (49 b 24-28)

            « La tragédie (tragôdia) est l’imitation (mimêsis) — mais Dupont-Roc et Lallot traduisent : “représentation” — d’une action noble, de caractère élevé (praxeôs spoudaias)...».
            Praxis désigne aussi bien l’acte que les conséquences de l’acte. L’acteur tragique est pleinement responsable, il revendique la responsabilité de son acte et en assume toutes les conséquences : «Créon : Et toi, toi qui restes là, tête basse, avoues-tu ou nies-tu le fait? Antigone : Je l’avoue et n’aie garde, certes, de le nier » (Antigone, v. 441-443).
            Spoudaios : “digne”, “vertueux”, mais aussi “zélé” et “rapide”. Aubenque (La Prudence..., p. 45 sq) propose de traduire par “valeureux”. L’acte “spoudaios”, c’est l’acte qui établit lui-même sa propre valeur, et ne la tient pas d’une norme extérieure. L’acte du héros tragique est un acte créateur de valeur, qui fonde l’Éthique et ne la subit pas, un acte qui est à lui-même sa propre mesure : « Le valeureux se distingue principalement en ceci qu’il voit le vrai en toutes choses, comme s’il en était la règle et la mesure, ôsper kanôn kai metron ôn » (Eth. Nic, III, 6, 1113 a 29 sq). L’acte valeureux résout l’énigme posée par la formule de Protagoras, que l’homme est la mesure de toutes choses : l’acte valeureux mesure la mesure elle-même, il vaut par lui-même et pose le critère de la vérité éthique. Dans la tragédie, l’acte, non l’acteur, est valeureux : on ne saurait certes dire d’Œdipe qu’il “voit la vérité”. Mais son acte, dont il ne songe pas un instant à esquiver la responsabilité, a valeur éthique et, si paradoxal que cela puisse paraître, est fondateur de vérité et de sens.
            Spoudê désigne encore la promptitude, l’effort volontaire, le zèle et l’ardeur : l’acte tragique est toujours un acte extrême, marque d’un caractère exceptionnel. On pourrait traduire : “un acte ardent”.
            Un acte ardent « et complet » (Hardy), « mené jusqu’à son terme » (Dupont-Roc et Lallot), « conduit jusqu’à sa fin » (Magnien) : teleias. Le telos est le point de maturation de la crise, l’acmé d’un devenir. C’est seulement après la tragédie qu’on peut dire que tout est accompli. L’acteur tragique porte son acte jusqu’à une limite extrême. Le héros tragique est un “jusqu’au-boutiste” : « Jocaste : Arrête-toi pourtant, crois-moi, je t’en conjure. Œdipe : Je ne te croirai pas, je veux savoir le vrai (ekmathein saphôs, mot à mot, je veux connaître en toute clarté, voir en quelque sorte ce qui crève les yeux...) » (Œdipe-Roi, v. 1064-1065).
            Un acte « d’une certaine étendue » (megethos ekousês). Le temps tragique est “compté” : l’acte possède origine et fin, arkhê et telos. remarquons que megethos peut désigner à la fois la grandeur mesurable dans l’espace comme dans le temps, et la grandeur morale (force et grandeur d’âme). Ainsi la grandeur propre à la tragédie, c’est non seulement l’intervalle temporel qui limite le déploiement de l’acte, mais aussi la grandeur d’âme que le héros, par son acte, manifeste aux yeux du monde. En effet, l’extrémisme du héros tragique n’est pas sans grandeur : ne pas réduire la sagesse tragique au thème humaniste de la prudence, ou du châtiment de la démesure. Ce thème est en effet absent de La Poétique d’Aristote. Cette leçon modérée (c’est du moins en ce sens qu’on l’interprète le plus souvent) est le plus souvent prononcée par le coryphée, qui conclut en se tournant vers les spectateurs : « Gardons-nous d’appeler jamais un homme heureux avant qu’il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi de chagrin » (Œdipe-Roi). Cette parole mesurée refoule la démesure que la crise tragique a fait paraître au grand jour. Dans la tragédie, la vérité est toujours démesurée ; seuls les héros sont dignes de la manifester, et non le chœur, conduit par le coryphée, tenu à l’écart de la scène. Si le mot de la fin est abandonné au coryphée, c’est que tout rentre dans l’ordre et que, le feu de l’événement passé, les mots redeviennent sans importance.
            Comment cet acte est-il représenté? Les traductions sont ici curieuses : « au moyen d’un langage relevé d’assaisonnements d’espèces variées, utilisées séparément selon les parties de l’œuvre » (Dupont-Roc et Lallot), « dans un langage relevé d’assaisonnements d’une espèce particulière suivant les diverses parties » (Hardy), « un langage relevé d’assaisonnements dont chaque espèce est utilisée séparément selon les parties de l’œuvre » (Magnien). Quelle est donc cette salade qu’on nous “assaisonne” ici? Hêdusmenon logon, de hêdunô (part. présent), qui signifie en effet assaisonner, donner du sel, du piquant, et s’emploie surtout pour les épices ou le vinaigre. L’assaisonnement de la cuisine tragique est plutôt acide. La parole libre (le héros tragique ne parle pas un “langage”, il prononce une parole) est en effet le “sel” de la représentation tragique. Dans la tragédie en effet, les mots sont des actes, les personnages sont littéralement pris au mot, et il suffit parfois d’un mot imprudent pour tuer. La parole tragique est parole agissante. Traduisons : mettre en relief, mettre en valeur, faire ressortir : « Un acte mis en valeur par la parole ».
            Tout de suite après la définition de la tragédie, Aristote s’explique lui-même : « J’appelle “langage relevé d’assaisonnements” celui qui a rythme, mélodie et chant (ruthmos, harmonia, melos) ; et j’entends par “assaisonnement d’une espèce particulière” que certaines parties sont exécutées simplement à l’aide du mètre, tandis que d’autres, par contre, le sont à l’aide du chant ». Les parties du chœur étaient en effet chantées — ou du moins psalmodiées — et dansées, les acteurs récitant plus sobrement leur texte. Cependant, la parole de l’acteur n’est pas récitation monotone, elle est “lexis”, parole expressive et forte, à la fois expression, élocution ou mieux : déclaration. A la “lexis”, Aristote consacre les chapitres 19 à 22 de La Poétique. Ainsi la mise en valeur de la parole tragique est obtenue, selon Aristote, par l’alternance de la parole expressive et du lyrisme rythmé des chants du chœur, accentué encore par le jeu du contrepoint de la strophe et de l’antistrophe. Cette notion de rythme est plus explicite encore dans la suite de la définition.
            Une parole « utilisée séparément selon les parties de l’œuvre » (Dupont-Roc et Lallot). Mot à mot : khôris, séparément ; ekastô, pour chacune ; tôn eidôn, des idées, des formes, ou des espèces ; en tois moriois, qui sont en ses parties. Ainsi l’acte tragique se compose de parties, de “moments”, chacun mis en valeur par un certain type de discours : à la jactance d’Œdipe le tyran succède la lamentation d’Œdipe le banni ; entre les deux, la “stichomythie” d’Œdipe l’enquêteur. En 52 b 16 sq, Aristote distingue dans la tragédie entre le prologue, l’épisode, l’exode et le chant du chœur, ce dernier se divisant lui-même en parodos et stasimon. Comprenons que le déroulement de l’acte tragique n’est pas continu : il est fait de ruptures, il se compose de formes distinctes. Un mouvement que scandent ainsi des figures définies, c’est ce qu’on appelle un mouvement rythmé. Le rythme est en effet pour Aristote un facteur essentiel de la représentation en général : « Tous les arts produisent la représentation (poiountai tên mimêsin) par le rythme (ruthmos), par la parole (logos) et par la mélodie (harmonia) » (47 a 20-21).
            « Un acte mis en œuvre par les personnages du drame et sans avoir recours à la narration » (Dupont-Roc et Lallot), « par les personnages en action et non au moyen d’un récit » (Hardy). Un acte réellement effectué (drôntôn, gén. absolu de draô, agir, faire, exécuter, accomplir) et non apaggelias, de apaggelia, réponse d’un messager, relation, récit. Pourtant, c’est un vieux serviteur de Laïos qui raconte le parricide ; c’est un messager qui dit Œdipe se crevant les yeux ; c’est encore un messager qui raconte le geste d’Antigone, ou la profanation, par Créon, de la sépulture. C’est encore un serviteur qui, dans l’exodos de l’Iphigénie à Aulis dit la substitution miraculeuse à la victime d’une biche d’Artémis. Et c’est dans la boîte noire de la skênê qu’Oreste, par deux fois, donne un coup mortel à Clytemnestre ; seul nous l’apprend le délire inspiré de Cassandre, demeurée au seuil du palais. Par delà la diversité des œuvres, Aristote tient à souligner l’effectivité de l’acte accompli. La scène du théâtre tragique n’est pas un espace de fiction ni de merveilleux, elle est au contraire le lieu d’une épreuve de vérité, la mise en évidence, brutale et sans fard, d’un acte essentiel. C’est au théâtre seulement qu’on cesse de faire semblant. La scène tragique est le domaine où la vérité se manifeste.
            « Un acte qui, suscitant pitié et crainte » (Hardy), « représentant la pitié et la frayeur » (Dupont-Roc et Lallot), «par l’entremise de la pitié et de la crainte » (Magnien) — eleou kai phobou. Eleos : pitié, compassion. “Pitié” est fortement connoté par la tradition chrétienne (« Kyrie eléison — Κύριε ἐλέησον : Seigneur, prends pitié »). Augustin, Les Confessions, III, 2 : « Mais quelle est cette pitié inspirée par les fictions de la scène? Sed qualis tandem misericordia in rebus fictis et scenicis? Ce n’est pas à aider autrui que le spectateur est incité, mais seulement à s’affliger, et il aime l’auteur de ces fictions dans la mesure où elles l’affligent ». Il importe donc de ne pas confondre la pitié chrétienne — tous les hommes fraternisent par l’humiliation et l’agonie du Christ — avec la pitié tragique, ou païenne. Pitié et crainte forment un doublet et doivent plutôt être rapportées au déroulement dramatique, selon que l’action suscite l’adhésion et la compassion, ou bien au contraire l’horreur ou la répulsion. Ils ne sont sans doute pas sans rapport avec la contagion, par sympathie ou antipathie, inspirée par l’envoûtement mimétique.
            Par cet effet dramatique, précise enfin Aristote, la représentation tragique « opère la purgation (katharsis) propre à de pareilles émotions (pathêmata) » (Hardy), « réalise une épuration de ce genre d’émotions » (Dupont-Roc et Lallot), « accomplit la purgation des émotions de ce genre » (Magnien). Ici, le mot essentiel est évidemment katharsis. Hêdunê évoque aux traducteurs le vocabulaire culinaire ; katharsis, le vocabulaire médical. La “purgation”, c’est l’arrivée, sur la scène tragique, d’un personnage de farce : monsieur Purgon. Sans doute, le mot a une signification médicale, attestée par le corpus hippocratique. Il désigne alors, non pas le défoulement des pulsions inconscientes, mais plutôt un remède apaisant, qui met fin à une tension. C’est ainsi que la musique était considérée comme une efficace katharsis pour le traitement de certains troubles, comme, par exemple, la mélancolie. Au livre VIII de La Politique, chapitre 7, Aristote développe longuement le rôle cathartique de la musique capable d’apaiser certaines passions, telles « la pitié, la crainte et aussi l’enthousiasme » (1342 a 7). Ce passage est d’autant plus remarquable qu’Aristote s’y réfère explicitement au texte de La Poétique : « Quant à ce que nous entendons par purification, nous en parlons pour l’instant en général, mais nous en retraiterons plus clairement dans notre traité sur la poétique » (1341 b 38). Référence d’autant plus précieuse qu’on ne rencontre nulle part ailleurs, dans le texte de La Poétique, le mot de katharsis. Katharsis se dit en plusieurs sens, et non pas seulement en un sens médical : moral (qui apaise un délire, qui met fin à une tension), philosophique (ainsi la dichotomie, ou diakrisis, du Sophiste 266 d sq, a valeur de katharsis) ou religieux (laver une souillure). La tragédie étant une cérémonie civile et religieuse qui s’accomplit sous le regard du prêtre de Dionysos, il faut la dire purification plutôt que purgation, rite d’ablution qui lave une souillure. Telle est en effet sa fonction dans Les Euménides d’Eschyle : la représentation tragique lave la faute d’Oreste, disculpé par Athéna, et convertit les Erinyes, “chiennes assoiffées de sang”, en Euménides, déesses de la paix et de la fécondité. Deux remarques : cette purification rituelle semble bien éloignée du déballage pratiqué sur le divan de l’analyste. A ce propos, remarquons que rien ne dit que le sujet de la catharsis est le spectateur qui, après avoir tremblé par compassion et répulsion, retrouve enfin la paix quand tout est dit ; ce peut être tout aussi bien l’acteur, le héros lui-même qui, après avoir souffert la passion tragique, devient enfin ce qu’il était et se réconcilie avec lui-même. Nous verrons que cette seconde interprétation est sans aucun doute la plus proche du texte aristotélicien. La purification n’a pas grand rapport non plus avec le rite du bouc émissaire : dans Les Euménides, la katharsis n’est pas expulsion du criminel hors la cité, mais au contraire pardon accordé à Oreste qui trouve accueil dans la cité d’Athéna, tandis que les Érynies hors-la-loi se convertissent en servantes de la déesse. C’est pourquoi, sans doute, Aristote peut écrire que la conséquence de la péripétie — qui est le renversement de la situation provoqué par l’acte tragique — n’est ni l’exclusion, ni le refoulement, mais au contraire la reconnaissance, anagnôrisis (Poétique, chapitres 11 et 16).
            Récapitulons ces diverses remarques, et traduisons : « La tragédie est la représentation d’un acte valeureux, accompli jusqu’au bout, ayant sa propre grandeur, et mis en valeur par la parole selon les formes distinctes qui la composent ; un acte réellement effectué et non simplement récité qui, par compassion et répulsion, opère parfaitement la purification de ces passions ».

 

NOTES

1- Belles Lettres, p. 8 et Seuil p. 12.

2-Les Politiques, GF, p. 11.

3- Belles Lettres, p. 15.

4- Sur la fortune de l’œuvre d’Aristote, on lira l’étude remarquable  et approfondie de Michel Magnien, p. 50-95 de son édition de La Poétique.

5- Giulio Ferroni, Einaudi 1991, p. 118-119.

6- Marthe Robert, La Révolution psychanalytique, I, 1964, p. 116-117. “Cure par la parole”, ou “ramonage de cheminée” sont des expressions inventées par Berthe Pappenheim soi-même, alias Anna O. “Catharsis”, qui fait plus docte, est proposé par Freud et Breuer. Josef Breuer serait le premier à avoir utilisé le terme de catharsis pour désigner le défoulement d’affects au cours de l’hypnose (Porot, Manuel alphabétique de psychiatrie, art. “catharsis”).

7-Lévitique, 16, 5 sq : « Aaron posera les deux mains sur la tête du bouc et confessera à sa charge toutes les fautes des enfants d’Israël, toutes leurs transgressions et tous leurs péchés. Après en avoir ainsi chargé la tête du bouc, il l’enverra au désert sous la conduite d’un homme qui se tiendra prêt, et le bouc emportera sur lui toutes leurs fautes en un lieu aride » (16, 21-22). Le bouc émissaire était tiré au sort entre deux boucs, l’autre étant sacrifié à Yahvé.

 

            Pour la suite de cette leçon, cliquer ICI